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Full text of "Revue critique de législation et de jurisprudence"

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REVUE CRITIQUE 


LÉGISLATION 


JURISPRUDENCE. 


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Pans. — Imprimé par E. Tæunor et C+, rue Racine, 26. 


REVUE CRITIQUE 


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: JURISPRUDENCE 
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RE Sn PAR MM. 
C2 TROPLONG L. WOLOWSKI PAUL PONT 
EE : 2 Premier président à la Cour de cassation, Hombre de l'Institut Bosteur on droit, Consoifter à la Cour iapérisle 
EE Hombre de l'Institot. Ÿ à Paris. 
ANCIENS DIRECTEURS DE LA REVUE CRITIQUE ET DE LA REVUE DE LÉGISLATION . 
(ap FAUSTIN HÉLIE ê NICIAS GAILLARD 
m Membre de l'Inséitat, Conseiller à La Cour de cassation. 1 Président de chambre à la Cour de cassatioe. 
= LAFERRIÈRE DE VALROGER © COIN + DELISLE 
eh de l'institat, Inspecteur général Professeur de l'histoire de droit à La Faculté Avocat à la Cour impériale de Paris. 
des Facultés de droit. € de Paris. 


AVEC LA COLLABORATION DE MM. 


DPELANGLE ê DE ROYER . ô ROULAYWD 
Kinistre de l'intérieur. KHinistre de la Justice. Ministre de l’instreetion publics. 
DEMOLONBE CH. GIRAUD E. LABOULAYE 
Doyen de le Bacallé de droit de Caen. Hembre ée l'Institut et Professear à la Facuité Hombre do l'Institut, Professeer au cobége 
de éroit de Paris. de Frauce. 
."L. NMIMEREL MOLINIER ORTOLAN 
Atoest au Conseil d'État, à la Cour de cassation | Professeur à la Faculté de droit ée Toulouse. Professeur de législation pénale comparée 
ot du Ministère de l'Intérieer. à la Faculté de éroit de Paris. 
EŒNIGSWARTER REVERCHON BERGSON 
Hombre correspondant de l'Lastitnt. Avocatau Conseil d'État et à la Cour de cassaties. 6 Destoer où éroit. 


DU 
TOME XIV. —— 9" ANNÉE. 


& 


PARIS, | 
COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D'ETAT, 


Au coin de la rue Souffot. 23. 


1859 


REVUE CRITIQUE 


DE LÉGISLATION 


ET DE JURISPRUDENCE. 


EXAMEN DOCTRINAL 


De la Jurisprudence en matière civile. 


Par M. Pauz Poxr, conseiller à la Cour impériale de Paris. 
+ 


Le droit de l'enfant naturel, qui est de moitié lorsque les père et mère 
laissent des frères ou sœurs, doit-il être étendn aux trois quarts 
lorsqu'ils ne laissent que des neveux ou nièces? 


La seuie existence des successibles da défant opére-t-elle la réduction des 
droits de l’enfant naturel, sans qu’il soit besoin de leur concours comme 
héritiers? 


Ces deux questions, qui n’ont d'autre rapport entre elles que 
de naître l’une ct l’autre du texte de l’article 757 du Code Na- 
poléon, se trouvent cependant réunies et associées dans un arrêt 
de date assez ancienne déjà, en ce sens que la Cour de cassa- 
tion, de qui l’arrêt émane, a posé comme acquise la solution 
affirmative de la première, et s’est autorisée de cette solution 
comme d’un argument ou d’une preuve établissant, quant à 
la seconde, que les droits de l’enfant naturel sur les biens 
de ses père et mère se déterminent ew égard à l'état de la 
famille, c’est-à-dire au nombre et à la qualité des perents 
laissés par le père ou la mère, lors même que ces parents ne 
succèdent pas en qualité d’héritiers. Si le législateur, dit en 
effet l’arrêt, eût voulu le concours de la qualité d'héritier avec 
la qualité de parent à tel ou tel degré, il eût admis le principe 
de la représentation en faveur des neveux ou nièces; or le droit 
de l’enfant naturel, qui est de moitié lorsque les père ou mère 
laissent des frères ou sœurs, est des trois quarts lorsqu'ils ne 
laissent que des neveux ou nièces. 

XIV, } 


2 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


Nous avons eu l’occasion d’apprécier cet arrêt ailleurs *, et 
nous avons essayé de montrer, d’une part, que la solution prin- 
cipale consacrée par la Cour de cassation est inexacte en ce 
qu’elle donne au mot laisser de l’article 757 une limitation que 
les principes condamnent; d’une autre part, que son raison- 
nement est essentiellement vicieux, en ce qu’elle se décide, 
sur un point controversé, par une proposition qui soulève elle- . 
même la plus vive controverse, et qui même, malgré ses pré- 
cédents nombreux en jurisprudence, est à côté ou en dehors 
de la vérité juridique. Un arrêt émané de la Cour de Paris, le 
20 avril 1853, rt l’opinion récemment émise par quelques com- 
mentateurs éminents, notamment par MM. Troplong et Demo- 
lombe, nous ramènent à ces points de droit qui ont, en théorie 
comme en pratique, une importance véritable. Du reste, nous 
insisterons peu sur le premier, celui-là même qui était parti- 
culièrement en question dans l’espèce jugée par la (Cour de 
cassation; nous nous bornerons à rappeler les deux hypo- 
thèses qui peuvent se présenter, hypothèses que nous avons déjà 
signalées, mais que sans doute nous n’avons pas suffisamment 
précisées, puisque nous avons élé cité comme les ayant con- 
fondues. | 

Voici le texte de l’article 757 : « Le droit de l’enfant naturel 
sur les biens de ses père ou mère décédés, est réglé ainsi qu’il 
suit : — Si le père ou la mère a laissé des descendants légitimes, 
ce droit est d’un tiers de la portion héréditaire que l’enfant na- 
turel aurait eue s’il eût été légitime; il est de la moitié lorsque 
les père ou mère ne laissent pas de descendants, mais bien des 
ascendants ou des frères ou sœurs; il est des trois quarts lors- 
que les père ou mère ne laissent ni descendants ni ascendants, 
ni frères ni sœurs. » 

Quelle est donc la portée de ce mot laisser écrit à diverses 
reprises dans l’article? L’expression implique-t-elle l’idée que 
la seule existence des successibles suffit pour opérer la réduction 
des droits de l’enfant naturel dans les proportions ou dans les 
termes indiqués ? Ou bien permet-elle d'admettre que c’est, non 
pas la seule existence des successibles, mais leur concours 
comme hériliers, qui opère la réduction ? 


1 V. l'arrêt du 31 août 1847 et les observations dont nous l’avons fait 
suivre dans le Recueil de MM. Devilleneuve et Carette, 1847, 1, 785. V, aussi 
Ja Revue de législation, t, XXV (1846, t. 1), p. 99 et suiv, 


EXAMEN DOCTRINAL. 3 


Il y a là-dessus, nous le répétons, deux hypothèses à prévoir; 
et sauf de rares exceptions, les auteurs les ont successivement 
prévues. Il ÿ a d’abord le cas où le père ou la mère de l'enfant 
paturel n’a fait aucune disposition entre-vifs ou testamentaire, 
mais a laissé un successible qui, ayant renoncé à la succession 
ou étant frappé d’indignité, est remplacé par un parent à un 
degré plus éloigné avec lequel l'enfant naturel se trouve en pré- 
sence ; — puis il y a le cas où le successible que le père ou la 
mère de l'enfant naturel a laissé est écarté de la succession par 
l'effet d’une institution ou d’un legs universel fait par le de suis 
en faveur d’un étranger. 

La question qui se pose dans l’une et l’autre hypothèse abou- 
tit à des résultats différents; et néanmoins la solution, dans 
l'une et dans l’autre, ne et se déduit binuement d'un 
principe commun. 

Ainsi et quoi qu’en ait dit la Cour de cassation dans son ar- 
rêt du 31 août 1847, il est très-certain à nos yeux que, dans la 
première hypothèse, l’existence du successible renonçant ou 
indigne, et par cela même exclu de la succession, ne suffit pas 
pour opérer la réduction des droits de l’enfant naturel; et en 
même temps nous reconnaissons que, dans la seconde hypo- 
thèse, ces droits sont réduits, au contraire, quoique le succes- 
sible que le père ou la mère de l’enfant naturel a laissé soit 
écarté personnellement de la succession. 

Mais, dans la réalité et au fond, ces solutions n’ont rien de 
contradictoire; c’est l'avis que nous avions exprimé déjà dans 
nos observations précitées sur l’arrêt de la Cour de cassation!, 
et M. Demolombe * s’est mépris en ce qui nous concerne, lors- 
qu’il nous a compté parmi les auteurs qui, croyant obéir à une 
nécessité de logique, enseignent que la réduction ne doit pas 
plus avoir lieu dans la seconde que dans la première hypo- 
thèse. Nous avons pensé en 1847 et nous persistons à croire 
aujourd'hui que la logique est, au contraire, du côté de ceux 
qui font la distinction indiquée et dont l’opinion, d’ailleurs, 
trouve maintenant un nouvel appui dans celle de M. Demolombe. 

De quoi s'agit-il en effet? Il s’agit toujours et dans tous les 
cas de déterminer la portée du mot laisser employé dans l’ar- 


1 V, le recueil de MM. Devilleneuve et Carette, loc. cit., à la fin des 
notes 1 et 2. 
4 Dans son commentaire du titre des successions, V, t. H, n° b4 et 05. 


4 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


ticle 757 du Code Napoléon. Or si, en s’arrêtant à la lettre 
même, l'existence seule d'un successible correspond à l’idée que 
révèle ce mot laisser, il est certain que la pensée de la loi et les 
principes de la matière ne permettent pas de s’arrêter à cetté 
interprétation judaïque. En matière de succession, le mot lais- 
ser a toujours et nécessairement un sens relatif à la succession 
même. Et, en effet, dans notre cas particulier, pourquoi le lé- 
gislateur aurait-il augmenté ou diminué la part de Penfant na- 
turel en raison du degré de proximité de parenté, s’il ne s’agis- 
sait pas de ceux qui ayant la vocation veulent ou peuvent venir 
à la succession? Il est certain, par exemple, par rapport à l’en- 
fant naturel placé dans le cas de l’article 758 d’après lequel 
l'enfant naturel a la totalité des biens lorsqu'il n’existe pas de 
parents au degré successible, que c’est la totalité des biens 
qui doit lui être attribuée, si les successibles en présence des- 
quels il se trouve renoncent à la succession ou sont inhabiles à 
succéder. Nul n’a supposé, dans ce cas, qu’il fallût tenir compte 
de l'existence des successibles, et réduire, en raison de cette 
seule existence, les droits de l’enfant naturel : car la part qu'on 
retrancherait ne pouvant pas être donnée aux héritiers irrégu- 
liers (le conjoint survivant et l'État), qui ne viennent qu'après 
l'enfant naturel lui-même (art. 767 et 768), cette part n’appar- 
tiendrait à personne si elle n’était laissée à ce dernier. Le mot 
laisser ne saurait donc être pris autrement dans l’article 757, 
comme dans tous les autres articles où il est également em- 
ployé. « Le législateur, a dit très-bien Delvincourt, s’est servi 
de cette même expression dans les articles 913 et 915, où il 
s’agit de la réserve des descendants et des ascendants. Or il est 
bien évident qu’il s’agit, dans ces deux articles, d’enfants ou 
descendants venant à la succession; autrement, il faudrait dire 
que si le défunt a laissé un enfant et des frères ou sœurs, et que 
l'enfant renonce à la succession, les frères et sœurs pourront 
réclamer une réserve, ce qui est absurde. Donc la simple 
existence d’un enfant ne suffit pas pour qu’il y ait lieu à une 
réserve; donc également, dans l’article 757, la simple existence 
d’un frère ne suffit pas pour réduire l'enfant naturel à moitié, 
si, d’ailleurs, ce frère ne vient pas à la succession ...» 

Cela posé, revénons à nos deux hypothèses. 


1 V, Delvincourt, t. 1J, note 4 de la page 22 (édit. de 1824!. 


EXAMEN DOCTRINAL. B 


Nous supposons d’abord que le père ou la mère de l'enfant 
paturel a laissé un frère et un cousin; le frère renonce à la 
succession ou est frappé d’indignité, et l'enfant naturel se 
trouve en présence du cousin du de cujus, lequel cousin accepte 
la succession : dans ce cas, l’existence du frère n’est d'aucune 
considération; le frère étant exclu de la succession et n’y pou- 
vant rien prendre, il faut ne considérer que la présence du 
cousin pour déterminer la part de l’enfant oaturel auquel il y 
aura lieu, dès lors, d'attribuer les trois quarts. Cela se justifie 
par les observations qui précèdent. 

Nous supposons ensuite que le père ou la mère de l’enfant 
naturel a laissé un frère ou une sœur, et en outre qu’il a insti- 
tué un étranger son légataire universel : dans ce cas l'exis- 
tence du frère ou de la sœur devra être prise en considéra- 
tion pour déterminer la part de l’enfant naturel, qui aïiosi sera 
réduite à la moitié. Il est vrai que le frère ne vient pas non plus 
à la succession, et qu’il s’efface devant le légataire universel 
auquel la loi donne la saisine (C. Nap., art. 1006). Mais 
qu’on le remarque, le droit du frère n’est pas éteint ; il est seu- 
lement déplacé, il est entre les mains’ du légataire universel, 
que le testateur a substitué à son frère, et auquel il a transmis 
Ja part qu’à défaut de testament celui-ci aurait recueillie. Et 
ajoutons que le frère lui-même n’en est pas moins héritier, si 
bien que si le legs était caduc ou nul, c’est à lui que pro- 
fiterait la caducité ou qu'il appartiendrait de former l’action 
en nullité. 11 est donc certain que dass une telle situation 
l'enfant naturel rencontre encore le frère en face de lui, quoi- 
que personnellement le frère soit écarté de la succession. Et 
par cela même nous sommes encore sous l’application des 
principes d’après lesquels nous avons interprété le mot laisser 
.de l’article 757, quand nous disons, à l’occasion de notre se_ 
.conde hypothèse, que l’existence d’un frère concourant avec 
Ja présence d’un légataire universel, opère la réduction des 
droits de l’enfant naturel. 


Quoi qu'il en soit, il nous paraît impossible par-dessus tout 
d'établir une relation quelconque entre cette question et celle 
dont il nous reste maintenant à parler, et de dire, comme a fait 
la Cour de cassation dans son arrêt du 31 août 1847, que la 
preuve que l'existence seule des suçcessibles du défunt opèro 


6 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


la réduction des droits de l’enfant naturel, c’est que ces droits, 
qui sont de moitié lorsque les père ou mère laissent des frères 
ou sœurs, doivent être portés aux trois quarts lorsqu'ils ne 
laissent que des neveux ou niëces. 

‘En supposant que cela fût exact en droit, cela ne prouverait 
rien pour la solution de la question que nous venons d’exami- 
ner. La question étant en effet de savoir si les droits de l’enfant 
naturel, déterminés par la loi eu égard à la qualité des succes 
sibles que le père ou la mère a laissés, sont réduits par le seul 
fait de l’existence des successibles, ou s’il faut en outre le con- 
cours de ceux-ci comme héritiers, il est sans importance qu’on 
lui accorde autant ou plus vis-à-vis des neveux que vis-à-vis 
des frères : la question subsiste toujours ; il faut toujours se de- 
mander si pour qu’il recueille les droits quels qu’ils soient et à 
quelque quotité qu'on les porte, il faut ou non tenir compte des 
successibles qui étant renonçants ou ROIgIee n'ont plus la 
qualité d’héritiers. 

Mais cette thèse dont on se faiti ici un argument ou une preuve 
est-elle exacte en droit? Est-il bien vrai que la part de l’enfant 
naturel qui est de moitié, aux termes de l’article 757, lorsque 
le père ou la mère laisse des frères ou sœurs, doive être portée 
aux trois quarts lorsqu'ils laissent des neveux ou nièces? C’est 
notre seconde question, et là-dessus nous persistons à pénser que 
la thèse mise en avant dans l'arrêt de la Cour de cassation du 
31 août 1847 est le contre-pied de la vérité juridique. 

Ici nous rencontrons, nous le savons, et l’arrêt de la Cour de 
Paris du 20 avril 1853 ‘, qui, en infirmant un jugement du tribu- 
nal de première instance de la Seine, s’est prononcé comme la 
Cour de cassation ; et M. Troplong, qui traitant la question par 
occasion dans son commentaire sur les donations , la résont 
par un mot dans le même sens, ajoutant que « la représenta- 
tion n’est pas admise en cette matière, qui est tout exception- 
nelle et irrégulière; que le dernier paragraphe de l’article 757 
ne laisse aucun doute à cet égard, ef que l’on s'étonne qu'il ait 
pu en exisier de sérieux en présence de ses termes précis ?.» 

Ce serait bien, si l’on devait ou si l’on pouvait s’en tenir à 


1 V. Paris, 20 avril 1853 (Devill. et Car., 53, 2, 318 ; Dalloz, 53, 2, 190). 

2 V. M. Troplong, Des donat., t. Il, n° 116. — MM. Massé et Vergé se pro- 
noncent aussi dans le même sens et n’y voient pas non plus de diMculté. 
V, les notes sur Zachariæ, t. II, p. 278. 


EXAMEN DOCTRINAL. 1 


la lettre même de la loi : le père ou la mère de l’enfant naturel 
p’a laissé, dans le cas proposé, ni descendants ni ascendants, 
ni frère ni sœur ; on est donc ou l’on paraît être littéralement 
dans le cas du troisième paragraphe de l’article 757, dans 
celui qui attribue à l’enfant naturel les trois quarts de la part 
légitime. Mais allons au delà de la lettre ; attachons-nous aux 
principes et à la pensée de la loi: cette solution ne résiste 
pas à l’examen. 

Nous admettrons, si l’on veut, que si les neveux ne pouvaient 

invoquer, pour opérer la réduction, que le bénéfice de la repré- 
sentation sur laquelle se fondent principalemeut plusieurs des 
auteurs avec lesquels nous nous rencontrons quant au résultat, 
leur prétention souffrirait des difficultés assez graves : non pas 
assurément que les principes relatifs à la représentation ne 
doivent pas, comme M. Troplong paraît le supposer, être appli- 
qués dans les successions irrégulières, car dès que la loi con- 
sacre cette fiction en faveur des descendants de l’enfant naturel 
(art. 759), il n’est pas admissible qu’on ne puisse pas en exci- 
per contre lui; mais parce que l'hypothèse dans laquelle se 
présente la question proposée ne réalise aucun des deux cas 
dans lesquels la représentation est admise en ligne collatérale 
(art. 742). Toutefois, le droit des neveux et nièces se place 
d’une manière irrésistible sous l’autorité d’un autre principe. 

Il est certain, en effet, et personne ne saurait le constester, 
qu’en principe et d’après l’ensemble de la loi, les descendants 
des frères ou sœurs ont les mêmes droits que les frères et sœurs 
eux-mêmes (art. 750 C. Nap.). C’est là le principe et l’éco- 
nomie même de ja loi. Dès lors, s’il en était autrement dans 
une hypothèse quelconque, ce ne pourrait être que par l’effet 
d’une exception. Or une exception ne se présume pas. Donc si 
des neveux se présentent à la succession de leur oncle en con- 
cours avec l’enfant naturel de ce dernier, il ne faut pas dire que 
ces neveux ne devront pas obtenir la moitié, parce que l’ar- 
ticle 757, en accordant cette moitié aux frères et sœurs du 
défunt en concours avec sou enfant naturel, n’a pas parlé des 
neveux et nièces; il faut dire, au contraire, que la moitié est 
acquise aux neveux et nièces, parce que, descendants des 
frères ou sœurs du défunt, ils ont, en vertu des principes géné- 
raux, les mêmes droits que les frères ou les sœurs ; et il faut 

_le dire en raison du silence même de la loi, parce que la règle 


8 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


générale étant une fois posée, il faudrait, pour refuser au ne- 
veu le droit accordé au frère, non pas seulement que la loi eût 
gardé le silence à son égard,.mais que par une disposition 
formelle elle l’eût fait descendre du rang où le frère est placé. 
On oppose que la succession des enfants naturels a des règles 
à part dont on ne doit pas s’écarter ; et l’on dit que le principe 
dont nous venons de parler étant éerit dans le chapitre des suc- 
cessions régulières, n’est pas susceptible d'application aux suc- 
cessions irrégulières par cela même qu’il n’est pas rappelé à 
leur occasion. Mais prenons garde ! I serait étrange assuré- 
ment que le concours de l’enfant naturel «ût pour effet de do- 
miner la position même de lhéritier légitime, à ce point que 
la présence d’un tel enfant, qui n’est même pas héritier, pôt 
avoir pour effet de transformer en un droit irrégulier le droit 
parfaitement régulier, dans tous les cas, de l’héritier légitime. 
Il y a donc ici méprise et confusion. Sans doute une succes- 
sion est irrégulière lorsqu'elle est attribuée à un successeur 
imparfait, tel qu’un enfant naturel ; mais évidemment elle n’est 
pas irrégulière d’une manière absolue, elle ne l’est pas pour 
le tout lorsque des successeurs irréguliers s’y trouvent en con- 
cours avec des héritiers légitimes, comme cela se produit dans 
notre espèce. Que la succession soit irrégulière en ce qui con- 
cerne l’enfant naturel et pour tout ce qui lui est attribué, c’est 
incontestable ; mais il est incontestable également qu’à l’égard 
du fils légitime, de l’ascendant, du frère ou du neveu qui vient 
à cette même succession, elle est, au contraire, parfaitement 
régulière. Il y a donc, dans cette situation, une division néces- 
saire entre les deux classes d’ayants droit ; et si la loi spéciale 
aux successions irrégulières peut seule être appliquée aux pre- 
miers, la loi commune subsiste évidemment et reste la loi écrite 
pour les autres, dont la position ne saurait être aliérée par l'é- 
vénement qui les met en contact avec un successeur im- 
parfait. | | 
C'est là, nous le répéiones un résultat nécessaire. Duo 
en effet que le défunt ait laissé un enfant naturel, un enfant 
légitime et deux petits-fils nés d’un autre enfant légitime pré- 
décédé : comment procédera -t-on à l'égard de ces divers ayants 
droit venant tous à la succession ? Évidemment il faudra di- 
viser. À l’égard de l'enfant naturel, on apptiquera l’article 757 
écrit au chapitre des successions irrégulières ; et comme dans 


EXAMEN DOCTRINAL. 9 


l'espèce proposée lPenfant naturel doit avoir le tiers de la part 
légitime, et qu'étant héritier légitime il aurait eu droit au tiers 
de la succession, on lui allouera un neuvième : puis on fera 
deux parts égales des huit neuvièmes restants pour en attribuer 
une à l’enfant légitime qui a survécu et une autre aux deux 
petits-enfants venant par représentation de leur père prédécédé. 
Mais en vertu de quelles règles agira-t-on ainsi? Ce n’est 
pas assurément en vertu des règles écrites au chapitre des 
successions irrégulières, où il n’est rien dit de cela ; c’esten 
vertu des règles générales sur les divers ordres de successions; 
c’est notamment en vertu de l’article 740, qui établit le prin- 
cipe de la représentation en ligne directe ; c’est en vertu de 
l’article 743, d’après lequel le partage doit s’opérer par souche 
dans tous les cas où la représentation est admise. Ainsi, par 
la force même des choses, il faut, dans notre espèce et dans 
toute autre espèce analogue, prendre ailleurs que dans. le cha- 
pitre des successions irrégulières le principe à suivre pour le 
règlement des droits autres que ceux de l’enfant naturel. Preuve 
certaine qu’une succession ne devient pas irrégulière pour le 
tout, par cela seul qu’une portion en doit être attribuée à un 
successeur imparfait ; preuve cerlaine que dans tous les cas de 
concours d’un enfant naturel avec un héritier légitime de quel- 
que classe qu’il soit, il v a lieu de combiner les principes spé- 
ciaux aux successions irrégulières avec les règles du droit 
commun auxquelles il faut nécessairement recourir pour la 
fixation des droits que ces principes spéciaux n’ont pas pu et 
n'ont pas dû embrasser. Ceci posé, la conclusion est que mal- 
gré le silence du législateur dans l’article 757, cet article doit 
être interprété et appliqué conformément au principe général 
de l’article 750, qui attribue aux descendants de frères ou sœurs 
des droits semblables à ceux des frères ou sœurs eux-mêmes. 
La raison seule conduit à cela; mais il y a plus : dans la 
pensée des rédacteurs du Code, il y a entre l’article 757 et l’ar- 
ticle 750 une corrélation qu’ils ont pris le soin d’indiquer eux- 
mêmes. L'article 757, dans le projet primitif du Code , ne don- 
nait pas aux frères et sœurs du père de l’enfant naturel la part 
que le texte définitif leur a réservée, « Si le père ou la mère, 
y était-il dit, a laissé des descendants légitimes, ce droit (celui 
de l’enfant naturel) est d’un tiers de la portion héréditaire que 
l'enfant naturel aurait eue s'il eût été légitime : il est de la moi- 


10 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


tié lorsque les père ou mère se laissent pss de descendants, 


mais bien des ascendants; il est des trois quarts lorsque les 
père ou mère ne laissent ni descendants ni ascendants. » Ainsi 


. Je droit de l’enfant naturel vis-à-vis des frères ou sœurs du dé- 


f 


funt dévait, d’après le projet, être des trois quarts comme vis- 
à-vis de tous autres collatéraux. Mais dans la discussion, la 


disposition fut attaquée précisément en ce point. M. Maleville 
notamment dit « que les trois quarts de la portion héréditaire 
étaient trop pour les enfants naturels lorsqu'ils étaient en con- 
currence avec les frères et sœurs du défunt, et que, d’ailleurs, 


Farticle n’était pas concordant avec la disposition qui règle le 


concours dans les successions entre les ascendants et les frères. » 
Et puis le consul Cambacérès ayant proposé de ne donner aux 
enfants naturels que la moitié de la portion héréditaire, quand 
il existerait des frères et sœurs du défunt, l’article fut adopté 
avec l’amendement du consul”. 

Ce fut donc pour mettre l’article 757 en harmonie avec les 


dispositions qui règlent le concours, dans les successions, 


entre les ascendants et:les frères, que l’on étendit aux frères le 
droit, accordé par le projet aux ascendants seulement, de faire 
réduire la part de l’enfant naturel à la moitié de la part légitime. 
Or que disent les dispositions qui, dans les successions, règlent 
le concours entre les ascendants et les frères ? Elles créent pré- 
cisément en faveur des descendants des frères les mêmes droits 
qu'en faveur des frères eux-mêmes; elles font concourir ces 


descendants, aussi bien que les frères, avec les ascendants du 


défunt qui ne laisse pas de postérité légitime (art. 748, 750, 


751). Si donc, comme l’a très-bien dit Merlin, c’est à raison 


de ce concours que les frères jouissent du droit de faire ré- 
duire l’enfant naturel à la moitié d’une portion héréditaire , 1l 
est bien évident que, par la même raison, les descendants des 
frères doivent jouir du même droit. 

Et il importe peu que l’article 757 ne parle pas de ces des- 
cendants ; la discussion prouve que ce n’est pas dans une pen- 
sée d’excinsion qu’on a gardé le silence; il s’en induit au con- 
traire que l’assimilation entre les frères et leurs descendants, 
faite à diverses reprises, existe encore, quoique non exprimée, 


LV. M. Fenet : Trav. prép., t. XII, p. 27. 
2 V. Fenet, t. XII, p. 29. 
2 V. Merlin, Rép., v° Représentation, sect. 4, $ 7, 


EXAMEN DOCTRINAL. | 41 


dans le cas de l’article 757, sans quoi on n’aurait pas rétabli 
d’une manière complète cette harmonie en considération de la- 
quelle la rédaction primitive de cet article fut modifiée. C’est 
ainsi que dans le cas de l’article 752, relatif aux divers modes 
de partage des successions auxquelles sont appelés des frères 
germans consanguins etutérins, la loi ne mentionne en aucune 
manière les descendants de ces frères. Et cependant il n’est 
venu à personne la pensée de prétendre que ces descendants 
ne doivent pas, dans ce cas; être complétement assimilés aux 
frères. Évidemment le silence de l’article 757 ne saurait davan- 
tage impliquer exelusion. Et en effet, lorsque l’orateur du gou- 
vernement, M. Treilhard, exposant les motifs de la loi devant 
le Corps législatif, en vint à la disposition de l’article 757, il 
exprima formellement la pensée que cet article s’entendait des 
descendants de frères aussi bien que des frères eux-mêmes. 
« Nous avons dû, disait-il, mettre un terme à une espèce de 
réaction qui tendait à couvrir les enfants naturels d’une faveur 
qui ne leur est pas due. Ils ne partageront pas avec les enfants 
légitimes le titre d’héritiers ; leurs droits sont réglés avec sa- 
gesse, plus étendus quand leur père ne laisse que des collaté- 
raux, plus restreints quand il laisse des enfants légitimes, des 
frères ou descendants . » Cette dernière expression, rappro- 
chée de la discussion à laquelle avait donné lieu la rédaction 
primitive de l’article 757, est décisive; elle ne permet pas de 
douter que les descendants de frères venant en concours avec 
un enfant naturel ne jouissent comme les frères eux-mêmes, 
et au même titre, du droit de faire réduire à la moitié d’une 
portion héréditaire la part de ce dernier. 

Ce droit, d’ailleurs, on ne peut le leur refuser sans aboutir à 
l'absurde. Par exemple, si le père’ avait laissé un enfant natu- 
rel, des neveux et un ascendant autre que son père ou sa mère, 
l’enfant naturel n’aurait évidemment que la moitié, puisqu'il y 
aurait là un ascendant, et qu'aux termes de l’article 757 la pré- 
sence des ascendants, aussi bien que celle des frères, a pour 
effet de réduire à la moitié d’une portion héréditaire le droit de 
l'enfant naturel. Or, dans cette hypothèse, qui recueillerait cette 
autre moitié que l'enfant naturel eût recueillie s’il eût été enfant 
légitime? Ce ne serait pas l’ascendant, mais bien les neveux ; 


: V. M. Fenet, loc. cit, p.150. 


142 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


car, dit l’article 750, «en cas de prédécès des père et mère 
d’une personne morte sans postérité, ses frères, sœurs, ou leurs 
descendants, sont appelés à la succession, à l'exclusion des as- 
cendants et des autres collatéraux..... » Ainsi la présence de 
l’ascendant aurait pour effet d’opérer une réduction dont l’as- 
cendant lui-même ne pourrait pas profiter ! et au contraire, les 

neveux profiteraient de cette réduction, que leur présence ce- 
-pendant ne pourrait pas avoir pour effet d'opérer! Il y a dans 
ce résultat une étrangeté et un renversement d’idées qui n’a 

-pas échappé à la doctrine. Maleville le premier les a relevés 
dans son analyse raisonnée du Code. « Les descendants des 
frères et sœurs; a-t-il dit, doivent avoir les mêmes droits en 
toute la succession, au défaut de leur auteur. Et d’ailleurs, c’est 
à tous les ascendants que notre article donne la moitié des biens 
en concurrence avec un enfant naturel; mais ne serait-il pas 
absurde de supposer que la loi eût voulu refuser aux descen- 

dants des frères et sœurs ce qu’elle accorde à des ascendants, 

que ces descendants excluent dans les autres successions !? » 

Cette considération, si puissante sous la plume de celui-là même 

dont l’opinion fit modifier la rédaction primitive de l’article 757, 
‘a été depuis reproduite à l’envi par tous les auteurs qui ont écrit 
après lui. C’est qu’elle est décisive en effet, et met dans tout 
son jour le vice du système que nous combattons ici. | 
Ajoutons que ce système, qui fait violence à celui de la loi, 

- est en outre avec celui-ci, dans une contradiction flagrante que 
Marcadé, dont l'opinion pour bien des motifs ne saurait nous 

- être indifférente, relevait en ces termes : « La gradation que 
suit l’article 757, en donnant à l'enfant naturel d’abord un 

tiers, puis moilié, puis trois quarts, se fonde évidemment sur la 

plus ou moins grande faveur des héritiers légitimes qu'il divise 

en trois classes : c’est parce que les descendants légitimes sont 

plus favorables que tous autres héritiers, que l’enfant naturel ne 

- leur enlève qu’un tiers ; c’est parce que ceux ‘qui: viennent en- 
suite sont plus favorables que ceux de la dernière classe, qu'il 
leur enlève moitié, au lieu de trois quarts qu’il prend à ceux-ci. 
Cela posé, on voit que l’article 757, après avoir mis dans la 
première classe des parents formant le premier des quatre ordres 
d’héritiers (les descendants), met dans la seconde, non-seule- 


1 V, M. Maleville, sur l’article 757. 


EXAMEN DOCTRINAL. 13 


ment le second de ces quatre ordres (les père et mère, frères 
et sœurs), mais aussi le troisième (les ascendants autres que 
les père et mère). Or, s'il y met le troisième, comment vou- 
drait-on qu’il entendit en exclure les descendants de frères qui 
sont du second? L’aïeul du défunt est moins que le neveu, 
puisque celui-ci écarte le premier. Maïs s’il en est ainsi, com- 
ment l’enfant naturel, qui n’a que moitié en face du parent 
moins favorable, aurait-il trois quarts en face du perent plus 
favorable? » C’est manifestement incompatible avec un système 
de législation qui mesure le droit de l'enfant naturel, sur la 
plus ou moins grande faveur de l'héritier légitime venant en con- 
cours avec lui. Voilà pourquoi il nous paraît de toute évidence 
que les frères et sœurs étant appelés par l’article 757 à opérer la 
réduction à moitié de la part de l'enfant naturel, les descen- 
dants des frères et sœurs y ont été appelés par cela même, sans 
que cette vocation ait dù être formellement exprimée. 

Nous nous sommes abstenu, dans tont ce qui précède, d’in- 
voquer au profit des neveux et nièces les principes de la repré- 
sentation, et notamment la disposition de l’article 742. C’est 
que les descendants des frères et sœurs n’ont pas besoin de la 
représentation pour jouir, dans l’ordre successif, des droits 
attribués aux frères et sœurs eux-mêmes : l’art 750 est très- 
précis sur ce point. Quant aux arguments puisés par les auteurs 
dans les principes relatifs à la représentation, ils ne seraient 
pas décisifs à eux seuls, nous l’avons déjà dit, dans la situation 
où nous sommes placé. Mais nous reconnaissons que ces ar- 
guments auraient une irrésistible puissance dans tous les cas où 
les descendants de frères ou sœurs viendraient à la succession 
du défunt par représentation de leur auteur, c’est-à-dire dans 
les deux hypothèses indiquées à l’article 742. 


PAUL PONT. 


1 V. Marcadé, t. III, n° 153. V. aussi sa dissertation dans notre Revue, 
t. III, p. 938. Ajoutons que l’opinion soutenue ici vient d'être admise par 
M. Demolombe dans la remarquable monographie qu’il publie sur le titre 
des successions, t. 11, n° 75. 


14 “. DROIT CIVIL... 


OBSERVATIONS SUR LE SENS BE L'ARTICLE 1072 DU CODE NAPOLÉON. 
Par M. Pisox , agrégé à Ja Faculté de droit d’Aix. | 


L'article 1072 du Code Napoléon, relatif à la transcription 
en matière de substitution permise, porte que les hériliers, les 
légataires et les donataires de celui qui aura fait la disposition 
ne pourront, en aucun cas, opposer aux appelés le défaut de 
transcription. | 

On n’est pas d'accord sur l'interprétation et le sens véritable 
de ce texte. L'article 1072, suivant les uns, n’aÿant trait qu’au 
défaut de transcription de la substitution et non de Ja donation 
elle-même, se trouve être parfaitement inutile. N’est-il pas évi- 
dent en effet que, si la substitution n’a pas été rendue publique, 
ceux-là seulement doivent être admis à se plaindre, qui ont eu à 
souffrir de l'ignorance dans laquelle on les a laissés relativement à 
la charge de rendre? Or les tiers dont s’occupe l’article 1072, ceux 
qui tiennent leurs droits du disposant, sort bien intéressés à con- 
naître la donation par laquelle leur auteur s’est dépouillé de son 
droit de propriété; mais il leur importe fort peu de savoir qu'il 
existe une substitution, c’est-à-dire que le grevé donataire n’est 
pas propriétaire incommutable. Leur ignorance à cet égard n’a 
pu leur occasionner aucun préjudice. Dès lors, à quoi bon dé- 
clarer expressément que ces tiers n’opposeront pas valablement 
le défaut de publicité de la substitution? N’est-il pas vrai de 
dire que l’article 1072 n’avait pas besoin d’être écrit dans la loi? 

Pour justifier le législateur, d’autres auteurs ont avancé qu’il 
s’agit, dans les articles 1069 et suivants, de la publicité de la 
donation elle-même ; que la loi ne distingue point la transcrip- 
tion pour substitution de la transcription pour donation ; qu’elles 
ne sont point régies l’une et l’autre par des règles distinctes; 
qu’il n’y a qu’une seule transcription identique par sa nature et 
par ses effets ; qu’il n’était donc point inutile d'indiquer dans 
l'article 1072 que les successeurs à titre gratuit du disposant ne 
pourraient invoquer le défaut de transcription de l’acte conte- 
nant tout à la fois la donation et la substitution. 

Cette opinion ne nous paraît pas admissible, et nous croyons 
que l’article 1072 n’a trait qu’à la publicité de la substitution, 
Sans doute il n’y a ordinairement qu’une seule transcription, 


SUBSTITUTION. — TRANSCRIPTION. 45 


puisque le même acte renfermant la libéralité principale et la 
clause de restitution, toutes deux se trouveront transcrites si- 
multanément. Mais si cette transcription unique a été omise, 
les effets de l’omission doivent être envisagés, soit-par rapport 
à la disposition principale, soit par rapport à la charge de 
rendre; car ce ne sont pas les mêmes personne: qui sont inté- 
ressées à connaître l’une et l’autre : la publicité de la première 
avertit ceux qui voudraient trailer avec le donateur, que la chose 
a cessé de lui appartenir; la transcription de la seconde fait 
connaître à ceux qui voudraient traiter avec le grevé, que son 
droit est soumis à une cause de résolution. Il fallait donc pré- 
voir et réglementer le cas où ces diverses personnes auraient 
contracté dans l’ignorance de la donation ou de la substitution ; 
les ayants cause du donateur, devait-on se demander, oppose- 
ront-ils valablement au grevé le défaut de transcription de la 
donation? Et s’ils gardent le silence , ou si le disposant n’a pas 
d’autres ayants cause que le grevé lui-même, ceux qui tiennent 
de ce dernier leurs droits sur la chose, seront-ils admis à in- 
voquer contre les appelés le défaut de transcription de la sub- 
stitution ? On comprend que ces questions peuvent être résolues 
en sens divers, que dans tous les cas elles étaient de nature à 
appeler l'attention du législateur, qu’elles ont dû être tranchées 
d’une manière expresse dans des textes formels, et donner 
lieu à des solutions distinctes. 

Il arrivera même quelquefois que la donation sera transcrite 
et que la substitution ne le sera pas. Pour le prouver, il n’est 
pas nécessaire de recourir au cas peu probable où le conserva- 
teur aurait omis de transcrire la clause de l'acte contenant la 
charge de rendre. Notre proposition se justifie par l’article 1052 
du Code Napoléon : une première libéralité a été faite entre-vifs 
sans charge de rendre; une seconde libéralité est consentie en 
faveur de la même personne, à condition que les biens précé- 
demment donnés demeureront grevés de restitution. Si le pre- 
mier acte seul est transcrit, l’existence de la substitution ne 
sera pas connue des tiers. Sans doute les ayants cause du do- 
pateur seront tenus de respecter la première libéralité ; mais les 
ayants cause du grevé devront-ils également respecter les droits 
des appelés ? Le législateur a dû nécessairement s’expliquer sur 
ce point et décider, pour la substitution en particulier, quel 
serait l'effet du défaut de publicité, 


L] 


16 | | DROIT CIVIL. 


1l résulte de tout ce qui vient d’être dit, que les articles 941 
et suivants s’étant occupés de la transcription de la donation, 
les articles 1069-1072 n’ont dû avoir en vue que la publicité 
de la clause de restitution. Ces derniers textes ne sont, du reste, 
que la reproduction presque littérale des articles 32, 33 et 34 
du titre 2 de l’ordonnance de 1747, lesquels, ainsi que cela 
ressort de leurs termes mêmes, n'avaient trait qu’à la publicité 
de la substitution. L’ordonnance de 1731 avait de son côté, 
comme on le sait, exigé l’insinuation pour la publicité des do- 
nations entre-vifs. 

Objectera-t-on que les articles précités de l’ordonnance de 
1747 parlaient expressément de la substitution, tandis que les 
rédacteurs du Code parlent d’une manière générale des dispo- 
sitions à charge de rendre (art. 1069), des actes contenant la 
disposition (art. 1070)? L’argument ne serait pas fondé ; car il 
est facile d'expliquer cette différence de rédaction. L’ordon- 
pance de 1731 ne prescrivait qu’une seule formalité , l’insinua- 
tion ; celle de 1747 imposait tout à la fois l’enregistrement ou 
insinuation et la publication en jugement, l’audience tenante ; 
il fallait donc bien indiquer d’une manière précise que cette 
dernière formalité ne s’appliquait qu’à la substitution. Le Code, 
au contraire, n’exige que la transcription pour la publicité des 
deux libéralités ; et comme le même acte les contient ordinai- 
rement l’une et l’autre, comme elles se trouvent ainsi trans- 
crites simultanément, on conçoit bien l’inexactitude de langage 
des rédacteurs sur le point qui nous occupe. On comprend que, 
sans préciser mieux, ils aient parlé en termes généraux de la 
disposition à charge de rendre. 

_ La preuve péremptoire que les articles 1069 et suivants n’ont 
trait qu’à la publicité de la substitution, découle de l’art. 1072 
lui-même, lequel met sur la même ligne le défaut de transcrip- 
tion et le défaut d’inscription; il y a lieu à inscription dans le 
cas où des deniers compris dans la donation avec charge de 
rendre, ou en provenant, auraient été employés avec privilége 
sur un immeuble ; il faut avertir les tiers qui traïiteraient avec le 
grevé, qu’il n’est pas propriétaire incommutable de la créance 
privilégiée. Comme on le voit, il s’agit ici d’une donation pu- 
rement mobilière, et dès lors il ne peut même pas être ques- 
” tion de la publicité de la disposition principale. 

Mais s’il est vrai que l’article 1072 n'ait rapport qu’à la 


: SUBSTITUTION. —— TRANSCRIPTION. 47 


charge de rendre, ne sommes-nous pas obligés de convenir que 
le législateur a dit une chose inutile? En effet, eût-on jamais 
songé à permettre aux successeurs à titre gratuit du disposant 
de se prévaloir du défaut de publicité d’une substitution, qu’ils 
n'avaient aucun intérêt à connaître? Et remarquons que si le 
reproche est fondé, ce n'est pas seulement au Code Napoléon 
qu'il s'adresse; il est encore mérité par le rédacteur de l’ordon- 
nance de 1747, dont la loi nouvelle n’a ait que copier les dis- 
positions à cet égard. 

Disons tout de suite qu’il nous semble possible de justifier le 
législateur; que l’article 1072 n’a pas, suivant nous, le sens 
qu’on lui donne habituellement. Nous pensons qu’il s’agit, dans 
cet article 1072, non point des successeurs à titre gratuit du 
disposant, autres que le grévé, mais de ce grevé lui-même, do- 
nataire, légataire ou héritier. C’est comme si le texte avait dit: 
Les donataires, les légataires, ni même les héritiers légitimes, 
grevés de restitution, ne pourront en aucun cas opposer aux ap- 
pelés le défaut de transcription. Pourquoi? parce qu’il sont te- 
nus eux-mêmes d'accomplir cette formalité. Ce que le législa- 
teur a dit dans l’articie 941 des personnes chargées de faire 
faire la transcription de la donation, il le répète dans l’ar- 
ticle 1072 pour les personnes chargées de faire transcrire la sub- 
stitution. Cet article 1072 n’est donc qu’une sorte de sanction de 
l’article 1069, qui veut que la substitution soit rendue publique 
à la diligence du grevé . Tel est en peu de mots notre système, 
qu’il est facile de justifier par les dispositions du droit ancien 
et notamment de l’ordonnance de 1747, dont l’article 1072 n’est, 
comme on l’a déjà dit, que la reproduction à peu près textuelle. 

Avant l’année 1747, divers édits, déclarations et ordonnan- 
ces avaient réglementé la matière des substitutions. C’est ainsi 
que l’article 57 de l’ordonnance de Moulins du mois de février 
1566 ordonne « que doresnavant toutes dispositions entre-vifs 
» ou de dernière volonté contenant substitution seront, pour 
» le regard d’icelles substitutions, publiées en jugement à jour 
» de plaidoirie et enregistrées ès greffes royaux plus proches 
» des lieux des demeurances de ceux qui auront fait les dites 
» substitutions ?, » 


? Nous avons émis pour la première fois cette opinion au concours d'agré= 
gation de 1856, 


+ Déjà un édit de Henti Il, du mois de mai 1554, avait prescrit la publi 
XIV, * 


À | boit civil. 


il résulte en outre d’une déclaration du 16 notembre 1690, 
qui statue sur le temps et sur les effets de cette publication et 
de cet enregistrement, que les créanciers et les tiers acquéreutfs 
du grevé seront admis à se prévaloir du défaut de publicité. 
Mais le grevé lui-même le pourra-il? Le silence de l4 déclara- 
tion à cet égard avait fait naître des difficultés, et notamment 
par rapport à l'héritier institué grevé de restitution. Ricard 
(Traité des substit., part. II, chap. 13, sect. 9, n°° 190 et suiv.) 
combat le sentiment de ceux qui décidaient la question en fa- 
veur du grevé. On prétendrait en vain, remarque-t-il, que l’or- 
donnance prononce sans distinction la nullité contre les sub- 
stitutions qui n’auraient pas été publiées et enregistrées dans 
les six mois. L’intention de la loi n’a pas été de récompenser 
la négligence du grevé chargé lui-même de faire procéder à la 
publication, et ce serait la récompenser que d'autoriser dans ce 
cas la nullité de la clause portant restitution. 

Quoi qu’il en soit de cette CORPONÈRES dont nous suppririons 
les détails, disons seulement qu’une déclaration de Louis XIV, 
du 18 janvier 1712, eut pour objet de faire cesser toute diver- 
gence, en décidant que le grevé chargé de l’accomplissement 
des formälités ne serait pas recevable à se prévaloir de leur omis- 
sion. Voici comment s'exprime la déclaration à ce sujet : « Nous 
» avons appris, est-il dit dans le préambule, qu’il se forme de 
» fréquentes contestations dans plusieurs de nos cours pour 
» savoir ceux qui sont chargés de faire publier les substitu- 
» (IONS, et si les héritiers, soit ab intestat, soit institués, et les 
» donataires et légataires peuvent opposer aux substitués le dé- 
» faut de publication. » En conséquence, pour faire disparaître 
‘toute difficulté, la déclaration porte que les substitutions doivent 
être publiées et enregistrées, « à la diligence, y est-il dit, des 
» héritiers soit institués, soit ab intestat, donataires ou légataires 
5 universels, ou même particuliers, lorsque leurs donations ou 
» leurs legs seront chargés de substitutions. » Et plus loin, afin 
de sanctionner cetle Di RrOESn® le rédacteur de la déciara- 


cation et l’enregistrement de tous testaments portant fidéicommis, afin d’é- 
viter les fraudes que pourraient commettre les héritiers en célant le contenu 
desdits testaments. Mais cet édit, qui ne s’appliquait pas aux donations entre- 

vifs, était d’ailleurs demeuré sans effet, même quant aux testaments, sui- 
vant le témoignage de Ricard (Traité des set part. II, chap. 13, sect, À, 
n° 118). 


SUBSTITUTION. — TRANSCRIPTION. 49. 


tion ajoute : « Ne pourra le défaut de publication et d’engistre- 
» ment être opposé en aucun cas aux Subslitués par les héri- 
» tiers institué s ou ab intestat, donataires ou légataires univer- 
» sels ou particuliers, ni par leurs successeurs, à l’égard desquels 
» les substituti ns auront leur effet comme si elles avaient été 
» publiées et e: registrées. » Pourquoi? parce qu’il y a eu fauie 
de la part de cs diverses personnes, qui, se trouvant grevées 
de restitution, : uraient dû pourvoir elles-mêmes à l’exécution 
des formalités | rescrites par le législateur ?. C’est cette énu- 
mération des héritiers, des donataires et des légataires, tous 
chargés de rendre, qui a passé dans l’article 34 de l’ordon- 
nance de 1747 et plus tard dans l’article 1072 du Code Napo- 
léon. 

L'article 34 du titre 2 de l’ordonnance de 1747 défend aux 
donataires, héritiers légitimes ou institués, légataires univer- 
sels ou particuliers, d’opposer aux substitués le défaut de publi- 
cation et d’enregistrement. Le législateur n’a voulu parler ici, 
disons-nous, que du grevé lui-même : il suffit, pour le démon- 
trer, de rapprocher l’article 34 de l’article 18 du même titre. 
Après avoir déclaré que les substitutions fidéi-commissaires 
devront être publiées et enregistrées, l’article 18 ajoute immé- 
diaterient : « Le tout à la diligence des donataires, héritiers 
» institués, légataires universels ou particuliers, qui seront 
» grevés de substitution, même des héritiers légitimes, lorsque 
“la charge du fidéicommis tombera sur eux dans les cas de 
» droit. » En comparant cet article 18 avec l’article 34, qui 
contient la même énumération de personnes et dans les mêmes 
termes, ne devient-il pas évident qu’il n’est question dans ce 
dernier texte que du grevé lui-même donataire, héritier insti- 
tué, légataire universel ou particulier, ou même héritier légitime? 


1 Dans les nouvelles observations qui accompagnent le Recueil d'arrêts de 
Henrys (t. III, suite du liv. V, quest. 80), il est dit que la déclaration de 1712 
fut rédigée sur un projet dressé par M. Bretonnier, homme très-versé dans 
ces matières, et à la suite des réclamations élevées par les États de Langue- 
doc. Ce projet, inséré dans le même ouvrage, porte que « les héritiers, soit 
» testamentaires ou ab intestat, les donataires, légataires et fidéicommis- 
» saires chargés de substitution seront tenus de faire procéder à la publication 
» et enregistrement desdites substitutions; que sinon, ni eux ni leurs héri- 
» tiers, soit testamentaires ou ab intestat, donataires ou légataires, ne pour- 
» ront 8e prévaloir du défaut de publication et d'enregistrement desdites he 
x stitutions contre ceux qui y sont appelés. » 


20 | | DROIT CIVIL. 

L'article 18 met à la charge du grevé la publication et l’enre- 
gistrement; l’article 34 complète la disposition en déclarant 
que le grevé ne pourra se faire un moyen de nullité de l'omis- 
sion de ces formalités. 

S'il restait encore un doute sur le sens de l’article 34, il serait 
levé par l’article qui suit : « Voulant assurer pleinement, dit 
» l’article 35, l'observation des règles ci-dessus prescrites pour 
» la conservation des droits des substitués, ordonnons qu’à l’a- 
» venir les donataires, héritiers institués, légataires universels 
» ou particuliers, qui seront grevés de substitution, ou ceux qui 
» en-prendront la place à leur défaut, ne pourront se mettre en 
» possession des biens compris dans la substitution qu’en vertu 
» d’une ordonnance du premier officier des siéges mentionnés 
» dans les articles 19e120 ; laquelle ordonnance ils ne pourront 
» obtenir qu’en rapportant l’acte de publication et d’enregistre- 
» ment de la substitution. » Ainsi tout s’enchaîne dans ces di- 
verses dispositions. Le grevé est tenu de rendre la substitution 
publique (art. 18); s’il ne le fait pas, non-seulement il ne 
peut se prévaloir de sa propre faute à l'encontre des substitués 
(art. 34); mais il ne peut pas méme entrer en JEAN 
(art, 35). : 

Pothier inteprétait, comme nous venons de le faire, l’ordon 
uance de 1747. Dans son introduction, au titre XVI de la cou- 
tumce d’Oriéans, sect. 2, article 1, alinéa 3, après avoir parlé des 
personnes qui peuvent opposer le défaut de publication, il 
ajoute, en termes aussi clairs que concis : « Mais il ne peut 
» l'être par le grevé : partie 2 (de l'ordonnance) article 34. » 

Thévenot d’Essaule, dans son Traité des Substitutions (sect. 6, 
chap. 43, $ 3) publié en 1778, est non moins précis sur ce 
point : « Ni le grevé, dit-il, ni ses représentants, ne peuvent 
» argumenter de ce défaut : ils en sont, au contraire, garants 
» envers les appelés. » Eten note : « Ordonnance des substitu- 
» tions, article 34 ?. » 

Cette interprétation est, du reste, la seule qui donne une ex- 
plication satisfaisante de la partie de l’article 34 qui défend, 
même aux héritiers légitimes, d’opposer la nullité. S'il s’agit 


1 Voir, dans le même sens, l'Esprit des ordonnances de Louis XV, par 
Sallé, avocat au parlement. Paris, 1771.— Furgole applique l’article 34 à 
tous les successeurs à titre gratuit du disposant, grevés ou non grevés; mais 
cette opinion isolée ne nous paraît pas devoir être suivie. 


SUBSTITUTION. =— TRANSCRIPTION. 21 


dans le texte des successeurs à titre gratuit du disposant, autres 
que le grevé lui-même, on ne comprend pas pourquoi le Jégis- 
lateur a cru devoir attirer l'attention plus spécialement sur l'hé- 
ritier légitime. En effet, un second donataire de la chose déjà 
donnée à charge de rendre ne peut pas valablement opposer 
aux appelés le défaut de publication et d’enregistrement. Mais 
il le pourra bien moins encore si à sa qualité de donataire il 
joint celle d’héritier légitime *, puisqu’il est alors tenu des obli- 
gations de son auteur, et que cet auteur a dû respecter la sub- 
stitution par lui faite, malgré le défaut de publicité. I n’y a 
donc pas de doute possible à l’égard de l’héritier légitime, et. 
cependant l'ordonnance semble supposer, par la rédaction même 
de son texte, qu’en ce qui le concerne, la question est de nature 
à faire naître quelque difficulté. 

Si, au contraire, l’article 34 a entendu parler de l'héritier 
chargé de rendre, le mot même s’explique facilement : on a 
voulu prévenir un doute qui aurait pu naître de la double qua- 
lité de donataire ou de légataire et d’héritier résidant sur la 
même tête. Supposons, si l’on veut, un testament dans lequel 
il est fait un legs à l’héritier légitime avec charge de restitu- 
tion. L’héritier, qui n’a pas fait publier et enregistrer, raisonne 
de la manière suivante, afin de faire tomber une disposition 
sans laquelle i} serait propriétaire irrévocable : Si j'étais sim- 
plement légataire et grevé, je serais en faute de n’avoir pas fait 
publier et enregistrer, et le principe de l’article 34 devrait rece- 
voir son entière application à mon égard. Mais je ne suis pas 
seulement légataire, je suis encore héritier; or cette dernière 
qualité, que la loi seule me confère, ne m’oblige pas à faire 
procéder à l’accomplissement des formalités, et l’on ne saurait, 
dès lors, m’opposer la règle de l'article 34. Ce n’est point mon 
titre de légataire que j'invoque contre les appelés; c’est celui 
d'héritier qui me permet, sans conditions, de recueillir les 
biens composant le legs fait à mon profit. En vain les appelés 
allégueraient-ils que, comme héritier, je suis soumis aux obli- 
gations de mon auteur; que le disposant, dont ilssonteux-mêmes 
les donataires directs, puisqu'ils tiennent la libéralité non à 


1 Si l'héritier légitime n’est pas en même temps donataire ou légataire, il 
n’a aucun intérêt à se prévaloir, à l'encontre des appelés, de ce que la sub- 
stitution n’a été ni publiée ni enregistrée. Si, en effet, la substitution tombe, 
le grevé devient propriétaire incommutable des biens. | 


ga LL. _.. DROIT CIVIL, 


gravato, sed à gravante, n'aurait pas pu leur opposer le défaut 
de publicité ; que comme lui, par conséquent, je suis tenu de 
respecter la substitution, qui est une donation véritable. Je leur 
répondrais qu’ici la loi fait elle-même exception aux principes 
généraux, que si elle défend au disposent de demander le nul- 
lité de la donation (art. 27 de l’ordonnance de 1731), elle le 
permet à toute personne intéressée, et notamment aux héritiers 
(même texte). 

La loi s’est chargée de répondre à à ce raisonnement de l’hé- 
ritier légitime. Elle semble lui dire, en effet, qu’il importe peu 
d'examiner si, dans l’espèce, il succède ou ne succède pas aux 
ebligations de son auteur; qu’en sa qualité de légataire il était 
personnellement tenu de rendre publique la substitution ; que, 
s’il ne l’a pas fait, il est en faute, et ne saurait se prévaloir de 
cette faute au détriment dés appelés. C’est inutilement que 
pour échapper à cette conséquence il prétendrait retenir les 
biens comme héritier et renoncer à son titre de légataire des- 
dits biens ; il ne dépend pas de lui de faire abstraction à volonté 
de eette dernière qualité, alors qu’il entend conserver la chose 
donnée ; bien qu’héritier, il est lui-même soumis aux prescrip- 
tions de la loi, qui lui enjoint de faire publier et enregistrer. 
S'il pouvait impunément se dispenser d’obéir, ce serait lui 
permettre d'empêcher, par son propre fait et dans son intérêt 
personnel, l’entière exécution de la volonté du défunt. 

Telle est, selon nous, la paraphrase la plus naturelle de ces 
mois de l’article 34 : même lés héritiers légitimes. Si la rédaction 
de l’ordonnance a cru devoir s’expliquer sur ce point, c’est à 
cause des difficultés qu'avait fait naître la question. Ricard (loc. 
cit, n°* 123 et 124) réfute l'opinion de ceux qui voulaient per- 
mettre à l’héritier ab intestat PIAROQUEE la nullité de la substi- 
tution faute de publicité. | 

Remarquons encore que rarement le grevé lui-même se trou- 
vera en présence des appelés quand s’élèvera la question qui 
fait l’objet de l’artiele 34. À quelle époque, en effet, la verra-t-on 
se débattre? Au moment où les substitués se présenteront pour 
recueillir le bénéfice de la disposition, en d’autres termes, au 
moment de l’ouverture de la substitution. Or ce n’est ordinai. 
rement qu’à la mort du grevé que naît l’obligation de restituer; 
ce sont donc ses héritiers qui se trouveront en lutte avec les 
appelés. Mais si l’on suppose une substitution à terme ou sous 


SUBSTITUTION. — TRANSCRIPTION. 23 


condition, c'est entre le grevé lui-même et les appelés qu’exis- 
tera le conflit lors de l’arrivée du terme ou de |’ événement de 
Ja condition. 

L'article 34 ne parle pas seulement des nat bériies 
institués, légataires universels ou particuliers, et Déihers légi- 
times de celui qui a fait la disposition ; il énumère encore Jes 
donataires de ceux-ci, leurs légataires ou héritiers. Or s’il s’agit, 
dans la première partie du texte, des donataires, légataires ou 
héritiers grevés de restitution, il est bien évident que dans la 
seconde Ja loi veut parler des successeurs à titre gratuit du 
grevé, donataires, légajaires ou héritiers; aux termes de l’ar- 
ticle 34, ni les uns ni les autres ne sauraient se prévaloir du 
défaut de publicité. | 

Pothier, dans son Traité des Substitutions, sect. I", art, 4, 
$ 6, s'exprime en ces termes sur cette deuxième partie de 
Particle 34 : « Non-seulement, dit-il, les successeurs universels 
» des grevés ne peuvent opposer le défaut d’insinuation, l’or- 
» donnance, art. 34, veut qu’il ne puisse être opposé par les 
» donalaires et légataires particuliers de biens substitués. La 
» raison est que ces formalités ayant été établies pour que ceux 
» qui contracteraient avec le grevé ne puissent être induits en 
»* erreur, ce n’est qu'en faveur de ceux qui contracteraient à 
» titre onéreux qu’elles sont établies, et non pas en faveur des 
» donataires et légataires, à qui l’acquisition qu'ils ont faite 
» de biens substitués ne peut jamais préjudicier, puisqu'il ne 
» Jeur a rien coûté pour les acquérir. » 

La question que nous venons d’examiner ainsi et de résoudre 
pour. lé droit ancien, doit recevoir la même solution sous l’em- 
pire des lois nouvelles, attendu que les textes du Code ne sont 
à cet égard, comme on l’a déjà dit, que la reproduction des 
dispositions de l'ordonnance. C’est ainsi que l’on retrouve dans 
l’article 1072 les expressions : même les héritiers légitimes, et la 
double énumération des personnes ci-dessus relatée. Il convient 
encore d’ajouter que; lors de la rédaction du Code, les articles 
1069 et suivants ont été adoptés sans aucune espèce de discus- 
sion, sans modifications et tels qu’ils avaient été présentés au 
Cônseil d'État. Rien n’indique donc, dans les travaux prépara- 
toires, qu’on ait voulu donner à l’article 1072, copié sur l’ar- 
ticle 34 de l’ordonnance, un sens différent de celui qui était 
attribué-à ce dernier texte par les jurisconsultes anciens, et 


94 .__« DROIT CIVIL. : 


. notamment par Pothier, le guide habituel des rédacteurs du 


Code. L'article 1072, selon nous, défend donc au grevé d’ex- 
ciper du défaut de transcription. Il n’est que la sanction et la 
conséquence de l’article 1069, qui impose à ce grevé lui-même 
l'obligation de faire transcrire ; seulement au lieu d’énumérer, 


ainsi que le faisait l’article 18 de l’odonnance, ainsi que le fait 


Ê 


encore notre article 1072, les personnes qui peuvent être 
grevées de substitution, l’article 1069 se contente de parler du 
grevé en général : aussi la comparaison de ce dernier texte 
avec l’article 1072 ne sufhirait-elle pas pOur justifier notre pro- 
position. 

La règle posée par l’article 1072 applique à tout grevé, 
quelle que soit sa qualité, qu'il soit donataire, légataire, où 
même héritier légitime du disposant. Toutefois, celte énumé- 
ration de personnes semble se concilier difficilement avec les 
principes du droit actuel en matière de substitutions permises. 
En effet, sous l’empire du Code, il n°’; a pas de grevé, en appa- 
rence au moins, qui soit simplement donataire ou légataire; 
tout. grevé est nécessairement héritier, attendu que la charge 
de rendre ne peut être imposée qu'aux descendants, et à dé- 
faut de descendants seulement, aux frères et sœurs. Si donc 
l’article 1072 avait le sens que nous lui attribuons, il se 
serait contenté de parler du grevé héritier légitime, ou plus 
simplement du grevé en général, comme le fait l’article 1069. 
Dans l’ancien droit, au contraire, où toute personne même 
étrangère était valablement chargée de restitution, il im- 
portait, en précisant les effets du défaut de publicité, de se 
demander si ces effets seraient indépendants de la qualité du 
grevé donalaire. Mais sous le Code, tout grevé étant héritier, 
les mots donataires ou légataires semblent parfaitement inutiles. 
Oa va voir cependant qu'il n’en est rien et qu’il arrivera quel- 
quefois que le grevé intéressé à invoquer le défaut de trans- 
cription n'aura pasla qualité d’héritier. Soit une donation faite à 
un enfant, avec charge de rendre au bout d’un certain temps ; 
supposons le terme arrivé avant la mort du donateur: voilà bien 
le grevé donataire, qui n’est point héritier, puisque la succes- 
sion du disposant n’est pas ouverte au moment de l'ouverture 
de la substitution. Les appelés, enfants du grevé (art. 1048 
et 1049), bien qu’ils soient les héritiers futurs de celui-ci, sont 
cependant intéressés à ce qu’on ne puisse pas invoquer contre 


SUBSTITUTION. —— TRANSERIPTION. 25 


eux le défaut de transcription, afin de recueillir immédiatement 
les biens composant la substitution. Et s’il était permis de se 
prévaloir à leur encontre de ce que la substitution n’a pas élé 
rendue publique, ils ne recueilleraient peut-être rien, même au 
décès; car le grevé, devenu propriétaire irrévocable, aurait pu 
valablement aliéner les biens, soit à titre onéreux, soit à titre 
gratuit, sauf l’action en réduction dans ce dernier cas. 

Le grevé légataire, aussi bien que le grevé donataire, peut 
n’avoir pas la qualité d’héritier, Il suffit pour s’en convaincre 
de supposer le cas où le grevé, enfant du testateur, a renoncéà 
la succession de celui-ci pour s’en tenir au legs qui lui est fait. 
Ce n’est donc pas sans raison, comme on le voit, que le légis- 
lateur a énuméré séparément les donataires, les légataires et 
les héritiers légitimes. 

: Dans la deuxième partie de l’article 1072, i loi défend aux 
héritiers du grevé d’opposer aux appelés le défaut de transcrip- 
tion. Mais comment les appelés se trouveront-ils jamais en 
opposition avec les héritiers du grevé, puisqu'ils sont eux- 
mêmes ces héritiers, la substitution ne pouvant être consentie 
qu’au profit de tous les enfants nés ou à naître du grevé dona- 
taire ? Il faut supposer, pour l’application de cette partie de 
l'article, que les appelés renoncent à la succession du dona- 
taire. Par là ils ne renoncent point aux biens substitués, puis- 
que ces biens venant à gravante, non à gravato, ne sont point 
compris dans la succession du grevé. Voilà donc un cas dans 
lequel la question de l’article 1072 se débattra entre les appelés 
renonçants et les héritiers du grevé du degré subséquent. 

On peut supposer encore que, parmi les appelés, quelques- 
uns seulement renoncent à la succession, tandis que les autres 
l’acceptent. La question de publicité sera saus intérêt pour ces 
derniers, lesquels réunissent sur leur tête la double qualité 
d’appelés et d’héritiers du grevé. Mais quant à ceux qui re- 
noncent, il est inutile de se demander si le défaut de transcrip-" 
tion leur sera valablement opposé. Ici encore nous trouvons en 
présence les héritiers du grevé et certains appelés qui ne sont 
point héritiers. 

Après avoir ainsi pécieé le sens AE l'art. 1072 et déterminé 
quelques-uns des cas d’application de ce texte, il nous reste à 
le rapprocher de l’article 1070, relatif au été sujet. Par là 
nous verrons que notre système a l'avantage de rendre claires, 


96 | ‘ DROIT CEVIL. 


complètes et concordantes, les FIÉpOAIHON du Code sur la 
matière qui nous occupe. 

Quelles sont, en éffet, les personnes ayant intérêt à se pré- 
valoir du défaut de publicité de la substitution? Ce sont le 
grevé, sés créanciers et ses successeurs universels ou particu- 
liers, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux. Les articles 1070 
et 1072 statuent successivement sur les uns et sur les autres. Le 
premier permet aux créanciers et aux tiers acquéreurs du grevé 
d’opposer le défant de transcription. Mais la loi entend-elle par- 
ler des tiers acquéreurs à titre gratuit aussi bien que des tiers 
acquéreurs à titre onéreux? Les auteurs se prononcent pour la 
négative ; la question néanmoins paraît susceptible de quelque 
difficulté, puisque l'article 1070 pe des tiers acquéreurs en 
général. 

Dans notre système, le doute n’est pas possible; la question, 
ainsi qu'on l’a déjà vu, se trouve résolue par l’article 1072 au 
prefit des appelés, soit contre le grevé lui-même, soit contre 
tous ses successeurs à titre gratuit, donataires, légataires ou 
héritiers. | 

Quant à ceux qui sont intéressés à connaître la donation 
elle-même faite à charge de rendre, ce sont les créanciers et 
les successeurs du disposant, autres que le grevé. Ces diverses 
personnes pourront-elles opposer, soit à ces derniers, soit aux 
appelés, après l’ouverture de la substitution, le défaut de trans- 
cription de la donation? Le législateur n’avait pas à s’expliquer 
sur ce point au chapitre des substitutions, puisque tout ce qui 
touche à la publicité des libéralités entre-vifs a été résolu par 
les articles 939 et. suivants. Pour savoir à l’égard de quelles 
personnes et dans quels cas le défaut de transcription entraînera 
la nullité de la donation elle-même, il n’y a pas à distinguer si 
celte donation est pure et simple ou si, au contraire, elle n’a été 
faite qu'avec charge de rendre : on appliquera dans les deux 
hypothèses les dispositions des articles précités. 

: Nous ne voulons point examiner ici les difficultés que soulève 
cette matière; toutefois parmi les questions qui s'élèvent sur 
Particle 941, ilen est une qu’il ne nous est pas permis de passer 
sous senc. parce qu’on invoque pour la résoudre notre ar- 
ticle 1072. Il s’agit de savoir si, lorsqu'une première donation 
pure et simple n’a pas élé transcrite, un second donataire de 
k même chose a le droit de se prévaloir du défaut de publicité 


SUBSTITUTION. —— TRANSCRIPTION. _ 97 


à l'eneontre du premier donataire. Les auteurs sont loin d’être 
d'accord sur ce point; mais, pensant qu'il s’agit dans l’arti- 
cle 1072 des successeurs à titre gratuit du disposant, autrès que 
le grevé lui-même, ils prennent cet article pour base de la 
discussion. - 

Ceci étant admis comme vrai, voici comment on peut raison- 
ner dans l’intérêt du premier donataire : L'article 1072 défend 
aux seconds donataires d’opposer aux appelés le défaut de 
transcription ; or ces appelés, qui tiennent la chose donnée du 
disposant lui-même, non à gravato, sed à gravante, sont véri- 
tablement des donataires antérieurs ; et si l’absence de publicité 
ve saurait être invoquée contre eux dans ce cas de substitution 
par les donataires subséquents, on ne voit pas pourquoi il en 
serait autrement quand il s’agit d’une première donation pure 
et simple. 

Ceux, au contraire, qui veulent permettre aux donataires 
postérieurs d’opposer utilement aux premiers le défaut de 
transcription, repoussent l'application de l’article 1072 en di- 
sant que cet article n’est qu’une exception; que c’est une dis- 
position toute de faveur pour les appelés, qui sont peut-être 
des enfants à naître, peut-être même des enfants non encore 
conçus; que ce motif explique pourquoi l’article 1072 examine 
la question par rapport aux appelés seulement, et non point par 
rapport au grevé ; que ce grevé, aussi bien que tout donataire 
en général, reste sous l’application pure et simple de l’arti- 
cle 941, lequel accorde à toute personne intéressée, et par suite 
aux seconds donataires, le droit d’invoquer la nullité résultant 
du défaut de transcription. 

D'après le système que nous avons adopté sur ] article 1072, 
il est évident que cet article doit être tout à fait écarté pour la 
solution de la difficulté, puisqu'il règle les rapports du grevé 
avec les appelés, et qu'il est étranger à ceux d’un donataire 
antérieur avec un second donataire de la même chose. La ques- 
tion, dès lors, doit être décidée par application pure et simple 
de la règle de l’article 941, qui autorise toute personne intéres- 
sée à opposer le défaut de transcription; or le second donataire 
à Un intérêt évident à ce que la première donation soit réputée 
nulle et de nul effet ; il ne figure point, supposons-le, parmi les 
Personnes chargées de la faire transcrire, il ne succède point 
aux obligations du disposant, qui n’aurait pu lui-même invoquer 


28 . DROIT CIVIL. 


la nullité. En conséquence, comment lui refuser le droit de 
revendiquer à son profit l’application de l'article 941 ? Ajoutons 
enfia que l’ordonnance de 1731, dont l’article 941 n’est que la 
reproduction abrégée, énumérait expressément les donataires 
postérieurs parmi les personnes pouvant opposer le défaut d’in- 
sinuation. un. 

Si maintenant nous supposons que deux donations succes - 
sives de la même chose ayant été faites, la première l’a été avec 
charge de rendre, la solution sera identiquement la même, soit 
par rapport au grevé, soit par rapport à l’appelé. En d’autres 
termes, le second donataire excipera valablement du défaut de 
transcription, soit contre l’un, soit contre l’autre, D'une part, 
en effet, tous deux sont de véritables donataires antérieurs ; 
d'autre part, le silence du législateur dans le chapitre des substi- 
tutions, relativement au point qui nous occupe, prouve claire- 
ment qu’il n’a pas voulu déroger aux règles concernant la pu- 
blicité des libéralités entre-vifs. À. PISON. 


} 


ESSAI SUR LES LIBÉRALITÉS 


EN FAVEUR DES ÉTABLISSEMENTS PUBLICS OU Ed Utes 
Par M. px SALVERTE, auditeur au Conseil d'État. 
(Suite!.) 


| CHAPITRE VI. | 
Des dons et legs faits aux associations d'hommes religieuses et enseignantes. 


Deux décrets impériaux, rendus en 1856, ont autorisé à titre 
d'établissements d'utilité publique: l'association des Frères de 
Saint-Jean-François-Régis, établie au Puy (Haute-Loire)?, et 
celle des Frères des écoles chrétiennes de la Miséricorde, dont 
le siége principal est dans l’abbaye de Mondebourg (Manche) ?. 

Nous voulons simplement rappeler, à ce sujet, l’origine des 
écoles de Frères actuellement existantes, et rechercher si ces 


AV. X, p. 410 et suiv. 


* Décret du 19 août 1856. 
‘8 Décret du 4 septembre 1856. : 


Pa 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES.-—— LIBÉRALITÉS. 29 


associations constituent des personnes civiles, capables d’ac- 


quérir et de recevoir, 


Cette question qui ne paraît. plus douteuse aujourd’ hui, doit 
être résolue affirmativement, après les longues et sérieuses dis- 
cussions qu’elle a fait naître. 

Nous examinerons successivement : 
1° Si les Frères des écoles chrétiennes et des autres institu- 
tions semblables, vouées à l'enseignement primaire, jouissent 


de la vie civile: 


2° S'ils réunissent les caractères constitutifs des établisse- 
ments d'utilité publique ; 

3 S'ils ne sont pas, en réalité, des établissements ecclésiasti- 
ques non reconnus par les lois. 

« On v’aura jamais de vrais instituteurs publics tant qu’on 
» n’aura pas une agrégation d'hommes consacrés à cet objet in- 
» léressant..…… Pourquoi la faculté de s'agréger ne serait-elle 
» pas permise à des ecclésiastiques citoyens, qui vivraient pu- 
» bliquement sous les yeux de l'autorité, qui ne connaîtraient 
» que les lois, et qui se dévoueraient au bien de la société? 

» L'état d’instituteur acquerrait ainsi plus de consistance dans 
» l'opinion; car cet élat ne peut que perdre, quand il n’est rem- 
» pli que par des particuliers, qui sont obligés de tirer toute leur 
» consistance d'eux-mêmes. » 

Cette appréciation, dont plusieurs peut-être s’effarouche- 
raient aujourd’hui, semble plus remarquable encore, quand on 
connaît son auteur et le temps où elle a été écrite : Portalis dé- 
veloppait cette pensée dans un rapport confidentiel adressé au 
Premier consul, peu après la promulgation du Concordat ‘. Il ne 
faut pas voir là un fait isolé : ces paroles étaient une marque 
certaine du retour bienfaisant de la raison et de la justice parmi 
nous, Dix ans de catastrophes et de crimes sans nom avaient 
donné à tous l’ardente soif du bien. Après la chute de la mo- 
narchie, et le renversement de toute autorité en France, l’édi- 
fice éternel de la Religion avait paru lui-même chanceler sur 
sa base au milieu du schisme, des proscriptions et des violences 
exercées contre le chef de l'Église et contre ses pasteurs; mais 
la lumière divine, en épurant et fortiflant les âmes, était enfin 


+ Rapport à l'Empereur sur l'association religieuse que le cardinal-arche- 
vêque de Lyon proposait d'autoriser dans son diocèse, 2 pluviôse an XI. 
(Discours ef fravgux de Portalis.) 


30 | DROIT CIVIL. 


sortie triomphante de sa lutte avec les aberrations de l'esprit 
humain. 

Tout venait de s’écrouler, et tout allait renaître de ses ruines. 
L’excès de nos malheuts avait seul pu amener ce prodigieux 
changement. Qüand le vent des révolutions, en frappant de 
grands coups, a tout nivelé sur la terre, il ne renverse pas les 
notions éternelles de la foi et de la charité. S'il paraît les at- 
teindre, c’est pour les porter au loin, en mille lieux différents, 
où il entasse, où il élève rapidement ces flots toujours crois- 
sants d’un sable inaltérable ; bientôt il vientse briser lui-même 
contre le rempart que sa violence a construit. 

_ Le rétablissement du culte en France fut le signal donné au 
nouvel essor des idées religieuses. Parmi tant d'œuvres di- 
verses, fruit spontané et viviflant de la piété catholique, l'ad- 
 mirable jugement de Napoléon ne pouvait méconnaître l’utilité 
et l’heureuse inflence de l'institution des Frères des écoles chré- 
tiennes : il reconnut leur existence et consacra formellement 
leurs droits à l'éducation de la jeunesse. 


SECTION I. 
Des Frèrés des écoles chrétiennes. 


I. Des lettres-patentes, enregistrées au parlemént de Roue, 
en septembre 1724, avaient autorisé l’établissement de l’insti- 
tution des Frères dans une maison Saint-Yon, dont le nom à 
souvent depuis servi à désigner leur association‘. Ils obtinrent 
le droit et la faculté de jouir et posséder tous les fonds et héri-. 
_tages dont on pourrait leur faire legs ou donations, etc. Leur 
‘but était « de former les sujets du roi à tenir des écoles de cha- 
» rité pour envoyer dans les différentes villes du royaume. » A 
Rouen, ils devaient donner l’enseignement gratuit aux enfants. 

Il ÿ avait cinq ans à peine que le vénérable abbé de la Salle 
venait de terminer sa laborieuse carrière (1651-1719). après 
avoir jeté dans la ville de Reims, dès 1680, les premiers fonde- 
ments de cette PIEUSS et féconde institution. 

L’établissement s’avança à grands pas dans la noble voie qui 
lui était tracée. Ses services ne furent pas un instant méconnus, 
même de la Révolution qui le persécutait; et, par un singulier 


t Approuvée en 1725 par une bulle du pape Benoît XII, 


ÉTABLISSEMENTS ÉCCLÉSIASTIQUES. = LIBÉRALITÉS. 91 


privilége, il eut la gloire d’être retranché de la France au même 
jour que les Sœurs de charité, 

Aux termes de la loi du 18 août 1792, l'Assemblée niche 
« considérant qu’un état vraiment libre ne doit souffrir dans 
» son sein aucune corporation, pas méme celles qui, vouées à 
» l’enseignement public, ont bien mérité de la patrie. .…, décréta 
» que les corporations connues en France sous le nor de con- 
» grégations séculières, ecclésiastiques….., les congrégations 
» laïques, telles que celle des frères de l’école chrélienne..….; ét gé- 
» néralement toutes les corporations religieuses et Loue 
» séculières d'hommes et de femmes, ecclésiastiques ou laï- 
» ques, même celle uniquement vouées au service des hôpitaux 
» et au soulagement des malades....….; et toutes les autres asso- 
» clations de RE ou de charité étaient éteintes et dis 
» mées. » 

Réclamée dès 1801 par les conseils généraux, rétablie de fait 
à Lyon, en 1803 et 1805, par les soins du cardinal Fesch, l’in- 
sttution des Frères vit son existence consacrée, 


1° Par le décret du 17 mars 1808 sur l’Université, dont l’ar- 
ticle 109 est ainsi conçu : 

« Les Frères des écoles chrétiennes seront brevetés et encou- 
» ragés par le grand-maître, qui visera leurs statuts intérieurs, 
» les admettra au serment, leur prescrira an habit particulier, 
» et fera surveiller leurs écoles. Les supérieurs de ces congré- 
» gations pourront être membres de l’Université. » 


2° Par l’approbation de leurs statuts en conseil de l’Univer- 
sité, le 22 juin 1810; 

3 Par le décret du 26 juin 1809, qui établit dans la ville de 
Reims des écoles gratuites pour l'instruction des enfants de 
familles indigentes , sous la direction et la surveillance du 
bureau de bienfaisance. Aux termes de ce décret, les institu- 
teurs durent être choisis parmi les membres des institutions spé- 
cialement reconnues pour se vouer & l'éducation gratuite des 
pauvres. Or les Frères des écoles chrétiennes formaient le seul 
établissement de ce genre qui fût alors reconnu. | 

L'institut des Frères des écoles chrétiennes, ainsi affermi sous 
l'Empire, trouva plus de faveur encore auprès de la Restauration. 
Il est mentionné expressément dans chacune des trois Ürdon- 
nauces royales, relatives à l'instruction primaire ; bien plus, il 


32 : = DROIT CIVIL. 


sert en quelque sorte de type à toutes les autres associations re- 
ligieuses et enseignantes qui suivirent. 

‘ Aux termes de l’ordonnance du 29 février 1816, qui règle ce 
. qui regarde l’instruction primaire dans tout le royaume : « Toute 
» association religieuse ou charitable, telle que celle des Frères 
» des écoles chrétiennes, pourra être admise à fournir, à des 
» conditions convenues, des maîtres aux communes qui en de- 
» manderont, pourvu que cetté association soit autorisée par le 
» Roi, et que ses règlements et les méthodes qu’elle emploie 
» aient été approuvés par la commission de l'instruction pu- 
» blique (art. 36). » | 

Suivant }’ ordonnance du 14 avril 1824 (art. 12) : « Les Frères 
» des écoles chrétiennes de Saint-Yon et des autres congréga- 
» tions régulièrement formées, conserveront leur régime actuel. 
» ]ls pourront être appelés par les évêques diocésains dans les 
» Communes qui feront les frais de leur établissement. » 

Eofin Particle 10 de l’ordonnance du 21 avril 1828 prescrivit 
« qu’à l'égard des Frères des écoles chrétiennes et des membres 
» de toute association charitable légalement autorisée pour 
» former ou pour fournir des instituteurs primaires, le recteur 
» remettrait à chacun d’eux un brevet de capacité. » 

Mais ce n’est pas seulement dans les actes du gouvernement 
que les Frères doivent chercher la preuve de leur existence 
légale : l’université, les tribunaux ‘, l’administration de l’enre- 
gistrement elle-même * ne l’ont jamais mise en doute, 

Enfin il est établi que, de 1815 à 1839, cent trois ordon- 
nances royales avaient autorisé l’acceptation des libéralités qui 
leur étaient faites, sans soulever d’objection quant à la légalité 
de l’association. Après une longue et savante discussion au Con- 
seil d'État, le 2 mai 1839, cette question fut définitivement ré- 
solue en leur faveur. 

IT. Mais alors même que les Frères des écoles chrétiennes 
sembleraient posséder un caractère légal, est-ce une condition 
suffisante pour être en mesure d'accomplir tous les actes de la 


1 Arrêt de la Cour de cassation, 27 avril 1830. 

2 Jusqu'à la loi du 18 avril 1831, les actes qui les concernaient ne furent 
assujettis qu’au droit fire pour l'enregistrement et la transcription hypothé- 
caire, suivant le bénéfice accordé, par l’article 7 de la loi du 16 juin 1824, aux 
départements, arrondissements, communes, hospices, séminaires, fabriques, 
congrégations, consistoires et autres établissemente publics, 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES.— LIBÉRALITÉS. 93. 


“te civile? et peut-on affirmer qu’ils réunissent tons les carac- 
tères d’un établissement d’utilité publique ? 


Quel est donc le caractère constitutif d’un pareil établisse- 
ment? Quelles conditions exige-t-on de sa nature? de son but? 
de ses moyens? Quelles sont, enfin, les formes rigoureusement 
nécessaires pour arriver à celte reconnaissance? Ces éléments 
ne sont indiqués nulle part. On sait seulement qu’en principe 
aucun établissement d'utilité publique ne peut être fondé sans 
l'intervention de l'État. C’est qu’en effet il n’appartient qu'aux 
pouvoirs publics de déclarer et de constater l’utilité publique; 
et que, d’un autre côté, eux seuls sont capables, après l'avoir 
reconnue , d’apprécier la convenance et la légalité des moyens 
que l’on se propose d'employer. 

Ces conditions paraissent avoir été suffisamment remplies 
dans l’espèce. Autorisés par le gouvernement, placés sous sa 
surveillance, lui soumettant leurs statuts, les Frères n'ont-ils 


pas été encouragés par un texte formel? et que faut-il de 
plus ? 


IT, Enfin, si l’association des Frères de Saint-Yon existe ré- 
gulièrement comme société laïque, est-il légitime de déguiser 
ainsi la nature, l’existence d’une de ces congrégations reli- 
gieuses, que les lois des 13 février 1790 et 18 août 1792, non 
encore rapportées, ont à jamais proscrites ? 


Il est facile de répondre que les lettres-patentes de 1724 ont 
autorisé les Frères comme établissement de charité; que la loi 
même de 1792, qui les supprime, leur reconnaît le caractère 
de corporation laïque ; et qu’enfin lors du décret de 1808, qui 
sanctionna implicitement leur existence, on était trop près de 
la Révolution, pour oublier les dangers de certains ordres reli- 
gieux au point de les rétablir, 


Loin de rapporter les ordonnances de la Restauration si favo- 
rables aux Frères, le gouvernement de Juillet, gardien si scru- 
puleux des libertés publiques contre les envahissements au 
moins problématiques des congrégations, le gouvernement de 
1830 a soutenu de tout son pouvoir cette institution humble et 
dévouée. 11 reconnut hautement « que cette milice excellente 
» opérait un bien immense; que tous instruisaient en général 
» par l'exemple aussi bien que par la parole; qu'ils avaient 
* su prendre toutes les bonnes méthodes, et ne propageaient 

XIV. 3 


34 . DROIT civils 


» que de salutaires mäximes, etc., etc. ! » La seconde répu« 
blique, disons-le à sa louange, n’inquiéta pas la religion et lut 
rendit d'importants services. Par la loi du 15 mars 1850 sur 
l’enseignement, les droits de toutes les associations religieuses 
et enseignantes furent encore mieux garanties, s’il en était be- 
soin. La congrégation des Frères de Saint-Yon, dite des écoles 
chrétiennes, autorisée par le premier Empire à former des in 
stituteurs pour tous les départements, a été appelée, sous le 
règne de Napoléon III, « à fonder et à diriger des écoles dans les 
» POSSESSIONS françaises du nord de l'Afrique *, » 


SECTION Il, 


Des autres institutions de Frères. 


Il est d’autres associations religieuses et enseignantes que 
celles des écoles chrétiennes : les unes autorisées à ce titre 
par la Restauration, les autres reconnues depuis comme éta- 
blissements d’utilité publique. Malgré cette diversité d’origine, 
leurs droits sont-ils identiques? Peuvent-elles, de plus, être 
régulièrement assimilées à l’institut des Frères de Saint Yon? 
Jouissent-elles comme lui d’une existence légale et de la capa- 
cité d’acquérir, de recevoir et de posséder? 

‘TL Examinons d’abord si ces associations, sous le nom dont 
elles se couvrent, ne cachent point en réalité des établissements 
ecclésiastiques qui, tout en existant de fait en France, n ont 
point été publiquement et officiellement autorisés. 

Toute congrégation ou corporation régulière ou séculière, 
ecclésiastique ou laïque, fut supprimée par les lois révolution- 
naires que nous citions tout à l’heure, et que les lois des 2 jan- 
vier 1817 et 24 mai 1825 ont même confirmées. L’une, en im- 
posant à tout établissement ecclésiastique l’obhgation d’être 
reconnu par une loi, l’autre, en sanctionnant, sous certaines 
conditions rigoureuses, l’établissement des congrégations de 
femmes, ont maiutenu la prohibition expresse RARES a l'égard 
des congrégations d'hommes. 


1 Exposé des motifs du projet de loi sur l'instruction primaire, présenté à 
la Chambre des députés le 12 avril 1847. 

? Décret du ?4 juillet 1852. — L'institut compte aujourd’hui en Algérie 
huit établissements; 2,381 cnfants y fréquentent ses écoles DEA, et 
20 élèves ses classes d'adultes. | 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES. — LIBÉRALITÉS. 99 


11 n’est pas douteux cependant qu’il n’ait été fait, dans l’ap- 
plication de cette règle, une distinction commandée par la 
nature et le but spécial de certaines associations. 

En effet, dès le rétablissement du culte en France, les asso 
ciations religieuses furent réparties en deux classes : celles qui. 
pouvaient être considérées comme des établissements de cha- 
rité, er celles qui formaient de véritables institutions monasti- 
ques, où les-vœux étaient perpétuels. - 


Si, en exécution de la loi du 18 germinal an X, qui suppri- 
mait tout établissement ecclésiastique autre que les chapitres 
et les séminaires diocésains (art. org. 11), les Consuls pronon- 
cèrent alors la suppression des ordres monastiques et des con- 
grégations dans les quatre départements de la Sarre, de la Roër, 
de Rhin-et-Moselle et du Mont-Tonnerre, ils exceptèrent de ces 
dispositions « les établissements dont l'institut même a pour 
» objet l'éducation publique ou le soulagement des malades, et 
» qui, à cet cflet, tiennent réellement au dehors des écoles où des 
» salles de malades. » Ces établissements conservèrent les biens 
dont ils usant, lesquels furent administrés d'après les 
lois existantes 1. | 


Le décret impérial du 3 messidor an XI, en ordonnant la 
dissolution de plusieurs aggrégations ou associations religieu- 
ses, prescrivit qu’à l'avenir aucune association d'hommes ou de 
femmes ne pourrait se former, à moins qu’elle ne fût autorisée 
par un décret impérial, sur le vu de ses statuts et règlement 
(art. 4). Il est de fait que, sous cette apparence prohibitive, la 
puissance publique ouvrit une voie moins solennelle et plus 
abrégée à l'autorisation des associations charitables. 

L'application de cette distinction aux congrégations d’hom- 
mes fut confirmée : L 
1° Par le décret du 7 prairial an XI, portant établissement 
d’une association de prêtres séculiers, qui, sous le titre de 
prêtres des Loi étrangères, seraient chargés des missions 

hors de France * | 


2° Parle décret d 2 germinal an XIII, qui rétablit les asso- 


1 Arrêté du 20 prairial au X, art. 20 (Bulletin des lois, n° 198). 
3 Cette association, dite des Lasaristes, pouvait recevoir des élèves; sup- 
primée en 1809, elle fut rétablie par l’ordennance royale du à février 1816. 


36 . DROIT CIVIL. 
ciations religieuses connues sous le nom de missions étrangères 
et de séminaire du Saint-Esprit !; 

3° Eofin par le décret du deuxième jour complémentaire 
an XIII, qui confirma les associations ecclésiastiques établies à 
Gênes sous le nom de missionnaires urbains, « chargés de l’in- 
» truclion des jeunes garçons élevés dans l’hospice dit PAI- 
» bergo; » de missionnaires de la campagne ét d'ouvriers 


évangéliques, « {enus d'ouvrir une ou plusieurs écoles gratuites 


» pour l'instruction des j jones co de de la ville et des fau- 
» bourgs. » | 

Il est vrai que plus tard l’ autorisation donnée aux missions a 
été révoquée pour des causes politiques par le décret de 1809 


qui devait demeurer secret*. Mais il fut du moins reconnu que les : 


associations charitables vouées à l'enseignement, et destinées à 
fournir des instituteurs primaires, ne pourraient être soumises 
aux mêmes formes d'autorisation que les congrégations reli- 
gieuses qui se proposent un autre but. Celles-ci restèrent 
prohibées par l’article 3 du décret de l’an XII, celles-là purent 
continuer à être autorisées en la forme prescrite par l’article 4 
du même décret. 

Ainsi les prescriptions de la loi du 2 janvier 1817 à l’égard 
des établissements ecclésiastiques n’aiteignent point les écoles 
de Frères : avant comme après cette loi, elles purent exister 
légalement en vertu de l'autorisation donnée par le chef de 
l'État. D'ailleurs, l'ordonnance du 29 février 1816 (art. 36) re- 
produisit les règles du décret de messidor en faveur de toute 


associalion religieuse ou charitable, telle que celle des écoles chré- | 


hennes. 
N'oublions pas que les ordonnances de 1824 et de 1898, sur 


l'instruction primaire, ci-dessus indiquées, assimilaient exac- 


tement aux Frères de Saint-Yon les membres des autres congré- 
gations régulièrement autorisées ; ajoutons que le Conseil d’État 
fut toujours appelé à vérifier les statuts de ces associations, et 
que son intervention LL être un sûr garant du respect rendu 
aux lois. 

Les écoles de Frères sont donc, comme leur nom l'indique, 


1 Supprimées en 1809, rélablies le 2 mars 1815. | 

2 Décret du 26 septembre 1809, art. 3 : « Nos ministres des cultes et de la 
police sont chargés de l’exécution du présent décret, qui ne sera pas im- 
primé. » (Reverchon, Projet de Code ecclésiastique.) 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES.— LIBÉRALITÉS. 97 


des réunions d'hommes charitables et dévoués, qui, souvent 
gratuitement, se vouent à l'instruction primaire et prennent 
pour base de leur enseignement la religion. 


Aussi toutes les ordonnances d’autorisation rendues sous la 
Restauration, portént-elles invariablement ces mots : 


« Vu les statuts et règlements d’une association charitable, 
» qui désire se consacrer à desservir les écoles primaires des 
» villes et des campagnes... sous le titre de... etc. Sur le rap- 
» port du ministre, notre Conseil d’ État entendu, nous avons 
» ordonné, etc.: Article premier. L’association destinée à 
» fournir des maîtres aux écoles primaires de. et désignée 
» sous le nom de. est autorisée, aux termes de l’article 36 de 
» notre ordonnance du 929 février 1816, comme association cha- 
» rifable, en faveur de l'instruction primaire. Elle se confor- 
» mera aux lois et règlements relatifs à l'instruction publique et 
» notamment à notre susdite ordonnance du 29 février 1816. v 


Depuis 1830, les associations religieuses et enseignantes 
nouvellement formées, aussi bien que les sociélés pour l’encou- 
ragement de l’instruction primaire, n’ont plus été reconnues 
que comme élablissements d'utilité publique. Leur existence 
légale n’est donc l’objet d’aucun doute. 

La loi organique de 1850 n’a rien changé à l’état des asso- 
ciations d'hommes religieuses et enseignantes : elle ne les 
assimile en aucune façon aux établissements ecclésiastiques 
régis par les lois de 1817 et de 1825, l’ordonnance de 1831 et 
le decret du 31 janvier 1852 : aucunes des restrictions appor- 
tées à la capacité de recevoir des établissements ecclésiastiques 
n’est donc applicable aux associations de Frères. 


II. Jusqu’à présent, aucune différence entre les Frères des 
écoles chrétiennes et ceux des autres associations enseignantes 
ne nous est apparue. Il en existait deux cependant : l’une, 
quant à la capacité de recevoir directement les libéralites faites 
à l’association ; l’autre , relative à la liberté d'étendre ses écoles 
par toute la France. 

On a vu que les Frères des écoles chrétiennes puisaiont dans 
le décret de 1808 la preuve de leur existence régulière et dé- 
. gagée de toute entrave : il n’en était pas de même pour les 
autres associations. 


Eu présence des termes Éorele de ononnanes du 9 il 


38 | En DROIT CIVIL. 


1817’, qui n’attribuaient la capacité absolue qu'aux établis- 
sements reconnus par la loi, les mêmes droits pouvaient 
difficilement être accordés aux établissements La une simple 
ordonnance avait constitués. | : 

Loin de s’y prêter et de favoriser ces utiles et morales insti- 
tutions, les tendances de cette époque, aujourd’hui bien éloi- 
gnée, leur montraient en toute occasion une hustilité ouverte. 
L’intime alliance de la royauté et de la religion semblait un 
péril incessant à ceux qui n’attaquaient si vivement l’une 
d’elles, que pour venir plus aisément à bout de l'autre. La mé- 
fiance, qui avait gagné jusqu'aux meilleurs esprits, était 
poussée dans les moindres détails. nn À 

L'empire de ces congrégations qui allait be au loin leurs 
ramifications menaçantes, devait sûrement aboutir à une sorte 
de théocratie universelle, pouvoir mystérieux et absolu comme 
celui des prêtres dans l’ancienne Égypte*. On ne pouvait le 
répéter trop souvent, ni faire assez de bruit de ses craintes. 
On ne pouvait trop tenir la main à ce que ces associations, 
tolérées à regret en raison de leur apparence charitable, ne 
devinssent les centres d’une puissance inconnue. Toute leur vie 
dut être étalée au grand jour, Ce n'était point assez : resserrés 
dans quelques départements, privés du droit d'ouvrir d’autres 
écoles en France à moins d’une autorisation expresse, ces in- 
stituts ne semblaient mériter de vivre que comme une dépen- 
dance de l’Université : son Comité de l'instruction publique 
reçut donc mission d’accepter pour eux, comme pour des inca- 


1 Conformément à l’article 910 du Code civil et à la loi du 2 janvier 1817, 
les dispositions entre-vifs ou par testament....., au profit de... {out éta- 
blèssement d'utilité publique et de toute association religieuse reconnue par 
la loi, ne pourront être acceptées qu'après avoir été autorisées par le roi, le 
Conseil d'État entendu. 

” « Art. 3. L'’acceptation..…. sera faite, savoir :..….. 

» Par les supérieurs des associations religieuses, lorsqu'il s agirä de libé- 
talités faites au profit de ces associations. 

» Par les administrateurs de tous les autres établissements d’utilité pu- 
blique légalement constitués, pour tout ce qui sera donné ou légué à ces éta- 
blissements. » 

3 Voir le Manuel de M. Dupin, qui, en forçant les textes de Tite-Live, a su 
faire remonter si ingénieusement l’origine de nos. congrégations FRIIenses 
aux honteux mystères des Bacchanales (p. 269 et suiv.). 

‘3 Voir les discussions de la Chambre des députés. 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES. — LIBÉRALITÉS. 39 


pables, totite libéralité qui leur serait faite et d'en surveille 
l'emploi. 

Cétte detnièré disposition ? est-elle encore en vigueur ? 
quelle autorité, à défaut de la Commission de l'instruction pu- 
blique qui est supprimée, appartient-il d'accepter les dons ou 
legs faits à d’autres Frères qu’à ceux des écoles chrétiennes ? 
ou Ja suppression de ladite Commission a-t-elle entraîné la 
suppression de tout intermédiaire dans cette acceptation ? Telles 
furent les questions examinées par le Conseil d'État, peu après 
la foi organique du 15 mars 1850, sur l’enseignement ?. 

On hésita d’abord sur la question de savoir si le droit d’ac- 
cepter les libéralités faites aux Frères n’était point passé au 
Ministre de l'instruction publique, en qualité de président du 
conseil supérieur de l'instruction publique, ou si la loi orga- 
nique de 1850 n’avait pas placé ces associations sous l'empire 
du droit commun. On pesa donc attentivement les termes de 
cette loi, en recherchant le sens de ses dispositions expresses 
-ou implicites. Suivant l’article 31, « les instituteurs commu- 
» naux soût nommés par le conseil municipal de chaque com- 
» mune, et choisis soit sur une liste d’admissibilité et d’avan- 
» cement, dressée par le conseil académique, soit sur la pré- 
» sentation qui est faile par les supérieurs, pour les membres des 
» associations religieuses, vouées à l'enseignement et autorisées 
+ par la loi, ou reconnues comme établissements d'utilité pu- 
» blique. » — En vertu de l’article 34, « les instituteurs adjoints 
» sont nommés et révocables par l’instituteur avec l'agrément 
» du recteur; les instituteurs adjoints, appartenant aux associa- 
» tions religieuses, sont nommés el peuvent êlre révoqués par les 
‘» supérieurs de ces associalions. » 

L'article 79 assimile exactement la position des membres ou 
novices des associations religieuses à celle des autres maîtres 
ou instituteurs, quant à l’exemption du service militaire. 


4 « Notre commission de l'instruction publique, en se conformant aux lois 
»*et règlements d'administration publique, pourra recevoir tous les legs et 
» donations qui seraient faits en faveur de ladite association et de ses écoles, 
» à charge de faire jouir respectivement, soit l'association en général , soit 
» chacune des écoles tenues par elle, desdits legs et donations, conformé- 
» ment aux intentions des donateurs et testateurs. » (Ordornance du 23 juin 
1820, art. 2.) 

Toutes les autres séntiatéce reproduisent la même disposition. 

3 Avis du Comité de l’intérieur, 12 avril 1851. 


4 DROIT CIVIL, — 


Après mûr examen, on reconnut que par suite dela situation 
nouvelle, faite aux associations de cette nature, tant par l’ar- 
ticle 31 que par l’ensemble de la loi précitée, on pouvait re- 
connaître au supérieur général de l’association, le droit d’ac- 
cepter directement sous l'autorisation du gouvernement les 
dons et legs qui seraient faits à ladite association ?. Il conve- 
nait, dès lors, par une conséquence ‘naturelle, de rapporter à 
l'avenir toutes les dispositions des ordonnances de la Restau- 
ration, qui avaient saumis ces associations à l'infermédiaire de 
la commission de l'instruction publique. Leur capacité entière 
et absolue d’acquérir, de recevoir et de posséder fut ainsi 
hautement proclamée. | 

III. Aujourd’hui, il ne reste donc rien de la première distinc- 
tion que nous avons signalée, entre les Frères des écoles 

chrétiennes et les autres associations d'hommes religieuses et 
enseignantes. En est-il de même de la seconde : est-elle égale- 
ment effacée ? les membres de ces dernières associations peu- 
vent-ils s'étendre indéfiniment sur toute la surface de la 
France ? Nous le croyons avec sincérité, et malgré les doutes 
qui semblent encore envelopper toute cette matière. 

La question est tranchée, ce nous semble, à l’égard des as- 
socialions reconnues comme établissements d'utilité publique, 
tant sous la monarchie de Juillet que depuis la loi de 1850, — 
loi qui a voulu mettre fin aux embarras et aux expédients du 
régime antérieur, où la reconnaissance ne pouvait être régu- 
lièrement obtenue qu’en vertu d’une loi, et en fait, n’a jamais 
eu lieu que par ordonnance. Entre les congrégations contem- 
platives et les associations enseignantes la distinction est réelle, 
complète et sanctionnée par toute notre législation; mais du 
moins la condition de se livrer à l’enseignement primaire 
paraît essentielle pour ces dernières. Une fois celte condition 
remplie, on ne saurait leur refuser sans injustice l'application 
du droit commun. Le danger, s’il y en a, que pourrait présen- 
ter l’extension des congrégations, disparaît par le fait, qu’étant 
reconnues commé établissements d'utilité publique, elles sont 
assujetties aux lois et règlements ordinaires. 

La seule, la vraie difficulté a simplement rapport aux asso- 

1 En conséquence, le supérieur général des Frères de Saint-Antoine, à Pa- 


ris, fut autorisé à accepter le legs Camus, fait à ladite association. Ars du 
Conseil d'État, 23 décembre 1852.) 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES, — LIBÉRALITÉS. 2.5 1 


ciations autorisées sous la Restauration. Parmi ces dernières, 
deux furent autorisées sans circonscription déterminée, et 
eurent par suite, dès l’origine, la faculté de fonder des établis- 
sements dans toute la France. En premier lieu, « la société 
» des écoles chrétiennes du fauhourg Saint-Antoine, à Paris, se 
» consacrant à desservir les écoles primaires des villes et des 
» campagnes ‘ ; » ensuite, « la congrégation des Frères de 
» Marie, ortiée à Bordeaux, dans le but de fournir des maîtres 
.» aux. écoles primaires ?. | | | 
Quant aux autres associations religieuses et enseignantes, 
fondées vers la même époque, elles ne furent permises et re- 
connues officiellement que sur certains points de la France*. 
Il leur était défendu de chercher à répandre autour d'elles 
les bienfaits de leur institution. Si parfois le gouvernement 
vint sanctionner leurs efforts pour sortir des bornes où les avait 
circonsérites l’acte constitutif de leur origine, la réserve et la 
rareté de pareilles mesures semblait devoir consacrer le prin- 


cipe de la restriction, et plutôt exclure que tolérer |’ npparence 
de la liberté. PS 


4 Ordonnance du 23 juin 1820. 

? Ordonnance du 6 novembre 1825. 

3 Ordonnance du 5 décembre 1821, autorisant les Frères de la doctrine 
chrétienne du diocèse de Strasbourg dans les départements du Haut et du 
Bas-Rhin. | 

Ordonnance du 1° mai 14822, autorisant la congrégation de l'instruction 
chrétienne (Frères de Lamennais) dañs les départements composant l'ancienne 
province de Bretagne. 

Ordonnance du 17 juillet 1822, autorisant les Frères de la doctrine chré- 
tienne du diocèse de Nancy (Meurthe, Meuse, Vosges). 

Ordonnance du 11 juin 1823, autorisant la congrégation de l'instruction 
chrétienne du diocèse de Valence (Hautes-Alpes, Drôme, Isère). 

Ordonnance du 25 juin 1823, autorisant la congrégation des Frères de Saint- 
Joseph, formée dans le diocèse du Mans (Sarthe et départements eme 
ronnants). 

Ordonnance du 17 septembre 1823, autorisant les Frères de l'instruction 
chrétienne du Saint-Esprit Re eRonres Vienne, Vendée, Deux Sèvres, 
Charente-Inférieure). 

Ordonnance du 3 décembre 1823, autorisant la congrégation des Frères de 
Saint-Joseph, fondée par l’évêque d'Amiens (Somme). 

Ordonnance du 10 mars 1825, autorisant les Frères de l'instruction chré- 
tienne du diocèse de Viviers (Ardèche). 

Ordonnance du 10 janvier 1830, autorisant la société que le sieur Querbes 
se propose d'établir sous le titre d’association de Saint-Viateur, et dont le 
chef-lieu sera dans la commune de Vourles (4in, Loire, Rhône). 


* 


49 DROIT CIVIL: 


On ne rencontre en effet que deux exemples d'autorisation 
régulière, accordée à une telle extension. 

Une ordonnance du 19 novembre 1829, ouvrit aux écoles des 
Frères, établis dans le diocèse de Viviers, le département de la 
Haute-Loire; -une autre ordonnance, rendue le 23 avril 1848, 
approuvä la fondation d'établissements en Algérie, par les 
Frères dé Saint-Joseph établis dans le diocèse du Mans. 

Mais quel fut, aux yeux de la loi, l’état des institutions de 
Frères depuis lors ? Cette question-fit naître de vives et sé- 
rieuses discusbions, dont nous essayerons de retracer rapide- 
ment les traits principaux. 

. On s’äppuya tout d’abord sur l’article n de la loi du 
28 ; juin 1833, qui avait admis tout individu réunissant les con- 
ditions d'âge, de capacité et de moralité, à diriger une école 
primaire, sans exception, mais sans faire aucune allusion aux 
individus qui seraient engagés dans les associations charitables 
et religieuses, vouées à l'instruction primaire. C'était donc 
uniquement la volonté de les y appeler directement, et de sanc- 
tionner un fait réel qui avait inspiré l’article 31 de la Joi du : 
15 mars 1850. Par cet article très-nettement rédigé, les supé- 
rieurs des associations religieuses, vouées à l’enseignement, et 
autorisées par ordonnance royale ou reconnues comme établis- 
sements d'utilité publique, se trouvaient désormais investis du 
droit de présentation aux places d’instiiuteurs communaux va- 
cantes dans toute [a France. Tous les supérieurs généraux de- 
vaient jouir du même droit à l’avenir, sans restriction comme 
sans réserve, quelle que fût d’ailleurs l’époque où leur association 
avait été autorisée par le gouvernement. Enfin les conditions 
de l’ordonnance d’autorisation qui leur assignaient une circon- 
scription déterminée, n’avaient-elles pas été levées par la loi 
de 1850? — loi dont lesprit est évidemment de confier, par- 
tout où les circonstances et les convenances locales le per- 
mettent, l'éducation et l'instruction primaire à des maîtres 
éminemment religieux. 

Dans une autre opinton, lain d’attribuer à la généralité des 
termes employés par le législateur en 1850, le pouvoir d'’ef- 
facer pour toutes les congrégations les limites apportées à l’au- 
torisation d’enseigner, on répondait par ce même article 31 
commenté tout différemment. En effet cet article, en accordant 
aux supérieurs des dssociations religieuses reconnues comme 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES. — LIBÉRALITÉS. 43 


établissements d'utilité publique, le droît de présentation aux 
places d’instituteurs communaux vacanites, change-t-il le moins 
du monde les conditions d’existence de ces associations 
mêmes? Ne laisse-t-il pas subsister les dispositions spéciales 
qui les régissent, les limites dans lesquelles elles sont auto- 
risés ? Par conséquent, le droit de présentation ne peut s’exer- 
cer que dans les M or Li où ces associations sont auto- 
risées. | 

Or les ordonnances eadues sous la Restauration n’ont auto- 
risé les congrégations enseignantes que comme associations 
charitables et locales, et non pas comme établissements d'’uti- 
lité publique, titre qui peut seul les constituer personnes civiles 
dans le sens absolu. Il aurait donc fallu, suivant cette opinion, 
un décret formel reconnaissant lutilité publique de chaque 
association de Frères, pour l’admettre à jouir dans tout l’Empire 
des mêmes droits qui lui avaient été PERIENERIeNE accordés dans 
quelques départements. 

Cette grave question fut, de part et d’autre, longuement et 
savamment débattue ; il ne semble pas qu’elle soit encore 
résolue d’une manière péremptoire. 

Le Conseil d’État se maintint entre ces deux nn et 
adopta, le 23 décembre 1852, le projet de décret suivant. 
Outre la loi de 1850, l’article 910 du Code Napoléon et Por: 
donnance du 2 avril 1817, qui ne parlent que des établissements 
d'utilité publique, y étaient visés. Ce fait prouve suffisamment 
qu'aux yeux du Conseil d'Etat le titre d'associations charitables 
autoriséés élait en tout point équivalent. 

« Article 1‘, La congrégation des Frères de l'instruction 
» chrétienne de Saint-Esprit, autorisée par ordonnance du 
» 17 septembre 1823, pour les départements de Maine-et- 
» Loire, Vienne, Deux-Sèvres, Charente-Inférieure et Vendée, 
» jouira, dans toute l'étendue du territoire français, des droits 
» œttribués aux associations religieuses enseignantes, reconnues 
» par l’État comme établissements d'utilité publique !. » 

Ces réserves, cetie approbation officielle de l’extension des 
associations religieuses d'hommes vouées à l’enseignement 
étaient nécessaires pour ne pas établir une inégalité trop cho- 

1 Par le même décret, cette congrégation a été autorisée à changer son 


hom én celui de Frères de Saint-Gabriel. (Bulletin des lois. Décret du 3 mars 
1853.) | 


4 DROIT CIVIL. : 


quante entre ces instituts et les congrégations de Ces 
qui, d’abord plus favorisées, ne peuvent cependant fonder 
aucun établissement particulier, si petit qu’il soit, et même à 
titre d’enseignantes, sans. FAMOnAnoR positive et répétée du 
gouvernement. 

Il résulte clairement de ce mrécélent qu’en pareil cas un 
décret est nécessaire, non pour reconnaître l'utilité publique 
d’un établissement qui existe déjà aux yeux de l’État, mais 
pour justifier son extension en dehors de ses limites premières. 
Une fois ce décret obtenu, l'association peut ouvrir toutes les 
écoles que bon lui semble sans recourir encore à l'intervention 
du gouvernement. 

. ‘Le décret du 3 mars 1853 est toutefois le seul qui ait statué 
sur cette matière. C'est en effet une simple décision minis- 
térielle du 8 avril 1851 qui a autorisé l'association de Saint- 
Viateur, primitivement établie dans le ressort de l'académie de 
Lyon (départements du Rhône, de l’Ain et de la Loire *}, à 
tenir des écoles dans le département du Cantal. Cette disposi- 
tion, dont l’abbé Querbes, supérieur général, sollicitait dès lors 
l'approbation et l’extensionà toute la France, ne paraît pas avoir 
reçu jusqu’à présent la sanction de l'Empereur. Bien plus, il est 
constant que les Frères de Saint-Viateur se sont étendus de fait 
et sous les yeux de l’autorité dans RE départements de 
l'Est et du Midi. 

Nous pouvons mentionner également les Frères établis 
en 1825 dans le diocèse de Viviers (4rdèche), auxquels l’ordon- 
nance du 19 novembre1829 ouvrit le département de la Haute- 
Loire, et qui ont obtenu du gouvernement, le 19 juin 1851, une 
autorisation générale pour toute la France. Le décret du 18 no- 
vembre 1854, rendu sur l’avis conforme du Conseil d’État, leur a 
reconnu implicitement le droit de s’étendre dans le Cantal, en 
autorisant leur supérieur général à accepter un legs fait pour 
l'entretien d’une école desservie par eux dans ce département. 

En résumé toutes les associations d'hommes, religieuses et 
enseignantes, reconnues à quelqué titre que ce soit depuis un 
demi-siècle, à compter des Frères des écoles chrétiennes jusqu’à 
ceux de Saint-Jean-François-Régis et de Hondepours, jouissent 


| 1 Avis du Comité de l'intérieur, 25 septembre 1829. 0 nat royale, 
10 janvier 1830. | 


ÉTABLISSEMENTS KCCLÉSIASTIQUES. — LIBÉRALITÉS. 45 


actuellement de la vie civile et possèdent les mêmes droits que 
tous les autres établissements publics. 

Ils peuvent recevoir toute sorte de dons et legs qui sont ac- 
ceptés par le supérieur général de chaque association. La somme 
de ces libéralités qui, pour les Frères des écoles chrétiennes 
seulement, montait à 776,122 francs de 1840 à 1845, s’est éle- 
vée pendant les cinq années de 1852 à 1856 à 1,107,393 francs 
pour toutes les institutions de Frères ‘. 

Quant au droit de tenir des écoles dans toute la France, il est 
formellement reconnu à onze de ces associations. La seule ex- 
ception apportée à cette dernière faculté (et encore est-elle vi- 
vement contestée) ne se rapporlerait qu’à hutf instituts de 
Frères, autorisés pour quelques départements sous la Restau- 
ration, et dont l’extension, déjà tolérée en fait, pourrait très- 
aisément être régularisée. 

D’autres associations semblables, mais celles-là sans aucun 
titre officiel, existent également en France et y tiennent un cer- 
tain nombre d'écoles. Nous n’avons point à nous en occuper 
ici, mais il nous paraît juste de reconnaître qu’elles peuvent 
s'établir, fonctionner régulièrement et jouir de tous les avau- 
tages attachés à la vie civile, pourvu que leurs membres aient 
pris le soin de se constituer en société, conformément aux pres- 
criptions du Code Napoléon et du Code de commerce. 

Nous donnons ci-joint le tableau détaillé de la situation de 
toutes les associations religieuses et enseignantes dont nous 
avons eu l’occasion de parler dans cette étude. Il y a peut-être 
quelque intérêt à comparer ces résultats à l’état des mêmes as- 
sociations il y a dix années. On remarquait dans l'exposé 
des motifs du projet de loi sur l'instruction primaire, présenté 
par M. de Salvandy à la Chambre des députés, le 12 avril 1847, 
le passage suivant : 

« Les Frères ne pourront jamais être en nombre suffisant pour 
» desservir, non pas même la totalité, mais seulement une 
» partie notable de nos écoles... Toutes leurs associations 
» réunies forment une milice de 3,128 Frères qui desservent 
» 827 écoles communales et 290 écoles privées, en regard de 


1 Ces chiffres ne s'appliquent qu'aux dons et legs dont l’acceptation a été 
autorisée par le chef de l’État. On n’y a pas compris non plus les libéralités 
(en très-grand nombre et fort considérables) faites aux communes à la charge 
d'établir et d'entretenir des écoles de Frères. 


46 ie DROIT CIVIL. 


» 39,370 écoles laïques, tant communales qué privées. …. » 

Aujourd’hui l'institut des écoles chrétiennes à Paris. compte 
. à lui seul près de 7,000 membres, dont 5,400 en France et dans 
les colonies. | 

Il dessert 777. écnles publiques et 328 écoles privées del’'Em- 
pire : ses élèves adultes y sont en nombre de 34,802, et ses 
élèves enfants atteignent le chiffre énorme de 214,649. 

Grâce à la loi de 1850 et aux encouragements du Gouverne- 
ment impérial, les autres institutions de Frères ont suivi la 
même progression. Leur nombre est aujourd’hui de dix-huit : 
les résultats connus pour seize associations donnent les chiffres 
suivants : 5,031 membres, desservant 861 écoles communales : 
et 157 écoles privées, 6 colonies agricoles, 2 orphelinats, 
1 école normale et 1 école professionnelle dans l’Empire, plus 
26 établissements à l” étranger. | 

Nous joignons à ce premier tableau l’état comparatif des écoles 
primaires et des classes d’adultes dans la ville de Paris en 1854 
et1856, Il suffit d’y jeter les yeux pour remarquer que, bien que 
le nombre total des écoles primaires soit à peu près resté station- 
naire pendant ces deux années, le chiffre des écoles tenues par 
les Frères s’est sensiblement élevé en même temps que celui des 
écoles publiques : nouveau fait, Lout à l'avantage des associa- 
tions religieuses et enseignantes. D’un autre côté la progression 
n’a pas été la même pour les classes d’adultes : leur nombre 
total s’est augmenté sans qu’il y ait eu aucune variation dans 
le nombre des classes tenues par les Frères. 


GEoRcES DE SALVERTE. 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES, == LIBÉRALITÉS. 47 


L 
État des Associations d'hommes, religieuses et enseignantes, reconnues par 
le gouvernement et exerçant en France et à V'Étranger. 


on 


ee me 


: L2 Ÿ d 
3 | DATE Des NOMBRE | NOMBRE S 
È NOMS. . de la & à | des ecoles | äesécules = 
‘“ e = re à 
- Te , 
ä DES CONGRÉGATIONS. PR le Ë É es Lite 
2 nn. Es 3 — | palliques|- privées 


1| Institut des Frères des Ecoles|L. P. de 1724| 
chrétiennes, rue Oudinot,| et1725. 


27, à Paris :  : D.du 17 mars 

: En 1719.%,....| 1808. 274] 192 |classes » |(a) 
e En 1751.......ID. du24juik!l  523| 240 /classes ». |(6) 
En 1779.......| let 1852. 760]  420/|classes » |(c) 
En 1790.....,,. 1,000! 550!classes 5 {(d) 
En 1803....... ” 30 9! classes » |{e) 
En 18150040... 310! 89 classes | » (f) 
. En 1850....... 1,420]  380!classes » cg 
L En 1845. : . . 4,110 : 843 classes » Ch 
En 1856...,.... 6,853] 777| 328] 194 |(i) 

En 1857......,. 6,662 » »| >» 


9 Société des Écoles Chrétiennes O. R. du 23 
du FaubourgSaint-Antoine,| juin 1820. 
à Paris. ....... » » 


e -. + C1 » » 
3| Association des Frères de la|O. R. du 5 dé- 
Doctrine Chretiennedu dio-| cemb. 1821. 
cèse de Strasbourg. . . .. 62 8 3 » 
4! Association des Frères de la O. R. du 17 
Doctrine Chrétienne du dio-| juillet 1822. 
cèse de Nancy, à Vézelise. ne = 209 29 18 2 


5| Congrégation des Frères de|O. R. du 1° 
l’Instruction Chrétienne for-| mai 1822. 
mée par lessieurs de Lamen- 
hais et Deshayes danses dé- 
partements composant l’an- 
Cienne province de Breta- 


gne, à Ploermel Morbihan). 899 310 55 » 

6| Congrégation de l’Instruetion|O. R. du 11 . | 
Chretienne du diocèse del juin 1893. 
Valence... ... De nene » » » » 

7| Congrégation des Frères de|O. R. du 25 
Saint-Joseph du Mans, à] juin 1823. 8 (2 écotes pro 
Notre-Dame de Sainte-|O. R. du 20 fessionnel-ÿ 
Croix. .,.........,| avril 1843. 202] 66 établissements, € les etagri- X 7 } 


: Bt. 
8|Congrégation des Frères de|O. R. du 3 
Saint-Joseph, formée par] décembre . 
l’évêque d'Amiens, à Fus-| 1823. 4 école normale et 
cien-au-Bois (Somme)... 16! er nt 2. 
C7 


Rene 


_ 4 reporler. .... | 8,050 


ES 


1,124| 404! 198 


(a) 9,885 élèves répartis dans 27 maisons. 
(b) 19,273 élèves répartis dans 92 établissements, | 
(c) 30,999 élèves répartis dans 414 maisons. 

(d) 56.000 élèves répartis dans 121 maisons. 
(e) 1,600 élèves répartis dans 8 maisons. 

(f) 18,290 élèves répartis dans 58 maisons. 

f) 86,998 élèves répartis dans 237 maisons. 

214,390 élèves 1épartis dans 490 maisons. ; 
\#) 5,251 frères résident en France, 5t en Algérie, 60 dans l'ile de la Réunion. 
L'institut a 20 noviciats en France et 11 à l'étranger. : 
(5 L'actif de l'association est de 888,500 francs, Ses recettes annuelles s'élèvent à 

160,000 francs. - 


48 , DROIT CIVIL. 


mm mm 00 qq 


L | 
Suite du Tableau précédent. 


SE GÉRÉE QE 
. L + é 
gi | m's| NOMBRE ä 
Ë NOMS D Hi + des ecoles rte Ë 
: æ& . à = 
É DES CONGRÉGATION. rocmnaissance | D à |  P = 
Z | légale. FE s= publiques| privées l'étranger. 2 
RS EE © : es CNRS | CRREERS CERRMENENRS CPR | cms 
, Report. ...... 8,050! 1,124 404 198 
9 | Association des Frères de l’In-[0.R. du 10 
struction Chrétienne du] mars 1825. 
diocèse de Viviers (Ardé-|0.R.du19no- 
che), . ..,..........| veinb.t829.1 300! » » 2 !(k) 
10|Congrégation des Frères delO.R. du 6 no- A à ' 
Marie, formée à Bordeaux] vemb.1525.| 
par M. l’abbé Cheminade. . 589, .69 24 8 
11|Société établie par le sieur|O. R. du 10 | RS 
Querbes, sous le titre d’As-1 janvier 
socialion de Saint-Viateur,| 1830. 
à Vourles (Rhône).. ..,.. 328 116 » 12 
t2| Association des Petits-Frères|D. du 20 juin 
de Marie, à Notre-Dame del 1851. 
l’Herimnitage sur Saint-Cha- Ù 
mond (Loire)... ,..,.... 1,506!’ 261 31 » |@ 
13l Association des Frères de|D.du15avril 
: Notre-Dame de l’Annoncia-| 1853. 
tion, à Misserg' ‘n (Algérie). 38|2 erphelinats. » |(m) 
14) Association des Fréresdel’In-|0. R. du 17 
struclion Chrétienne de sept. 1523. ; 
Saint-Gabriel, à Saint-Lau-|D. du 3 mars 
rent-sur-Sèvre (Vendée). .| 1853. 480] 68] 26 »  |(n) 
15 ea . HUE de|D. du 6 mai 
aint- Joseph, à Ouilins,| 1855. lonies 
prés Lyon... ....:... | 132 ni de » |(0) 
16| Association des Frères de|D. du 4 mai 
Saint-François d'Assise, dits| 1854. 4 
Frères agriculteurs, dont le 
siége est à Saint-Antoine, 
commune de Bois (Cha- ; 
rente-inférieure).. . . . .. 35 |3 colonies agriceles. » |(? 
| reporter. CC ' 11,458 1,688] 485 220 


_(k) Cette association, fondée en 1821, compte à présent 50 établissements, dont 
18 dans le diocèse du Puy, 30 dans les diocèses voisins, et 2 aux LtatseUnis : à Mobile 
et à Dubuque. Le noviciat et la maison-mère sont réunis à Paradis, près Le Puy. 

(li A 2 Les de leur reconnaissance légale, en 1851, les Petits-Frères de Marie 

. counptaie: t 826 membres de leur association. dont 565 frères enseignants. Ils étaient 
répandus dans 6 départements, où ils tenaient 150 écoles, dont 122 communales et 
28 libres ou privées. | 

(m\ Cet institut se consacre uniquement à l'instruction primaire et professionnelle 
des enfants pauvres, des enfants-trouvés et des jeunes détenus en Algérie. 

(x) Outre l’enseignement primaire, les Frères de Saint- Gabriel se vouent à l’instruc- 
tion des sourds-muets et des jennes aveugles. Autorisés d’abord dans 5 départements, 
ils s'étaient étendus dans 3 autres par tolérance jusqu’au décret de 1853. A cette 
époque ils comptaient seulement 60 écoles. Les recettes annuelles de la maison mère 
s'élèvent aujourd’hui à 53.050 francs, ses dépenses ne dépassent pas 44.300 francs. 

(o) Cette association est composée d’ecclésiastiques et de laïques. Elle se voue à 
l'instruction primaire des enfants pauvres, orphelins et abandonnés, ainsi qu’à l’édu- 
cation correctionnelle des jeunes détenus, et des enfants indiscipliués qui lui sont 
remis pe les familles. Fondée à Oullius en 1835, elle a acquis en 1846 la colonie 
agricole de Citeaux. Elle dessert également le pénitencier de Perrache, le dépôt de 
mendicité de Lyon, msrisons de Lille, Douai, Hazebrouck, et la maison centrale de 
Loos. À l'époque de sa reconnaissance légale, elle comptait 5 prêtres, 120 frères on 
novices et 550 élèves. 


(p) Ges Frères joignent à l’enseignement primaire l'instruction agricole, 


Let eR "°C 


FN EM EC RE Peu ?,7 :,° 


71 


ÉTABLISSEMENTS ECCLÉSIASTIQUES. — LIBÉRALITÉS. 49 


Suite du Tableau précédent. 


NOMBRE 
MBRAE 
des écoles sers 


DES CONGRÉGATIONS., 


OBSEAYATIONS. 


_. Report. ...... 11,458! 1,638]. 485 
17|Association des Frères de la|D. du 4 mai! 
Re ounà Menestruel| 1854. , 
Mh...s.s ss 
18! Association des Frères de|D. du 19août 
Saint-Jean-François-Régis,| 1956. 
établie aa Puy (Haute- 
LOIrO). 53% ue ces 
i9|Association des Frères des|D. du 4 sep- 
Ecoles Chrétiennes de la] temb.1856. 
Miséricorde, à Mondebourg 
(Manche). .......... 65 , » 


. TOTAUx. . | 111,693! 1,638] 485 


150 


20 |4 seuil établissement. 


1 . (g) Gette association se compose de Frères enseignants, de Frères servants et de prêtres. | 
(r) Outre l'instruction primaire, les Frères de Saint-Jean-François-Régis ensei- | 
nent à leurs élèves une profession manuelle, principalement celle de l’agriculture. | 
s consacrent leurs soins : 10 aux jeunes détenus dans les établissements pénitentiaires; 

} 2° aux orphelins et aux adultes indigents. L'association, fondée en 1850 par te R. P. de 

1 Bussy, jésuite, s’accroit lentement. Elle ne comptait en 1852 que 10 frères et 6 novices. 
(s) Outre l'instruction primaire, les Frères de Mondebourg dirigent des maisons de 

Providence ou de refuge pour les enfants pauvres et orphelins. Le traitement qu'ils 
demandent aux communes varie de 400 trancs à 600 franes. Les ressources annuelles 
de la maison-mère, fondée en 1843, s'élèvent à plus de 40,000 francs. Leurs œuvres 
principales sont : un noviciat, uue école stagiaire, un pensionnat primaire et un exter- 
nat, une école d'agriculture et d’horticulture, une fromagerie, et l’exploitation d’ua | 
moulin D PS Les Frères de Mondebourg ont 12 établissements , dont nn dans 
le diocèse de Versailles. | 


ÉCOLES PRIMAIRES. 


, 


Institu- Institu - 
teurs 

teurs | congréga- 

laïques nistes (a) 


. - Nombre Nombre 


des Ecoles des Classes 


ANNÉES. 


3841656122813331564 | 44 


1301527127413831657122713311558| 47 


(a) C'est le nom sous lequel les membres des associations d'hommes chari- | 
tables et enseignantes figurent au budget de la ville de Paris. 


XIV. 4 


fu SUR L'APPLIGATIN DES CRCONSTANLES noue ul 
. AUX NP TR DE PRESSE. 


Par M. Amb. VENTE, substitut du procureur général à la Cour impérials 
d'Amiens. 


- 1. C’est une es. encore agitée , malgré les textes, que 
de savoir si le bénéfice des circonstances atténuantes peut 
s'appliquer aux infractions de presse ou de publication. De 
1815-à 1848, le principe qui prévalut, non sans lutte, fut celui 
de l’exclusion dés circonstances atténuantes dans tous les cas où 
l'admission n’en était point spécialement autorisée. Depuis cette 
| dernière époque, le principe contraire a pris place dans la loi, 
le décret du 11 août 1848 déclarant applicable aux délits de la 
presse l’article 463 du Gode pénal. Mais sous les mots dépits de 
Ja ur que de dificultés… au moins soulevées | | 
| Le 

2. L'étude que noûs en devons faire serait incomplète s si je 
ne pe ns d’abord quelles phases diverses a traversées cette 
question longtemps abandonnée aux controverses de la politique 
et de la jurisprudence. C’est l’histoire de la première période. 
On y découvrira la véritable source de la divergence dés opi- 
nions ; je veux dire les préoccupations contraires des partis et 
des temps, et cette conviction erronée qu’un délit de presse 
est un délit d’une nature spéciale! que nous devons juger, sui- 


t On peut voir cette opinion soutenue dans le réquisitoire de M. le pro- 
cureur général près la Cour de cassation qui précède l'arrêt du 6 février 182 
(Bull. 23). Je montrerai plus tard l'influence regrettable qu’exerce depuis 
longtemps ce préjugé sur la rédaction, l'esprit, Vinterprétation, et mémÿ 
Jusque sur l'intitulé de ces lois, qu’pn appelle si improprement lois de presse. 
Je ne puis ici qu’indiquer en quels termes énergiques et fréquents 1e légis- 
lateur ‘de 1819 s'était efforcé de le combattre. « Il n’y a point, disaient les 
» auteurs du projet devenu la loi du 17 mai 1819, il n’y a point dé délits 
» particuliers de la presse... Ces délits ne sont autres que ceux dont la dé- 
» finition se trouve dans les lois pénales ordinaires qui prévoient et incri- 
» minent tous les actes nuisibles, sans s'inquiéter du moyen auquel le cou- 
» pable a eu recours. » Et encore : « La manifestation de la pensée est un 
» moyen qui peut offrir au crime ou au délit de nouvelles facilités, mais qui 
» ne crée pas des crimes ou des délits d’un ordre spécial, » — « Les délits de 
» presse, dit la commission de la Chambre des députés, n existent pas du 


PRESSE. — CIBEONSTANCES ATTÉNUANTES. 2 


vant nos préveulions politiques, ayec toutes les rigueurs de 
l'aversion ou toutes Îles faiblesses d'une complaisante sym- 
pathie. 
__ 8. J'ai dit qu’à cette one le principe d'exclusion avait 
prévalu, à moins d’une disposition contraire spécialement écrite” 
dans la loi. En voici le développement : Les circonstances atté 
nuantes étaient appliquées aux crimes, dans tous les cas, .en 
vertu des articles 463 du Code pénal et 341 du Code d’instruc- 
tion criminelle, dont le texte, sur ce point, ne comporte aucune 
discussion ?. Elles n’étaient appliquées ni aux délits ni aux 
contraventions, si ce n’est dans les cas où la loi l’ordonuait ?. 
4. Théorie vraie, alors. D'une part, en effet, l’article 463, 
$ 8, porte que les tribunaux correctionnels sont autorisés à ré- 
duire la. peine si les circonstances paraissent atténuanies dans 
tous les cas où la peine de l’emprisonnement et celle de l’amende 
sont prononcées par le Code pénal. Or, les peines prononcées 
contre les infractions de presse ne le sont pas par ce Code, 
Donc l’article 463 ne leur est pas applicable. D'autre part, s’il 
est vrai que le jury, qui connaissait alors des délits de presse, 


» moins comme délits d’une nature spéciale.» — « La presse n’est qu’un in- 

» strument qui ne donne lieu à la création ni à la définition d’aucun crime 
» ou délit particulier et nouveau. » (Benjamin Constant.) La discussion dans 
les deux Chambres des lois des 17 et 26 mai 1819 révèle que ce principe était 
franchement adopté par tout le monde.—V. Manuel de la liberté de la presse, 
p. 2, 3, 11, 26, 40, 43. | 

1 Ce principe n’avait été contesté par personne lors de la révision des Codes 
crimfhels en 1832. (V. Moniteur du 8 décembre 1831, discours de MM. Pa- 
rant, de Podenas, Bavoux.) Plus tard , dans la discussion très-vive qui s’é- 
leva sur la loi de 1835, M. Sauzet, rapporteur, disait : « Quant aux crimes, 
l'application de l’article 463 est de droit commun, d’après sa rédaction mêmé, 
comme d’après celle de l’article 341 du Code d’instruction criminelle. » (#Ho- 
hiteur, 30 août 1835, p. 1033.) Nous verrons cependant plus tard, n° 16 dé 
cette étude, que la Cour de Montpellier et le tribunal de Tarbes ont depuis 
complétement méconnu la véritable portée de ces articles. 

2? C'était, avant 1848 : En vertu de la loi du 25 mars 1822 : 1° Les outrages 
et violences envers des fonctionnaires, jurés, ministres du culte ou membres 
des deux Chambres, dans les cas prévus par l’article 6, & 1, 2 et 4 de cette 
même loi; ?° les cris séditieux (art. 8); 3° l’enlèvement ou dégradation des 
signes publics de l'autorité royale opéré en haine ou au mépris de cette au- 
torité (art. 9, 6 1). En vertu de la loi du 10 décembre 1830, et de ceile du 
16 février 1834, les délits et contraventions relatifs à l’affichage, criage @ 
distribution d’écrits, ou chants sur la voie publique. En vertu de la lot du 
21 mai 1836, les délits et contraventions relatifs à la publication des loteries 
non autorisées, 


52 DROIT PÉNAL. 


soit investi du droit de statuer sur les circonstances atténuantes, 
il ne l’est, aux termes même de l’article 341 du Code d’instruc- 
tion criminelle, qu’en matière criminelle. Or, les délits de presse 
ne sont point des crimes. Donc son intorvention, en cette ma- 
tière non crirainelle , ne modifiait en rien la loi ons de ces 
délits. 

Ces raisons de texte sont on. L’appui que 7 
donnent les précédents historiques de la question n’est pas 
moins décisif'. En 1832, lors de la révision des Codes, M. de 
Podenas demanda, sur l’article 341 du Code d'instruction cri- 
minelle, qu’en toute matière, le jury fût appelé à statuer sur 
l'existence dés circonstances atténuantes, « afin, disait-il, que 
» les délits de la presse et les délits politiques jouissent de la 
»'même faveur que les délits ordinaires. » Son amendement fut 
rejeté. — La même proposition reprise, sauf les termes, par 
MM. Petit et Dozon, sur l’article 463 du Code pénal, éprouva le 
même sort. — La chambre refusa même d'adopter un amende- 
ment accepté par la commission, et par lequel M. Eavialle de 
. Masmorel demandait qu’on se départit de tant de rigueur, au 
moins pour la diffamation. | 

Tous ces efforts, comme ceux tentés en 1819 par M. Bognes 
de Fayes, en 1822 par Manuel, en 1828 par M. Agier, en 1835 
par MM. Laurence et Lejoindre, SOnGnerenE contre la tradition 
et le parti pris. 

5. Telle était donc la loi. Reconnaissons, toutefois, que l’es- 
time püblique, gardienne des bonnes lois, lui fit constamment 
défaut. Elle manquait, en effet, d'équité et de franchise. D’é- 
quité, car le droit commun veut qu’en toute matière le juge 
puisse tenir compte au délinquant des circonstances de fait et 
d'intention qui atténuent sa faute, et quand, pour des crimes 
plus graves, le vol, l’incendie, le meurtre même prémédité, 
l'indulgence est encore possible , pourquoi lui interdire l’atté- 
nuation de faits moins préjudiciables à l’ordre social? Étrange 
inconséquence! Dans la série même des délits politiques, dont 
le caractère seul DA Lu cet accroissement de sévérité, il y 


"4 Tous les renseignements qui niet le fond de cette partie  rnent 
historique de mon travail ont été puisés à leur source officielle, le Moniteur. 
Voir 1815, p. 1176; — 1819, p. 542; — 1822, p. 140; — 1828, p. 877 et 159; 
1830, p. 1620 ; — 1831, 8 décembre; — 1835, p. 2023; —et pour la circulaire 
citée plus bas du ministre de la guerre, 1835, 10 décembre, p. 2448. 


PRESSE. — CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. b3 


avait des circonstances atténuantes pour les plus dangereux, 
l'attentat à la vie du prince, le pillage, la trahison, l’offense au 
souverain, et il n’y en avait pas pour la simple provocation à 
ces mêmes délits, pour un outrage à la morale publique, pas 
même pour la diffamation ni pour linjure, à ce point qu’on 
pouvait être alors plus sévèrement puni que le voleur, pour lui 
avoir publiquement reproché le vol qu’il avait commis. La rai- 
son en est que l’injure et la diffamation étaient prévues par une 
loi spéciale restée muette sur l’admissibilité des circonstances 
atténuantes, tandis que le vol, la trahison, l’attentat sont: pré- 
vus par le Code qui en permet l'application. Raison de droit 
qui, sans doute, oblige le magistrat, mais qui dans la bouche 
du législateur, toujours maître d’y remédier, manque de fran- 
chise et de dignité. 

Il en est de même d'ailleurs, j je le dis à. regret, de toutes les 
fins de non-recevoir qui prolongèrent si longtemps cette situation 
anormale. Ainsi propose-t-on, en 1898, d'étendre à tous les 
délits de la presse le bénéfice des circonstances atténuantes? 
Le ministre de l'instruction publique objecte qu’on ne peut 
présenter une disposition aussi générale sur une loi toute spé- 
ciale. — La restreint-on aux cas prévus par cette loi? Pour- 
quoi, répond M. Jacquinot de Pampelune, cette faveur dont ne 
jouissent pas d’autres délits moins graves qu’elle ne prévoit 
pas? — Allègue-t-on en 1832 que, juge des circonstances atté- 
nuantes en matière criminelle, le jury n’est pas moins apte à 
les reconnaître en matière de presse? — Quelle différence! 
réplique la commission. L’atténuation implique dans le degré 
de la peine une réduction nécessaire, toujours possible pour 
les crimes, impossible pour les délits, partant pour les délits 
de presse, à moins de leur appliquer les peines de police qui 
suivent immédiatement dans l’échelle afflictive les peines cor- 
rectionnelles. Or, ne serait-ce point une véritable impunité? 
Ea vain objecte-t-on qu’en matière cerrectionnelle lPatiénuation 
porte non sur le degré de la peine qui est toujours la même, 
mais sur la quotité qui est toujours variable, la chambre n'écoute 
même pas et vote sur la foi de son rapporteur. — Ou bien en- 
core, sur la loi de 1835 on trouve « qu’appliquer aux faits 
* prévus par cette loi l'article 463, ce serait rompre l’harmonie 
» de la législation sur la presse; et ce n’était pas quaod on 
»“ prévoyait des délits nouveaux qu'on devait appliquer cet 


54 . | | DROIT PÉKNAL. 


» article pour se mettre en contradiction aveo soi-même. » 

6. Lä râison publique re fléchit qu’à grarid’peiné $ous cette 
règle pleine de rigueur, et la magistraiure elle-même, après 
en avoir inutilement demandé l’abrogation par ses organes les 
phis élevés !, hésita quelque temps encore à l'appliquer. 

Nous voyons, dans la loi du 9 novembre 1815, la commission 
affrmèr. « qu’une disposition expresse est nécessaire pour an- 
» nuler la faculté accordée par l’article 463 de juger des circon- 
» stances atténuantes, » — En 1819, sur la loi du 26 mai, le 
Garde des sceaux reconnaît, ce que depuis longtemps la juris- 
prudence a refusé d'admettre, que « quant à la provocation 
» aux simples délits, le tribunal, aux termes des lois existantes, 
» a la faculté demandée. » — En 1822, et plus tard en 1832 et 
en 1835, plusieurs députés réclamant pour la presse, nous 
l'avons vu, le bénéfice de Particle 463 : « Cette disposition est 
» inutile, leur répond-on d’abord. Elle est de droit commun. » 
— Dans le projet de loi sur les crieurs publics (10 décem- 
bre 1830), le Garde des. sceaux dit à la Chambre des pairs : 
« L’appréeiation des eirconstances atténuantes par les tribu- 
» naux était de droit. Le gouvernement n’a vu aueun inconvé- 
» nient à l’autoriser explicitement pour prévenir toute objection 
» tirée de l’antériorité du Code pénal. » — Enfin, däns une 
circulaire adressée en 1835 aux conseils de guerre, le ministre 
de la guerre s’exprimait ainsi : «Il n’y a pas de doute que les 
» dispositions de l’article 463 du Code pénal ne soient appli- 
» Cables aux peines prononcées par la loi du 17 mai 1819. » 

eu une erreur, nous l’avons démontré. Cette erreur ce- 


‘all est à désirer, disait M. l'avocat général Hua, dans le réquisitoire 
» qui précède l'arrêt du 5 janvier 1821, que les dispositions de l’article 463, 
» restreintes dans des limites spéciales , soient étendues à toute notre légis- 
# lation : on en sentirait surtout la sagesse dans les délits de la presse, qui, 
» par leur nature, donnent lieu à des modificativns qu’il est impossible de 
» prévoir. » (Cité par Carnot, Code pénal, t. II, p. 410 et suiv.) — « Tous les 
» magistrats, — disait à la Chambre des députés, en 1828, M. Agier, conseiller 
» à la Cour royale de Paris, — désirent avoir plus de latitude dans l’appli- 
» cation des peines corporelles aux délits de la presse... Je ne crains pas 
» d’être démenti par les magistrats de la Cour de Paris. » — « Je sais, — ré- 
» pliqua M. Jacquinot de Pampelune, aussi magistrat, mais qui combattait 
» la proposition de son collègue , — je sais que c’est un vœu qui a été émis 
» par les magistrats de la Cour royale de Paris. C’est une question très- 
» grave... ]1 y aurait des CObSGÉRUOS très-fortes à Sd si c'était ici 
» le moment... » | 


PRESSE, — CIRCONSTANEXS ATTÉNUANTES. 56 


pendant trouva crédit au sein même de la magistrature. De 
1821 à 1844, seize arrêts de Cours royales ou de Cours d’assises 
la consatrèrent expressément. Elle eût conquis force de ‘loi 
sans l’énergique résistance que la Cour süprême y opposa, et 
qu’attestent, durant ce même laps de temps, seize arrêts ous 
d'elle, dont onze prononcent des cassations, 

7. Les vrais principes, j'entends les principes de droit strict 
et non ceux de l’équité, prévalurent-donc; et lorsqu'un décret 
de la République vint en modifier l’économie, depuis quelques 
années déjà le silence sb faisait autour de cette question si 
agitée. La jurisprudence vigoureusement contenue et la doc- 
trine qui n'avait jamais varié semblaient enfin en sur ses 
bases essentielles ?. | 


1 La Revue de jurisprudence, malgré son titre , n’est point une table des 
matières. On doit comprendre dès lors que je ne puis donner ici la date de 
tous les arrêts que je mentioane. Cette lacune sera d'autant moins regrettée 
qu’elle porte sur des citations dont l'intérêt serait ici purement historique. 
Je dirai, d’ailleuss, qu'il n’est point un de ces arrêts dont je n’aie parcouru 
ou même copié le texte. Mais il ne auflit pas que mes citations Soient exactes: 
sont-elles complètes? Oui et non. Qui, pour ce qui est de la Cour de cassa- 
tion ; non, pour les arrêts de juridictions inférieures que j’ai recueillis dans 
les auteurs spéciaux qui les mentionnent, ou dans les recueils ordinaires de 
jurisprudence. Je ne dissimule pas qu’en feuilletant depuis leur origine la 
Gazette et le Droit, j'aurais pu trouver nn plus grand nombre de ces déci- 
sions ; je n’aurais pas reculé devant ce travail, si je l’avais cru utile. Mais 
que voulais-je prouver? D’une part, que les Cours royales n’ont pas accepté 
sans lutte la doctrine vraie des lois antérieures à 1848 : seize arrêts me pa- 
raissent suffire pour justifier cette assertion ; d'autre part, que la Cour de 
cassation n'avait jamais varié dans sa jurisprudence. Je possède tous ses 
arréts : sur seize, un seul, celui du 23 mars 1844 (Bull., n° 117), a, par vole 
de rejet, reconnu la légalité d’un arrêt de la Cour de Caen qui avait admis 
des circonstances atténuantes. C’est à tort que M. Le Seyllier (n° 302) cite 
dans le même sens un arrêt du 16 mars 1838 (Bull., n° 69) qui appartient, 
æu contraire, à la doctrine constante de la Cour. — Dans nne telle situation, 
‘il me semble que je puis, sans me compromettré, maintenir l'exactitude de 
mes appréciations. 

3 Carnot (Code pénal, t. Il, p. 529) a seul professé la doctrine contraire, 
qu'on n’examine mémé plus depuis que les discussions de 1832 en ont dé- 
“montré la profonde inexactitude. Les derniers arrêts que j'aie retrouvés sur 
la rnatière sont de 1837 et de 1844. — Quant aux auteurs, voir : Chassan, 

t. 1, p.185; — de Grattier, t. I, p. 200 ; t. Il, p. 244; — Parant, p. 152; — 
Merlin, Répertoire, v° Peines, $ 14, n° 2; — Dalloz, v° Presse, n° 1028 ; — 
.— Duvergier, 1832. p. 124, n° 3; — Le Seyllier, ne 302; — Rélie, Théorie 
du Code pénal, t. Vi, p. 314; — Ortolan, Éléments de droit pénal, p. 467; 
— Rauter, p. 549. Toutefois, ce dernier auteur commet une singulière er- 


56 DROIT PÉNAL. 
IL. 


8. Nous arrivons à la seconde période, pendant laquelle, 
« sans bruit, sans effort, sans préjudice pour l'harmonie dé 
* cette législation spéciale, sans trouble jeté dans l’ordre gé- 
» néral des peines, » et d’un accord presque unanime , l’ad- 
missibilité des circonstances atténuantes va devenir le droit 
commun de la presse. L'histoire de cette conquête de l’équité 
se lie trop intimement à l’examen doctrinal des difficultés 
qu’elle soulève à son tour, pour qu’il soit possible d’en faire 
l’objet d’un exposé distinct. Gardons-nous seulement d’oublier 
que cette réforme si tardive était depuis longtemps dans les 
vœux de ce que la magistrature, la science et les diverses 
législatures renfermaient de mieux accrédité. L'autorité de ce 
précédent peut exercer une utile influence sur Ni 
de la loi nouvelle qu’il est temps d'aborder. 
9. L'article 8 du décret du.12 août 1848 est ainsi conçu : 
« L'article 463 du Code pénal est applicable aux délits de la 
» presse, »’c’est-à-dire, suivant moi, à tous les faits habituel- 
lement compris sous cette dénomination , quels qu’ils soient, 
et par quelque loi qu’ils soient prévus, sans distinction de date. 
Je ne connais point, en effet, de texte dont le sens yrammati- 
cal soit plus clair, de loi dont il ressorte plns nettement qu'elle 
ne comporte aucune restriction. 
10. Y a-t-il quelque raison de droit ou d'histoire qui contre- 
dise cette opinion? Plusieurs Cours l'ont pensé *, — Suivant la 


reur. Tout en reconnaissant que l’article 463 du Code pénal ne s’applique 
pas de plano aux délits de presse, il croit (n° 83) qu’il s’applique, en vertu 
de l’article 341 du Code d'instruction criminelle, à ceux de ces délits qui 
étaient portés devant le jury..Il est le seul auteur qui ait soutenu cette doc- 
trine, condamnée formellement par le texte de l’article 341 et par la discus- 
sion qui a précédé le vote de cet article. 

‘1 Amiens, 30 avril 1858; journal le Napoléonien, 2 mai 1858. — Carpen- 
tras, 24 mai 1855; D., 55, 2, 381. — Poitiers, 5 mars 1858; Morin, 1858, 
p.156. — Caen, 29 octobre 1849; D., 50, 2, 32. — Bordeaux, 24 novembre 
1852; Morin, 1853, p. 35.— II est juste d'observer ici que les Cours d’Amiens 
et de Poitiers ont seules refusé d'appliquer l’article 463 à des délits de presse 
(délits de fausses nouvelles et de diffamation). Le tribunal de Carpentras et 
les Cours de Caen et de Bordeaux avaient, au contraire, à statuer sur des 
contraventions. Mais au lieu de traiter la question à ce seul point de vue, 
ces dernières Cours l’ont généralisée et tranchée même à l’égard des délits. 
Leurs arrêts sont donc justes au fond, mais erronés dans leurs motifs. 


PRESSE, —— CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. 57 


Cour d'Amiens et le tribunal supérieur de Carpentras, l’article 8 
du décret du 12 août ne s’applique qu'aux faits prévus par ce 
décret lui-même.— La Cour de Caen adopte le même principe, 
mais elle en étend Papplication aux délits prévus par les lois 
de 1819 et 1822, dont le décret de 1848 est, dit-elle, « la mo- 
» dification et le complément, ainsi que l’exprime clairement 
» son texte !. » — Un arrêt de Poitiers, sans motifs à l’appui, 
déclare que l’article 463 ne peut s’appliquer aux faits prévus 
par les lois antérieures à 1848.— La Cour de Bordeaux, au 
contraire, qui ne voit dans le décret du 12 août qu’une loi pro- 
visoire. et de circonstance, pense que « la généralité de l’ar- 
» ticle 8 permet de l’étendre aux peines prononcées en cette 
» matière par les lois déjà ue mais non aux faits is 
» par des lois postérieures. » 

Le fond commun de ces solutions contacter est t le prin- 
cipe juste en soi, nous l’avons vu, que l’article 463 du Code 
pénal s’applique seulement aux délits prévus par ce Code, et 
qu’à l’égard des autres, il ne peut être admis de circonstances 
atténuantes qu’en vertu d’une disposition spéciale. Leur vice est 
de ne point comprendre que l’article 8 du décret du 12 août ap- 
porte à ce principe une dérogation complète et certaine, en ce 
qui concerne les délits de presse. Düt-on admettre, comme 
l’affirme la Cour de Bordeaux sans le prouver, que cette loi est 
transitoire, encore faudrait-il reconnaître qu’elle doit vivre jus- 
qu’à la promulgation d’une loi organique sur la presse, qui est 
encore à faire. Sa durée est donc indéterminée, et son maintien 
était formellement reconnu en 1849, lors de la discussion de se 
loi du 27 juillet. 

11. Cette première objection écartée, est-il plus us d'éta- 
blir entre les délits de presse déjà Fe et ceux à prévoir une 
distinction que n’autorisent certainement pas les termes mêmes 
de l’article 8? Nous trouvons dans l'étude historique du décret 
la condamnation de ce système arbitraire. 

L'article 8 n’exislait pas dans le projet de loi qui devint le 
décret du 12 août. Un amendement de MM. Bourzat, Bac et 


1 La Cour de cassation, dans un arrêt du 9 novembre 1849 (D., 49, 1, 304), 
s'est approprié cette même doctrine, qui restreint aux lois de 1819 et 1822 
l'application de l’article 8 du décret du 11 août 1848; mais cette erreur de 
droit, qui est restée sans influence sur le dispositif d’ailleurs juridique de 
l’arrét, ne s’est reproduit dans aucune des décisions ultérieures de cette Cour. 


LU DROIT PÉNAL. 


Berthoïon en fut le premier germe. Ils demandaient qué « dans 
» tous lés cas où les peines d'emprisonnement et d’arnèndè 
» étaient prononcées par le préserit décret, le jage pût, snivant 
» les circonstances, n’appliquer que l’une ou l’autre de ces 
» peines. » Sur les observations d’un représentant, M: Pbint, 
ét de M. Marie, ministre de la justice, le président de l’assem- 
blée proposa cet autre amendement : « L'article 463 du Code 
ñ pénal est applicable aux délits de la presse. » L'assemblée se 
prondnça pour cetté rédaction. M. Bourzat inéista alors pour 
qu’on dit : « L’afticlé 463 est applicable aux dispositions du 
s présent décret, » maïs il ne put obtenir cette modification. H 
én régülte bien clairement que l'article 8 s Applique à tous ds 
délits de presse sans aucune distinction *. 

Vainement la Cour de Bordeaux oppose que si l’article 8 eût 
posé un principè absolu pour l’avenir comme pour le passé, le 
législateur de 1849 n’aurait pas eu besoin de prescrire à nou- 
veau l'application de l’article 463 aux délits que prévoit la loi 
da 27 juillet. L’objectidn porte à faux : cette loi rappelle lé prin- 
cipé et ne le crée pas, ainsi que le prouve la discussion. 
M. Émile Leroux demandait qu’on décrétât Y’application de l’ar- 
ticle 463 du Code pénal aux délits prévus par cette loi. M. Bar- 
rot, président du conseil, répondit qu'il était inutile de le faire, 
» parce qu'elle avait lieu de droit, aux termes dü décret du 


1 Voiet, au surplus, le texte méme de la discussion qui s'est établie sur 
Particle 8 du décret du 12 août 1848 (Moniteur, 12 août 1848, p. 1981): 


Amendement de MM. Bourzat, Bac et Bertholon : « Dans tous les cas où 
» l’emprisonnement et l’amende sont prononcés par le présent décret, le juge 
» pourra, suivant les circonstances, n’appliquer que l’une ou l’autre de ces 
» peines, sans préjudice de l'application de l’article 463 du Code pénal. » 

Le citoyen Point : ..…. Je propose de substituer à cet amendement un 
amendement qui serait ainsi conçu : « L'article 463 sera co aux dé- 
Hts dont il s’agit. » 

Le citoyen Marie, ministre de la jotce: : ... Je pense qu’on donne aux 
délinquants tout ce qu’on peut leur accorder, lorsqu'on dit que l’article 463 
sera applicable aux délits de la presse comme à tous les autres... 

Le citoyen Président : Je pense qu'il faudrait rédiger ainsi le deuxième 
paragraphe : « L'article 463 du cons pénal est applicable aux délits de la 
presse. » (Oui! appuyé!) 

Le Citoyen Bourzat : On pourrait dire : « applicable aux dispgsitions 
du présent décret. » (Non! non!) | 

Le citoyen Berville, rapporteur : La commission adhère à la rédaction 
proposée par lé président. — Cette disposition est mise aux voix et adoptés. 


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PRESSE. —— CIRCONSTANCES: ATTÉNUANTES. 59 


» 12 août 1848. » L’amendement Leroux füt, ilest vrai, voté; 
mais il le fut sur cette observation du président de l'assemblée, 
quê * ce qui abonde ne vicie pas, » et que ce voté « n’impli- 
s quait pas l’abrogation de la loi du 12 août. » 

Ainsi donc, dans l'esprit du législateur, les dispositions de 
ce décret sont générales, absolues, engageant l’avenir comme 
le passé. Que les lois postérieures de la matière les omettent ou 
les rappellent, il n’y faut voir ni une pensée d’abrogation, ni 
ne pensée de restriction. L'article 8 les domine toutes : il est 
aujourd’hui « le droit commun, et, poûr ainsi dire, Particle 463 
» du Code de fa presse. » Aussi ne s’explique-t-on point com- 
ment M. Dalloz (v° Presse, n° 1030) et le tribunal de Tarbes 
(16 juillet 1858)*, qui pensent, comme nous, que le bénéfice 


1 Extraît du Moniteur du 28 juillet 1849 : 

Le citoyen Président : M. Émile Leroux propose un article additionnel 
snsi conqu : « L'article 468 du Code pénal est applicablé aux crimes et dé- 
lits prévus par la présente loi. » 

Le citoyen Émile Leroux : C’est dans la loi du 11 août 1848. 

” Le citoyen Barrot, président du conseil : Permettes, monsieur Émile Le- 
roux; la loi du 11 août 1848 n’est pas abrogée. L'article 463 du Code pénal 
est applicable aux délits de la presse. Cet article est général : il s'applique 
à tous les délits de la presse. Il serait donc parfaitement inutile de répéter 
la même disposition dans la nouvelle loi. 

Le citoyen Émile Lerouz : C’est l'explication que je voulais avoir... Je 
retire mon amendement. 

Le citoyen Président : 11 vaudrait mieux le reprendre et le mettre dans la 
loi....; ce qui abonde ne vicie pas. 

Le ‘eitoyen Barrot : Cela supposerait que la loi du 11 août est abrogée. 

Le citoyen Président : Cela n'implique pas l’abrogation de la loi du 
11 août dans les points qui ne sont pas réglés par la loi actuelle; mais l’âs- 
semblée pout attacher quelque importance à dire elle-même que l’article 463 
du Code pénal est applicable aux crimes et délits prévus par la présente 
loi... (Oui! oui! aux voix!) — Le paragraphe est mis aux voix et adopté. 

2 Tarbes, 16 juillet 1858 ; le Droit, 31 juillet. — M. Dalloz cite à Pappui 
de sa doctrine un arrêt de la Cour de cassation du 14 septembre 1849, dont 
les termes, trop généraux peut-être, semblent en effet se prêter à l’usage 
qu’il en fait. « Attendu, y est-il dit, que les dispositions de l’article 23 de la 
» loi de 1849 ne sont pas, plus que celles de l’article 8 du décret de 1848, ki- 
» mitées aux délits spéciaux prévus par cette loi.» Mais en parcourant l’arrêt 
tout entier, il est facile de voir qu'il n’a pas la portée que lui donre M. Dal- 
loz. L'arrêt ne statue, en effet ,; que sur l’application à tous les délits de 
presse du deuxième paragraphe de l’article 23, relatif à la quotité de la peine 
.qui doit étre prononcée par suite de lPadmission des circonstances atté- 
nuantes ; mais il ne s’occupe pas du premiér paragraphe, lé seul que nous 


60 : . .. BROIT PÉNAL. 


des circonstances atténuantes s'étend aujourd’hui à tous les dé- 
lits de la presse, ont pu chercher et cru trouver la justification 
de ce principe dans l’article 23 de la loi du 27 juillet 1849. Ses 
termes formels. en restreignent au contraire l'application aux 
seuls délits prévus par cette loi : encore une fois, ils confirment 
la règle, mais ils ne la font point, car elle est tout entière dans 
le texte antérieur et plus large de l’article 8. 

12. Cette opinion est celle qui a a dans la jurispro- 
dence. La Cour de cassation, les Cours de Rennes et de Nîmes 
l'ont consacrée en ce qui concerne le décret de 1852, et spé- 
cialement le délit de fausses nouvelles. Le tribunal de la Seine 
en fait une application journalière. Bien d’autres tribunaux, 
d’ailleurs, ont adopté cette doctrine, qui est aussi celle de 
MM. Chassan, Morin et Rousset ?, M. Dalloz lui-même , malgré 
V’erreur d’argumentation que nous avons signalée, peut être 
rangé parmi ses adhérents. On doit donc aujourd’hui regarder 
comme définitivement acquis ce principe, si longtemps et si 
vainement réclamé, que le bénéfice des circonstances atté- 
nuantes s'applique à tous les délits de la presse sans distinction. 


III. 


13. Mais ici surgissent de nouvelles difficultés. Par ces mots 
délits de la presse, que faut-il entendre? Doit-on distinguer 
entre les infractions commises à l’aide de la presse proprement 
dite, et celles commises par toute autre voie de publication ? 
— Entre les délits proprement dits et les contraventions ? — Et 
parmi ces dernièrés , en est-il que l’article 463 touche au moins 
par exception ? 

14. La première distinction paraît avoir été proposée par le 
ministère public devant la ‘Cour de cassation, qui l’a rejetée 
dans une affaire Marquet (28 avril 1854; Bull. 196); et M. Dal- 
loz Presse, n° 1029), sans l’approuver, émet l'avis qu’elle 


examinions en ce moment. Tout juriiqe qu’il soit , il ne va à donc pas à la 
question. 

- 1 Cassation, 28 mars 1854 (Bull. 126. — Rennes, 15 mars 1854. — Nîmess 
25 février 1858 (D., 58, 2, 96). — Tribunal de la Seine : affaire Proudhon, 

2 juin 1858 (Droit du 5 juin); affaire de Montalembert, 24 novembre 1858 
(Droit du 25 novembre): 

- 3% Chassan, Supplément, p. 57 et 120. — Morin, 1852, p. 312. — Roussét, 
Code annoté de la presse, p. 671. | 


PRESSE. — CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. Gt 


est conforme à la lettre de l’article 8 précité, II la repousse ce- 
pendant, mais, dit-il, parce que « c’eût été, ce semble, im- 
» puter au législateur un défaut de logique, car les délits de 
s presse sont, de tous les faits qui rentrent dans les prévisions 
» de la loi de 1819, ceux qui offrent le plus de gravité. » C’est 
ce qu'avait dit la Cour elle-même : « Il est impossible de sup- 
» poser que cette disposition soit restrictive : une telle pensée 
» est inconciliable avec l’esprit de la législation intervenue à 
» cette époque, et avec la nature même des diverses disposi- 
» tions contenues dans le décret, puisqu'elles portent toutes 
» ensemble, et sans aucune distinction , sur les délits commis 
» par la presse et par la parole.» Bonne doctrine, mais qui doit 
être, à mon sens, formulée plus énergiquement encore. Par ces 
mots délits de la presse il faut, toutes les fois qu’une disposition 
formelle de la loi ou un usage certain de la jurisprudence ne 
contrarient point cette interprétation, entendre non-seulement 
les délits commis à l’aide de tout moyen de publication quel- 
conque, mais encore tous ceux prévus parles lois qui s’occu- 
pent spécialement de la matière, telles que les lois de 1819, 

1822, 1835, 1848, 1849, 1852 ?, etc.; et il faut savoir dire, si 
lon ne veut pas entretenir l’esprit de discussion et d’inutiles 
chicanes, que la lettre elle-même, la lettre juridique condamne 
la distinction proposée, non moins que l'esprit de la loi. 

15. Quelques personnes considèrent, mais à tort, comme 
contraires à cette opinion divers arrêts de la Cour de Dijon et 
de celle de Bordeaux qui refusent d'appliquer l’article 463 au 
délit d'affiliation à une société secrète *. En effet, ce délit n "est 


1 Voir le Traité de la publication des fausses nouvelles, Revue critique, 
1855, Ï, p. 23, n°° 13 et suiv. - 

2 Dijon, 25 août 1854; D., 56, 2, 168. — Hordeaie, 16 et 23 juillet 1 856: 
6 août 1856 : Morin, 1857, p. 37.—M. Molinier (Revue critique, 1851, p. 244) 
et deux arrêts de cassation , des 7 juin 1849 et 11 septembre 1851 (D., 49, 1, 
223, et 51, 5, 472), décident que le délit d’afiliation à une société seerète 
comporte des circonstances atténuantes, et qu’il est de la compétence du 
jury. Cette solution était bonne sous l’empjre de la loi du 27 juillet 1848 
(art. 16 et 18). Cette loi étant aujourd’hui abrogée par le décret du 25 mars 
1852, la Cour supréme et M. Molinier ne décideraient plus de même, à n’en 
pas douter.— Quant à la qualification de délit politique que la Cour suprême 
et M. Molinier donnaient en 1849 et 1851 à ce délit, elle était certainement 
vicieuse, méme à cette époque, le fait n’étant pas mentionné dans la loi du 
8 octobre 1830, qui énumérait les délits politiques et avait un caractère limi- 
tatif incontesté (V, Chassan, 1], 145). Cette qualification, d’ailleurs, n’a même 


62 . : : DROIT PÉNAL. 


point, même dans l’acception la plus large du mot, un délit de 
presse. Îl est prévu par des lois spéciales qui ne s'occupent en 
rien de ce qu’on appelle vulgairement des délits de presse : 
celle du 27 juillet 1848 (art. 13), et le décret du 25 mars 1842, 
Or loin de permettre en sa faveur l’admission de circonstances 
atténuantes, le décret de 1852 abroge formellement l’article 1 
de la loi du 28 juillet qui l'avait d'abord autorisée. Si rigoureuse 
que soit uue telle solution, elle est seule conforme aux prin- 
cipes de la matière et au texte de la loi. 11 faut donc l’accepter, 
IDais sans y Voir une dérogption à le règle que nous yenons 
d'exposer. Le 
. IV. 


16. Recherchons maintenant si, parmi les infractions de presse 
ainsi définies, il faut distinguer entre les délits proprement dits 
et les contraventions, ou décider, en les assimilant, que l’ar- 
ticle 463 leur est également applicable. : 

. La Cour de Montpellier, le tribunal de Tonnerre et M. Dalloz 
ont adopté cette dernière interprétation‘. Suivant eux, si le 
mot délit s entend généralement de toute infracjion aux lois, 
crimes, délits ou contraventions (Y. Code de l’an IV, intitulé 
Code des délits et des peines, et Code d'instruction criminelle, 
art. 305 et 309); et s’il est vrai que cette signification soit sur- 
tout usuelle en matière de presse, le législateur n’a pu Jui don- 
ner un gutre sens dans l'article 8 du décret du 11 août, car, dans 
l'hypothèse contraire, il faudrait aller. jusqu’à dire que cet ar- 
ticle ne peut s’appliquer même aux crimes dont il n’y est pag 
nommément question : résultat inadmissible ?. D’un autre côté, 
ajoute-t-on , les contraventions de presse sont punies de peines 
correctionnelles. Ce sont donc, aux termes de l’article 1er du 


plus d'existence légale, car un décret du 25 février 1852 a, dans cette partie, 
abrogé la loi du 8 octobre qui la créait. | 

4? Montpellier, 28 janvier 1856 (D., 86,2, 142). — Tonnerre, 22 janvier 1828 
(Morin , 1858, p. 143).— Dalloz, 52, 2, 11, note sur l'arrêt de Riom. L'opinion 
émise par l’arrétiste se trouve contredite per l’auteur de l'article Presse “ 
Répertoire général, n° 491. 

3 « Ge serait, dit la Gour de Montpellier, exclure de cette fgveur non-say- 
» lement les contraventions, mais même Les crimes, et les placer arbitraire- 
+ ment hors du droit commun. » — « Autrement, dit le tribunal de Ton- 
» nerre, l’article 8 ne devrait pas même s'appliquer aux crimes de la presses 
» dont il n'y est pas nommément question. » 


PRESSE. — CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. 63 


Code pénal , de véritables délits. Lenr dénier ce caractère, ce 
serait les soustraire arbitrairement aux prescriplions formelles 
de la loi. — Veut-on cependant les maintenir parmi les contra- 
ventions? C’est le droit commun. alors qui commande de leur 
appliquer les circonstances atténuantes, puisque le Code pénal 
lui-même n’en refuse pas le bénéfice. aux contraventions qu'il 
prévoit. Décider autrement, « ce serait consacrer ce résultat 
» bizarre que, dans une matière réglementée. par une loi spé- 
» ciale, les contraventions pourraient être punies plus-sévère- 
» ment que les délits, contrairement à l'esprit qui domine toutes 
» les lois pénales.» Enfin, ce serait encore méconnaitre les 
véritables intentions du législateur, qui « pour satisfaire aux 
» nouvelles nécessités politiques ou sociales, n’a consenti à 
» élever la peine qu’en faisant concourir cet accroissement de 
» sévérité avec le droit d'atténuation remis à la. conscience des 
» tribunaux. » 

17. Cette interprétation est certainement erronée. Je | ne dis- 
simule pas qu'à mon sens il serait bon que les peines rigou- 
reuses qui frappent les contraventions de presse pussent être 
quelquefois miligées; mais, en l’état, la loi ne le permet pas : 
j'ajoute qu'elle ne devra pas le permettre tant que de sages 
précautions n'auront pas été prises pour prévenir l’abus qu’on 
pourrait faire de ce bénéfice appliqué aux contraventions 

Sur le fond même de la question, écartons d’abord les ob- 
jections tirées de l’influeuce que les définitions et les principes 
du Code pénal devraient exercer ici, dit-on. S’il est vrai que, 
d’après l’article 1* du Code pénal, l'infraction punie de peines 
correctionnelles soit un délit, et celle punie de peines de po- 
lice ane contravention, il est incontestable aussi qu’en ce qui 
concerne les lois spéciales, la doctrine a, d’un accord unanime, 
répudié cette classification, inexacte à tout autre point de vue 
qae celui de l'attribution de compétence *. En ces matières, ce 
qui distingue le délit de la contravention, ce n’est ni la quotité 
ni la fixité de la peine, ni le nom, ni la place que la loi donne 
à l'infraction, ni même la dévolution qu’elle en fait à une juri- 
diction quelconque : c’est la question d'intention. Le fait incri- 
miné suppose-t-il une intention coupable? c’est un délit. Con- 


1 Voir Chassan, I, p. 499. — De Royer, Encyclopédie du droit, v° Contra- 
vention, n° 28. — Dalloz, v° Contratention, n° 2, et v° Presse, n° 484, avec 
le renvoi à tous les auteurs qui ont examiné cette question; | 


G4 | DROIT PÉNAL. 


siste-t-il dans l'infraction purement matérielle, positive ou 
négative aüx infractions de la loi? c’est une contravention. Dès 
que la contravention existe, la peine est encourue telle que la 
loi l’a prononcée, sans que lés tribunaux puissent rechercher 
si quelques circonstances particulières:atténuent ou non la gra- 
vité de l'infraction. — Loin que les dispositions du Code pénal 
contredisent cette théorie, elles lui viennent singulièrement en 
aide. En effet, si le bénéfice des circonstances atténuantes s’é- 
tend aux contraventions que prévoit le Code, c’est en vertu, 
non de l’article 463 que la jurisprudence avait toujours refusé 
de leur appliquer, mais des dispositions expresses que le légis- 
hateur de 1832 a dû ajouter à l’article 483 du Code pénal, pour. 
combler cette lacune *, — Et peu importe qu’il arrive que des 
contraventions soient punies plus sévèrement que certains dé- 
Hits de même nature. Ce résultat, quoi qu’on en dise, n’a rien 
de bizarre ni de contraire à l’esprit de nos lois. Dans un délit, 
la question de moralité, de bonne foi, d’intention, domine à 
ce point le fait qu’elle peut le soustraire à toute conséquence 
pénale; à plus forte raison peut-elle le réduire à des proportions 
si minimes que la plus faible peine en soit une réparation sufñ- 
sante. Dans les contraventions, au contraire, la peine atteint 
non la moralité du fait, mais le fait lui-même; et comme un 
fait existe ou n'existe pas, mais n’existle pas plus ou moins, la 
peine doit être invariable comme lui. Tel est, sauf les excep- 
tions que toute règle comporte, l'esprit général de notre loi. 1l 
en résulte qu’un délit peut, aux yeux du législateur, intéresser 
quelquefois moins gravement l’ordre social qu’une simple con- 
travention : il est donc rationnel que, dans ce cas, il soit moins 
sévèrement puni. | 

= Montrons enfin qu’il est inexact de dire que « ce droit d’atté- 
nuation ait jamais été dans la volonté même tacite du législa- 
teur de 1848; nulle part, dans la discussion des lois portées 
depuis cette époque, on ne rencontre trace ni indice d’une telle 
intention. Loin de là, le texte même de ces lois fournit la 
preuve que la distinction déjà autorisée des infractions de presse 
en délits et contraventions n'avait point échappé à l’attention 
du législateur, et a été volontairement conservée par lui. Le 
décret du 6 mars 1848, qui abroge la loi de 1835, se fonde, 


1 Chassan, 1, p. 500. — Dalloz, v° Peines, n° 569. 


PRESSE. — CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. 65 


entre autres motifs, sur ce qu’elle avait « appliqué, contre tous 
» les principes de droit, à des faits appelés contraventions les 
» peines qui ne doivent frapper que des délits ; » et il déclare, 
dans son article 2, que « jusqu’à ce qu’il ait été statué par la 
» Constituante, les lois antérieures relatives aux délits et aux 
» contraventions en matière de presse seront exécutées. » — 
Le décret du 2 mai, concernant la presse aux colonies, main- 
tient aussi provisoirement lexécution des lois concernant « la 
» répression et la poursuite des crimes, délits ou contraventions 
» de presse. » — Celui du 28 juillet, sur les clubs, établit une 
distinction formelle (art. 16) entre les infractions aux formalités 
prescrites par le décret, c’est-à-dire les infractions qu’il défère 
à la juridiction correctionnelle, et les autres infractions, c’est- 
à-dire les délits qu’il soumet au jury. 

Qu'en conclure, sinon que les lois nouvelles ne confondent 
point les contraventions avec les délits, et que cette distinction, 
formulée par la jurisprudence, et s’appuyant sur des principes 
dont la valeur peut être contestée, mais non point l’existence, 
doit être maintenue? Il est vrai que souvent, et pour la com- 
modité du langage, on se sert du mot délit pour désigner les 
infractions de toute sorte à la loi. C’est un abus dont j'ai moi- 
même, en le constatant, tiré certaines conséquences ; mais l’in- 
fluence qu’il peut avoir est ici circonscrite par la loi elle-même, 
qu’il faut savoir respecter ‘. — C’est en vain qu’on ajoute que 
si, dans l’article 8 du décret du 12 août, le mot délit ne peut 
s'entendre même des contraventions, il ne doit pas s’entendre 
davantage des crimes : d’où l’on titre cette conséquence que, 
dans notre système, le bénéfice des circonstances atténuantes 
ne pourrait s'appliquer même aux crimes commis en matière 
de presse. C’est oublier trop vite que l’article 463 du Code pé- 
pal s’applique par lui-même à tous les crimes, par quelque loi 
qu’ils soient prévus, ainsi que nous l’avons montré plus haut *. 

18. En définitive, il faut reconnaître que le législateur nou- 
veau n’a rien entendu changer aux principes qui ont toujours 
régi la matière; — que les contraventions proprement dites de 
la presse ne doivent pas, au point de vue spécial qui nous oc- 
cupe, être confondues avec les délits; — que, dès lors, les 


1 Loco citato, Revue critique, 1855, 1, p, 28 et suivantes, 
2 Voir n° 3, note 2 de cette Etude, 
XIV. | 5 


66 __' DROIT PÉNAL. 

dispositions de l’article 11 du décret du 12 août 1848 ne leur 
sont point applicablès, — et qu'aujourd'hui encore le bénéfice 
des circonstances atténuantes ne peut être étendu aux contra- 
ventions que dans les cas spécialement prévus par la loi. Ainsi, 
d'ailleurs, le décide une jurisprudence considérable dont nous 
donnons en note la longue énumération !. 

19. J'ai dit plus haut qu’en vertu de ce principe l’article 463 
du Code pénal pouvait s’appliquer aux contraventions prévues 
par les lois des 10 décembre 1830 et 16 février 1834, sur les 
afficheurs, crieurs, colporteurs et chanteurs publics, et par là 
loi du 21 mai 1836 sur les loteries, mais à elles seules. 

La Cour de cassation avait cependant jugé, le 2 mars 1850 
(Bulletin 77), que l’article 23 de la loi de 1849 permettait d’ap- 
pliquer l’article 463 du Code pénal aux contraventions réprimées 
par cette même loi, notamment à eelle prévue par l’article 7 
concernant le dépôt des imprimés au parquet avant leur publi- 
cation, et plusieurs auteurs ont expressément ou tacitement 
adhéré à cette opinion (Chassan, supplément, p. 121; Dalloz, 
52, 1, 281; Morin, 52, p. 312). L'arrêt de 1850 partait de ce 


1 Avant 1848, cette même doctrine était professée par MM. Chassan, I, 
p. 501. — Parant, p. 50 et 51.— De Grattier, I, 105. — Devant les tribu- 
naux, la question n’était pas même agitée. Le tribunal de Valence avait eu 
cependant à la résoudre, ce qu’il avait fait dans le sens dé la doctrine. Ju- 
gement du 11 août 1837 (Gazette des tribunaux du 25), 

Depuis 1848, elle a été tranchée dans le même sens par MM. Chassan (Sup- 
plément, p. 57 et 121); — Rousset (Code annoté, p. 134, n° 673 bis); — Morm 
(1852, p. 312); — Dalloz (v° Presse, n° 491). | 
* Voir aussi : 1° En ce qui concerne les contraventions à la loi de 1814 : 

Cassation, 9 novembre 1849 (Bull., 295). — Caen, 29 novembre 1849 (D., 
H0, 2, 82). — Paris, 28 juin 1850 (D., 50, 2, 98). — Cassation, 31 août 1559 
(Bull., 288). — Aix, 22 novembre 1855 (D., 56, 2, 268). 

2° En ce qui concerne la loi du 27 juillet 1849 : 

Riom, 6 février 1850 (D., 52, 2, 71), pour fait de colportage. 

8° En ce qui concerne la loi du 16 juillet 1850 : 

Cassation, 6 septembre 1851 (Bull., 372), pour défaut de signature. 

&° En ce qui concerne le décret du 17 février 1852 : 

. Bordeaux, 24 novembre 1852 (D., 52, 5, 440). — Orléans, 11 décembre 1854 
(Morin, 55, p. 102). — Carpentras, 2a mai 1855 (D., 55,2, 88), — Auxerre, 
24 mai 1855 (D., 55, 3, 46). — Paris, 6 mars 1858 (Morin, 58, p. 143). — 
Amiens, 80 avril 1858 (le Napoléonien, ? mai 1858), pour des faits de publi- 
cations diverses dans des journaux non autorisés ou non cautionnés.— Cas- 
sation, 15 septembre 1854 (Bull., 284), pour fait d'introduction en France de 
journaux non autorisés. — Cassation, 29 février 1856 (Bull., 87), pour mise 
en vente de gravures sans autorisation. 


PRESSE. —— CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. 67 


principe que les contraventions de presse doivent être cemprises 
sous la dénomination générale de délits. Or, l’article 23 parlant 
de tous les délits prévus par la loi de 1849, le bénéfice en profi- 
tait aux contraventions comme aux délits proprement dits. 

Gette argumentation trouvait, suivant la Cour, un point d’appui 
dans la division même de l’article 23 en deux paragraphes : le 
premier généralisant l’extension de l’article 463 du Code pénal 
à tous les délits, où, en d’autres termes, à toutes les infractions 
prévues par la loi; le second restreignant aux faits portés de- 
vant le jury, c’est-à-dire cette fois aux délits proprement dits, 
les règles qu'elle trace pour la détermination des peines. Nous 
avons déjà reconnu et démontré que cette assimilation des 
contraventions avec les délits était erronée. 


Quant au texte de l’article 93, loin d’avoir la portée que lui 
attribue l’arrêt du 2 mars 1850, il implique nettement que l’ap- 
plication du principe qu'il renferme ne sera faite que par le 
jury. Or, le jury ne connaissait que des délits. — Cela est si 
vrai d’ailleurs, que, lorsque le législateur de cette époque a 
voulu comptendré dans ses dispositions formelles même les 
contraventions, il a cru nécessaire de recourir à des expressions 
plus larges. Ainsi, tandis que les lois de 1848 et 1849 sur la 
presse ne parlent de l’application des circonstances atténuantes 
qu'aux délits, l4 loi du 28 juillet 1848 sur les clubs portait 
(art. 8) que l’article 463 pourrait être appliqué à toutes les 
énfractions prévues par cette loi. Cette différence de langage 
est sensible et complète la réfutation de l’arrêt du 2 mars 1850. 
Hâtons-nous d'ajouter, d’ailleurs, que la Cour a d’elle-même 
rétracté celte doctrine, et que les Cours de Riom, Paris et Aix 
ont également reconnu que les dispositions de l'article 93 de 
Je loi de 1849 s’appliquent exclusivement aux délits pren par 
elle et non aux contraventions *. 


À Cassation, 29 février 1866 (Bull., 87), pour le fait d'exposition de livres 
sans autorisation : article 22 du décret du 17 février 1852. — Paris, 28 juin 
.1850 (D., 60, 2, 198), et Aix, 22 novembre 1855 (D., 56, ?, 268), pour le dé- 
faut de déclaration préalable, et l’omission du nom de l’imprirneur : loi de 
1814; article 14: — Riom, 6 février 18b0 (D., 52, 2, 71), pour le fait de col- 
portage d’écrit sans autorisation : loi du 27 juillet 1849, article 6. — Je n'ai 
point rangé parmi les arrêts qui tranchent la question on arrêt du 3f août 
‘1860, que M. Dalloz (50, 6, 281) considère cependant eomme contraire à ve- 
Jui du 2 mars 1850, partant comms identique à celui du 29 février: il ne m'a . 


68 7  PROIT PÉNAL. 
Y. 


20. Nous épuiserons toutes les difficuliés qu’a soulevées jus- 
qu’à ce jour l'application de l’article 463 aux infractions de la 
presse, en recherchant quelle influence elle peut avoir sur la 
détermination de la peine. 

La loi du 27 juillet 1849, rendue sous l'empire des lois de 1830 
et de 1848 qui attribuaient au jury la connaissance des délits de 
pressé, porte (art. 20, $ 2) que « lorsque le jury aura déclaré 
» Pexistence des circonstances atiénuantes, la peine ne s’élèvera 
» jamais au-dessus de la moitié du maximum déterminé par 
» la loi. » 

Aujourd’hui les règles de compétence sont modifiées :. les 
décrets des 31 décembre 1854, 17 et 25 février 1852 ont enlevé 
au jury et restitué aux tribunaux correctionnels la connaissance 
de ces délits. Ce changement de juridiction n’a-t-il point abrogé 
le deuxième paragraphe de l’article 23? Ou doit-on décider que 
les tribunaux correctionnels sont tenus d’en observer les ter- 
mes? M. Dalloz (v° Presse, n° 1030) pense «. qu’il n’a modifié 
» ni les éléments constitutifs du délit, ni les pénalités édictées 
» en vue de leur répression, et que ce $ 2 doit être observé par 
» les tribunaux correctionnels, » comimne il l’était par les Cours 
d'assises, Cette opinion n’est pas fondée. L’article 23 ne. parle 
que du jury, et s’il ne dit rien des tribunaux correctionnels, qui 
cependant jugeaient déjà certaines infractions de presse, ce 
n’est ceries pas sans motifs. Quelle serait, en effet, l'utilité, la 
raison d’être d’une telle disposition appliquée aux tribunaux 
correctionnels ? 

_ Elle était bonne au regard des Cours d’assises et du jury, 


point paru que les motifs en fussent assez explicites pour me permettre de 
m'en prévaloir. | 
L'arrêt de la Cour de Riom doit d’ailleurs être l’objet d’une observation 
toute spéciale. Il avait à statuer sur un fait de colportage qualiflé de con- 
travention à l’article 6 de la loi du 27 juillet 1849. Dans ces termes, il est 
juridique. 11 ne faudrait point en conclure cependant que toute infraction 
relative au colportage soit exclue du bénéfice des circonstances atténuantes. 
Il faut distinguer entre celles qui rentrent dans les prévisions de la loi de 
1849, et celles auxquelles s’appliquent les lois non abrogées des 10 décembre 
1830 et 16 février 1834 (Chassan, Supplément, p. 95; Dalloz, v° Presse, 
n° 446). Les dernières tiennent de ces lois elles-mêmes la faveur que le si- 
Fenoc des lois postérieures a fait refuser aux autres, et cette distinction, que 
çe n’est point ici le lieu d'étudier, doit toujours être présente à l'esprit du juge. 


Æ. + Pt Ss Rn— PS Fa 


PRESSE. — CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES. 69 


parce qu’ aux termes du droit commun, lorsque le jury, excep- 
tionnellement saisi de la connaissance de délits, admettait l’exis- 
tence de circonstances atténuantes, cetle déclaration ne liait 
pas la Cour qui pouvait n’en tenir aucun compte. Entre ces 
deux juridictions indépendantes il pouvait donc toujours surgir 
ue conflit d'appréciation qu’il était sage de prévoir, et légitime 
de trancher en face du prévenu. Rien de tel n’est plus à craindre. 
Aujourd’hui, le même magistrat déclare la culpabilité, l’excuse 
et la peine. S’il veut, sans épuiser celle-ci, la maintenir au-des- 
sus du niveau fixé par la loi de 1849, — appliquer, par exemple, 
dix-huit mois d'emprisonnement pour un délit passible du 
maximam de deux années, — il écarte les circonstances atté- 
nuantes; c’est son droit absolu, Avant de prononcer, il sait 
quelle peine il veut et il peut infliger, et il ne se contredira point 
sciemment en admettant des circonstances alténuantes qui 
l’obligeraient à en prononcer une autre. La loi qui” voudrait l’y 
contraindre serait illusoire et impraticable. 

C’est donc avec beaucoup de raison que cette prescription 
n’a point été étendue aux tribunaux correctionnels par le légis- 
lateur qui ne pouvait en assurer l’exécution. Je n’hésite point à 
dire, malgré l’avis de M. Dalloz, que le deuxième paragraphe 
de l’article 93 doit être aujourd’hui considéré comme virtuelle- 
ment abrogé par les lois subséquentes, qui, en dépouillant le 
jury de la connaissance des délits de presse, ont rendu ses dis- 
positions D mn inutiles. 


_ VL 


21. De cet examen des lois et de la jurisprudence, il nous 
est maintenant aisé de conclure qu’en ce qui concerne le béné- 
fice des circonstances atténuantes le décret du 11 août 1848 a 
définitivement rañgé les infractions de presse sous l’empire de 
la loi commune. 

D'une part, en effet, tout crime ou délit prévu par les lois de 
presse, sans distinction de date, comporte l’application de ces 
circonstances, — les crimes, en vertu de l’article 463 du Code 
pénal; — les délits, en vertu de l’article 8 du décret du 12 août 
1848, devenu leur articie 463. D'autre part, l’admission de ce 
. bénéfice reste aujourd’hui, comme par le passé, sans autre 
influence sur le degré ou la quotité de la peine que celle déter- 
minée par l’article 463 lui-même, | 


70 DROIT PÉDAL. : 


Quant aux contraventions de presse, de même que les con- 
traventiops ordinaires, elles ne comportent l’admission des 
circonstances atténuantes que dans les cas où la loi l’autorise 
spécialement. Jusqu'è à présent nous n’en connaissons pas d’au- 
tres que ceux prévus par les lois de 1830 et 1834 sur les crieurs, 
afficheurs et chanteurs publics, et de 1836 sur les lateries. La 
législation postérieure n’y a rien ajouté. 

Notre dernière conclusion peut donc ainsi se Grues: : L’ar- 
ticle 463 du Code pénal est applicable à fous les crimes et 
délits de presse. Il n’est applicable aux contraventions que. 
dans les cas spécialement prévus par la loi. Aus. VENTE. 


OONTRAVENTIONS ET DÉLITS, — LEUR NATURE. 


ADMISSION OU REJET DES EXCUSES. 


Par M. Er. PERROT DE CHEZELLES, substitut du procureur impérial 
à Auxerre. 


I. L'article 1° du Code pénal sépare les faits punissables en 
trois classes : les contraventions, les délits et les crimes. 

Ce n’est pas une définition basée sur l'essence des actes ; 
c’est une classification tirée de la nature dés peines, crimi- 
nelles, correctionnelles ou de police, dont ils sont frappés. 
Censurée au point de vue métaphysique par des jurisconsultes 
éminents, cette distinction, si elle ne repose pas sur un prin- 
cipe de droit, contient du moins, pour les questions de compé- 
tence, une règle usuelle de la plus extrême simplicité, et met, 
avec une précision parfaite, en regard des trois catégories d’in- 
fractions, les trois ordres de juridiction qui doivent en connaître : 
tribunaux de simple police, tribunaux de police correctionnelle, 
et Cours d'assises. 

Envisagée de ce côté, la division, adoptée par les auteurs du 
Code pénal, nous semblerait échapper à toutes les critiques, si 
l’expression de contravention n'avait pas reçu, dans le langage 
des auteurs, de la jurisprudence, et de la loi même, une autre 
signification que celle-ei : infraction punie d’une peine de police, 

et si, opposée à cette autre expression : crimes ou délits inten- 


CONTRAVENTIONS ET DÉLITS, —EXCUSES. A 


tjonnels, an ne devait l’appliquer, abstraction faite du genre de 
peine qui les atteint, à ces infractions purement matérielles, où 
l’on ne saurait admettre d’autres excuses que la force majeure et 
la démence. 

Le mot de contravention conduit à ce sens : infraction maté- 
rielle, c’est-à-dire, lorsqu’elle a été librement et volontairement 
commise, punissable en dehors de toute intention mauvaise de 
l'agent, et sa bonne foi füt-elle démontrée. Et il est impossible de 
méconnaître que le Code pénal et plusieurs lois spéciales ont 
prévu une foule de contraventions, non pas seulement frappées 
de peines de police, mais encore de peines correctionnelles, ou 
criminelles même. 

IT, Telle est la thèse que ‘nous voulons exposer; thèse dun 
importance quotidienne pour les tribunaux de répression, tant 
au point de vue du rejet des excuses, qu’au point de vue du 
cumul des peines. (Cass. 17 mai 1851.) 

Elle peut se formuler plus nettement encore : ne divisant plus 
les actes punissables qu’en deux classes, à quelles marques re- 
connaître les infractions intentionnelles, appelées, suivant leur 
gravité propre, crimes ou délits, — à quels signes les infrac- 
tions matérielles, nommées, dans l’usage, contraventions ? 

En d’autres termes enfin, pour quelles infractions l’absence 
d'intention coupäble ne désarme-t-elle pas la répression ? 

. C’est en matière de contravention, tout le monde est d’accord 
sur ce point ; mais qu’est au juste une contravention ? 

Serait-ce seulement, comme le pensent quelques esprits su- 
perficiels, qui prétendent s'appuyer sur le texte de l’article 1° 
du Code pénal, les infractions punies des peines de simple po- 
lice 2? — Confusion de mots puérile ! On l’a déjà dit : l’article 
précité ne pose pas un principe de droit, mais une règle de 
compétence. 

La jurisprudence a reconnu d’ailleurs ce caractère de contra- 
vention à de nombreuses infractions atteintes de peines cor- 
rectionnelles, à plusieurs même qui sont frappées, comme des 
crimes, par la loi pénale. Et l’on peut affirmer que la division 
des faits punissables en crimes ou délits intentionnels, et con- 
traventions matérielles, résultait de la nature des choses et de 
la loi, avant d’être sanctionnée par les arrêts. | 

lil. Ces diverses propositions seront appuyées plus bas par 
des exemples; ili im porte de rechercher spéculativement d’abord 


7 | DROIT PÉNAL. 


le signe distinctif des contraventions et des délits. — Sans 
doute on ne touche pas sans péril aux théories : il est plus diffi- 
cile encore d’en établir une ; mais le praticien, qui ne prend pas 
son point de départ dans les principes, s’avance en tâtonnant 
dans l’obscurité. 

Or, quel que soit le danger des définitions et des catégories, 
pe pouvait-on pas ranger parmi les délits ces actes réprouvés 
par la morale absolue, où doivent éclater, en conséquence, pour 
qu’ils tombent justement sous l’application des lois répressives, 
l'intention de nuire, la mauvaise foi de l’agent? Ici la cause est 
plus pernicieuse que l'effet ; elle mérite particulièrement d'être 
atteinte. La plupart de ces faits sont énoncés au livre III du Code 
- pénal. 

Ne pourrait-on pas ranger au contraire, parmi les contraven- 
tions, ces actes insignifiants en eux-mêmes au point de vue de 
la conscience générale de l’humanité, mais qui, pour protéger 
l’intérét relatif des sociétés suivant leur degré de civilisation, 
leurs institutions politiques, ou leurs mœurs actuelles, ont été 
compris dans les prohibitions spéciales des lois écrites ? Le lé- 
gislateur n’envisage plus alors, comme en matière de crimes et 
de délits, la cause avec l’effet. La cause étant à peu près indif- 
férente, l’effet surtout le préoccupe. Qu'il y ait ou non perver- 
sité chez son auteur, le dommage engendré par l’acte est le 
même, l'infraction constatée suffit à justifier la peine ; il ne 
s’agit que de prescriptiouns fiscales, réglementaires ou de police. 
On peut les enfreindre, on les enfreint le plus souvent sans in- 
tention mauvaise proprement dite ; car de tels manquements 
n’ont rien de contraire soit à la sûreté de l’État, soit à la pro- 
bité, soit à l'honneur du contrevenant, soit au respect de la 
personne ou du bien d'autrui. Le fait matériel de désobéissance 
nuit à l'ordre établi ; — qu’il s'adresse sgit à un jugement, soit 
àuue ordonnance, soit à un acte quelconque de l'autorité pu- 
blique, et quel qu’en puisse être le motif, négligence, erreur, 
ignorance, involontaire oubli, il doit être atteint et se trouve 
frappé par le règlement ou par la loi. Les intérêts, qu’on veut 
sauver, ne seraient nas gardés autrement. 

Ainsi des contraventions de simple police énumérées en 
grand nombre au livre IV du Code pénal : ainsi d’autres infrac- 
tions d’un danger social beaucoup plus grave, prévues, soit par 
les livres Jet III du Gode pénal lui-même, soit par certaines lois 


CONTRAVENTIONS ET DÉLITS. — EXCUSES. 73 


particulières, et plus sévèrement réprimées. — Aucune autre 
excuse que la force majeure ou la démenre ne les efface ; quel 
qu’ait pu être le mobile du contrevenant, l’acte, librement et 
volontairement commis, est punissable. 

IV. Descendrons-nous de l’abstraction dans les faits posi- 
tifs, nous verrons que ces règles, inspirées par la raison pure, 
sont confirmées chaque jour par la doctrine, par la j JAFSRER 
dence, et par la loi. 

Nous avons indiqué trois ordres d’infractions matérielles ou 
contraventions, punies de peines criminelles, correctionnelles 
ou de police. Il suffira, pour ces dernières, de renvoyer le lec- 
teur au livre 4 du Code pénal, à certaines dispositions de la loi 
du 30 mai 1851 sur la police du roulage, à de nombreux ar- 
ticles du Code forestier, etc. 

V. Quant aux contraventions punies, comme des crimes, par 
la loi pénale, nous en cilerons trois exemples, puisés dans les 
articles 33, 229 et 430 du Code pénal, 

1. Aux termes de l’article 33 du Code pénal, le fait du banni 
qui rentre ,:avant l'expiration de sa peine, sur le territoire de 
l'Empire, est puni (sur la seule preuve de sun identité) De la 
peine de la détention. 

« Ce n’est point un délit moral, c’est une contravention ma- 
térielle, le simple fait de la rentrée du condamné sur le terri- 
toire la consomme. » (Codes annotés de Sirey, n° 1, sous l’ar- 
ticle 33.) RENE 

La détention cependant est une Lo afflictive et infamante 
(art. 7 du C. pén.). | 

2. Suivant l’article 229, on voit punir du bannissement, 
peine infamante (art. 8 C. pén.), l'individu qui, après avoir 
frappé un magistrat, et condamné à s'éloigner temporairement 
de sa résidence, a énfreint cet ordre. N'est-ce pas, et par les 
mêmes motifs, comme la désobéissance à l’article 33, une in- 
fraction purement matérielle? 

Qu'un banni rentre sur Île territoire de l'Empire, OU un Ex- 
pulsé dans un rayon de deux myriamères de la résidence de 
l’offensé, qu’il y rentre sans permission, par un motif en lui- 
même exempt de blâme, ce n’est pas un délit moral; maisil a 
enfreint un ordre de justice, le fait matériel suffit ici; que de- 
viendrait autrement la répression ? 

3. De même pour le fournisseur aux armées qui fait man- 


74 | DROIT PÉNAL. 


quer, sans y.être contraint per une force majeure, le service 
dont il est chargé (art, 430 C. pén.). Morin, Répert., t. I, 
p. 566. Il s’agit pourtant de la reclusion, peine afflictive et infa- 
mante, — article 7 du Code pénal. 

Qu'on ne taxe pas ces conséquences de rigorisme excessif : 
le magistrat, s’il n’est pas l’esclave, est tout au mains le gar- 
dien et le serviteur de la loi. 

L'article 463 du Code pénal lui permet, au surplus, de mo- 
dérer les pénalités édictées pour ces cas spéciaux; mais il ne 
saurait aller au delà : le droit de grâce ne lui appartient pas ; 
au souverain seul de tempérer parfois l’apparente dureté de 
tels principes, 

* VI. Pour les simples contraventions pünies de peines cor- 
rectionnelles, les exemples abondent. 

Ouvrons d’abord le Code pénal, interrogeons la jurisprudence 
et la doctrine. 

4. Nous verrons que la rupture de ban existe indépendam- 
ment de toute intention criminelle, par le seul fait de l’infrac- 
tion aux règles prescrites par l’article 44 (Cass, 18 oct. 1845; 
Poitiers, 13 sept. 1858). 

5. De même, de l’acte du fonctionnaire qui s’ingère de des 
affaires de commerce incompatibles avec sa qualité (art. 175- 
176, C. pén.). Morin, Répert.. t. 1, p. 566. 

6. De même, du fait par un officier de l’état civil d'avoir : in- 
scrit un acte sur feuille volante ; article 192 (Chauveau et Héle, 
t IT, p. 309, 3° édition). 

7, 8. De même, quand cet officier, sans s’être rendu d’ail- 
leurs coupable de colusion (art, 195 C. pén.), a enfreint les 
prescriptions portées, en matière d’actes de mariage, dans les 
articles 193 et 194 dudit Code. 

9. De même, du ministre du culte qui enfreint la disposition 
de l’article 199, relatif à la justification du mariage civil (Chau- 
veau et Hélie, t. IX, p. 62). 

10. De même, s’il entretient à l’étranger, sur des matières 
religieuses, une correspondance non autorisée (art. 207, C. pén.), 
Morin, ubi suprà ; Codes annotés de Sirey, n° 1, sous ledit 
article. 

11. De même, la négligence du cardio, qui laisse échapper 
un détenu, article 237 et suivants, est une simple contraven- 
tion metériolle (Chauveau et Hilie, t. III, p. 195). 


CONTRAVENTIONS ET DÉLITS. — EXCUSES. 74 


19, De mêmel'immixtion, sans titre, dans des fonctions publi- 
ques (art. 258 C. pén.); Morin, ibidem. 

13. De même, le port illégal d’un costume, d’un uniforme, ou 
d’une décoration; l’usurpation d’un titre, ou laltération d’un 
nom (art. 259 C. pén.). 

14,15. De même, en matière de vagabondage et de miendi- 
cité, article 269 et suivants, 274 et suivants. — L'absence d’in- 
tention criminelle, la bonne foi, le malheur même peuvent 
atténuer, mais ne sauraient effacer ces infractions. (Décidé spé- 
cialement pour le vagabondage, Cass. 21 mars 1823). 

16, 17, 18, 19. Même solution en matière de fabrication, de 
vente, de détention, et de port, de munitions, de poudre fulmi- 
nante ou de machines meurtrières, et d’armes de guerré ou 
prohibées ; article 314 Code pénal ; loi du 24 mai 1834; arti- 
cle 3 de la loi du 27 février 1858. (Cass. 26 mars 1835. Bor- 
deaux, 1° février 1837. Cass. 25 juin 1840, et 12 mars 1852.) 

20. De même, en cas d’homicide et de blessures par impru- 
dence (art. 319, 320 C. pén.). Morin, ubisuprà. 

91. De même, du fait de procéder sans autorisation à une 
inhumation, ou de contrevenir, d’une mauière quelconque, aux 
règlements sur cette matière; article 358 Code pénal. (Chau- 
veau et Hélie, t. IV, p. 408.) | 
* 99, 23, 24. De même, des infractions aux réglements sur 
les maisous de jeu, sur les loteries et sur les maisons de prêt 
sur gages; articles 410, 411 Code pénal, et loi du 31 mai 1836. 
(Voir, sur les maison de jeu particulièrement, deux arrêts de 
Cass. des 5octobre 1810, et 26 mars 1813.) 

25. De même, pour l'inondation des propriétés d'autrui 
(art. 457 C. pén.). Morin, loco cit. 

26. De même, en matière d'incendie par imprudence ; ar 
ticle 458 Code pénal. 

97, 28. De même enfis, en naère de détention, et de com- 
munication, soufferte avec d’autres par leurs maîtres, d'animaux 
infectés ; articles 459 et suivants. Æorin, ibidem. 

— Jugé de même, relativement à certaines lois spéciales : 
où le fait matériel suffit à fonder la ju pénale de 
l'agent. 

39. Par exemple, en matière d'infractions aux lois et règle- 
ments sur les contributions indirectes. (Cass. 21 février 1806, 


4 


16 | _ BROIT PÉNAL. 
5 novembre 1807, 25 février et 26 ‘août 1808, 2, 3 mars et 
1+ septembre 1809, 31 janvier 1812, 31 mai 1822.) 

: 80. En matière d’octroi. (Cass. 20 déc. 1811, 3 avril 1817, 
2 mai 1822, 31 janvier 1829, 14 mars 1835.) : 


31. En matière de garantie d’or et d'argent. (Cass. 7 dé. 


cembre 1815, 2 juillet 1818, 21 avril 1827, 30 mai 1836.) 


32.:En matière d'amende pour fraude à l'enregistrement. 


. (Cass. 2 nivôse an VIF, 17 prairial an XI.) : 

- 33. En cas d’immixtion dans lé D'AMpart des j journaux. (Or- 
léans, 7? juillet 1838.) 

34. En matière d'infraction aux règlements sur la naviga- 
tion. (Trib. de Rouen, 20 déc. 1848.) 

. 85. A l'égard des délits forestiers en général. (Cass. 2 mes- 


sidor an XIII, 7 avril 1808, 21 juillet 1809, 93 juillet 1813, 


23 juillet 1827, 1° mai 1829, 8 mars 1834, 12 mai de 6 à 
tembre 1845.) 

36, 37, 38. En matière de contraventions aux PA sur la 
presse, l’imprimerie et la librairie. (Cass. 12 sept. 1823, 
21 fév.1824,7 novembre 1836, 13 mai 1854; For 20 juillet 1855, 
et 14 juillet 1857.) 

39. En matière de chasse. (Cass.6 mars 1857; Pau, 28 août 
1857.) 

40. En matière d'ouverture illicite d'un cabarel. (Cass. 
29 août 1857; Paris, 14 janvier 1858.) 

VIT. Dans tous ces cas, dans plusieurs autres, en matière de 
roulage, par exemple, loi du 30 mai 1851, et règlement du 10 août 
1852; en matière de pêche, loi du 15 avril 1829; en matière de 
police des chemins de fer, loi du 15 juillet 1845, et ordonnance 
du 15 novembre 1846 ; l’excuse de bonne foi ne saurait effacer 
Je tort de l’infracteur. Il ne s’agit pas, en effet, de manquements 
accomplis tout à la fois envers la loi morale et la loi écrite, 
mais de négligence, d’omission, ou de désobéissance, soit à 
divers actes de l’autorité, soit à dé dispositions rgPementanes 
et de police. 

Quitter une résidence obligée pour chercher, je le suppose, 
du travail et des moyens d’existence ailleurs, vivre à la façon de 
Diogène, tendre la main quand on est infirme, inscrire un acte 
de l’état civil sur une feuille volante, inhumer sans la permis- 
sion du maire, ne pas prévenir ce fonctionnaire qu’on possède 
un animal soupçonné d’être atteint d’une maladie contagieuse, 


\ 


CONTRAVENTIONS.ET DÉLITS. — EXCUSES. 71 


allumer du feu dans les champs, à moins de cent mètres d’une 
habitation ou d’un bois, de manière à déterminer imprudem- 
ment un incendie, lancer trop vivement son cheval et, pour 
conséquence, blesser ou tuer involontairement les passants, 
ouvrir un cabaret sans l'autorisation du préfet, chasser au mois 
d'avril ou par la neige, pêcher la nuit ou en temps de frai, ne 
pas allumer la lanterne d’une voiture, exercer la profession de 
libraire sans être muni d’un brevet, transporter des lettres ou 
des journaux dans sa poche, etc., sont-ce là des actes hostiles 
à la morale absolue? Ce sont de simples infractions matérielles 
à des dispositions réglementaires ou fiscales, de police admi- 
nistrative ou politique, fondées souvent sur l’inférét transitoire 
des sociétés. Effacez ces décrets, restera-t-il une action cou- 
pable, comme le vol, le meurtre, la dénonciation calomnieuse, 
le complot ou l’incendie volontaire? Non! L'examen de l’inten- 
tion importe donc peu, nous le répétons encore : le fait, libre- 
ment consenti, suffit à motiver la répression. 

VIII. S'il nous était permis, en terminant, de fixer un crife- 
rium à la solution des difficultés que peut faire naître la dis- 
tinction des actes punissables en délits moraux et contraventions 
matérielles, nous prendrions celui-ci, abstraction faite des 
peines qui les peuvent atteindre : | 

« Les infractions, réprouvées en elles-mêmes par la con- 
science comme attentatoires à la sûreté des personnes, des 
propriétés, et des États, sont des délits ou des crimes. » 

« Les infractions, indifférentes en elles-mêmes au point de 
vue de la loi morale, et qui, n’y trouvant pas de sanction anté- 
rieure, tombent uniquement sous le coup des lois écrites, sont 
des contraventions. » 

Pas de délit, dans le premier cas, sans l'intention perverse 
de l’agent; — punition nécessaire, au second cas, du fait 
matériel. : | 

Dira-t-on que nous livrons l'examen de ces questions, et leur 
décision, au caprice de la raison‘individuelle? Nous avons pour 
guide, pourrons-nous répondre, le texte fortifié par la doctrine 
et par les arrêts. — Dieu, au surplus, n’a pas tellement livré 
ce monde à la dispute que les notions éternelles du juste et 
de l’injuste puissent varier sensiblement dans les consciences 
honnêtes, éclairées par des esprits droits. Quelle que soit la 
nécessaire complication des législations chez les nations avan- 


78 d,”# DROIT CIVIL. 

cées, La loi naturelle, après avoir été leur point de départ, sur- 
nage au-dessus d'elles pour les simplifier en les expliquant. 
Nous connaissons peu de difficultés pratiques qu’elle ne puisse 
résoudre : frappez votre conscience, la vérité en sortira tou- 
jours, comme Îa source jaillit du rocher. 


Er. PERROT DE CHEZELLES. 


ÉTUDE SUR LA POSSESSION ET LES ACTIONS POSSESSOIRES. 


THÉORIE DE LA PUSSESSION. 


Par M. L.-A. MARINIER, professeur suppléant provisoire à “ Faculté de droit 
de Strasbourg. | 


CHAPITRE L 


(DÉ LA POSSESSION EN GÉNÉRAL. 


I. Éléments de la possession. 
II. Définition de la possession. 
NI. Sa nature juridique. 
IV. Ses divisions. 

V. Résurhé. 


I. 


1. La possession renferme deux éléments distincts : le fait 
et l'intention. Sans le premier, il n’y a point d’activité réalisés ; 
‘sans le second, l’acte est dépourvu de toute moralité ou du 
moins n’est pas l'expression de la personnalité de celui dont il 
émane. 

2. 1° Ze fait, Son but est, comme nous venons de le dire, 
d'imprimer sur la chose la personnalité du possesseur. Mafs 
comme d’une part ce qui a droit au respect d’autrui ce n’est 
pas seulement la réalisation actuelle de l'activité, mais aussi 
son résullat qui lui survit; comme d'autre part il faut que cer- 
tains faits viennent protester contre toute présomption d’aban- 
don , il s’ensuit qu’il n’est point nécessaire pour constituer la 
possession d’un développement continuel d'activité, mais que 
cependant les faits qui Jui ont donné naissance ne suffisent pas 
pour la conserver indéfiniment. 


POSSESSION. - ACTIONS POSSESSOIRES. 79 


” De là différentes nuances dans la relation qui devra s'établir 
entre le sujet et l’objet de la possession. 

Un premier fait sera leur rapprochement. Toutefois, la simple 
possibilité d’agir qui en résulte ne constitue point encore la 
possession ; car si cette relation vient à cesser sans que l’occu: 
pant ait laissé des traces de son passage, aucun droit n'aura 
pris naissance en sa personne. L’occupation { n’était respectable 
qu’autant qu ’elle durait, l’élément juridique étant seulement 
alors la personne elle-même, sa sphère d’action et non une 
réalisation d’activité durable. Précisons ces idées par un exem- 
ple : Je me transporte sur un fonds avec intention de me l’ap- 
proprier; mais au lieu d’y agir en maître, d’y planter, d’y passer 
la charrue, etc., je me contente d’en examiner la disposition, 
de voir l’utilité que j'en pourrai tirer, puis je m’en éloigne. 
Dans ce fait il n’y 3 point prise de possession. La possession 
ne commence que par l'exercice réel de l'activité. 

Mais aussi dès que ce fait s’est produit, la proximité de k 
personne et de la chose n’est plus nécessaire pour conserver la 
possession. Les traces de l’activité qui subsistent sur le fonds 
constituent le factum * de la possession, abstraction faite de la 
situation physique du possesseur à leur égard. La personne de 
celui-ci n’est plus à considérer que pour l'intention (animus) 
ét pour la capacité générale qu'il doit avoir de pouvoir être 
investi d’un droit. 

Les jurisconsultes romains exprimaient ces idées en disant 
que la possession s APE corpore et animo et se retient animo 
tantum . 

Néanmoins cette conservation de la possession n’a lieu qu’au- 


_ 4 Par cette expression nous n’entendons point ici la prise de possession à 
l’aide d’actes extérieurs réalisés sur la chose, mais le simple rapprochement 
@e Ia personne et dé la chose, ainsi qu’on peut le voir dans Lexemple sd 
ci-après dans le texte. 

3 Ce mot ne désigne pas ici, comme dans les écrits des jurisconsultes ro- 
mains, la réalisation même de l’activité 

à C’est done par rapport À la chose qu'il faut entendre cette possibilité de 
pouvoir y exercer son influence, qui est requise comme condition de la con- 
servation de la possession ; en ce sens que la possession ne peut se perdre 
que par des faits aecomplis sur la chose par des tiers. Les actes dirigés contre 
là personne du possesseur n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont accompagnés 
d'actes réalisés sur la chose. 

+ Fr. 3, S11, 41.2, D. 


80 DROIT CIVIL. 


tant qu’un tiers ne s’est pas emparé de la chose. En effet, pos- 
séder c’est exclure au moins dans une certaine limite. Cepen- 
dant nous verrons qu’en droit français la perte de la possession 
qui avait une année de durée n’est complète qu'après que la 
dépossession a duré également une année‘. — A l’égard des 
meubles, les jurisconsultes romains exigeaient une condition de 
plus pour la conservation de la possession : il fallait que le 
possesseur eût la chose sub custodia sua, ou au moins qu’il eût 
connaissance du lieu où elle se trouvait *. Par cus{odia on en- 
tendait les mesures qu’il avait dû prendre pour la protéger 
contre l’action des tiers *. Autant la possession des meubles était 
fragile , autant il fallait que les obstacles qui la garantissaient 
fussent énergiques. 

Le rapprochement de la personne et de la chose devra cepen- 
dant se produire à différentes époques. Car la possession ne 
constitue pas un rapport purement de droit; elle ne subsiste 
que par un certain renouvellement d'activité. 

On voit, d’après cela, que l’étendue du fait constitutif de la 
possession varie avec ses phases. Quant à la proximité du sujet 
et de l'objet, elle n'est nécessaire que comme condition de la 
production d’activité. 

#3 Nous sommes maintenant à même dabprédies jusqu’à 
quel point il est permis de dire que la possession suppose, 
comme condition essentielle, un état dans lequel une personne 
peut exercer son influence sur une chose, et écarter en même 
temps loute influence étrangère *. Celte manière d’envisager le 
fait extérieur dans la possession dit trop ou trop peu. Elle dit 
trop s’il s’agit de l’acquisition, trop peu s’il s’agit de la conser- 
vation. En effet, la possession se conserve, malgré l’éloignement 
du possesseur et indépendamment de la situation physique de 
sa personne, tant qu’il garde l’animus domini et qu’un tiers n’a 
pas appréhendé la chose ‘. Elle ne s’acquiert, au contraire, que 
par une réalisation d'activité. Cette dernière proposition est 


1 Art. 2243 C. Nap. 

3 Fr. 3, 13; fr. 47. 41. 2. D. 

$ Fr. 44, pr. 41.2. D. 

* Savigny, Traité de la possession, traduction Beving, p. 24. 

# Pour que la proposition que nous critiquons fût vraie quant à la con- 
servation de la possession, il faudrait entendre cette possibilité d'action, 
ainsi que nous l’avons fait à la note 2 de la page précédente. 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 81 


vraie, quant à l’acquisition originaire, sans qu’il y ait à se pré- 
occuper du point de savoir si la chose était déjà ou non en la 
possession d’un tiers *. — Toutefois, nous reconnaissons qu’il 
p'en est pas de même dans l’acquisition dérivée. En ce cas, la 
chose a déjà passé sous la puissance et possession de celui qui 
la livre. Son fait profite à l’autre partie qui la reçoit; et la pré- 
sence de l’objet, ainsi que la possibilité d’agir qui en résulte, 
suffit pour trapsférer la possession. Cette distinction nous per- 
mettra d'expliquer des textes que nous citons plus loin en trai- 
tant de l'acquisition de la possession. 


4. 2% L'intention. La volonté de tenir la chose comme sienne 
est aussi éssentielle à l’existence de la possession que le fait 
extérieur. Elle en est la cause impulsive; elle l'accompagne 
dans son développement et lui survit quand il s’est réalisé. 


Par intention de posséder, il ne faut point entendre la con- 
viction que l'on a de son droit (opinio dominit). La possession 
existe par cela seul qu’il y a activité développée à titre de 
maître sur une chose, sans examiner si ce fait est accompagné 
d’un juste titre et de la bonne foi. Ces dernières circonstances 
peuvent faire produire à la possession certains effets spéciaux ”, 
mais elles ne sont pas au nombre de ses éléments constitutifs °. 
Aussi nos anciens auteurs définissaient la possession : detentio 


rei corporalis, animo eam sibi habendi*. 


On a observé que les jurisconsultes romains n’ont défini 
nulle part l’animus domini, et que cette expression ne se trouve 
même pas dans les textes. Théophile l’emploie le premier dans 
sa paraphrase des Institutes. — Cette observation n’est peut- 
être pas complétement exacte. Dans la loi 4, $ 3, 41. 2 
D., Paul nous parle de l’affectus tenendi, expression qui pour 


Nous verrons même que suivant les principes du droit romain, dans le 
premier cas, la réalisation d'activité elle-même ne suffisait pas pour faire 
acquérir la possession. Fr. 6,S1.41.2.D. 

2 Art. 549, 650, — 2265 à 2269, — 2219, 1141 C. Nap. 

3 Art. 2228, 2262 C. Nap. 

* C’est ce que veulent dire ces mots « posséder comme propriétaire » qui 
se rencontrent dans certaines dispositions de nos lois, expressions qui, aux 
yeux de personnes non versées dans la connaissance du droit, sembleraient 
désigner le propriétaire lui-même. Si la loi les emploie pour désigner le sim- 
ple possesseur, c’est qu’en général il se prétendra propriétaire pour donrier 
une couleur de légitimité à ses actes de maitre. : 

XIV. 6 


82 . BROIT CIVIL. 


lui est synonyme d’animus domini'. Dansla loi 7, #3. 19. D., UE 
pien indique l’idée de maîtrise comme un élément essentiel de ln 
possession. Au reste, le mot animus des jurisconsultes romains 
équivaut à ce que nous appelons aujourd’hui l’animus damins.. 

| | | nn: de 
. & Fes lois romaines ne nous pnt laissé auçune définition de 
la possession. La loi 1 pr. au Digeste, livre XLL, titre 2, ne nous 
donne que l’étymologie du mot possessio : : « passessio appellata 
est (ut et Labeo ait) à sedihus, quasi posto : quia naturaliter 
tenetur, ab eo que et insistit..... » . 
_ Les interprètes du droit romain ont nnienien discuté sur 
le point de savoir s’il fallait lire pedibus ou sedibus. Nous ne 
renouvellerons point cette controverse ; cependant, s’il nous fal- 
lait émettre une opinion, nous lirions ‘plus volontiers sedibus. 
Cette leçon nous semble corroborée par la raison que donne 
Paul : Quia naturaliter tenetur abeo qui ei insislit. L’élymologie 
viendrait alors de sedere, insistere. Observons, au reste, que la 
loi première ne s'applique qu’au fait de la détention et non à la 
possession proprement dite. C’est ce qui résulte de ces mots 
maturaliter tenetur. Le verbe tenere indique généralement un 
rapport de fait sans intention d’appropriation, ce qui est préci- 
sément le signe distinctif de la détention et de la possession ?. 
_ La véritable étymologie du mot possession est daus le verbe 
posse, qui caractérise la possibilité d’agir sur la chose : condi- 
tion essentielle de la possession , au moins à son origine et à 
certains instants de sa durée ?. 

6. Avant d’aborder la définition du Code civil, il faut nous 
arrêter sur un principe qui jouait en droit romain un rôle im- 
portant dans la théorie de la possession, et dont la connaissance 
est nécessaire pour HHNÉAISneS D de l’article 2228 de 
potre Code. 


1 C'est ce qui résulte de la lecture de ce texte, quoique le mot tenere, em- 
ployé seul, désigne le fait de la simple détention. Fr. 38, 6 8. 48. 1. D. 

3 Fr. 38, $8. 45. 1. D. C. 2. Code, Liv. VIL, tit. 39. 

.$ Toutefois, noug ayons montré que cette possibilité n'était point suff- 
gante pour créer la possession à elle seule. — Quand nous disons qu’elle 
n’est nécesgaire qu’à certains instants de la durée de la possession, pour la 
conserver, nous voulons parler d’une possibilité immédiate. La possibilité 
œui résulte de l'absence de tout empiétement sur la chose doit subsister pen- 
dant toute la durée de la possession réelle. . 


POSSESSION. —- ACTIONS POSSESSOIRES. 89 


. Les jurisconsultes romains, partant de ce fait que pour expri- 
mer le droit de propriété (dominium) il suffit de désigner la 
chose sur laquelle il porte, en avaient conclu que ce droit se 
confondait avec son objet. — D'autre part, ils avaiont remarqué 
que les démembrements de la propriété ne pouvaient se désigner 
que par un nom particulier qui distinguait le droit de la chose; 
ainsi l’on dit un droit d’usvfruit, de servitude, d’usage ou d’ha- 
bitation, Ces droits leyr apparaissaient dès lors eomme séparés 
de l’objet sur lequel ils portaient. Se laissant prendre à ces 
formes de langage ‘, ils divisèrent les choses en choses corpo- 
relles et choses incorporelles, Ces Dernieres PEER le nem de 
jura in re*. 

. Partant de cette division , les cacdiés ne reconnurent 
comme susceptibles de possession que les choses corporelles : : 
« Possideri autem possunt quæ sunt corporalia.…... quia nec pos- 
sideri intelligitur jus incorperale*. » Aucune possession n’exis- 
tait d’après le droit civil chez celui qui exerçait un jus in re. 
Il ne possédait pas la chose parce qu’il n’avait pas l’animus 
domini dans toute sa plénitude; il ne possédait pas son droit 
parce que c'était une chose incorporelle. De là des conséquences 
importantes pour lacquisition des jura in re et pour les inter- 
dits *, Ce fut le préteür qui, sans nier ouvertement le principe 
du droit civil, le tourna en admettant une quasi-possessio Juris, 
c’est-à-dire un état qui était pour les jura in re ce qu'est la 


1 Cette différence qui existe entre l'expression du droit de propriété et 
celle de ses démembrements, tient à ce que la propriété est la plénitude des 
droits que l’on peut avoir sur une chose, et peut par conséquent ss désigner 
par la chose elle-mêmeé, tandis que dans tout démembrement de propriété il 
y a une idée de restriction qui nécessite une autre forme de langage. II ne 
suffit pas de désigner la chose, çar le droit re la frappe pas sous tous ses 
aspects juridiques. 

3 Tel était en droit romain le sens de çette expression, qui ne comprenait 
que les droits réels autres que la pleine propriété (fr. 1. VAL. 1. D; fr. 10. 8. 
5. D). Sive domini sint, dit Gaius, sive aliquad jus in ea re habeant, qualis 
est creditor et frugtuarius et superficiarius (fr. 19. 39. 2. D). Cependant, en 
trouve dans quelques textes l'expression jus proprietatis, mais ee n’est que 
par exception (Fr. 21,$ 3. 44. 2. D C. 2, Code, Liv. VII, tit. 39). En droit ro- 
maiv, les jura in re avaient point pour cerrélatifs les pue ad rem. Cette 
dernière division nous vient du droit canonique. 

S Fr. 3, pr. 41.2; fr. 1, S 27. 41. 3. D. | 
_ 4 Les jura in re ne pouvaient se transférer jure civili par Haditon, ni 
s’acquérir par usucapion. 


84 | DROIT CIVIL. 


possession pour le dominium et les choses corporelles. Cette 
quasi-possession nes 'appliquait point à la chose, mais au droit 
lui-même : ainsi l’on disait « jus fundi possidere..…. jus posse- 
dit'. » De là cette différence de langage des jurisconsultes ro- 
mains suivant qu’ils envisagent la relation du titulaire du jus in 
re par rapport à la chose elle-même ou par rapport au droit; 
dans le premier cas, ils disent qu’il ne possède pas ou qu’il 
possède naturaliter ?, dans le second qu’il quasi-possède son 
droit #. | 

Cette distinction de la possession d’une chose et de la quasi- 
possession d’un droit était capitale en droit romain. Cependant 
elle perdit son utilité quand le droit civil se confondit avec le 
droit prétorien. Nos anciens auteurs la conservèrent par esprit 
de tradition *, et elle a même laissé des traces dans la défini- 
tiou du Code, quoiqu’elle n’y soit pas expressément reproduite. 

7. L'article 2228 du Code Napoléon porte : « La possession 
est la détention d’une chose ou d’un droit que nous tenons ou 
que nous exerçons par nous-mêmes, ou par un tiers qui la tient 
ou qui l’exerce en notre nom. » 

Plusieurs remarques sont à faire sur cet article : 

Premièrement, cette définition supprime la distinction ro- 
maine de la possession proprement dite et de la quasi-posses- 
sion. 1l est vrai que le législateur met en opposition les choses 
et les droits, et se sert d'expressions différentes pour désigner 
ces deux relations *, mais cependant il les renferme sous la 
dénomination générale de possession ‘. 


1 Fr. 7. 43. 19; fr. 2. 8. 4. D. 

2 Fr. 12, pr. 41.2; fr. 15, S 1. 2. 8. D. 

3 Fr. 23, 6 2. 4. 6; fr. 10. 8. 5. D. | 

* Le judicieux Domat s'était mis au-dessus de ces puérilités de langage. 
Liv. 3, tit. 7, sect. 1, n°5. 

: $ « Détention d'une chose... jouissance d’un droit. » Art. 2228. 

$ Mais tout en appliquant le mot possession à l’exercice des droits, le Code 
est loin d’avoir abrogé complétement la distinction des choses et des droits 
correspondant à la propriété et à ses démembrements. On en retrouve des 
traces dans le titre de la distinction des biens (art. 517 à 520, 526 C. Nap.). 
Cette division n’était pas fondée sur la nature des choses. Sans doute la 
forme de langage qui lui servait de base ne manquait pas d’exactitude (V. ci- 
devant, n° 6, note 1); mais il n’en reste pas moins certain que la propriété 
est en elle-même un droit tout aussi incorporel que l’usufruit et les servi- 
tudes. De même que ces droits participent, quant à leur objet, de la nature 
de la propriété, en ce sens que, comme elle, ils s’exercent sur une chose. La 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES, 85 


Secondement, la définition du Code mérite un reproche qu’on 
ne pouvait pas adresser à celle de Pothier, qui cependant 
semble en avoir été la source. Pothier définissait la possession 
« la détention d'une chose corporelle que nous tenons en notre 
puissance, ou par nous-mêmes ou par quelqu'un qui la tient 
pour nous et en notre nom *. » Lés rédacteurs du Code ont hien 
fait disparaître l'expression chose corporelle prise par opposi- 
tion à celle de chose incorporelle, mais ils ont oublié ces mots 
« en notre puissance, » qui avaient cependant une grande 
énergie et exprimaient l’animus domint dans toute sa force *?. 

Ce silence apparent de l’article 2228 sur l’animus domint a 
conduit M. Troplong à dire que la loi n’avait donné là qu’une 
définition de la détention ?; qu’elle ne considérait la possession 
que dans le sens le plus général et en quelque sorte à son pre- 
mier degré, dont l’effet est de mettre l’individu en rapport avec 
la chose. Le Code ne s’occuperait que par la suite des variétés 
de ce rapport, « qui sont très nombreuses, comme, par exemple, 
possession à titre de propriétaire, possession à titre précaire. » 
M. Troplong, en s’appuyant sur les articles 2230, 2231 et 2236, 
a prétendu que dans le langage du Code, le fermier, le déposi- 
taire étaient des possesseurs. La question n’est qu’une question 
de mots, car le célèbre jurisconsulte reconnaît lui-même que 

les effets de la possession se déterminent d’après l'espèce à 
laquehle elle appartient, Celle du détenteur précaire ne serait 
qu ’une po nue, nudum ar Aussi ne nous arrête- 


fausseté de la division venait de ce e qu’on ne tenait pas compte du même 
élément : on considérait la propriété dans son objet, et les démembrements 
en eux-mêmes. Le Code s’est plus rapproché de la nature des choses en ne 
reproduisant pas dans la matière de la possession les conséquences qué les 
jurisconsultes romains avaient tirées de cette distinction. En effet, de même 
qu'on peut posséder une chose d’une manière absolue, on peut la posséder 
sous un rapport déterminé. Telle est la situation de l'usufruitier, de l'usager 
et autres personnes qui sont investies d’un démembrement de propriété. 
Nous n’avons pas besoin de faire observer que c’est seulement à des droits de 
cette nature qué s applique l'article 2228; son origine historique le prouve 
suffisamment. | 

1 Pothier, Traité de la possession, n° 1. 

3 Le Code a été plus exact en empruntant à Domat la. définition de la dé- 
livrance qui se trouve dans l’article 1604 du Code Napoléon : La délivrance 
est le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l’a- 
cheteur. 

3 M. Troplong, randos: t. E, n° 218. 


+ 


86 © DROIT CIviL. 
rons-foué pas loñgtemps sur cè boit. Cependant nous ne poù= 


vons partägét l'innovation que M. Troplong a voulu introduire 


dans le vocabulaire du droit. 

Les fédäcteurs du Code, défiissant la pésSessiôn däns ses 
rapports avec la prescription, devaient avoir en vue la posses- 
sion à litre dé maître nébessaire pour prescrire. On ne peut 
croire qu'ils afent voulü remôtiter à l’un des élérhenis de \a 
possession, la détention, qui, 1] Fait Îé récoütiaitré, n’à jamais 
été qualifié én droit du nom de bosséssion. 

L'article 2928 porte, aü reste, ën lui-même là préuvé qu à 
définit la pois‘Ssion véritable à titre de maître. En effet, la loi 


nous dit que la possession est la détention d’une chose que nous 


tenoïis par nous-mêmes ou par un autré qui là tient en notre 
nom. C’est done celui au nom duquel la chose est tenue qui 
possède dans le sens de l’article 2228, et non celui qui la tient 
pour äutrüi. Il n’y durait aûtuné ambiouîté si Le législateur avait 


défini l& possession : la-détention d’une chose que nous ledons 


en notre nom, par noüs-üfêries où par an autre. Lé déplacément 
dé cé8 rnots : èn foire nom, d’ätleslé point unë péhsée différehté. 


_ Dans lés articles 2230, 2931 et 9936, le Code parlé en effet 


de possessetrs pour autrui, mdis aucun doute n’est possible sùr 
le sens dé ces mots. La portée dü premibr, se trouve miligée 
par lés deux autres. Aussi est-ce aller noh-seulemént contre 
l’article 22928, mais encoré contre les articles 2230, 9931 et 


2236 que de dire, s4ns aucuïie âutre addition, que lé fermier 


possède. Le deuxième alinéa de l’article 2236 nous offre une 
expressioil plus exacte daïis céS rhots : détenteurs précafrés !. 
Troisièmement, l définition du Codé rie fait poinit figurer la 


bonne foi au nombre des éléments de la possion. La raison en 


est qu’il y a dens le seul développement de l'activité humaine 
à iitre dé maître, un fait assez important pour cünstiluer une 


relätion à laquelle le législateut attache certaiñs elfels. Domat, 


qui s'occupait de la possession au point. de vue de l usucapion 


d’après les principes du droit romain, la définissait : « la dé- 


tention d’une chose qu’a celut qui en est le maître, ou qui a 


1 Le mot détenteur, employé seul, a deux significations : tantôt il désighe 
ün possesseur pour autrui, tantôt ur possesseur quelconque, même à titre 
de maître. C’est ainsi qu’on dit que la revendication s'intente contre tout 


détenteur. Dans le chapitre 6, livre IN, titre 18, du Code Napoléon lé hot 


détenteur a la même signification; 


POSSESSION.— ACTIONS POSSESSOIRES. 81 
juste sujet de croire qu'il l'est, el qu’il tient en sa puissance où 
en celle d’un autre par qui il possède *, » La définitian du Code 
est plus générale ; elle envisäge la possession en elle-même. 

Quatrièmement, la possession rie supposant point pendant 
toute 8a duréëé unë relation active ét matérielle entre là pér- 
sonne et la chose, il faut enténdre lé mot détention, dent 8e 
sert l’articlé 2298, de manière à le mettré en harmonie avec 
les idées précédémment développées *. Deux moyens y con- 
duisent : ou on définira la détention le rapprochement de la 
chose, et alors il faudra dire qn’on ne Pexige pas continuelle- 
ment; ou on appellera de ce nom une relation de fail Fepro- 
duite seulement à certaines époques, mais dans l’intervalle des- 
quelles aucun obstacle n’a été apporté sur la chose à la libre 
jouissance du possesseur. En cé täs la définition est exacte *. 

Néanmoins, pour éviter "toutë ambigu té sur le sens de ce 
mot et définir la possession dans toutes ses phases, nous dirons 
qu’elle est une relation entre une personne ét une chose, par 
suite de l'exercice exclusif à titre de maître de l’âctivité de 
cette personne ou de son représelitahit sur la chose. 

Notre définition a l’avantigé de ne point impliquer, comme 
éoudition de la possession, une rélation de fait contiñuellé entre 
à personnë et Jà chose. La possession est une relation; elle se 
distiriguë done des faits qui lui servent de base ?. Nous ne 
fikbas bas les limites de vés derniers, car élles varient suivant 
qu’il s’agit d’acquérir ou de conserver là possession. Ce point 
ne reïtre pas dans uhé définition générale de la possession, 
mais dans la théorie spéciale de l'acquisition ou dans celle de 
Ja conservation. | 

UL. | | 

8. Aprés avoir ainsi déterminé les éléments de la possession 
et en avoir donné la définition, nous devons approfondir sa 
nature. Est-elle un droit ou un fait? Question vivement contro- 


1 Domat, Lois civiles, liv. III, tit. 7, sect. 1, n° 1. 

3 V. n°2. | 

3 Ce sens large du mot détenteur semble être le véritable, car on dira très- 
bien d’un fermier qui s’est éloigné des lieux loués avec esprit de retour, qu'il 
les détient tant qu’un tiers ne s’en est pas emparé. 

* Par relation de fait, nous entendons la proximité de l4 personne et de 
le chose; par relation sans aucune autre addition , nous désignons un rap- 
port distinct de cette proximité matérielle et qui constitue la possession. 


8 DROIT CIVIL. 


versée entre nos anciens auteurs, et sur laquelle il eonvient de 
nous arrêter. | 

Exposons d’abord en quel s sens les consultée romains 
disaient, tantôt que la possession est res facti, tantôt qu ‘elle est 
non tantum corporis sed juris, ailleurs jus possessionis. On sait 
que cette diversité d'expressions a jeté les interprètes dans un 
grand embarras quand il s’est agi de concilier les textes. 

Pour y arriver, il faut remarquer que très-souvent le sens 
d’une expression varie suivant le corrélatif qu’on lui donne; 
c’est ainsi que M. de Savigny a montré que par les mots possessid 
naturalis, les jurisconsultes romains désignaient des situations 
entièrement différentes, suivant qu’ils mettaient cette expression 
en opposition avec celle de possessio civilis ou avec celle de 
possession proprement dite ( possessio) ‘. 1l en était de même 
des expressions res facti, jus possessionts; le tout est de saisir 
les corrélatifs. Sous ce rapport, il fant ranger les textes dans 
quatre classes différentes : 

A. La possession considérée en elle-même offre deux élé- 
ments, le fait et l'intention. A ce point de vue le mot factum 
désignera l’acte extérieur et sera mis en opposition avec 
l’animus. C'est en ce sens qu’il se trouve employé dans la 
loi 29, livre XLI, titre 2, au Digeste : Possessionem pupillum 
sine tutoris auctoritate amittere posse constat : non ut animo sed 
ut corpore desinat possidere : quod est enim facti potest amittere; 
alia causa est si forte animo possessionem velit amitiere; 
hoc enim non potest *, En laissant de côté la vérité de cette so- 
Jution*, nous voyons qu'Ulpien dit que la possession est de fait 
quand on l’envisage dans un de ses éléments. À vrai dire, c’est 
cet élément lui-même et non la possession qu’il appelle un fait : 
quod est enim facti potest amittere. La perte de la possession est 
la conséquence de l’absence d’un de ces éléments. C’est donc à 
tort que Doneau prétend qu’Ulpien dit pans, ce texte d'une ma-. 
nière absolue que la po essIon est de fait. 

Dans la loi 1, $ 15, ‘ivre XLVII, titre 4, au Digeste, le mot 
factum se trouve employé dans le même sens que dans le texte 
précédent. 


1 V. ci-après, n° 16. 

2 Ulp., lib. XXX, ad Sabinum. D., liv. XLI, tit. 2, fr. 29. 

8 Une raison de douter se tire de la loi 11. #1.1.D. Nous concilicrons lé 
tard ces deux textes. | 


HISTOIRE DU DROIT FRANÇAIS. 89 


B. Les jurisconsultes romains mettent en opposition ces 
deux expressions res facti causa facti ‘ et res juris. Les mots 
res facti comprennent ici les deux éléments de Ja possession, 
le fait et l'intention *. 

L'expression res facti causa facti désigne une (situation que le 
droit civil ne crée point, à laquelle il peut seulement attacher 
certains efféts juridiques, mais dont la persistance est néces- 
saire pour que ces effets continuent. L'expression res juris 
désigne au contraire la réunion de certains effets juridiques 
qui subsistent par la seule force du droit civil et indépendam- 
ment d’une situation extérieure quelconque. 

Dans les res juris rentrent la puissance paternelle, les droits 
du maître sur ses esclaves, la puissance tutélaire. La possessicn, 
le mariage *, le droit d’habitation, sont, au contraire des causæ 
facti. Ces diverses situations se rapprochent donc en ce sens 
qu’elles supposent toutes un fait dont la loi civile s’empare 
pour y attacher des conséquences juridiques ; elles diffèrent en 
ce que dans lés unes la persistance d’un état de fait est néces- 
saire pour que les effets juridiques subsistent, tandis que dans 
les autres elle ne l’est pas. | L. À. MARINIER. 

( La suite à une prochaine livraison. ) 


BIBLIOGRAPHIE. 


HISTOIRE DU DROIT FRANOAIS, 


Précédée d’une {ntroduction sur le droit civil de Rome, par M. F. Larrr- 
RièRE, membre de l’Institut; inspecteur général des Facultés de droit.— 
6 vol, in-8°. Paris, Cotillon, éditeur. 


Compte rendu par M. DE VALROGER, professeur de l'histoire du droit 
à la Faculté de Paris. 


Il ya vingt ans parut une Histoire du droit français, œuvre 
d’un auteur encore inconnu dans la science et bientôt célèbre. 
Le livre de M. Laferrière brillait par le coloris et le mouvement : 


1 Fr. 12, $ 2. 49. 15. D. 

2 Fr. 1, ss 3 et 4, 41. 2. D. — C’est dans le même sens que Paul appelle 
la possession de bonne foi un fait, par opposition à l’usucapion (jus capio- 
nis). Le mot factum renferme ici un fait physique et un fait moral (opinio 
dominü). Fr. 48,6 1. 41. 1. D. 

3 Fr. 12, 2. 49. 15. D. 


90 | © BIBLIOGRAPHIE. 
il avail les vives qualités de la j jeunesse ; il en avail aussi qùel- 
ques défauts. Frappé d’une idée juste dans uné moindre mesure, 
l’âautéur s’én étail trop laissé préoccuper : tout notre droit chu- 
tumier lui avait paru dériver de la féodalité. En.continuant des 
études pour lesquelles sa vocation était marquée par un 8i beau 
début, M. Läferrière a reconnu que riotre droit avait èu des 
origitiès plus mêlées, et qu’il fallait, en remontant par delà l’é- 
poque féodale, suivre sa foritiation d’âgé en âge jusqu’au mo- 
ment où la lürièré ous manqué, pour démêler les élémerits 
entrés dahs sa composition. M. Laferrière a doré repris son 
œuvre d’après un autre plan et de bien plus larges proportions. 
Les deux volumes dont tous venons rendré comple sont Îles 
ciniquièmé ét sikième d’un grand ouvrage qui n’a de coinmuün 
avec l’autre que le sujét. 

11$ sont côrsacrés à l'exposition des diversiiés régionales 
que présentaient les coutumes de la Fraace vers EL fin du 
moyen âge. 

| Poük 8e rendre cople de la formialiüi du droit qui régiséait 
n0 provinces avant 1789, M. Laferrière a dû sortir des limilés 
dans lesquellés le royatime était enfermé à l’époque qu’il étudie. 

Lorsque se démembra le trop vaste émpbire dë Chärlttnägne, 
il se détacha de la France des contrées qui devaient s’y réunir 
un jour, mais qui passèrent pour plusieurs siècles sous l'auto- 
rité des empereurs d’ Aïlemagne. | 

Le royaume de France, réduit : ainsi à d’étroites proportions, 
fut encore morcélé à liifihi paf la féodalilé. Lé pays se cou- 
vrit de grands fiefs, desquels relevait une foule de fiefs de 
moindre ordre. Les hauts feudataires reconnaissaient la suze- 
raineté du roi, mais à la conditiüh qu’elle demeurëräit inattiŸe 
et les laisserait maîtres chez eux. Nos princes étaient loin d’être 
obéis dans les limites même de ee qu’on appelait pays d’obéis- . 
sance du roi : ils s’y trouvaient en face de barons remuants qui 
leur causèrent bien des embarras. Enfin arrive un moment où 
là royauté reprend force. Elle remet la main sur quelques-uns 
des plus grands fiefs de la France: l’hérésie des Albigeois lui 
livre le comté de Toulouse; le crime de Jean Séns-Terre la Nor- 
mandie, Âu moment où elle reconstruisait âinsi matériellement 
son pouvoir, la restauration du droit romain lui apporta d’au- 
tres éléments de force en faisant rentrer dans les esprits l’idée 
de l’unité du pouvoir. Le XIII siècle, qui vit s’opérer telte 


HISTOIRE DU DROIT FRANÇAIS. gi 


double révolution, fixa les destinées de la France. On voit dès 
lors sé dessiier toutes les tendances doni le développement a 
constitué la société moderne. | | 

C’est à ce moment que l'histoire de notre droit avait été ame- 
née par M. de Laferrière dans ses précédents volumes. Ceux- 
ci déroulent sous les yeux du lecteur les variétés juridiques qui 
furenit le résultat de ce passé. M. Laferrièré y étudie les Cou- 
himés de la France dans ses diverses provinces. Il les étudie dans 
a période la plus obscure de léur existence, c 'est-à-dire én les 
prénänt à léur berceau et les conduisant jusqu’à l’époque où le 
grand travail de rédaction officielle, accompli au XVI° siècle, 
leur donna üh corps plus solide, une forme mieux arrêtée, 

Pour mettre un ordre logique dans son exposition, l’auteur 
visite d’abord les régions les moins françaises. les terres d’'Em- 
pire; puis, entrant dans la France du moyen âge par le Midi, 
il arrive en remontant aux contrées qui peuvent être à bon droit 
considérées comme le cœur de la France ei le berceau de son 
droit le plus nätional : je veux parler de celles qui constituaient 
le domaine royal avant les grandes acquisitions du XIII siècle. 

Les terres d’empire formaient à l’est du royaume une longue 
lisière qui suivait les bords du Rhin et du Rhône. C'était d'abord 
une partie de la Flandre, divisée en deux régions qui n’avaierit ni 
la même jhiÿsionomie, nilamêmé condition politique. L’uné, ap- 
pelée Flandre Gallicane, parlait la même langue quela France du 
Nord, le roman wallon, et relevait de nos rois. L'autre, appelée 
Flandre Flamingañte, barlait un dialecte tudesque, le flamand, 
et formait un fief dé l'empire. En descendant vers lé midi, on 
rencontrait la Lorräine appartenant à une puissance qui avait 
su 8’en faire une ptssession héréditaire; puis l’Alsace, échi- 
quier de seigneuries et de villes vivant dans une dépendance 
plus ou moins étroite de l’empire. La Bourgogne était, comme 
la Flandre, partagée entre la France ét l’Empiré. Du duché de 
Bourgogne, destiné à rester un des grands fiefs de la couronne, 
il se détacha, dès le X° siècle, un comté qui devait avoir désor- 
mais ure existénce séparée. Un moment ce comté toucha à 
l'indépendance et prit le nom de Franche-Comté ; mais ce fut 
pour retomber bientôt, tout en gardant ce nom, sous la suze- 
räineté des empereurs d’Allemagne, Le Lyonnais et les contrées 
voisines étaient aussi terres d’empire; mais l’aulorité impériale 
y étäit faible : le pouvoir se partageait à Lyon entre l’évêque et 


g2 BIBLIOGRAPHIE. 


la municipalité. Cette situation fut mise de bonne heure à pro- 
fit par nos rois pour se rattacher Lyon et y substituer leur pro- 
tectorat à la suzeraineté des empereurs. On vit bien au XIV*siècle 
combien leur autorité était devenue faible dans toutes ces con- 
trées que leur situation et leurs tendances naturelles inclinaient 
du côté de la France: en 1349 le Dauphiné est donné à nos 
rois sans faire mention des droits de l’Empire dont il relevait ; 
l'Empire n’essaie point de s'opposer. Sa suzeraineté s’était 
étendue jusque sur la Provence ; mais la Provence lui échappa 
aussi à la suite d’un mariage qui, vers le milieu du XIII° siècle, 
transporta ce comté à une branche de la maison capétienne. 

Tous ces pays détachés de la France pour entrer dans la 
sphère de l’empire, mais destinés à s’y unir de nouveau plus 
tôt ou plus tard, eurent un droit coutumier dont le fond était le 
même que celui du nôtre : usages germaniques sur lesquels 
s'était greffé le système féodal. Mais, dans un autre milieu et 
d’autres circonstances, ce droitcoutumier prit une tournure dif- 
férente. Il en fut surtout ainsi du droit féodal. Le caractère 
personnel et viager des bénéfices s’effaça de bonne heure dans 
nos fiefs : il n’en resta chez nous que certaines formes et des 
droits de mutation. La patrimonialité des flefs ne parvint pas 
à se constituer aussi bien en Allemagne : l’hérédité des fiefs 
s'établit, mais non leur aliénabilité. Il en fut de même dans le 
droit féodal de la Lombardie. Chose toute simple : dans le dé- 
membrement de la monarchie franque, l’Italie devint une dé- 
pendance de l’empire d’Allemagne. Cette ressemblance fit 
adopter par nos voisins d’outre Rhin, comme l’expression de 
leurs propres usages, les très-anciens coutumiers lombards qui 
sont connus sous le nom de libri feodorum. M. Laferrière a 
constaté leur autorité et leur longue influence sur le droit féo- 
dal des terres d’empire redevenues plus tard provinces fran- 
çaises. Le trait le plus caractéristique de leur droit, c’était le 
développement bien moins avancé de la patrimonialité des 
fiefs. NN 

Arrivé à la Méditerranée, M. Laferrière la côtoie. Il entre 
dans les régions Pyrénéennes et trouve encore des pays qui 
furent au moyen âge entraînés hors de la sphère de la France. 
La domination de Charlemagne s’était étendue au delà des 
Pyrénées. Dans le démembrement de ses élats, les comtes de 
Barcelone fondèrent une puissante maison qui reconnut d’abord 


HISTOIRE DU DROIT FRANÇAIS. 93 


la suzeraineté des rois de France. Mais ensuite, étant montée 
sur le trône d’Aragon, son orgueil ne s ’accommods plus de cette 
dépendance. Le droit Catalan, exprimé par les Usatici Barchi- 
nonis, marqua de son empreinte les coutumes d’un pays qui n’a. 
été rattaché de nouveau à la France qu’au XV siècle, le Rous- 
sillon. 

La partie occidentale des régions pyrénéennes présente un 
spectacle qui ne ressemble à rien de ce que nous avons vu jus- 
qu’ici. Des populations y ont conservé ue vieille langue qui 
les distingue de tout ce qui les entoure. La philologie y recon- 
naît la langue des Ibères que les Romains trouvèrent établis en 
Espagne et mélés aux Celtes dans le sud-ouest de la Gaule. 
Ceite persistance de la vieille langue suggérerait l'idée que les 
pays Basques auront pu conserver aussi quelques usages juri- 
diques des Ibères. On possède dans les Fors de Béarn des cou- 
tumes basques d’une époque ancienne. Étudiées à ce point de 
vue par M. Laferrière, elles n’ont point réalisé l’atlenie que 
l’on conçoit en les ouvrant. C’est au fond le même droit que 
dans les contrées environnantes. Des originalités s’y rencon- 
trent, mais rien n’a paru à M. Leferrière porter l’empreinte 
d’un droit Ibérien. | 

Nous voici arrivés au pays de droit écrit par excellence, au 
Languedoc. La Gaule était séparée de l'empire quand Justinien 
se livra aux travaux législatifs qui ont rendu son nom si célè- 
bre. Il semblerait donc que le droit romain conservé dans le 
Midi ne püût être que le droit d'avant Justinien. La coutume 
du Midi au moyen âge montre en effet la persistance de prin- 
cipes changés par Justinien. Mais elle montre en d’autres 
choses, dès l’époque la plus reculée, un droit dérivé de sa lé- 
gislation. 11 demeure donc démontré, et les preuves abondent 
d’ailleurs, que le droit de Justinien ne fut pas sans pénétrer 
dans notre pays bien avant la restauration des études. Mais il 
ne s’y établit point assez pleinement pour supplanter toutes 
pratiques contraires. | 

La persistance du droit romain dans le Midi n’empêcha point 
les institutions coutumières du Nord de s’y communiquer. Il 
s’en fit un mélange avec les règles romaines qui altéra les unes 
et les autres. Je citerai comme exemple le privilége de la mas- 
culinité qui s’établit dans le Midi sous la forme d’exclusion des 
filles dotées. Ce mélange produisit quelquefois des combinai- 


94 L MBMOGRAPHIE. 


sons singulières. Ainsi Le midi ayant adopté la maxime Le 
mort saisit le vif, il l’étendit aux héritiers testamentaires. Le 
droit coutumier avait été conséquent en leur refusant la saisine, 
parce qu il ne voyait en eux que des légataires : le Midi ne fut 
pas moins conséquent en la leur accordant, puisque c’étajent leg 
héritiers par excellence aux yeux du droit romain. | 

Passons du Languedoc à la Guienne. Nous y trouverons en- 

core pour premier fond le droit romain, mais plus mélangé des 
usages qui formaient le droit des pays coutumiers. On enre- 
marque particulièrement qui se rapprochent des usages nor- 
mands. La chose s’explique aisément, puisque la Guienne et la 
Normandie furent réunies sous l’autorité de ces puissants feur 
dataires qui possédaient une grande perse de la France et un 
royaume de l’autre côté du détroit. 
_ La Bretagne gravitait de ce côté quand elle fut rattachée à à la 
_ couronne par la conquête que Philippe Auguste fit de la Nor- 
mandie, Ce pays avait déjà beaucoup occupé M. Laferrière dans 
ses précédents volumes. Il traverse donc rapidement la Bretagne 
pour s'arrêter davantage en Normandie. Le droit Normand 
offre des particularités très-intéressantes : notamment un ré- 
gime matrimonial qui réunissait pour la femie les garanties 
protectrices du régime dotal aux perspectives de fortune de la 
communauté. C’est surtout cette heureuse combinaison qui ft 
donner à la coutume de Normandie le nom de sage coutume. 
Comment s'était formé ce régime Normand qui fait contraste 
avec le droit de tous les pays voisins ? M. Laferrière s’est posé 
ce problème. li repousse avec raison l’idée que le régime dotal 
normand serait venu du régime dotal romain. Il en cherche le 
point de départ dans les Lebce scandinaves, et je crois que 
c’est encore avec raison. Mais j ’aurais aimé à voir M. Lafer- 
rière suivre l'histoire du régime dotal de la Normandie dans les 
nombreux monuments qui nous permettent de saisir à de courts 
intervalles toutes les évolutions des coutumes de cette province. 
Il y eût trouvé la solution de difficultés que ne résout pas la 
brève solution donnée par lui à cette question délicate. 

Le long voyage que nous venons de faire avec M. Laferrière 
autour de la France remplit son cinquième volume. Dans Île 
sixième, il fait une excursion vers la Flandre et le Hainaut ; 
puis il concentre son étude sur les contrées où s’élabora la Paie: 
sance de la maison royale qui devait reconstituer la France. 


/ 


HISTOIRE QU DROIT FRANÇAIS. | 25 


Le XIII siècle la vit commencer cette tâche par des actes dé- 
cisifs ; Philippe Auguste par les armes, Philippe le Bel par l’as- 
tuce et la violence, saint Louis par l'autorité morale du. plus 
beau caractère. Parmi les moguments du droit eoutumier de 
ges contrées, il en est yn auquel l'usage à aitaché le pom du 
saint rai, Montesquieu amené dans son Esprit des lois à parler 
du livre appelé Etablissements de saint Louis, se demanda si 
l'œuvre répondait bien réellement à ce titre. La question avait 
été reprise bien des fois, sans qu’elle eût encore reçu une de ceg 
solutions approfondies qui fixent la convietion générale. 
M. Laferrière l’a abordée avec prédilection; il l’a traitée aveg 
des développements très-étendus. Non-seulement, selon lui, le 
titre attaché par la tradition à ce livre ne serait point trompeur, : 
mais on y trouverait l'expression la plus vraie, la plus pure et la 
plus nationale du droit contumier de la France à cette époque. 
Voilà |a thèse que M. Laférrière expose avec une sorte de pas- 
sion pieuse pour la mémoire d’un grand prince canonjsé par 
l’histoire aussi bien que par l’Église. 11 lui en aurait coûté de 
voir ce rayon détaché de l’auréole qui entoure le front de saint 
Louis. Pour mon compte, cetie grande mémoire me semble pey 
intéressée dans cette question : le livre appelé Établissements 
de saint Louis, n’est pas une œuvre de haute portée, je n’y 
vois qu’une compilation indigeste de lois romaines, de dé- 
crétales et de coutumes françaises. Ce serait un faible titre de 
gloire pour saint Louis d’y avoir attaché le sceau de son auta- 
rité. Mais comment aussi lui prêter la pensée de donner alors 
à la France un code uniforme ? C’eût été bien peu mesurer sa 
puissance et les suites auraient bien montré la vanité de cette 
tentative. Ce qui a trompé, c’est un établissement de saint Louis 
mis en tête. Une vue se à a fait étendre à tout l’ouvrage 
le caractère qui ne convenait qu’aux premiers chapitres. Dans 
tout le reste, ce n’est plus un législateur qui ordonne ou défend, 
mais un pralicien qui expose les usages judiciaires de son pays. 
Ce pays est même plus d’une fois nommé, c’est l’Orléanais. 
L’auteur reprit deux fois la plume. Des passages du second 
livre prouvent que c’est une addition faite après coup par lui 
à son ouvrage. Dans l'intervalle avait paru la célèbre ordon- 
nance de saint Louis sur la preuve judiciaire. L'ouvrage avait 
été écrit avant cette ordonnance, puisque le duel y figure 
comme se pratiquant encore dans la jusiÿce royale. L’auteur, 


96 BIBLIOGRAPBIE. 


après avoir ajouté à son travail un supplément, réunit les deux 
compositions et mit en tête létablissement de 1260; sans 
prendre le soin d’effacer de son premier livre les passages qui 
se trouvaient en désaccord avec ce nouveau droit. Voilà si je ne 
me trompe, l’histoire d’un livre qui n’a dû sa renommée qu’à 
une méprise. Je ne puis m'empêcher d'attribuer les idées con- 
traires de mon honorable ami à son culte pour une grande et 
sainte mémoire. Ce culte a troublé l’impartialité de son juge- 
ment, mais en lui donnant l’occasion de déployer des ressources 
de science et d'imagination qui ne brillent nulle part plus que 
dans cette partie de son ouvrage. 

J'aurais bien encore quelques réserves à faire relativement à 
une thèse non moins chère à M. Laferrière. Il est, comme on le 
sait, le représentant considérable du système qui attribue une. 
grande part aux origines celtiques dans la formation de notre 
droit, Il a eu la satisfaction de voir M. Henri Martin adopter ses 
_ idées et en faire la base d’un grand système sur la marche de 
la civilisation française, Le brillant écrivain a semblé prendre 
à tâche de prouver le danger des thèses qui ouvrent un champ 
indéfini aux conjectures. M. Laferrière se montre bien plus 
réservé ; mais non moins convaincu il croit retrouver sur son 
‘chemin, à mesure qu’il avance, de nouvelles traces du droit 
celtique. Sur ce point encore je ne saurais partager ses vues. 
Les origines celtiques m’ ont toujours paru un mirage qui fascine 
de loin les regards, mais qui s’évanouit quand on veut le saisir. 

Ces dissidences ne sauraient m'empêcher de rendre hom- 
mage à des études suivies avec tant de constance et d’éclat. On 
a vu quelle variété de sujets se déroule dans les deux nouveaux 
volumes de M. Laferrière. Il fallait de longues recherches gui- 
dées par une grande science pour en rassembler la matière, 
une vive imagination en même temps qu’un jugement sûr pour 
saisir et démèêler le caractère de tant de choses si diverses, 
enfin un art heureux d'exposition pour les grouper et ne pas 
errer au hasard dans ce dédale. Aucune de ces conditions n’a 
manqué. Ces deux volumes sont les plus beaux, les plus consi- 
dérables d’une histoire qui s’accroît en force en même Ep 
qu’en étendue. Vires os eundo ! 
L. DE VALROGER. 


EXAMEN DOCTRINAL. 97 


EXAMEN DOOTRINAL 
De la Jurisprudence des Arrêts et des Auteurs 


SUR LES VENTES DES MEUBLES CORPORELS OU INCORPORELS EN CAS DE BÉNÉFICE 
D'INVENTAIRE. 


Par M. Com-DELISLE, avocat à la Cour impériale de Paris. 


SOMMAIRE. 


1. Avant que de traiter cette matière, il est utile de rappeler quelqnes 
principes sur le bénéfice d'inventaire. 
2. Ce qu’est le bénéfice d'inventaire. — Réglé par le droit romain. — Intro- 
duit daus le droit coutumier. — Adopté par le Code Napoléon. | 
8. Idées générales sur l’acceptation bénéficiaire par opposition à. l’accep- 
tation pure et simple, les faits du propriétaire absolu et les faits de 
pure administration. 
4. Idée sommaire de ce qui est compris dans les articles 793 à 801 du Code 
Napoléon. 
8. Texte de l’article 793. — Pourquoi l’acccptation est-elle écrite sur les 
registres des renonciations? 
6. Texte de l’article 794. 
1. En quoi consiste la fidélité et l’exactitude de l'inventaire. 
8. Omissions de bonne foi. 
9. Omissions faites de mauvaise foi et sciemment. 
10. Absence de meubles ne dispense pas d'inventaire. 
11. Sur les mots « précédée et suivie. » 
12. Irrégularité d’inventaire n’entraîne pas toujours déchéance. 
13. Défaut de prisée. — Omission d’inventaire, quand lies droits sont d’ail- 
lears authentiquement constatés. 
14. Omission de la réquisition du serment. 
15. Représentation incomplète des personnes qui doivent être présentes. 
16. Omission de formes essentielles. 
17. Texte de l’article 795.— Renvoi. 
18. Indication de l'objet de l’article 796. 
19. Texte des articles 797, 798 et 799. 
20. Différence entre les effets des délais légaui et des délais accordés par 
le juge. 
21. Texte de l’article 800. 
22. Texte de l’article 801. 
23. Les actes dolosifs autres que le recel et omission frauduleuse n’entrai- 
rent pas déchéance. — Peuvent entraîner des dommages-intérêts. 
24. Omissions calculées ne sont pas toujours de mauvaise foi. 
25. Texte de l’article 802. 
26. L’héritier bénéficiaire est véritable héritier et vrai propriétaire. 
27. Texte des articles 803 et 804. 
28. Danger de la maxime que l'héritier bénéficiaire n’est qu’un simple ROME 
nistrateur. ; 
XIV. | 7 


98 REVUE DÆ LA JURISPRUDENCE. 


29. Caractère de son administration. Pourquoi il n’est tenu que de la faute 
grave. 

30. Texte des articles 805 et 806. 

31. Sous l’ancien droit, la vente de meubles, même ceike des immneubles, 
n’entraînait pas toujours déchéance. 

82. Ênest-il autrement aujourd'hui, du moïns depuis le Code de procédure ? 

33. Texte des articles 988 et 989 du Code de procédure. — DiHerenee légère 
de rédaction. — HRAIBeRCe qui en résulte. 

34. Suite. 

85. Distinction entre les meubles vilis pretit et des meubles précieux. 

36. Arrêt de cassation pour le cas où la dation en payement est AYADtAgense, 

37. Arrêt de Rouen dans le même esprit. 

38. Sur la cession forcée du gage livré par le défunt. 

39. La loi ne fixe pas quand la vente aura lieu, et pourquoi? 

40. Garantie des créanciers dans la caution pour la valeur des meubles de 
la succession. 

. Malgré l’opinion commune, l'article 805 doit s’entendre même deær meu- 
bles incorporels. 

42. Examen de la question sous le Çode civil, indépendamment du Code 
de procédure. 

43. Examen sous le Code de procédure. — Forme systématique du livre II de 
la deuxième partie de ce Code. 

44, Dans cette partie, le mot mobilier et le mot meubles se trouvent opposés 
à immeubles, et comprennent les meubles ineorporels. 

45. Opinion de Chabot, réfutée par tous les auteurs, | 

46. Opinion de MM. Aubry et Rau, qui ne croient pas que l’article 989 cot- 
prenne les meubles incorporels. | 

47. Réfutation de l’argument tiré de l’article 2279 & Gode Napoléon. 

48. Réfutation de l'argument tiré tant de ce que l’article 989, au Code de 
procédure, parle de la vente des rentes, que de l'avis du Conseil d'État 

. relatif aux rentes sur l’État. 

49. Solution. Le mot meubles est absolu, tant dans l’article 805 du Codé civil 
que dans l’article 989 du Code de procédure. — Autres objections. 

50. Réfutation de l’objection tirée du renvoi de l’article 945 du Code ds pre- 
cédure au titre des saisies-exécutions. 

51. Ce renvoi n’est pas blâmable, puisqu'il ne s'agissait que de déterminer 
quand la vente publique ne serait pas répréhensible, 

52. Suite. L'article 805 du Code civil a amélioré l’ancien droit sur la publi. 
cité des ventes. 

53. Suite. Le renvoi au titre des saisies-exécutions a amélioré à son tour Ja 
publitité prescrite par l’article 805 C. Nap. 

54. Examen de l’objection tirée de ce que l’article 945 C. proc. ne vise que 
l’article 826 du Code Napoléon. — Réponse par l’exéquation complète 
entre toutes les ventes de mobilier de succession résultant. du plan 
du livre 11 des Procédures relatives à une Succession. 


Nos Examens doctrinaux ne doivent pas être toujours une 
polémique sur la doctrine des arrêts; îls ne doivent pas toujours 


AiCH. LAYS LISRARY 


à EXAMEN DOCTRINAL, 99 


s'arrêter à des questions particulières. Celui-ci a surtout pour 
objet de faire ressortir l'humanité de jurisprudence des Cours 
supérieures dans une matière délicate, l'influence de la vente de 
meubles sur le bénéfice d'inventaire. En cette matière, les au- 
teurs sont rigoureux, pointilleux même, et portés à voir une dé- 
chéance ruineuse dans une vétille; les tribunaux de première 
instance, moins minutieux que les auteurs, sont cependant plus 
portés à la sévérité que les Cours impériales et que la Cour de 
eassation. Quels sont kes enseignements qui naïssent de leurs 
arrêts ? Jusqu’où doit-on porter l’indulgence? N’y a-t-il pas une 
foule de cas où la faute n’est point imputable à l’héritier? N'y 
en a-t-il pas où les dommages-intérêts des créanciers sont une 
sanction suffisante? Tout cela ne peut pas être renfermé dans 
uùe formule brève et saisissante. Nous ne suivrons donc pas ici 


pee notre marehe ordinaire : nous présenterons et des vues d’en- 
La semble et des vues de détail; nous examinerons les législations 


qui se sont succédé, et nous suivrons l’application des prin- 


« cipes dans ane série d’espèces pratiques, afin de bien faire 
“a saisir jusqu’ où peut aller l’indulgence JuIRIre, sans contre- 
a “= venir à la loi. 


+. La question de savoir dans quel cas les héritiers bénéfi- 
eiaires sont tenus d'observer les formalités judiciaires pour les 
ventes de biens meubles de diverses natures ; dans quels eas 
ils sont ou peuvent être dégagés de ces formalités, où du moins 
excusabies de ne les avoir pas remplies, est une question com- 
plexe, et qui souvent devient ardue, parce qu’elle dépend du 
discernement à faire de l'étendue du pouvoir que la loi a voulu 
conférer à l'héritier bénéficiaire sur les biens de la succession. 

Il nous sera donc permis, avant que d’entrer dans notre 
gestion prineïpale et dans le détail des questions accessoires, 
de rappeler ici les principes généraux du bénéfice d'inventaire, 
Pothier surtout sera notre guide dans cette analyse succincte. 
(Traité des Successions, ch. III, art. 2.) 

2. Le bénéfice d'inventaire que l’empereur Justimien a ac- 
eordé par la loi Scimus, 22, C., De jure deliberandi, aux héri- 
tiers, consiste pour eux à n’être point tenus, sur leurs propres 
biens, des dettes de la succession qu’ils recueillent et à ne 
point faire confusion des droits qu’ils pourraient avoir contre la 
succession, sous la charge principale de faire un fidèle et exact 


400 _ REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


inventaire de toutes les choses dont la succession est composée, 
Il a toujours subsisté en pays de droit écrit. | 

On l’a trouvé si favorable qu’il a passé dans les pays coutu- 
miers, au moyen de lettres royaux pour dispenser l’héritier de 
la rigueur de la loi primitive qui faisait de jui la continuation 
passive de la personne du défunt ; et l'exception se faisait sou- 
vent au moyen d’un article formel de la coutume ou loi muni- 
cipale, auquel cas il n’était nul besoin de lettres de chancellerie, 
puisque la coutume était approuvée par le Roi. 

Le Code civil l’a admis, liv. HE, tit. 1, chap. 5, sect. 3, Du 
Bénéfice d'inventaire et de ses effets, et des Obligations de l’héri- 
lier bénéficiaire, art. 793 à 810, el le Code de procédure a 
complété sur ce point le Code civil. 

3. Auparavant et par l’art. 774, section 1" du chapitre 5, (De 
l’Acceptation), le Code civil avait dit qu’une succession peut 
être acceptée purement et simplement ou sous bénéfice d’in- 
ventaire, et indiqué quels étaient les faits d'acceptation ex- 
presse ou tacite qui supposaient une acceptation pure et simple 
(art. 778 et 780); en même temps, il faisait des distinctions 
nécessaires pour qu’on ne coufondit pas les actes que l'héritier 
peut faire avant que de se déterminer à l’un ou à l’autre mode 
d'acceptation. L’art. 778 voit une acceptation pure et simple, 
quoique tacite, quand l'héritier fait un acte qui suppose néces- 
sairement son intention d'accepter et qu’il n'aurait droit de 
faire qu'en sa qualité d'héritier ; et par conséquent, il ne voit 
point d'acceptation dans tous les actes exercés sur les biens du 


défunt, mais faits légitimement en une autre qualité que celle 


d’héritier : par exemple, si l’héritier est en même temps exécu- 
tour teslamentaire du défunt avec saisine, et qu’il exige ce qui 
est dû par les débiteurs de la succession, sans prendre la qualité 
d’héritier dans les quittances ou dans les poursuites, ce ne 
sera pas un obstacle à ce qu'il accepte plus tard sous bé- 
néfice d’inventaire, parce que la quittance a pu être donnée ou 
les poursuites dirigées en une autre qualité que celle d’hé- 
ritier. ( Pothier, art. 1%.) 

Et dans l’art. 779, le Code a soin de caractériser les actes 


que l’héritier peut faire, en sa qualité d’héritier présomptif, et 


qui ne seront un obstacle ni à la renonciation ni à l’accepta- 
tion sous bénéfice d’inventaire, pourvu que, pendant cet état 
d’expectative, l’habile à se porter héritier ne prenne point dans 


- 


LS 


EXAMEN. DOCTRINAL, 101 


les actes le titre ni la qualité d’héritier : « Les actes purement 
» conservatoires, de surveillance et d'administration provisoire 
» ne sont pas des actes d’adition d’hérédité, si l’on n’y a pris 
» le titre ou la qualité d’héritier. » 

Aussi Pothier disait-1l « ch. ZII, art. 1, $ 1°, « que si l’hé- 
ritier appréhende les biens de la succession, non pour en user 
el disposer comme maître, mais seulement pour les conserver, 
il ne fait point acte d’héritier ; car, quoiqu il n’ait pas droit ni 
qualité comme simplement appelé à la succession de disposer 
des effets de la succession, il a au moiss le droit de veiller à 
leur conservation par l'intérêt qu’il y a, tant qu’il n’est point 
décidé sur le parti qu’il prendra. C’est pourquoi, si un héritier 
présomptif prend les clefs du défunt, s'empare des titres, quoi- 
que avant l'inventaire, il n’est point réputé faire acte d’héritier, 
même quand il aurait mis quelques notes sur les papiers du 
défunt, comme par exemple: Cédule à recouvrer. Pareille- 
ment, s’il fait valoir les héritages, s’il fait des réparations ur- 
gentes..... » Nous n’allons pas plus loin dans cette citation, de 
peur qu'on n’en abuse, contre l'esprit même de Pothier. 

4. Après avoir, dans la section 1° du chapitre V, déterminé 
les faits qui s’opposeraient à l’acceptation sous bénéfice d’in- 
ventaire, et ceux qui n’y font pas obstacle, le Code civil, sec- 
‘tion 3, articles 793 à 801, établit la forme de l'acceptation bé- 
néficiaire, la nécessité de l’inventaire, les qualités qu’il doit 
avoir et les délais pour le faire et pour délibérer. 


5. C. Nap., ART. 793. « La déclaration d’un héritier qu’il entend ne pren- 

»* dre cette qualité que sous bénéfice d'inventaire, doit être faite au greffe du 

» tribunal de première instance dans l’arrondissement duquel la succession 

.» s’est ouverte : elle doit être inscrite sur le registre destiné à recevoir les 
» actes de renonciation. » 


Article de forme, pour que Pacceptation sous bénéfice d’in- 
ventaire puisse être toujours facilement retrouvée. — Elle doit 
être portée sur les registres des renonciations, parce que l’ac- 
.ceptation pure et simple n’est portée sur aucun registre, et que 
les renonciations et les acceptations sous bénéfice d’inventaire 
sont deux actes dont l’effet commun est d'empêcher les créau- 
ciers et les légataires de recourir sur les biens de l’héritier. 

V. d’ailleurs l’article 997 du Code de procédure. 


© 6. C. Nap., ART. 794. « Cette déclaration n’a d’effet qu’autant qu’elle est 
- » précédée où suivie d’an inventaire riDÈLE et ExACT des biens de la suçces- 


102 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


>» #i0n , dans les formes réglées par les lois sur la PEAR ‘et dans les dé- 
« Jais qui seront ci-après déterminés. » 

7. La fidélité et l’exactitude de l'inventaire sont le fonde- 
ment du bénéfice accordé à l’héritier, de Rire da tenu sur ses 
biens. 

H doit donc contenir la desciption de tous js cibles et de 
tous les titres de la succession (Pothier).—V. C. prec., art. 943. 

8. Néanmoins l’omission de quelques -effets qui auraient pu 
échapper à la connaissance de l’héritier ne le fait pas déchoir 
du bénéfice. : 

9. H en serait autrement si les créanciers prouvaient qu'il 
Îles a détournés et-omis de mauvaise foi et contre sa connais- 
sance (Pothier). L'ancienne jurisprudence française la ainsi 
décidé , et ne s’est pas contentée, comme Justinien, de la peine 
du double. Elle a regardé comme crimes civis le recélé, ou 
l’omission faite ‘sciemment et de mauvaise foi par l'héritier, et a 
prononcé sa déchéance du PENERES: — Le Code D l'a 

suivi, art. 801. 

10. L’inventaire est nécessaire. La notoriété publique que le 
‘défunt n’a laissé aucuns meubles n’est pes une raisen qui puisse 
dispenser l'héritier de faire inventaire. Ainsi, lorsqu'il veut jouir 
du bénéfice, l'héritier doit, dans le cas ou le défunt n’en laisse- 
rait effectivement aucuns, faire un procès-verbal qui constate 
qu’il ne s’en est pas trouvé et qui tienne lieu d'inventaire (Pe- 
thier). C’est ce qui s’appelle procés-verbal de carence. 

V. au surplus le titre de l’Inventaire, articles s41 à 944, au 
Code de procédure civile. 

14. Les mots précédéeou suivie de l’article 794 appellent aussi 
une observation. On peut accepter sous bénéficé d'inventaire 
avant que l’inventaire soit clos ou commencé. Mais cette marche 
qu’on suit trop communément dans la pratique, surtout pour 
les mineurs, et pour éviter un double conseil de famike, a ses 
dangers, ne füt-ce que celui de soumettre l’héritier aux droits de 
mutation, qu’il ne devrait pas, s’il renonçait après examen... 
La prudence veut qu’ordinairement l’acceptation bénéficisire ne 
vienne qu'après avoir étudié l’état de la succession. 

Pour accepter bénéficiairement avant inventaire, il faut avoir 
bien connu l’état des affaires du parent auquel on suecède, et 
être bien certain que le résultat ne sera pas désastreux....; et 
cependant il est des eirconstances où il est sage de le faire : 


— 


EXAMEN DOCTRINAL. 403 


e’est quand l'héritier voit que les biens, qu’il n’est pas pressé 
de vendre, ont besoin d’une administration ‘active, et qu'il 
trouve dans ses propres forces de quoi faire face aux dettes les 
plus pressantes et aux besoins de l’administration qui amélio- 
rera les biens. La question est donc laissée à l’arbitrage de ns 
£us, à ses risques et périls. 

12. Remarquons encore que Chabot a été trop rigoureux, 
quand, il dit, n° 5, surd’article 794, que l’inobservation des for- 
æmalités prescrites par l’article 943 du Code de procédure civile 
rendrait l'inventaire irrégulier et ferait déchoir l'héritier du 
bénéfice d'inventaire. 

Le Code de procédure, avec ses formes multiples et ses mi- 
auties, n’est pas un piége légal tendu aux parties. Aucun acte 
de procédure ne pourra être déclaré nul si la nullité n’en est 
pas formellement prononcée par la loi, porte l’article 1030 de 
ce Code : or, l'inventaire est l’un des premiers actes de la pro- 
cédure relative aux successions. fl ne pourrait donc y avoir 
que l’absence de formes substantielles à l'inventaire qui puisse 
J'apasler. 

13. Ainsi, par exemple, ke défaut de da prisée requis par 
l’article 943, $ 3, ne l’annulerait pas, surtout lorsque peu après 
on aurait fait une vente publique des meubles qui en constate- 
rait la valeur (Pothier). 

Ainsi, le fils n’est pas déchu du bénéfice d'inventaire quand, 
au moment de la mort de sa mère mariée sous le régime do- 
tel, cette dame n'avait d'autre mobilier qu’une somme de 
60,000 fr. à elle constituée en dot, ni d’autres biens que ses 
droits dans une succession lors de laquelle il y avait eu inven- 
taire : le fils ne saurait être déclaré héritier pur et simple de sa 
mère, tant qu’il n’est pas justifié qu’il se soit immiscé dans la 
succession de sa mère ni qu'il ait disposé d’une partie des biens 
qui la composent. (Rejet, eh. eiv., 11 juin 1844. S. 44, 1,531; 
de t. 11, 1844, 463.) | . 

14. Ainsi encore, une veuve qui n’avait fait dresser 1 mven- 
taire que le lendemain de l’expiration des trois mois, et qui 
avait renomcé à la communaulé après l'inventaire, ft attaquée 
comme commune, parce que le notaire avait omis de requérir 
le serment dont parle l'article 943, $ 8 Mais la renonciation 
n’en a pas moins produit son effet, parce que l’obligation d’af- 
firmer n’est pas de l'essence de l'inventaire ; qu'on pourraittout 


104 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


au plus dans ce défaut d’affirmation trouver une présomption 
d’inexactitude, mais que cette présomption s’évanouissait dans 
la cause par le résultat d’une enquête qui ne laissait planer au- 
cun soupçon d'infidélité ou de mauvaise foi sur la veuve, et 
qu’en conséquence il suffisait de la présentation d’un inventaire 
exact et fidèle pour faire produire à la renonciation son effet. 


Jégal. (Bordeaux, 24 février 1829. S,, 30, 2, 723 D., 29, 2, 297.) 


15. De même la cour de Caen, dans une espèce où l’on n’at- 
taquait pas l’inventaire comme mensonger ni frauduleux, a re- 
poussé les demandes d’irrégularité fondées, soit sur ce qu’un 
notaire avait représenté des personnes qui demeuraient dans 
le rayon légal, mais qu’on avait de bonne foi considérées comme 
absentes, soitsur ce que d’autres parties avait été représentées 
par un porté-fort, pour leur éviter des frais de procurations ré- 
gulières dans une pauvre succession. (Caen, 24 SRE 1839. 
S. 40, 2, 132.) 

En thèse générale, ce n "est que la fraude dans la Sontschon 
de l'inventaire que les tribunaux doivent punir. C’est prouvé 
par l’article 801, et tant qu’il n’y a qu’erreur, avec absence de 
mauvaise foi, un inventaire doit subsister. 

16. Nous irions même plus loin. Des choses essentielles & 
Pacte ne nous le feraient pas toujours annuler, Toullier a dit avec 
raison : « Si l’inventaire était irrégulier, par exemple si le no- 
taire avait oublié d’en signer la minute, ou s’il était incompé- 
tent (ce qui peut arriver sans que les parties s’en doutent, comme 
dans le cas de suspension de l’officier public), les imperfections 
pourraient, suivant les circonstances, n'être pas tirées à con- 
séquence, si elles n’étaient pas du fait de l'héritier, et. qu 3] n'y 
eût de sa part ni fraude ni soustraction. 


17. GC. Nar., ART. 795. « L’héritier a trois mois pour faire inventaire à 
* compter du jour de l’ouverture de la succession. 

» Il a de plus, pour délibérer sur son acceptation ou sa renonciation, un 
» délai de quaranée jours à courir du jour de l'expiration dés trois mois don- 
» nés pour l'inventaire, ou du jour de la clôture de l’inventaire, s’il a été 
» terminé avant les trois mois. » 


On verra par les articles 798, 799 et 800 comment les délais 
peuvent être augmentés. 


18. C. Nap., ART. 796. (Sur le mode de vente pradans les délais, par l’hé- 
ritier qui ne veut pas encore prendre qualité.) 
19, C. Nap:, ART. 797. « Pendant la durée du délai pour faire inventaire 


EXAMEN DOCTRINAL. 105 


» et délibérer, l'héritier ne peut être contraint à prendre qualité, et il ne peut 
» être obtenu contre lui de condamnation. — S’il renonce lorsque les délais 
» sont expirés ou avant, les frais par lui faits légitimement jusqu’à cette 
» époque sont à la charge de la succession. » — Voir les articles 174 et suiv. 
au Code de procédure civile. 


- ART. 198. « Après l’expiration des délais ci-dessus, l’héritier, en cas de 
» poursuites dirigées contre lui, peut demander un nouveau délai, que le 
» tribunal saisi de la contestation accorde ou refuse suivant les circon- 
» stances. » 


ART. 799. « Les frais de poursuite, dans le cas de l’article précédent, sont 
» à la charge de la succession, si l'héritier justifie qu’il n’avait pas eu con- 
» naissance du décès, ou que les délais ont été insuffisants, soit à raison de 
» la situation, soit à raison des contestations survenues : s’il n’en justifie 
» pas, les frais restent à sa charge personnelle, » 


20. Ainsi, il y a une grande différence relativement aux effets 
des délais légaux et des délais accordés par le juge. — Les dé- 
lais légaux sont un temps d’immunité parfaite, et l'héritier qui 
use du bienfait de la loi ne doit pas supporter de frais; mais les 
délais accordés par le juge permettront au juge de mettre à la 
charge personnelle de l’héritier, non-seulement les frais faits 
contre lui, maïs ceux qu’il aura faits pour obtenir une proro- 
gation de délai, s’il ne fait pas les justifications prescrites, quoi- 
que le juge lui accorde cette prorogation; car le droit d’accep- 
ter sous bénéfice d’inventaire existe tant qu’on n’a pas fait acte 
‘d’héritier ou qu’on n’a pas subi de condamnation devenue défi- 
pitive en qualité d’héritier pur et simple, comme le dit l’article 
suivant. 


21. C. Nab., ART. 800. « L'héritier conserve néanmoins, après l’expiration 
» des délais accordés par l’article 195, méme de ceux donnés par le juge 
» conformément à l’article 798, la faculté de faire encore inventaire et de se 
» porter héritier bénéficiaire, s’il n’a pas fait d’ailleurs acte d’héritier, ou s’il 
» n'existe pas contre lui de jugement passé en force de chose jugée qui le 
» condamne en qualité d’héritier pur et simple. » 


22. C. Nar., ART. 801. « L’héritier qui s’est rendu sable de recélé, ou 
» qui a omis sciemment et de mauvaise foi de comprendre dans l'inventaire 
» des effets de la succession, est déchu du bénéfice d'inventaire. » 


93. Le mot coupable de cet article 801 prouve que le fait 
qu'il. prévoit est.un crime civil, et que la déchéance est une peine; 
de là cette conséquence que la peine de la déchéance ne peut 
être étendue même à des actes dolosifs qui ne constilueraient 
ni recelé ni omission de mauvaise foi dans l'inventaire, sauf 
Je droit par les çréanciers de réclamer des dommages-intérêts 


106 REVUE BE LA JURISPRUDENCE. 


en réparation des effets de ce dol, suivant l'étendue du préjudice 
causé à la masse de la succession. 

Dans une affaire portée devant Ja Cour royale de la Guade- 
loupe, on demandait la déchéance du bénéfice d'inventaire eentre 
un héritier qui s’était fait adjuger sous le nom d’autrui un im- 
meuble de la suceession et les meubles qui le garnissaient, en 
lui imputant d’avoir employé des manœuvres frauduleuses (sans 
” doute pour écarter les enchérisseurs) et d’avoir combiné les con- 
ditions de la vente de manière à nuire aux créanciers, afin que 
l'héritier pût obtenir les biens à vil prix dans l’adjudication. 
La Cour de la Guadeloupe et la Cour de cassation ont toutes deux 
déclaré qu’on ne pouvait assimiler ces faits ni au recel n1 au 
divertissement ; qu’il n’y avait donc pas eu lieu de demander la 
déchéance du bénéfice d'inventaire et que le dol et les ma- 
pœuvres frauduleuses, si elles existaient, ne donnaient ouver- 
ture contre l’héritier bénéficiaire qu’à des dommages-intérêts. 
(Rejet, 20 août 1845. S., 45, 1, 854 ; D., ü 1,373; P.,t.1II 
de 1845, 681.) 

24. Nous avons déjà dit sur l’article 794 que l'amission d’ob- 
jets qui auraient échappé à la connaissance de l'héritier n’était 
point une cause de déchéance. Il peut même se trouver des cir- 
constances où une omission calculée ne soit point une omission 
faite de mauvaise foi. Dans l'affaire que nous venons d’indi- 
quer, l’une des causes de Ja demande en déchgance élait que 
l'inventaire ne comprenait pas la description ni l’estimation de 
certains biens que l'héritier avait même déclarés à l'inventaire, 
en disant qu'il ne les y ferait pas comprendre parce qu’ils com- 
posaient un legs fait par testament à son auteur, que celui-ci 
les avaient toujours respectés en regardant ces biens comme 
«n $déicommis dont il était chargé, et qu'en conséquence ils 
étaient en dehors de la succession. La Cour royale et la Cour 
de cassation s’arrêtèrent devant ce scrupule de conscience, 
et décidèrent que ce n’était pas là une omission de mauvaise 

foi. | 

25. Le Code passe maintenant aux effets du. bénéfice d'in- 
ventaire, aux devoirs de l'héritier, à sa AMOR SENS, ax 
faits qui kui sont interdits et défendus. 


C. Nap., ART. 802. « L'effet du bénéfice d'inventaire est de donner à l’hé- 
» ritier l'avantage, — 1° de n’être tenu du payement des dettes de la suc- 
» vession que jusqu’à concurrence de {la valeur des biens qu'il a recueillis; 


. EXAMEN DOCTRINAL. 107 


> méme ge peuvoir se décharger du payement des dettes en ‘abandonnant 
» tous les biens de la succession aux créanciers et aux légataires ; 

__» 2° De ne pas confondre ses biens personnels avec ceux de Ja succes- 
» sion, et de conserver contre elle le droit de réclamer le payement de ses 
» cronnces: » 


26. Ici, la doctrine de Pothier est la base Fr Code civil : 
« L’acceptation sous bénéfice d'inventaire NE nirsèee de l’ac- 
» ceptation pure et simple, qu’en ce qu’elle. donne à l'héritier 
» le bénéfice de n'être point tenu des dettes de la succession 
» sur ses propres biens, et de ne poiut confondre les dettes 
» qu’il a contre la succession... ; au reste, elle produit les autres 
» gffets que produit l'acceptation pure et simple. 

». …. Il est vRail PRE EE des biens de la 
» SUCCESSIOD. ». 

Le Code nous parait aussi absolu que Pothier sur le question 
de savoir si l'acceptation bénéficiaire ne diffère de l'acceptation 
pure et simple qu’en ce qu’elle accorde le bénéfice sous cer- 
taines obligations imposées à celui qui a requis ke bénéfice ; car, 
de la méthode suivant laquelle sont placés les autres textes et de 
leur enchaîinement, il résulte que l'héritier bénéficiaire est un 
vrai héritier, un vrai propriétaire : en effet, avoir dit dans da 
section 1° du chapitre V, intitulée De l’Acceptation, qu'une 
succession peut être acceptée ou purement et simplement ou 
bénéficiairement (774), c’est avoir dit que de quelque manière 
que le successible accepte, il n’en a pas moins, et aussi pleme- 
ment dens an cas que dans l’autre, la qualité d’hérttier. Avoir 
placé la section 2, De la Renonciation aux Successions (784- 
792) er opposition avec la section 1° de l’Acceptation, la- 
quelle section 1'ea donné le choix au successible entre les deux 
modes d’acceptation, c’est avoir confirmé da même pensée et 
déclaré que l’héritier bénéficiaire profite, comme l’héritier pur 
et simple et au même titre, de la renonciation de ses cohéritiers 
(786); avoir-chargé par l’article 843, l'héritier bénéficiaire du 
rapport envers ses cohéritiers, c’est avoir exprimé qu’à l’excep- 
tion des devoirs qu’il s’impose envers les créanciers par son 
mode d’acceptation, FPhéritier bénéficiaire est, sous tous Îles 
autres rapports, un véritable héritier, saisi de plein droit per 
Pert. 724, au ch. 1° du titre des Successions (lequel plane sur 
tout le titre), des biens, droits et actions du défuni, sous l’obli- 
ation d’aequitter toutes les charges dela succession, obliga- 


108 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


tion modifiée seulement jusqu’à concurrence dés forces de la 
masse des biens par l’art. 802 ; enfin l’art. 711 placé dans les 
Dispositions Générales qui dominent tout le livre III, Des diffé- 
rentes Manières dont on Acquiert la Propriété, dit que la pro- 
priété s’acquiert et se transmet par succession, d'où suit que 
puisque l'héritier bénéficiaire est un véritable héritier, il est 
vrai propriétaire des biens de la succession. Ainsi, le Code par 
l'ordre méthodique de ses divisions a adopté cette vérité que 
Pothier avait exprimée ; et, d’après le principe que les déroga- 
tions aux règles générales ne s'étendent pas, 1l faut aussi dire, 
sous le Code civil, que l'acceptation bénéficiaire ne diffère de 
l’acceptation pure et simple que dans les effets du bénéfice en 
. tant qu’ils sont réglés par la loi, et dans la création d’obliga- 
tions spéciales imposées par la loi pour l’exercice et la conser- 
vation du bénéfice ; d’où il faut conclure qu’en tout le reste, il 
n’y a nulle différence entre les deux classes d’héritiers. 

Nous n’avons pas à nous étendre ici sur les effets généraux 
de notre article : car, nous ne nous occupons du bénéfice d’in- 
ventaire que relativement aux ventes mobilières : nous nous 
bornons à bien constater que, d’après le Code Napoléon, l’hé- 
ritier bénéficiaire est vrai di et capable de toute es- 
pèce de vente. 


27. C. Nap., ART. 803. « L'héritier bénéficiaire est chargé d’administrer les 
» biens de la succession, et doit rendre compte de son ACRMINIATAUON aux 
» créanciers et aux légataires. 
» Ïl ne peut être contraint sur ses biens personnels qu'après avoir été mis 
».en demeure de présenter son compte, et faute d’avoir satisfait à cette obli- 
» gation. 


» Après l'apurement de son compte, il ne peut être contraint sur ses s biens 
+ personnels que jusqu’à concurrence seulement des sommes dont L se 
» trouve reliquataire. » 


ART. 804. « 1] n’est tenu que des fautes graves dans l'administration dont 
» il est chargé. » 


28. Nos livres ne sont pleins que de cette maxime fausse : 
l'héritier bénéficiaire n’est qu’un simple administrateur. 

Ils en sont remplis surtout depuis l’Avis du Conseil d’État du 
+1 janvier 1808, qui ne lui permet de vendre sans autorisation 
que les rentes sur l’État de cinquante francs et au-dessous, sans 
dire de quelle autorisation il aura besoin pour das les 

rentes au-dessus de cinquante francs. | 

- Pour le cas spécial, il faut bien se conformer à ce décret, 


CR 


EXAMEN DOCTRINAL. : 109 


auquel nous reviendrons plus tard : mais la doctrine professée 
par le décret n’en est pas moins une doctrine erronée, en ce 
qu’il a conclu de l’article 803 que l’héritier bénéficiaire n'avait 
pas le droit de vendre; en ce qu’il a conclu de l’article 805, 
que le mot meubles ne s’y étendait pas aux meubles incorporels; 
enfin, en ce qu’il a conclu de l’ensemble dela loi que l’héritier 
bénéficiaire n’était qu'un administrateur comme tous les autres. 


Remarquez bien que nous ne disons pas que l’Avis du Con- 
seïl d’État a eu tort d'exiger que l’héritier bénéficiaire prit une 
autorisation de justice pour vendre des rentes au-dessus de 
cinquante: francs ; que nous pensons qu’il devait la prendre, 
même avant l’avis du Conseil d’État et que le Code de procé- 
dure suffisait pour cela. Nous convenons que la nécessité d'au- 
torisation peut empêcher de faire une négociation à contre- 
temps : ce n’est que le point de doctrine du décret que nous 
combattons et que nous devons combattre comme contraire da la 
doctrine générale du Code Napoléon. | 


29. Nous disons seulement que l'héritier bénéficiairé, étant 
propriétaire des biens qu’il administre, a par conséquent une 
administration plus libre que celle d’un tuteur, d'un manda- 
taire, d’un syndic de faillite. 


Le mandataire, le tuteur, le syndic ne sont pas propriétaires ; 
ils n’ont que l’administration de la chose d’autrui, et peuvent 
avoir besoin de surveillance quend il s’agit d’aliéner. Au con- 
traire, l’héritier bénéficiaire est à la fois administrateur et pro- 
priétaire de sa propre chose ; la loi s'en repose sur son propre 
intérêt, toutes les fois qu’elle ne limite pas son pouvoir. 

Il a donc, et il doit avoir, sauf les restrictions portées aux 
lois, une administration de propriétaire où personne ne peut 
s’immiscer. Il n’est tenu que de ses fautes graves, dit notre 
article 804, qui exclut par conséquent la rigueur de l'ar- 
ticle 1382 du Code Napoléon. — La raison en est qu’il admi- 
nistre la succession dans le même esprit que ses autres biens. 
Écoutons Pothier (Successions, ch. III, art. 9, $ 4), car, pour- 
quoi redire en d’autres termes une vérité bien exprimée? 


« L'héritier bénéficiaire comme administrateur doit donc 
» faire payer les débiteurs, interrompre les prescriptions, faire 
» passer de nouveaux titres, affermer les héritages, faire faire 
» lcs réparations, soutenir les procès pour raison des biens de 


410 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


» la succession, tant ceux Commencés du vivant du défunt que 
» CEUX qui pourraient naître. 

» On ee de lui de la bonne foi dans celte administration ; 
» mais on n’exige pas de lui d'autre diligence que celle dont il 
» est capable et qu’il a couturne d'apporter dans ses propres 
» affaires. C’est pourquoi il n’est tenu envers les créanciers 
» que de la faute grossière dans cette administration, de latd 
» culpd. En cela, Fhéritier bénéficiaire est différent des admi- 
» fiséraleurs du bien d'autrui. Ceax-ci sont tenus de la faute 
» légère de levi cuip4; la raison est qu’ils ne doivent point 
» s’ingérer à l’administration du bien d'autrui s'ils ne sont ca- 
» pables du soin et de la diligence nécessaire pour le bien ad- 
» ministrer, au lieu que l'héritier bénéficiaire se trouve, pour 
» ainsi dire forcément, administrateur de son propre bien ; c’est 
» pourquoi on ne doit point exiger de lui d’autre diligence que. 
» celle dont il est capable, » — Ce que Pothier et le Code civil 
entendent conformément .à la raison : ils ne veulent pas dire 
que lhéritier ne doit apporter aucune diligence, s’il n’en est 
aucunement capable dans ses propres affaires. Ils supposent la 
diligence commune et ordinaire du. père de famille; et c’est 
pourquoi Pothier dit plus loin (66), « que l’effet du bénéfice 
» d'inventaire est malgré sa qualité de vrai héritier et de vrai 
» propriétaire, de faire considérer l'héritier, vis-à-vis des créan- 
» ciers de [a succession, plutôt comme un administrateur et 
» Un séquestre (S 7) des biens de la succession, que comme le 


» vrai héritier et le vrai propriétaire de ces biens. » 
° 

80. c. Nar., ART. 805. « Il ne peut vendre les meubles de la succession 
» que par le ministère d’un officier public, aux enchères, et après les affiches 
» et publications accoutumées. | 

» S'il les représente en nature, il n’est tenu que de la dépréciation ou de 
» la détérioration causée par sa négligence. » 

ART. 806. « Il: ne peut vendre les immeubles que dans les formes pres- 
» crités par les lois sur la procédure; jk est tenu d’en déléguer le prix aux 
» créanciers hypothécaires. » | 

31. C’est cet article 805, qui sera le point de départ des 
questions principales que nous avous posées en tête de cet 
examen, et des questions accessoires qu? en déevslent. 
C’est aussi sur ce point que l’ancien droit ne pourra plus nous 
servir que de renseignements el non de guide. : 

Avant lé Code civil, héritier bénéficiaire était tenu de rem- 


EXAMEN DOCTRINAL. 411 


plir certaines formalités pour vendre soit les meubles, soit les 
immeubles, Mais l’omission de ces formalités n’entrainait pas 
de plein droit la déchéance du bénéfice d’inventaire. Il est même 
douteux qu’en principe, ces ventes l’eussent alors entraîné. 

En principe, l’héritier bénéficiaire étant vrai propriétaire, dé- 
vait être libre de vendre de bonne foi et sans fraude : ce qui était 
bien dangereux, Quelques coutumes ont done preserit que l’hé- 
ritier bénéficiaire ne pourrait vendre les meubles, sinon publi- 
quement et avec affiches, comme Paris, article 344, et Orléans, 
article 342 ; la même coutume d'Orléans, article 343, ajontait : 
-« Et quant aux immeubles n’en peut faire vente, sinon en gar- 
» dant les solennités requises en matière de criées d’héritages. » 
D’autres coutumes étaient muettes. L'opinion commune était 
bien que les ventes de meubles par l'héritier bénéficiaire de- 
vaient se faire par le ministère d’un crieur public ou sergent, 
et les ventes d'immeubles après trois affiches ét publications; 
mais l’absence des formalités n’annulait pas toujours les ventes 
et ne faisaient pas déchoir nécessairement du bénéfice d’inven- 
taire; la vente des meubles se résolvait en dommages-intérêts 
si les créanciers maintenaient que les choses aliénées valaient 
mieux ; et l’héritier qui vendait un immeuble sans formalité 
s’exposait à la garantie envers les acquéreurs sur les actions 
hypothécaires, et à l’action paulienne de la part des créanciers, 
pour faire casser la vente s'ils prouvaient qu'elle était faite 
en fraude de leurs droits. (V. sur tout cela, Pothier, lieu cité, 
65; Lalande, sur Orléans, art. 342 et 343; Lebrun, Succes- 
sions, liv. III, ch. 4, n° 18; Merbin, Répertoire, mot ci es 
d'inventaire, n°* 8 et 9.) 

32. Le Code civil paraîtrait avoir suivi les errements des cou- 
times et de l’ancien droit : comme les coutumes de Paris et 
d'Orléans, il défendait de vendre meubles ox immesbles par 
une disposition prohibitive. « Ji ne peut vendre que dans telles 
formes.…., disent les articles 805 et 806. Cette prohibition avait- 
elle pour objet, soit d'annuler les ventes, soit de soumettre 
l'héritier à des dommages-intérèêts, soit dé le faire déchoir du 
bénéfice? Il n’y a rien dans la discussion qui nous éclaire sur. 
l'intention de la loï; et, comme sous les coutumes, it-y en avait 
de conçues en termes prohibitifs, qui pourtant n’entrainaient 
pas dans l'usage la déchéance du bénéfice d’inventaire, on ne 
peut rien conclure de la formule ne Peur des articles 805 et 


4142 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


806 du Code civil, Seulement nous devons dire qu’une partie 
des législateurs ont pu croire à la nullité des ventes. M. Siméon, 
dans son discours au nom du Tribunat devant le corps légis- 
latif, après n'avoir signalé comme cause de privation du béné- 
fice que l'infidélité de l’inventaire ou les recélés, ajoutait : 
« L'héritier bénéficiaire est un administrateur pour les créan- 
» ciers et légataires; il leur doit compte; 1? ne peut rien faire 
» de relatif à la succession que de leur connaissance et dans les 
» formes prescrites par les lois sur la procédure civile (Fenet, . 
»t. XIT, p. 237). » Chabot, sur ces deux articles, atteste 
que les. mots « tl ne peut vendre » avaient fait élever la ques- 
tion de savoir si la vente des meubles ou des immeubles de la 
succession sans les formalités prescrites, était valable, et si les 
créanciers et légataires n’avaient pas le droit d’en faire pro- 
noncer la nullité; et, sans se prononcer d’après le Code civil 
même, il fait remarquer que le Code de procédure, articles 988 
et 989 a ajouté que les ventes, soit d'immeubles, soit du mobi- 
lier ou des rentes, faites par l'héritier bénéficiaire autrement 
que suivant les formes prescrites pour ces espèces de biens, le 
feraient réputer héritier pur et simple : peine qui prouve qu’il 
a vendu comme maître, et que les acheteurs sont devenus pro- 
priétaires. 

Il faut sur ce point regarder les articles 988 et 989 du Code 
de procédure comme loi interprétative des articles 805 et 806 
du Code Napoléon, et décider que l’inobservation par l’héri- 
tier bénéficiaire des formes requises pour la vente a pour sanc- 
tion {a déchéance du bénéfice d'inventaire, comme dans le cas 
de vente d'immeubles sans formalités. 

33. Le premier de ces articles porte : « L'héritier bénéfi- 
» ciaire sera réputé héritier pur et simple, s’il a vendu des im- 
» meubles sans se conformer aux règles prescrites ci-dessus ; » 
et le second : « S'il y a lieu de faire procéder à la vente du mo- 
» bilier et des rentes dépendants de la succession, la vente 
» sera faite suivant les formes prescrites pour les ventes de ces 
» sortes de biens, à peine contre l'héritier bénéficiaire d’éfre 
» répuié héritier pur et simple. » 

La rédaction de ces deux articles offre bien peu de difié- 
rence, et pourtant il en existe, On voit, à la lecture de l’ar- 
ticle 988, que la vente purement volontaire d’un immieuble est 
un fait grave qui change la substance de la fortune héréditaire, 


EXAMEN DOCTRINAL. | 113 


et qui rend sur-le-champ l’héritier DÉBITEUR ! PERSONNEL des dettes 
et charges de la succession envers tout créancier et tout léga- 
taire; de sorte qu’il n’est peut-être pas besoin pour le créancier 
ni pour le légataire de faire prononcer la déchéance du béné- 
fice. Il peut, s’il a en main la preuve authentique de la vente 
volontaire d’un domaine, exécuter sur-le-champ le bénéficiaire 
RÉPUTÉ héritier pur et simple, sauf à celui-ci à s’opposer aux 
poursuites, et à prouver qu’il n’a pas, par le fait, dérogé aux 
règles du bénéfice d’inventaire. 

Or nous croyons qu'il en est autrement en matière de vente 
de meubles. L'article 989 est conçu d’une manière moins ferme, 
et qui indique que les tribunaux ont le droit d'examiner si la 
vente d’un meuble ou de quelques meubles est excusable en 
soi, et si l'héritier n’a pas dépassé son droit d’administration : 
À PEINE, porte-t-il, contre l'héritier bénéficiaire D’ÊTRE RÉPUTÉ 
. HÉRITIER PUR ET SIMPLE, 

C’est comme si la loi avait dit : Quand il y a vente en 
volontaire d'immeuble, l’héritier bénéficiaire a renoncé volon- 
tairement au bénéfice de sa position. Le fait est assez grave et 
assez délibéré pour qu’on présume légalement qu’il a voulu s’o- 
* bliger envers tous. Ce n’est même pas une peine que la loi pro- 
aonce contre lui; elle se borne à proclamer l'effet de la volonté 
de l’héritier. — Au contraire, quand il s’agit de meubles, dont 
quelques-uns sont, pour ainsi dire , d’une valeur nulle ou insi- 
gniflante; quand il s’agit d’une matière où la vente partielle 
peut quelquefois n’être qu’un acte d'administration sage ou peu 
calculé, l’intention de renoncer au bénéfice d’inventaire n'a 
plus la même évidence : il devient donc nécessaire, lors de 
l’aliénation d’un ou de quelques meubles, qu’il se joigne au 
fait de la vente partielle une intention malveillante contre les 
créanciers pour que l’héritier subisse la déchéance ; donc, 
la loi, en défendant d’une manière générale de procéder à 
la vente du mobilier, si ce n’est dans les formes prescrites 
pour la vente de ces sertes de biens, dira que c’est à titre de 
peine que. l'héritier vendeur sera présumé devoir être tenu 
comme héritier pur et simple; et par conséquent, comme les 
tribunaux seront appelés à juger si la peine est méritée, la vente 
volontaire, par l'héritier bénéficiaire , de quelques meubles de 
la succession , ne permet pas au créancier d'exécuter de plano 


les biens personnels de l’héritier : il faudra que ce créancier 
XIV. 8 


114 REVUE DR LA JURISPRUDENCE. 


demande aux tribunaux l'exécution de la peine, et que les 
tribunaux examinent si d’après les faits et l’intention, l'héritier 
périte d’être réputé héritier pur et simple, 

34. Ainsi, tout en reconnaissant que la vente des eublés : 
sess formalités, peut entraîner la déchéance pour peu que les 
juges y recan naissent l'intention d’agir contrairement aux droits 
des créanciers, il n’en est pas moins vrai que les parties agis- 
sent souvent sans conseils et de bonne foi; il n’en est pas moins 
vrai qu’il faudra toujours distinguer, dans les meubles, ceux qui 
n'ont pas de valeur réelles dans les faits, ceux qui ont pour 
objet d'éviter à la succession des frais inutiles; dans les affaires, 
les circonstances qui ont amené J’héritier à ne pas suivre les 
formes, 

35, La distinction entre les meubles vilis preli et Le meue 
bles précieux est une distinction naturelle. On la trouve fré- 
quemment dans l’ancien droit ; on la retrouve dans l'avis du 
Canseil d’État qui permet à l'héritier bénéficiaire de vendre sans 
autorisation yne rente de 50 francs. 

Supposons que dans une succession bénéficiaire il ne 8e 
trouye qu’une prisée de 50 à 100 francs, ou qu'il ait été dressé 
un procès-verbal de carence indiquant seulement quelques 
meubles grossiers ; l'héritier sera-t-il déchu du bénéfice d’in+ 
ventaire pour avoir vendu à l’amiable ces quelques nippes, 
quand il offrira de tenir eompte de ce qu'il en aura tiré, et qu’il 
ayra évité une vente qui en aurait absorbé la valeur, lui qui a 
le droit de garder les meubles à la charge de les représenter? 
On n’oserait pas le dire en consultant in futurum; mais les tri- 
bunaux le diront en jugeant, toutes les fois que Ja bopue foi 
sera évidente. 

36, Les héritiers d’Aubusson avaient payé certains créan+ 
ciers en leur donnant en payement des rentes sur particuliers 
pour la valeur capitale exprimée dans les contrats de constitu: 
tion. C'était là une contravention apparente à l’article 989 du 
Code de procédure, qui renvoie au titre de Ja saisie des rentes 
sur particuliers ; mais elle n’était qu’apparente, puisqu’en trou- 
vant la valeur intégrale de ces rentes, 47 n’y avait pas lieu à en 
faire une vente incertaine et coûteuse. Aussi la Cour de Riom 
avait-alle rejeté la demande en déchéance formée contre les 
héritiers, et son arrêt du 7 mai 1819 a-t-il résisté au pourvoi, 
« altendy que l'héritier hénéficiaire a obtenu par là un plus 


EXAMEN DOCTRINAL. 115 


» grand avantage que s’il eût fait vendre ces rentes par vente 
» publique ; qu’ainsi il n’a point commis de contravention à 
» l’article 989 du Code de procédure, qui ne prescrit de forma- 
= lités pour Ja vente de ces sortes de biens que pour prévenir 
» les ventes qui pourraient être préjudiciables aux créanciers. » 
(Rejet, 27 décembre 1820. S., 21, 1, 385; Pal., t. XVI, p. 270.) 

37. Même doctrine dans un arrêt de Rouen, du 30 août 1898 
(S., 30, 2, 127; D., 30, 2, 149; Pal., t. XXII, p. 266). IL était 
établi, en point de fait, que la vente amiable de la moitié 
de deux yoles et d’une péniche, et la vente des sels dé- 
pendant de la succession, avaient eu lieu dans l'intérêt de 
tous, avec le plus grand avantage possible; et en même temps 
également établi que la vente de cés objets aux enchères pu- 
bliques aurait produit des valeurs beaucoup moindres que le 
prix obtenu : et en droit, la Cour a professé cette doctrine 
«que si la déchéance du bénéfice d’inventaire peut être pro- 
noncée contre l'héritier qui dispose à son gré, et sans remplir 
aucune formalité, des valeurs de la succession , cette peine ne 
doit l’atteindre que lorsque, par cette disposition, il a porté 
préjudice à l'intérêt des créanciers, ou tout au plus lorsqu'il y 
a doute sur l’avantage des dispositions par lui faites ; mais que 
tant qu’il est établi ef avoué ? que les actes de l’héritier n’ont 
couvert ni pu couvrir aucune fraude , et qu’ils ont eu pour but 
et pour résultat effectif le plus grand avantage de tous les inté- 


« Cet arrêt de Rouen appelle quelques observations. 

La première est qu'il n’en faut pas outrer la doctrine; car si on l'étendait 
yn peu au delà, on effacerait l’article 989 et l’on reviendrait à l’ancien droit, 
qui, en matière de ventes de meubles, voulait que le créancier prouvât le 
préjudice, et n’accordait guère que la crue lorsqu'il y avait eu prisée. 

La seconde, que cet arrêt est bien rendu, parce qu’il constate qu'il est 
non-seulement établi, mais encore qu'il est avoué que les actes de l’héritier 
ont eu pour résultat effectif l'avantage de tous. — Dès que le créancier faisait 
un pareil aveu, il ne plaidait que contre un fait qu’il reconnaissait ne lui 
avoir pas fait grief, 

La troisième, c’est que l'arrêt a été rendu dans une espèce où l'on ne 
pouvait pas demander la déchéance eontre l'héritier, qui était encore dans 
les liens de la minorité; on avait obtenu au tribunal de Dieppe la condam- 
nation personnelle contre le tuteur ; et certes les premiers juges avaient mal 
jugé en condamnant un tuteur à payer intégralement les créances d’une suc- 
cession, parce qu’il en avait vendu quelques effets mobiliers sans formalités : 
il n’aurait pu devoir que des dommages-intérèts à son mineur pour avoir 
venda trop bon marché. | 


_ 


4 16 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


ressés, il ne peut être prononcé de déchéance par suile des 
irrégularités commises dans ces actes. » 

38. Enfin, il peut se trouver des circonstances où l'héritier 
bénéficiaire soit obligé de transmettre en payement des valeurs 
mobilières, en exécution d’un contrat de nantissement fait par 
son auteur. Si le créancier demande que ce gage lui demeure 
en payement et jusqu’à due concurrence, d’après une estima- 
tion faite en justice d’après l’article 2078 .du Code Napoléon, le 
droit antérieur et absolu du créancier de requérir cette dation 
en payement écarte l’application de l’article 989 du Code de 
procédure civile , ‘et la dation en payement n’est qu’un acte 
utile de l’administration de l’héritier, sans laquelle la réalisa- 
tion des valeurs eût pu être indéfiniment entravée au grand 
détriment des intérêts auxquels cette administration devait pour- 
voir. (Cass. 1‘ juillet 1856. Dev., 1856, 1,785.) 

On voit donc que la déchéance pour vente sans les formalités 
requises n’est pas prononcée d’une manière aussformelle pour 
les meubles par l’article 989, que par l’article 988 pour la 
vente des biens immeubles : néanmoins, il faut tenir pour 
constant que, faute de l’observation des formes prescrites à 
l'héritier bénéficiaire pour les ventes de meubles, il encourt 
presque toujours la peine d’être réputé héritier pur et simple, 
et que chaque espèce doit être étudiée avec soin. 

39. Aucune loi ne fixe le temps dans lequel l’héritier béné- 
ficiaire doit faire les ventes de meubles, soit qu’on prenne ces 
mots dans le sens étendu de l’article 585 du Code Napoléon, 
soit qu’on le prenne dans le sens restreint de meubles corpo- 
rels. La raison en est simple. Le bénéfice d’inventaire n’est 
souvent qu’une précaution sage contre des éventualités incon- 
nues, quelquefois une précaution contre des créances urgentes. 
Il fallait donc laisser à l'héritier propriétaire pour soi, mais, 
administrateur pour tous, une liberté d’action qui pût convenir à 
tous les cas, sauf à examiner, sur les demandes des créanciers, 
s’il y a eu faute grave dans la précipitation ou dans le retard que 
l'héritier aura apporté à la vente ou aux diverses ventes, car 
l'héritier n’est pas tenu de faire non plus une vente générale. 

. On n’hérite pas pour vendre et convertir en argent les biens 
du défunt; on hérite surtout pour succéder aux biens et effets 
héréditaires et les conserver comme siens, pour en tirer l’usage 
qu’ils peuvent présenter s’ils sont corporels; pour garder, s’il 


EXAMEN DOCTRINAL. 417 


vous convient, le genre de placements qu’aura faits le défunt, 
si les effets sont incorporels. En général, l’héritier ne commet 
pas de faute en conservant les meubles soit corporels, soit in- 
corporels, qui ne sont pas par leur nature sujets à un dépé- 
rissement prochain. 

40. Et c’est justement à cause de ce droit résidant en la 
personne de l’héritier de conserver les biens et de les admi- 
pistrer comme maître sans contrôle actuel, sans surveillance : 
étrangère, et sans confondre cependant sa fortune avec la 
succession, que l’article 807 du Code civil porte que « l’hé- 
» ritier bénéficiaire est tenu, si les créanciers ou autres per- 
» sonnes intéressées l’exigent, de donner caution bonne et sol- 
» vable de la valeur du mobilier compris dans l’inventaire, et 
» de la portion du prix des immeubles non délégués aux créan- 
» ciers hypothécaires , » et qu’il ordonne que « faute par lhé- 
» ritier de fournir cette caution, les meubles soient vendus et 
» leur prix déposé, ainsi que la portion non déléguée du prix 
» des immeubles, pour être employée à l’acquit des charges de 
» la succession. » 

C’est là une disposition sévère, mais nécessaire ; puisque 
l'héritier bénéficiaire n’est point incapable de disposer, et qu’il 
pourrait tout faire disparaître. 

C’est la disposition la plus utile aux créanciers, et la pue 
négligée dans la pratique. 

Elle est absolue‘. Tout créancier, a , toute Date 
intéressée à À conservation des biens mObIbErS a droit d’en 
requérir l’exécution. 

Elle s’applique à l'héritier riche comme à à l'héritier pauvre, à 
l’homme de bonne foi comme à celui dont on suspecterait la 
gestion personnelle. 

L’héritier sr renv de donner caution bonne et solvable dès 
‘qu’il en est requis. (V., pour les formes et délais, les articles 992, 
993, 994 du Code de procédure.) 

L'effet du cautionnement s'étend à la valeur du nobiiien. com- 
pris dans l’inventaire. 

Par ces mots « valeur du mobilier, » 1l ne faut pas entendre 
seulement la prisée, mais toutes les valeurs mobilières corpo- 


1 Nous n’entendons pas par là préjuger la question relativement aux mi- 
neurs et autres incapables. 


4118 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


relles ou incorporelles, l’argent comptant, les créances et tous 
les effets publics et commerciaux décrits en l'inventaire. — On 
l’entendait même ainsi sous l’ancien droit coutumier. 7. l'acte 
de notoriété du Châtelet de Paris du 6 avril 1753. — Ce cau- 
tionnement peut être demandé aussi en cas de vente d’immeu- 
bles, pour tout ce qui excède le payement des hypothèques 
prises sur le défunt : de sorte que sur leur seule demande leg 
créanciers obtiennent sûreté de tout ce qui constitue le fonds 
de Ja succession relativement aux chirographaires. 

Ainsi le système de la loi est complet. 
_ S'il n’y a pas de créanciers actuellement connus : 

Si les créanciers connus ont confiance en l'héritier et ne lui 
demandent pas de caution ; 

Si caution lui est demandée et qu’il l’ait fournie, l’adminis- 
tration de l’héritier demeurera libre, et ce sera à lui de faire 
vendre le mobilier. 


. Mais s’il refuse de donner la caution, les créanciers ont le 
droit de demander directement qu’il soit nommé un curateur 
au bénéfice d’inventaire ou un administrateur judiciaire pour 
opérer les ventes mobilières et faire le dépôt des prix à la 
caisse des consignations. La caution est imposée par la loi à 
l'héritier comme condition du droit d’administrer. 

41. Nous venons de dire que la caution de la valeur du mo- 
bilier compris à l'inventaire s’étendait aux meubles incor- 
porels. 

De même nous dirons que l’article 805 du Code Napoléon 
qui défend à Phéritier bénéficiaire de vendre les meubles de la 
succession autrement que par le ministère d’un officier public, 
aux enchères, et après les affiches et publications accoutumées, 
n’a pas non plus entendu parler seulement des meubles con- 
tenus en la prisée ou meubles par leur nature ; mais même des 
meubles par la détermination de la loi. 


Car, le Code porte cette division : « Tous les biens sont 
meubles ou immeubles (art. 516). Donc quand il a réglé d’une 
manière générale dans deux articles successifs (805 et 806) le 
mode de vente des deux genres de biens composant l’actif de 
J'universalité appelée succession bénéficiaire, il règle néces- 
sairement dans l’un de ces articles le mode de vente permis 
pour tout ce que la loi appelle immeubles, et dans l’autre, le 


EXAMEN DOCTRINAL, 119 


mode de vente de tout ce que la loi appelle meubles de Ia suc- 
cession. Donc la locution « les meubles de la succession,» em 
ployée par opposition à celle-ci : «les immeubles dé la suéces- 
sion, » n’est pas là le mot meubles de l’article 533, employé 
seul dans les dispositions de la loi sans autre addition où dési. 
gnation, car lés deux articles sont corrélatifs; ce n’est pas not 
plus le mot meubles employé dans le sens de meubles metiblants 
de l’article 534. Au contraire, c’est le mot générique menbles 
dans toute l’étendue que lui fixent les articles 516 ét. 535 4 
« L'expression de biens meubles, celle de mobilier et d'effets 
mobiliers, comprennent généralement tout cé qui est meublé 
d’après les règles établies par les chapitres I et II du que De 
la Distinction des Biens. » 

La question revient donc à celle qui a si longtémps été agi- 
tée, de savoir si les mots effets mobiliers dans l’article 210% du 
Code Napoléon donnaient un privilége de vendeur su cédant 
d’une créance, d’un fonds de commerce, d’un office ou de totit 
autre bien iucorporel, comme au vendeur d'un meuble meu 
blant. Or, malgré une fraction puissante de jüriscônsultes, k 
la tête de laquelle on distinguait M. Persil, une jarisprudencé 
constante a depuis 30 ans consacré lé privilége du vendeur 
pour les meubles incorporels, comme pour les meubles par 
leur nature, à cause de la définition que donne l'article 535 des 
mots mobilier, biens, meubles et effets mobiliers. ( F'oir toutes 
les autorités réunies par P. Gilbert sur l'article 2102,  4:) 
Cette solution incontestée aurait dû être depuis lôngtemips trans- 
portée à la matière que nous traitons aujourd’hui. | 

La difficulté n’existerait donc pas, si nous n'avions que le 
Code civil; c’est de ce Code combiné avec le Codé de procd- 
dure que les auteurs tirént la difficulté. | 

42. Examinons donc d’abord la question sous le Code civil 
seul, puisque le titre des Successions est de he et Ve Code = 
procédure de 1807. 

Le Code civil n’est ni un Code de ici niun Code de 
compétence : cependant quelquefois il a été forcé de régler ta 
compétence (comme. il l’a fait en attribuant aux notaires les 
actes respectueux); quelquefois la procédure (comme il l’a fait 
dans l’article 805 en exigeant des affiches) ufin de corrigér 
promptement ce qui lui semblait ne devoir pers être ul long- à 
temps attendu. 


120 REYUE DE LA JURISPRUDENCE. 


. En prenant le mot « meubles de la succession» dans son 
étendue légale, il n’avait pas de compétence à régler. 

Car, à cette époque, les notaires étaient certainement en pos- 
session du droit exclusif de. vendre par adjudication publique 
toute espèce. de biens meubles incorporels. C'était la consé- 
quence nécessaire de l’authenticité attachée à leurs actes dans 
notre ancien drait. 

Les huissiers étaient en possession (dans toute la France, 
excepté à Paris, où il y avait des commissaires priseurs depuis 
1801) de faire les ventes publiques par suite de saisies-exécu- 
tions dans les formes eee par le titre 33 de l'ordonnance 
de 1667. 

Mais pour les autres ventes publiques de meubles [corporels], 
par adjudication, soit après décès par autorité de justice ou vo- 
lontairement ( quoiqu’elles paraissent appartenir aux notaires, 
par cela seul qu’elles constatent une convention), il y avait con- 
currence par toute la France entre les notaires, les huissiers et 
les grefflers d’après les lois des 26 juillet 1790 et 17 septembre 
1793. — À Paris seulement elles étaient attribuées aux commis- 
saires-priseurs. 

Mais une foule d’encans s’élablirent pour la vente des r meu- 
bles corporels, faute de lois répressives. 

De là et pour réprimer ces abus, la loi du 22 pluviôse an vil 
ordonna « que tous objets mobiliers [corporels] ne pourront être 
» vendus publiquement ef par enchères qu’en présence et par 
» le ministère d’officters publics ayant qualité pour y procéder. » 

Il n’y avait rien à régler pour les ventes aux enchères-de 
droits incorporels, pour lesquels il n’y avait pas eu l’abus pu- 
blic de simples particuliers s’avisant de les mettre à l’encan. 

Done, dans cet état de législation, ces mots, « par le minis- 
» fêre d’un officier public», de l’article 805 voulaient dire que 
l'héritier bénéficiaire est tenu de faire vendre par un officier 
public compétent, selon qu’il sera requis par.la nature corpo- 
-relle ou incorporelle des meubles à vendre, savoir, nécessaire- 
ment par un notaire, quand il s’agira de meubles incorporels; 
et qu’au contraire quand il s'agira de vendre des objets mobi- 
liers corporels, l'héritier bénéficiaire aura le choix entre le no- 
taire, l'huissier ou le greffier de justice de paix dans toute la 
France, et devra à à Paris recourir au ministère d’un commis- 
saire-priseur. : 


EXAMEN DOCTRINAL. 121 


43. Passons donc au Code de procédure civile. Contient-il 
quelque chose de contraire à notre opinion, du moins dans 
son système général? 

Ï traite de la Procédure relative aux Suche dans le li- 
vre II de la seconde partie, intitulée Procédures diverses. 

Ce qu'il y a d’évident pour quiconque saisit l’ensemble de ce 
livre II, c’est que le législateur a voulu y régler entière la pro- 
cédure des successions sous toutes ses faces et dans son en- 
semble, POUF les mineurs comme pour les majeurs, depuis le 
décès jusqu’au règlement définitif. 

Ce livre IT contient donc des titres, dont nous prendrons les 
rubriques dans l'édition de 1807 qui feront mieux sentir le 
plan du législateur de 1806, que si l’on y ajoutait les modifi- 
cations apportées à cet ordre en 1841. 


Titre I, De l’Apposition des Scellés après décès ; 
IT. Des Oppositions au Scellé; 
HT. De la Levée du scellé ; 
IV. De l’Inventaire; 
V. De la vente du Mobilier ; 
VI, De la vente des Biens Immeubles ; ; 
VII. Des Partages et Licilations ; | 
VIII. Du Bénéfice d'inventaire; 
IX. De la Renonciation à la Communauté ou à la 
Succession ; 
X. Du Curaleur à une Succession vacante. 


Voilà un cadre complet. Quelles que soient les parties (et 
sauf Ja liberté due aux majeurs maîtres de leurs droits, qui 
seraient d’accord entre eux), les règles générales et la marche 
complète de la procédure relative aux successions, sont pres- 
crites dans les sept premiers titres : il n’y aura donc plus dans 
les trois autres titres pour les héritiers bénéficiaires, pour les 
renonçants à communauté ou à succession, et pour le curateur 
à succession vacante, que des articles spéciaux et détachés ; 
mais quant à ce qui ne sera pas écrit dans ces trois titres ex- 
ceptionnels, il faudra toujours se reporter aux règles et à la 
marche générale posées dans les sept premiers titres, autant que 
la matière spéciale pourra le comporter. 

44. Or, après l'inventaire au titre IV, qui doit comprendre 
tout l'actif de la succession, aussi bien l'actif incorporel que 


19a REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


les méubles corporels, viennent les titres V et VI de la vente du 
mobilier et de la vente des biens immeubles. Donc, ici deux rai- 
sons de texte pour comprendre les meubles incorporels sous le 
nom de mobilier. La première, ést dans l’article 535 du Code 
Napoléon. «L'expression mobilier comprend fout ce qui est 
censé meuble au titre de la Distinction des biens. » La seconde 
raison de texte, c’est que dans le tableau que présente l’en- 
semble des rubriques, la vente du mobilier est placée par oppo- 
sition à la vente des biens immeubles, et par conséquent que le 
mot mobilier n’est pas ici employé dans le sens des brocan- 
teurs, mais dans le sens législatif. 

C’est surtout en matière de lois sur les formes qu vil faut. 
tenir au sens des mots et les prendre sévèrement dans l’accep- 
tion que fixent les termes législatifs, car, pour exprimer des 
pensées abstraites, le législateur n’a pas d’autre instrument que 
les mots. Fausaez-los. vous faussez la loi. 

Ce que nous venons de dire sur les rubriques, nous le dirons 
sur les fextes des articles 988 et 989, au titre VIII du bénéfice 
d'inventaire. La vente du mobilier dans l’article 989 est opposée 
à la vente des immeubles de l’article 988. Donc, il s’agit dans 
l'article 989, où le mot mobilier est dit par relation au mot 
immeuble de l’article précédent, du mobilier incorparel, s’il y 
a lieu de le vendre, aussi bien que du mobilier corporel. 

L'article 989 renvoie au titre IV de la vente du Mobilier. Nous 
avons prouvé qu’au titre IV les mots « vente du mobilier» com- 
prenaient les biens meubles incorporels ; nous avons par consé- 
quent prouvé qu'ilen était de même pour les vertes des meubles 
par suite du bénéfice d’inventaire. 

Donc en 1806, le Code de procédure a suivi, dans le livre Il 
de sa seconde partie, les définitions légales qu’avaient dônnées 
du mot meubles les articles Fe 527, 528, 529 et 585 du Code 
Napoléon. 

‘Et le législateur le devait, parce que le Code de crocéire 
n'étant qu’une loi ordinatoire ou organique pour faciliter la 
marche des actions propres à faire décider en justice les droits 
qu’accordait le Code Napoléon, serait devenu une véritable 
confusion s’il. eût parlé une langue différente. | 

Il devait prendre les mots dans la même acception, parce 
que toutes les successions et surtout les successions bénéf- 
ciaires entraînent avec elles la nécessité de vendre des droits 


EXAMEN DOCTRINAL, 123 


incorporéls , tantôt la vente d’un fonds de comtmerce, tantôt 
la cession d’un long bail de lieux qu'occupait le défunt, quel- 
quefois des marchés faits avec les fournisseurs d’un vaste éta- 
blissement. Est-ce que les législateurs qui ont rédigé et débattu 
le Code de procédure ignoraient qu’on pouvait trouver, lors 
d’ane succession bénéficiaire, des créances actives d’une dis- 
cussion difficile et presque désespérée, qu’il vaudrait mieux 
vendre que de poursuivre à grands frais; des brevets d’in- 
vention, des propriétés littéraires, artistiques et musicales, des 
actions et intérêts dans des compagnies de finance et d’indus- 
trie, ne fût-ce qué dans les compagnies des messageries et de 
la manufacture des glaces (qui ne se cotaient pas à la Bourse), 
etc., etc. ? Donc, s’il n’ont pas parlé spécialement de ces sortes 
de meubles, c’est qu’ils les ont compris sous le mot mobilier de 
l’article 989, et que l’officier public devait être celui que les lois 
dé compétence indiquaient, c’est-à-dire le notaire. 

Ceci posé, passons aux opinions des auteurs. 

45. M. Chabot s’est imaginé que le mot meubles, étant em- 
ployé seul dans l’article, sans autre addition ni désignation, il 
ÿ avait lieu d'appliquer à l’espèce de l’article 805, l’article 538 
du Code Napoléon, et que l’héritier bénéficiaire pourrait vendre 
sans remplir aucune des formalités prescrites soit par l'ar- 
ticle 805 du Code civil, soit par l’article 989 du Code de pro- 
cédure civile, les pierreries, les dettes actives, les livres, mé- 
dailles, instruments de sciences, arts et métiers, linge de corps, 
chevaux, armes, grains, vins, foins et autres denrées, et même 
ce qui fait l’objet d’un commerce. 

C’est une opinion que tous les auteurs repoussent : elle est 
fondée peut-être sur ce que la plupart des choses comprises 
dans l’article 533 se vendent quelquefois mieux à des amateurs 
que dans des ventes publiques. C’est dommage : le système est 
commode, et diminuerait notablement la responsabilité admi- 
nistrative de l’héritier : mais c’est une erreur évidente, non- 
seulement parce qu’il est ordinaire que la plupart des meubles 
énumérés dans cet article soient vendus aux enchères; mais 
surtout parce qu'on ne peut pas dire que les mots » meubles de la 
» Succession » soient seuls dans la loi : ils sont physiquement 
seuls dans l’article 805; mais ils y sont employés corrélative- 
ment et par opposition aux biens immeubles de l’article 806. 

46. MM. Aubry et Rau (t. IV, p. 354 et 355, 1°° édit.) ontre- 


194 REVUE DE LA JURISPRUBENCE. 


poussé l’erreur de Chabot; mais ils tiennent que , dans l’article 
805 comme dans l’article 2279, le législateur n’a eu en vue que 
les meubles corporels, non les incorporels; ce qu’ils font résulter 
de l’addition du mot rentes dans l’article 989 du Code de procé- 
dure, addition inutile, selon eux, dans le cas où les autres biens 
incorporels du bénéfice d'inventaire devraient être vendus aux 
enchères; ils le font résulter encore de l’interprétation donnée à 
l’article 805 du Code Napoléon par l’avis du conseil d’État du 
{1 janvier 1808 et de ce que le Code de procédure ne trace au- 
cune forme spéciale pour la cession et le transport des meubles 
incorporels autres que les ventes. — Nous avons vu avec regret 
qu’au milieu des excellents principes sur le bénéfice d’inven- 
taire que contient le troisième volume des Successions de M. De- 
molombe, cet éminent professeur ait adopté opinion de 
MM. Aubry et Rau. 

47. Comment des savants de ce mérite peuvent-il comparer à 
l’article 805 l’article 2279? — Nous disons que le mot meubles de 
l’article 805 n’est pas employé seu! dans Ja loi, puisqu'il est 
employé corrélativement au mot immeubles de l’article 806; 
nous en disons autant de l’article 989 du Code de procédure à 
l’égard de l’article 988 ; autant enfin des rubriques primitives 
des titres V et VI de la Procédure relative aux successions. … Et 
l’on oppose à notre doctrine que le mot « meubles » daus cette 
phrase : « En fait de meubles, possession vaut titre, » ne s’entend 
que des meubles corporels! — On dit vrai; mais la compa- 
raison est vicieuse : car cette maxime se trouve au titre des 
Prescriptions après que, dans une section particulière, le légis- 
lateur a traité depuis l’article 2271 de diverses prescriptions 
s'appliquant toutes à des créances purement mobilières; par 
“conséquent le mot meubles, dans l’article 2279, est employé seul 
dans la loi, et sans corrélation au mot immeubles; donc la com- 
paraison ne prouve pas ; ou plutôt, elle prouve contre LL pro- 
position. 

48. « Le Code de procédure, dsontile. ne trace aucune 
forme spéciale pour les cessions et transports autres que les 
rentes. » D'où sortirait cette conséquence si leur système était 
exact : Toute vente de fonds de commeree, de baux à long 
terme, de brevet d'invention, de droit de propriété littéraire, 
artistique, de créances ou autres droits incorporels peut être 
-faite par héritier bénéficiaire librement et sans aucune for- 


| EXAMEN DOCTRINAL, 495 


malité. La conséquence RIRUe et le dns et la fausseté du 
système. - 

Quand le Code de procédure serait étnee aux ventes de 
droits incorporels appartenant à des successions bénéficiaires, 
il faudrait encore repousser cette argumentation, parce que 
l’article 805 du Code Napoléon se suffirait à lui-même. 

En effet, le Code de procédure n’est qu’une loi ordinatoire : 
il ne peut pas, par son silence seulement, abroger en tout ou 
en partie une disposition du Code Napoléon. 

Dès que l’article 805 du Code Napoléon, en parlant des meu- 
bles de la succession corrélativement aux immeubles, comprend 
meubles corporels et incorporels, et veut que l'héritier hénéfi- 
ciaire ne puisse faire la vente des uns ou des autres que par le 
ministère d’un officier public, après affiches et publications 
accoutumées , la seule prévision d’un mode particulier de vente 


pour les meubles corporels au Code de procédure n'aurait pour 
effet que de faire ajouter à l’article 805 les formalités prescrites 


au Code de procédure lors de la vente des meubles purement 
corporels. Elle n'aurait pas pour effet de déroger aux précau- 
tions prises par le Code Napoléon tant pour les meubles incor- 
porels que pour les meubles corporels. 

Donc, ALORS RESTERAIENT, pour la vente des meubles corporels à 
faire par l’héritier bénéficiaire, les formalités essentielles pres- 
crites par notre article 805 : elles devraient être faites par le 
ministère d’un officier public, c’est-à-dire par un notaire, puisque 
eux seuls ont le droit d’authentiquer les ventes de meubles in- 
corporels; aux enchères, mode de vente qui a toujours été dans 
les attributions des notaires ; ef aprés les affiches et publications 
accoutumées, c’est-à-dire qu’ils devront donner à ces ventes de 
meubles incorporels la publicité qu’il est d’usage dans le nota- 
riat de donner aux ventes par adjudication publique. 


Donc, si le Code de procédure ne dit rien pour les ventes de 


biens incorporels, ces biens n’en doivent pas moins être ven- 
dus dans les formes prescrites par le Gode Napoléon; donc l’ar- 
gument est faux ; donc il n’y a vraiment qu’une question : « Les 
meubles de la succession dont parle l’article 805 doivent-ils se 
prendre dans le sens de l’article 535 du Code Napoléon? » Et 
nous croyons avoir prouvé l’affirmative. . 

Mais le Code de procédure n’y est en rien contraire, et l’ad- 
dition du mot « renfes » aux mots « vente du mobilier, » dans 


_ 


126 REVUE DE LA .JURISPAUDENCE. 


l’article 989 du Code de procédure, ne prouverait pas non plus 
la thèse de MM. Aubry et Rau, si, dans cet article, il doit se 
prendre pour tous meubles vénaux, corporels on incorporels. 
En effet, si les ventes publiques de meubles corporels et in- 
corporels ne peuvent se faire par l’héritier bénéficiaire que 
dans la forme des ventes du mobilier d’une succession, orga- 
nisée par les articles 942 à 951 du Code de procédure, et que 
Ja forme de la vente des rentes sur particuliers ait été organisée 
au même Code, articles 641 et suivants, il faudra bien néces- 
sairement que le législateur ait dit dans l’article 989 : S'il y a 
lieu à faire procéder à la vente du mobilier et des rentes, la 
vente sera faite suivant les formes prescrites pour la vente de 
ces sortes de biens : c’est-à-dire suivant les articles 942 à 951, 
s’il s’agit de meubles corporels ou incorporels qui ne soient pas 
des rentes, et suivant les articles 641 et suivants, pour las rentes 
qui exigent un mode de vente différent. Donc l’addition des mots 
« et des rentes ne prouve pas en elle-même que le mot « mabilier » 
soit, dans l’article 989 du Code de procédure, restreint aux 
meubles corporels, surtout quand Particle 535 du Code Napo- 
Jéon le déclare par lui-même significatif de tout ce qui est meu- 
ble par la détermination de la loi. 

_ Quant à l’Avis du Conseil d’Étet du 11 janvier 1808, il ne fait 
que régler une matière spéciale, celle des rentes sur l’État; et 
les matières spéciales font souvent exception au Code civil. Ea 
lui accordant même une force de doctrine qu'il n’a pas, on ne 
pourrait en rien conclure pour les autres droits incorporels, 

Ainsi nous devons tenir pour certain que la défense à l’héri- 
tier de ne vendre autrement qu'aux enchères publiques s’ap- 
plique à tous les biens incorporels, 

49. Nous venons de dire que l’article 805 du Code Napoléon 
régit les ventes mobilières faites par l’héritier bénéficiaire, que 
les meubles vendus soient corporels ou incorporels. Nous avons 
même dit, n° 44, qu’il en est de même de l’article 989 du Code 
de procédure civile. Ce dernier point, nous l’avons prouvé par 
Je rapport corrélatif et antithétique des deux articles 988 ei 989, 
Cela doit suffire, puisque l’article 535 du Code Napoléon est 
absolu, et que le Code ordinatoire parle ici la ee langue 
que le Code décisoire. 

Cependant on peut attaquer cette doctrine par deux moyens 
de détail : le premier consiste à dire que l’article 945 du Code 


EXAMEN DOCTRINAL, : 127 


de procédure renvoie au titre des Saisies-Erécutions, et que les 
saisies-exécutions ne s’établissant que sur les meubles pure- 
ment corporels, le Code de procédure civile n’a eu en vue, dans 
l’article 989, que les meubles purement corporels et non les 
incorporels, autres que les rentes sur particuliers. . 

On peut ajouter que l’article 945 ne parle que des ventes faites 
dans le cas de l’article 826 du Code civil, auquel il renvoie 
expressément, et ne doit pas s'appliquer aux ventes prescrites 
par l’article 805 du Code civil. 

Ces deux arguments sont faux. 

50. Occupons-nous d’abord du premier. L'article 946 ne ren- 
voie pas aux formes prescrites pour les saisies-exécutions : il 
renvoie aux formes prescrites pour vendre les biens meubles 
saisis-exécutés; et dès qu'on admet que pour le payement des 
, dettes exigibles d’une succession bénéficiaire 4 peut y avoir liou, 
en certains cas, de vendre tous les biens meubles, corporels ou 
incorporels, et d’un autre côté, que mobilier est dit ici par oppo- 
sition à immeuble dans le sens de l’article 535 du Code Napoléon, 
il n’y a rien que de raisonnable à dire que s’il y a lieu de vendre 
même le mobilier incorporel d'une succession bénéficiaire, la 
Joi n’exige pour les formalités nécessaires de cette vente que 
les mêmes formalités qu’elle a exigées au titre des saisies-exé- 
cutions, non peur la saisie, mais pour la vente des meubles cor- 
porels qui ont été exécutés, en modifiant cependant ces forma= 
lités par le titre de la Fente du mobilier d’une succession. : 

Tout ce qu’on peut tirer du renvoi aux formalités des ventes 
à faire par suite de saisies-exécutions, c’est que la vente des 
meubles incorporels sera annoncée au moins un jour avant 
celui de la vente, par quatre placards affichés et par la voie des 
journaux, dans les villes où il yena (C. depr., 617); que les pla- 
cards indiqueront les lieu, jour et heure de la vente et la nature 
des objets sans détail particulier (art. 18), mots qui n'ont 
d'autre portée que d'empêcher les détails inutiles, mais qui, en 
matière de biens incorporels, ne font point obstacle à ce qu’on 
désigne spécifiquement chaque objet incorporel qui devra être 
vendu; que l’apposition des affiches sera constatée par exploit, 
auquel sera annexé un exemplaire du placard (art. 619), et que 
l’adjudication sera faite au plus offrant, en payant comptant 
(art. 624)... Voilà bien tout ce que contient le titre des sai- 
sies-exécutions aur les formalités des ventes : or il n’y a rien 


198 REVUE :DE LA JURISPRUDENCE, 


dans tout cela. qui ne puisse parfaitement concorder avec les 
ventes de meubles incorporels. On ne peut donc pas conclure 
du renvoi de l’article 945 aux formalités prescrites pour la 
vente des meubles par suite de saisies-exécutions, que les 
arlicles 945 .et suivants et l’article 989 du Code de Drbeédure 
n’ont point en vue les meubles. incorporels. 

51. On objectera que c’est trop simple; que souvent les 
éroits incorporels ont une valeur trop importante pour les 
vendre judiciairement sur quatre ou cinq affiches et une in- 
sertion dans les journaux; et que ce n’est pas sur une si faible 
publicité que d'importantes valeurs peuvent être vendues. 

Mais on répond : 1° que l’article 618 n’est pas limitatif du 
nombre des placards. Il en exige quatre au moins. Il est énon- 
ciatif de la publicité, sans laquelle la vente pourrait être at- 
taquée; 2% que rien n'empêche, quand les droits incorpo- 
rels à vendre par lhéritier bénéficiaire s'élèvent au-dessus 
de la valeur de 300 francs, de répéter trois fois, dans le mois 
qui précède la vente , l’apposition des affiches et l’insertion de 
l'annonce dans un journal, par une analogie naturelle de ce 
qu'ordonnent les articles 620 et 621 pour les meubles précieux ; 
et dans ce cas, le dépôt des titres chez le notaire chargé de 
vendre et l’offre faite au public, par les affiches et annonces, de 
renseignements avant la vente chez ce notaire remplace avan- 
tageusement toutes les expositions ; 3° que, dans le cas de vente 
de biens meubles incorporels d’une succession, c'est toujours 
le propriétaire qui fait vendre, et de son côté, le propriétaire 
est intéressé à ce que la vente s’élève le plus haut possible: 
que d’un autre côté, le notaire a le même devoir et le même in- 
térêt, et qu’on peut s’en fier à lui sur le développement de pu- 
blicité relative à chaque affaire. 

En un mot, qu'a voulu la loi? Fixer à quelles conditions la 
vente des meubles corporels, et des meubles incorporels autres 
que les rentes, serait irrépréhensible dans le cas du bénéfice d’in- 
ventaire : on en trouve les moyens, et des moyens suffisants, dans 
les articles 617, 618, 619, 620 et 621 du titre des Saisies-Exécu- 
ions, auxquels renvoie l’article 945 du titre de la Vente du 
mobilier. Pourquoi, après plus Île cinquante ans de promulga- 
tion et d'exécution, ne pas obéir à une loi claire et sage dans 
ses dispositions ? 

92. Disons plus. L'article 805 du Code civil a amblioRé l'an- 


EXAMEN DOCTRINAL, | 199 


cien droit, et l’article 989 du Code de procédure a amélioré 
Particle 805 du Code civil. 

Les moyens de publicité varient selon les temps; ils dépendent 
des habitudes et du degré d'instruction des populations. L’or- 
- donnance de 1667 n’a même point ordonné les affiches pour les 
ventes de meubles saisis. La publicité résultait de la vente sur 
le marché public, et c'était au saisi à faire trouver enchéris- 
seurs au jour et heure de la vente sur la signification qui lui en 
était faite par l'huissier. Bien qu’en certains lieux il y avait des 
règlements qui prescrivaient des affiches pour les ventes, il n’y 
en avait pas partout. M. Merlin, au mot Affiches, n° 1er, dans son 
Répertoire, ainsi que dans des conclusions devant la Cour de 
cassation, rapportées en ses Questions de droit, mot Absent, 
$ 3, fait remarquer qu’en divers lieux, spécialement en Berri, 
il n’y avait pas de règlement qui ordonnât l’apposition d’aff- 
ches pour la vente autorisée par avis de parents d'immeubles 
appartenant à un mineur. La loi générale sur les ventes des meu- 
bles corporels du 22 pluviôse an VIT n’étant point une loi de 
procédure, mais une loi de police, n’a pas dû s'occuper des 
affiches, en sorte que le Code Napoléon est la première loi gé- 
nérale qui ait ordonné l’apposition d'affiches pour la vente des 
meubles de la succession bénéficiaire (art. 805), pour la vente 
des meubles dont l’habile à succéder craint le dépérissement 
(art. 796), pour la vente des meubles du mineur (art. 452) et 
pour la vente de sesimmeubles (art. 459) après conseil de famille. 

53. L'article 805 du Code Napoléon est donc une grande 
amélioration apportée à l’ancien droit, puisqu'il a ordonné 
pour toute la France et sans distinction de l’espèce ou de la 
nature des meubles d’une succession bénéficiaire, qu’ils fussent 
vendus « après les affiches et publications accoutumées ,» ce qui 
amenait la nécessité des affiches dans tous les lieux, et le main- 
tien des règlements et des habitudes locales de publication, 
en attendant le Code de procédure; etce Code, à son tour, « amé- 
lioré l’article 805, même pour la vente des meubles incorpo- 
rels, en ordonnant par ses renvois rétrogrades de l’article 989 
à l'article 945 et de l’article 945 aux articles 617, 618, 619, 
620, 621 et 624 qu’il y auraitun minimum du nombre d'affiches 
qu’on serait libre de dépasser ; un certain nombre de publica- 
tions, si les meubles étaient précieux ; un intervalle plus long, 
dans ce même cas, entre les publications et la vente; en déter- 

XIV, _. 9 


130 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


minant ce qui constituerait la substance des placards, sans pro- 
noncer de nullité pour les trop grands détails, et en commandant 
que l’apposition des affiches serait constatée par exploit et 
qu’une affifiche y füt annexée. 

Ainsi, il est démontré que les formes prescrites au titre des 
saisies-exécutions pour la vente des biens meubles corporels ét 
‘pour la publicité de cette vente, sont suffisantes pour la vente 
des biens incorporels d’une succession bénéficiaire ; qu’ainsi, 
sous ce rapport, l’article 945 du Code de procédure concorde 
avec notre doctrine. 

54. On conteste encore cette concordance par un second 
moyen, en disant que l’article 945 n’a en vue que le cas où la 
vente est faite en exécution de l’article 826 du Code civil, et 
que son texte le prouve. 

Nous répondons que si, comme nous l'avons dit plus haut, 
le plan du livre II sur les procédures relatives à l'ouverture d'une 
“succession a fait des sept premiers titres une loi générale ct 
d'ensemble sur les successions, quelles que soient les qualités 
des parties, et que les trois derniers titres pour le bénéfice 
d'inventaire, les renonciations et les curatelles à succession 
vacante ne contiennent que des articles spéciaux, il faut néces- 
sairement compléter ces derniers titres par des rénvois aux 
sept premiers, et par conséquent, quand l’article 989 au titre VHI 
du bénéfice d'inventaire renvoie aux formes prescrites pour la 
vente du mobilier au titre V, et qu’au titre X le curateur a suc- 
cession vacante (C. proc. art. 1000) est tenu de fairé vendre 
les meubles selon les formalités prescrites au titre V de la Fente 
du Mobilier, ces deux renvois forment une exéquation complète 
du cas des ventes faites en vertu de l’article 889 et en vertu de 
l'article 1000 du Code de procédure, avec les ventes faites en 
vertu de l’article 826 du Code civil. Ainsi, le seul esprit d’en- 
semble du Code ‘de procédure démontre qué les ventes de 
meubles corporels ou incorporels à faire aux enchères soit par 
Fhabile à succéder, soit par les héritiers maîtres de leurs droits 
qui ont des créanciers actuels à payer, et dont la majorité veut 
vendre, soit par le tuteur, l'héritier bénéficiaire, ou lé curateur à 
succession vacante, sont toutes faites dans les formes prescrites 
au tie de la Vente du mobilier. COIN-DELISLE. 

(La suite à la prochaine livraison.) 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 131 


ÉTUDE SUR LA POSSESSION ET LES ACTIONS POSSESSOIRES. 


THÉORIE DE LA POSSESSION. 


Par M. L.-A, MARINIER, professeur suppléant provisoiré à la Faculté de droit 
de Strasbourg. 


(Suite ‘.) 


Il y a däns cette distinction une observation exacte. Ce qui 
est spécial aux idées romaines, c’est le point de savoir si telle 
institütion rentre dans les res juris où dans les causæ facti. 
Aiosi nos idées actuelles se refuseraient à sübordonner à l’exis- 
tence d’un état de fait la continuation du lien juridique que lé 
miariage a produit eritre les personnes, Au contraire, la manière 
dont lés lois romaines envisageaient la possession est de tous 
les temps et de tous les Jiéux. 

Ainsi, en attribuant à la possession la qualité de res facti, les 
jurisconsultes de Rome ne veülent point dire qu’elle n’est 
point un droit. Lä preuve en est qu’ils appellent l'habitation 
tantôt res facti?, tantôt droit, jus°. Les res facti ne sont point 
l'opposé des droits en général, mais seulement de ceux qui 
n’exigent aucune relation de fait pour leut continuation. Il faut 
donc se garder de traduire les mots res /acti et res juris par 
ceuk-ci : état de fait, état juridique. Ce serait dénaturer com- 
plétement les idées romaines : ainsi le mariage, causa fact, 
était un état très-juridique dans le sens qué nous attachons à 
ce mot. Les expressions romaines sont intraduisibles dans 
notre langüe. 

Ce point de vue, sous lequel les jurisconsultes romains envi- 
sageaient Ja possession, était d’une haute importance. Nous en 
trouvons des traces fréquentes dans les textes. IT faut y attacher 
les conséquences suivantes : | 

1° Le pupille pouvait acquérir la possession sans le concours 
(auctorilas) de son tuteur *. 

2 La fenime qui ne pouvait recevoir de donation de son 


1 V, ci-dessus, p. 78. 
3 Fr. 10. 4. 5. D. 

3 J., iv. I, tit. 5, S 5. 
“Fr. 1,63. 41. 2. D. 


: e 
139 ._ DROIT CIVIL, 


mari, pouvait cependant posséder les choses qu’elle en avail 
reçucs à titre gratuit ?, 

3° Le fiction du postliminium ne s applique pas à la pos- 
session ?; 

4 L’acquisition de la SU par un esclave qu'on possé- 
dait de bonne ou de mauvaise foi, n’était pas soumise aux mêmes 
règles que celle de la possession dans les mêmes circonstances ?, 
Nous parlons ici de l’acquisition qui a lieu soit de la part du 
possesseur, soit de la part du maître de l’esclave. 

5e La possession n’était point transmise à l’héritier par 
l’adition d'hérédité *. 

C. En troisième lieu, les jurisconsultes romains disent en 
parlant de la possession qu’elle est non tantum corporis sed 
juris , ou encore plurimum ex jure mutuetur ‘. Cela fait allusion 
aux conditions mêmes de la possession dans lesquelles rentre 
la situation juridique de la personne. Aussi Papinien emploie- 
t-il ces expressions en parlant de ceux qui sont in potestale 
aliend : « Qui in aliend potestale sunt rem peculiarem tenere 
possunt : habere possidere non possunt ; quia possessio non lantum 
corporis sed el juris est. » En effet, les individus qui sont en la 

‘puissance d’autrui n’ont point de personalité juridique, et par- 
ant ne peuvent avoir d’animus domini dont le droit tienne 
compte”, Dans le principium de la même loi (49, liv. XLI, tit. 2, 
D.), Papinien parle de l’usufruitier et indique l’influence de la 
situation juridique par rapport à la possession que pourra lui 
acquérir l’esclave dont il a l’usufruit. 

D. Les textes précédents ne mentionnent point le jus posses- 
sionis; ils ont tous trait à la nature intrinsèque des éléments 
constitutifs de la possession. Mais les jurisconsultes romains 
envisageaient la possession comme un droit sous le rapport des 
prérogatives qui peuvent y être attachées ‘; ils la reconnais- 
saient aussi comme susceptible de faire l'objet d’un contrat. 
Dans la loi 38, $ 3, livre XLV, titre 1, au Digeste, Ulpien exami- 


1 Fr.1,S4, 41,2. D. 

2 Fr. 19. 4. G; fr. 23, S 1, 41. 2; fr. 15, pr. 41. 3; fr. 12, $ 2. 49. 15. D. 
3 Fr. 54,6 4, 41. 1: fr. 1, SG, 41. 2. D. 

+ Fr. 23, pr. 41. 2. D. 

5,6 Fr. 49, pr., etS 1, 41.9. D. 

7 Fr. 38, ÇS 6, 7 et 8. 45. 1. D. 

8 Fr. 44, pr. 41. 2. D. 


POSSESSION. -- ACTIONS POSSESSOIRES. 133 


nant les efféts de la stipulation rem habere licere, qui dans 
l'usage devait accompagner la vente, met sur la même ligne 
l’usufruit, l’usage et la possession. 11 se demande quand la 
stipulation est encourue, et il répond : « Si quis forte non de 
proprielale, sed de possessione nuda controversiam fecerit, vel de 
usufructu vel de usu, vEL DE quo aLi0 sure ejus quod distractum 
est, palam est committi stipulationem. Habere enim non licet, 
ei, cui aliquid minuitur ex sure quod habuit. » Un texte aussi 
clair n’a pas besoin de commentaire. Il en est de même de la 
loi 31, $ 2, livre XIX, titre 1 *, où le mot jus désigne la pos- 
session du non dominus ?. 

A l’occasion des contrats qui peuvent avoir la possession 
pour objet, M. de Savigny prétend qu’ils n’opèrent point une 
transmission de la possession juridique, mais que d’un côté 
ils anéantissent la possession de celui qui livre, et que de 
l’autre ils donnent à celui qui reçoit la faculté de détenir la 
chose ou de l’appréhender en son nom et de commencer ainsi 
une possession nouvelle, comme il aurait pu le faire, en l’ab- 
sence de tout contrat, par l'occupation *. Quelque autorité que 
nous attachions aux paroles du célèbre jurisconsulte de Berlin, 
il nous est impossible de ne pas dire que la possession (jus 
possessionis) est véritablement transmise dans certains contrats, 
en ce sens que tous ses effets juridiques peuvent être invoqués 
par une personne du chef d’une autre. Cela a lieu dans la vente, 
la donation, etc, *; c’est ce qu’on appelle l’accession de posses- 
sion, Si ce point avait pu faire quelque difficulté en matière 
d’usucapion chez les Romains, cela tenait à ce qu’on avait de 
la peine à considérer comme formant une possession unique 
plusieurs possessions distinctes. Mais cette question était étran- 
gère à celle de savoir si la possession est un droit. 

Tenons donc pour certain qu’en droit romain il existe un 
droit dé possession dans Île sens que nous attachons à ce mol. 
Si la possession est qualifiée de res facti, c'est uniquement au 
point de vue de ses éléments constitutifs, el non par rapport à 
sa nature et à ses effels. 

‘ Nous ne parlons ici que de ce texte en lui-même, et non de sa concilia- 
tion avec le fr. 9, $ 4, 6. 2. D. 

3 V. encore fr. 4%, pr. 41. 2; fr. 2, S 38, 43.8; fe, 5, 6 1.48. 6. D. —C.5, 
au Code, liv. VIE, tit. 16. 


$ Savigny, Traité de la possession, p. 41. 
+ Fr. 31, S 2. 19. 1; fr. 38, $ 3. 45. 1. D. 


134 DROIT CIVIL. 


9. La même question se présente dans le droit français, mais 
elle s’y pose sur un terrain plus libre, plus philosophique. Il 
importe ici de bien s’entendre sur le sens des mots. 

J’appelle fait tout phénomène soit matériel, soit moral‘; j’ap- 
pelle droit une faculté d’agir au puissance existant aux yeux de 
la loi dans une personne. Le droit se réalise par un fait, en 
sorte que ces deux notions, distinctes quant à leur nature, peu- 
vent être entre elles dans la relation de cause à effet. Mais mal- 
gré ce rapport qui les unit, elles coexistent sans se confondre : 
ainsi la propriété est une possibilité d’agir sur une chose de la 
manière la plus absolue ?, possibilité considérée comme juste 
dans sa réalisation. User, jouir, constitue l’exercice de la pro- 
priété, mais non le droit lui-même. 

Cela posé, si nous envisageons la possession dans ses élé- 
ments, nous ne dirons point qu’elle est un droit, car elle 8e 
compose de deux phénomènes, l’un physique et l’autre moral 
(factum et animus). C’est sous ce rapport que les jurisconsultes 
romains l'appelaient res fact. 

Mais up fait peut être considéré d’une manière juridique en 
le rapprochant de Ja cause dont i] émane. C’est ainsi que l’exer- 
cice du droit de propriété conslitue un fait juridique. Sous ce 
second point de vue, une différence est à signaler entre la pro- 
priété et la possession. La propriété peut précéder tout fait actif 
de la part du propriétaire *, et par suite les premiers actes ac- 
complis par celui-ci sur la chose se rattacheront à un droit 
supérieur dont ils ne seront que la manifestation, La possession 
ne présente point le même caractère (au moins à son origine) : 
les actes du possesseur sont considérés abstraction faite de tout 
droit antérieur dont ils peuvent être ou non l'expression. Tou- 
tefois, si nous reconnaissons que par la suite la possession s’é- 
lève à la hauteur d’un droit, nous devons dire que les actes du 
possesseur auront désormais un caractère juridique. La question 
n’est donc point tranchée. 

Mais la possession noug apparaîtra comme un droit si nous 


‘ On sait qu’en Philosophie on aotelle phénomène la manifestation d’une 
substance. 

? Sauf, bien entendu, la restriction dont il est parlé dans l’article 544 du 
Code Napoléon. : 


? Cela arrivera toutes Ics fois qu’elle sera acquise autrement que par la 
possession. 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 135 


la considérons dans ses effets, en la distinguant des éléments 
qui lui servent de base. Dans notre droit français, deux situa- 
tions peuvent se présenter, suivant que la possession est annale 
ou non. 0 


Aux termes de l’article 23 du Code de procédure, les actions 
possessoires ne sont recevables que de la part de ceux qui, de- 
puis une année au moins, étaient en possession paisible par 
eux ou les leurs. La possession d’une année se trouve ainsi ga- 
rantie par des actions; donc elle renferme un droit, car à toute 
action correspond un droit qu’elle sanctionne. Tel est le raison- 
nement qui a été fait par M. Toullier, accepté par M. Marcadé!, 
et qui nous paraît décisif. 

Néanmoins, tout en reconnaissant un droit dans la posses- 
sion, il faut avouer qu’il est d’une nature particulière : d’une 
part il est dominé par un autre droit, la propriété, en ce sens 
qu’il sera impuissant vis-à-vis de ce dernier manifesté par les 
voies légales ; d’autre part il devra se vivifier par son exercice; 
la vigilance et l’activité seront des conditions de sa durée. 


Gette manière d’envisager la possession comme un droit ex- 
plique comment elle peut se transmettre d’une personne à une 
autre *, les droits étant seuls susceptibles de transmission. On 
se rend également compte de sa persistance malgré la présence 
d’un tiers, pourvu que l’abstention du possesseur annal ne se 
prolonge pas au delà d’une année. De même que le droit de 
propriété subsiste malgré lusurpation d’un tiers, de même le 
droit de possession persévère en pareille circonstance; il n’y a 
de différence que quant à la durée. L’explication de ces points 
reconnus par la loi est la justification de notre théorie. 


. La possession qui n’a pas une année de durée renferme aussi 

quelque chose de juridique, car elle est susceptible de trans- 
mission (2235 C. Nap.). Il n’y a point là un droit proprement 
dit, puisqu'il n’y a pas d'action ; mais il y a là le germe d’un 
droit. Il n’est pas rare de trouver des situations de cette nature, 
surtout quand le temps concourt à la formation du droit. On 
peut dire, sans aucune figure de langage, qu’il se constitue 
peu à peu. - 


1 Marcadé, Prescript., art. 2228, n° 4. 
2 Art. 2238 C. Nap. 
3 Art. 2243 C. Nap. 


136 DROIT CIVIL. 


10. D’après ces notions, on voit que le droit de posséder !, 
le droit de possession et la possession actuelle peuvent se trou- 
ver séparément chez plusieurs personnes. Au propriétaire ap- 
partient le droit de posséder ; le possesseur annal dépouillé 
conserve le droit de possession; le dernier Dr os a la pos- 
session actuelle, 

11. Si la possession est un droit, nous Goions nous deman- 
der dans quelle classe de droits elle doit être rangée. La ques- 
tion a excité les plus vifs débats sur le terrain du droit romain. 
Sans reproduire ici tout ce qui a été écrit sur ce sujet, nous 
dirons que les jurisconisultes romains rangeaient sans doute la’ 
possession parmi les jura in re, en donnant à ce mot le sens 
qu’il avait pour eux ?. Il est vrai que ce point ne paraît pas les 
avoir beaucoup préoccupés, à en juger par les textes qui nous 
sont parvenus; cependant nous donnerons pour preuve de ce 
que nous avançons l'assimilation qui est faite par Ulpien ? entre 
l’usufruit, l’usage et la possession, par opposition au domi- 
nium. Sans doute les circonstances qui accompagnent la vio- 
lation de la possession peuvent engendrer des relations person- 
nelles (c’est ce qui a lieu au cas de violeuce), mais il ne faut 
pas en conclure que la possession ne constitue pas un jusin re, 
car la violation du droit de propriété peut entraîner les mêmes 
résultats *, | 

En droit français, nous dirons aussi que le droit de posses- 
sion rentre dans Îa classe des droits réels. C'est un droit qui 
existe sans avoir pour corrélatif une obligation pesant sur une 
personne déterminée. L'action possessoire ne sera donnée, il 
est vrai, que contre l’auteur d’un trouble, mais ïl en est de 
même de la revendication, qui ne s’intente que contre le pos- 
sesseur. La réalité d’un droit se détermine d’après les éléments 
nécessaires à son exercice, abstraction faite de toute violation. 

12. Ces idées n'ont pas été acceptées par tous. Parmi les au- 
teurs modernes, les uns ont nié que la possession fût un droit, 


1 Ce mot se réserve ordinairement poùr désigner le droit du propriétaire, 


quoique M. Marcadé (art. 2228, n° 4), le fasse synonyme de droit de pos- 
session. 


3 V. n° 6. 

5 Fr. 38, $ 3, 45, 1. D. 

* Nous ne nous étendons pas ici sur la nature des interdits en droit r0- 
main ; nous en parlerons ailleurs. 


POSSESSION.— ACTIONS POSSESSOIRES. 137 


d’autres ont attribué à une présomption de propriété les effets 
qu’on rattache à la possession. M. de Savigny s’est fait le dé- 
fenseur de la première opinion. Voici quelle est, en résumé, sa 
théorie : « La possession, dit-il, se présente tout d'abord comme 
» Un pouvoir purement de fait sur une chose, sans avoir aucun 
» caractère légal. Dans cet état même elle est protégée contre 
» certaines violations, et c’est précisément à cause de celte pro- 
» Lection qu'il existe des règles concernant l’acquisition et la 
» perte de la possession, tout comme si elle était un droit !, » 
— « Le droit de possession (jus possessionis), c'est-à-dire le 
» droit dontla possession à elle seule nous investit, consiste donc 
» uniquement en ce que le possesseur peut avoir recours aux 
» interdits, aussitôt qu’un trouble de certaine forme est apporté 
» à sa possession. Abstraction faite de ce trouble, la simple 
» possession ne donne aucun droit, ni un droit d'obligation, 
» Ce qui va sans dire, ni un droit à la chose; car aucun acte 
» dirigé sur une chose ne doit être maintenu comme légal, par 
» cela seul que celui qui agit aurait la possession de célte 
» chose, » 

« Il s’agit maintenant, poursuit M. de Savigny, de détermi- 
» ner le fondement de cette protection et de cette assimilation 
» de la possession à un droit; ce fondement consiste dans la 
» liaison de cet état purement de fait avec la personne qui pos- 
» sède, et dont l’inviolabilité sert en mênie temps à le protéger 
» contre ces espèces de violations qui porteraient atteinte à la 
* personne... Tel est le fondement des interdits possessoires °. » 

M. de Savigny observe que le possesseur jouit de certains 
avantages, tels que la faculté de jouer le rôle de défendeur à 
l’action en revendication, celle de percevoir les fruits et d’user 
provisoirement de la chose. La réunion de ces avantages con- 
siitue ce qu'il appelle l’intérêt de la vivlence exercée, intérêt 
qui servira à déterminer la condamnation à prononcer contre 
le perturbateur. 

Autant que nous avons pu saisir le système un peu subtil de 
- M. de Savigny, il se réduit à distinguer le développement de 
l'activité en lui-même, et le rapport de celte manifestation de 


1 Traité de la possession, traduct. Beving, p. 49. 

2 Ibid., p. 45. | 

8 [bid., p. 49-50.— M. de Savigny enseigne que lé interdits sont D 
nels. C'est un point que nous examinerons ailleurs. 


138 DROIT CIVIL. 


l’individualité avec la chose. Cette relation, qui n’est autre que 
la possession, est purement de fait. La personne elle-même 
renferme seule l’élément que la loi protége. 

Nous préférons dire, avec M. Blondeau, que « le droit de pos- 
session consiste essentiellement dans le droit d'occuper la chose 
tant qu’un autre individu ne prouve pas qu’elle lui appartient !. » 
Nous ne voyons pas ce qui peut s’opposer à la reconnaissance 
d’un pareil droit à la formule que nous lui donnons. Dès l’in- 
stant qu’on déclare que ce droit n’est point opposable à celui 
du propriétaire manifesté dans les voies légales ?, et qu’en outre 
il doit se vivifier par son exercice, toutes les exigences sont 
satisfaites, Où serait la violation des principes? Le droit des 
tiers autres que le propriétaire n’est point lésé par la création 
de ce droit; celui du propriétaire lui-même ne l’est pas davan- 
tage ÿ, en ce sens qu’il n’en souffrira qu’autant qu’il voudra se 
faire justice à lui-même : cas auquel il agit d’une manière illé- 
gale au moins quant à la forme *. 

La translation de la possession ne peut se concevoir qu’au- 
tant qu’elle constitue dans notre patrimoine un droit distinct de 
notre propre personne. Aussi M. de Savigny a-t-il été’ amené à 
soutenir qu’un pareil transport était impossible d’après la na- 
ture primitive de la possession ‘. 

13. M. Troplong a nié que la possession fût un droit, en pré- 
tendant que tous les effets qu’on y rattache sont la conséquence 
d’une présomption de propriété : « Donc, dit le célèbre com- 
mentateur, tout ce que la loi a mis dans la possession, e’est une 
présomption, c’est-à-dire un raisonnement; elle a placé le 
droit ailleurs, elle l’a mis dans la propriété %, » 

L'idée d’une présomption de propriété résultant de la pos- 
session, 88 retrouve déjà dans Pothier, Domat et presque tous 


4 Chrestomathie. 

2 Cette restriction laisse subsister vis-à-vis du possesseur les conséquences 
que doivent produire ses actes s’ils constituent la violation du droit d’autrui. 

3 La violation des droits du propriétaire résulte des faits eux-mêmes, et 
_ non pas des droits de possession qu’on en fera jaillir. 

+ On est forcé de reconnaitre qu’un droit naît de la possession de bonne 
foi (art. 549 C. Nap.); pourquoi n’en serait-il pas ainsi, avec moins d’éten- 
due il est vrai, dans le cas de simple possession? 

5 Savigny, p. 39. — Une telle conséquence ne condamne-t-elle pas le sys- 
tème qui l’engendre ? V. n° 8, D. 

6 Prescripiion, t. I, n° 2374 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRÈS. 139 


nos anciens auteurs. Mais M. Troplong est allé plus loin que 
Pothier, L'auteur du Traité de la possession n'avait jamais si- 
gnalé cette présomption que comme un des effets de la posses- 
sion. M. Troplong veut en faire sa nature juridique et y ratta- 
cher toutes ses conséquences ?, Nous croyons, au contraire, 
que la possession constitue un droit à part, en ce sens que par 
sa « vertu propre et son énergie nalive, » suivant les expres- 
sions de M. Troplong, elle est cause d’elfets juridiques. 

= Pour justifier cette proposition, nous devons montrer d’a- 
bord qu’elle explique les faits dont l’opinion contraire prétend 
avoir seule la clef. | 

Le premier est l’avantage de jouer le rôle de défendeur à 
l’action en revendication, et de rejeter ainsi la preuve à la 
charge du revendiquant. — Si le possesseur jouit de cette fa- 
culté, c’est que la justice ne change la situation actuelle qu’en 
présence d’un droit supérieur qui a été violé. Or d’après les 
principes généraux, c’est à celui qui invoque ce droit à en éta- 
blir l’existence. C’est pour cette raison que, tant que cette preuve 
n’est point faite, le possesseur reste sur la défensive, indépen- 
damment de la légalité ou de l’illégalité de sa situation. En effet, 
s’il est sans droit de propriété sur la chose, pourquoi la loi 
viendrait-elle la lui enlever pour en investir une autre personne 
qui n’en a pas davantage, ou (ce qui revient au même) n’en 
justifie pas? Ainsi les nue romains, tout en n’atta- 
chant point à la possession une présomption de propriété, di- 
saient (chose bien remarquable!) : In pari causé, melior est 
causa possidentis. 

M. Troplong appuie, en second lieu, son opinion sur le prin- 
cipe que les choses qui peuvent s’acquérir par prescription peu - 
vent seules donner lien à l’action possessoire *. Cela tient, dit-il, 
à ce que, dans ces cas seulement, la présomption de propriété 
est possible. La vraie raison est qu'au cas qui nous occupe, 


1 Pothier, Possession, chap. prélim., ch. 1, art. n° 3. 

3 Ce système avait été déjà professé par M. Thibaut dans son Droit des 
" Pandectes. Chez nous, on a voulu en faire l’idée mère du système posses- 
soire et y rattacher l’annalité de la possession. Historiquement parlant, il y 
a du vrai dans cette opinion. 

8 Cela est incontestable et incontesté. Aucun texte du droit romain ne si- 
gnale l'existence d’une présomption de B'OprIeRée V., au contraire, fr. 12, $ 1. 
41.2. D; fr. 52, pr., eod. tit. 

+ Prescription, t. 1, n°237, p. 357, note 1, et n° 249. 


140 * - DROIT CIVIL. 


aucune possession ne peut exister avec les caractères voulus 
par la loi : la nature de la chose répugne à l’animus domini ou 
à d’autres conditions de la possession. Ses éléments font dé- 
faut ; cessante causd , cessat effectus. 

Nous verrons, en trailant des actions possessoires, qu'il n est 
point nécessaire de recourir à une présomption de propriété 
pour expliquer comment elles se donnent contre les tiers dé- 
tenteurs autres que l’auteur de la spoliation primitive. Nous 
renvoyotis à nos développements ultérieurs sur ce point. 

Maintenant, combattons directement le système de nos ad- 
versaires. Si la possession n’était qu’une présomption de pro- 
priété, il devrait être permis de la renverser par des moyens 
tirés du fond du droit, aussitôt qu’elle se montre. En effet, une 
simple présomption ne se présente jamais qu'avec possibilité 
immédiate de la preuve contraire‘. La raison qui a fait admettre 
celte présomption doit, pour arriver au but même vers lequel 
on tend, permettre de la renverser sur-le-champ par des preuves 
contraires. Or c’est précisément ce que la loi repousse en dé- 
fendant au juge de cumuler le pétitoire avec le possessoire 
(art. 25 C. proc.). Donc ce qu’elle veut protéger ce n’est pas 
seulement la propriété; autrement, elle prendrait un singulier 
moyen pour y arriver. Done la possession constitue un droit 
sui generis. | 

L'un des partisans du système que nous combations, M. Be- 
lime*, en a tiré une conséquence pratique qui suffit pour le ré- 
futer. Cet auteur soutient qu’un possesseur qui avouerait devant 
le juge de paix n’être point propriétaire, ne pourrait demander 
à être mainteuu ou réintégré, « parce qu’il a été en possession 
pendant plus d’une année. » Cette solution nous semble incon- 
ciliable avec la séparation qui existe chez nous entre le pos- 
sessoire et le pétitoire. Dès que Ja loi n’exige pas la bonne foi 
” comme condition de la possession, comment le possesseur ne 
pourrait-il pas avouer une circonstance qu’il lui est permis de 


1 Ilen est différemment des présomptions juris et de jure, contre lesquelles 
nulle preuve n’est admissible. Mais la possession, ou plutôt la présomption 
qui en résulte, ne peut être de cette nature, puisque l’action possessoire 
pourra étre suivie de la revendication. 

? Belime, Trai é du droit de possession, n° 15. — Toutefois, il faut recon- 
naître que l’auteur abandonne complétement ses idées à la fin de l’ouvrage, 
n° 486-488; 489, 3° alinéa. 


LA 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES: 141 


connaître, à savoir la propriété de l'adversaire. C’est ici qu’ap- 
paraît le vice du système que nous combattons. 

Doit-on maintenant dire, avec les anciens auteurs, que de la 
possession découle, comme un de ses effets, une présomption 
de propriété? Ccla semble bien naturel, car on doit toujours 
présumer plutôt l’ordre que le désordre, l’union de la propriété 
et de la possession plutôt que leur séparation. Toutefois, on ne 
peut poser ici de présomption légale en l’absence d’un texte 
spécial’. Au reste, cette présomption serait, dans la plupart 
des cas, sans utilité. Nous avons expliqué sans elle certains faits 
qu’on voulait y rattacher; les auteurs ne signalent point les con- 
séquences réelles qu’elle pourrait produire. | 

Il est inutile d’observer que quand il existe déjà une pré- 
somption légale de propriété ?, une seconde n’est point néces- 
saire, et qu'à fortiori celle qui résultcrait de la possession an- 
nale, si tant est qu’on dût l’admettre, ne l’emporterait point 
sur celle qui constitue un véritable titre ; elle ne pourrait être 
que provisoire. 

En résumé, la présomption de propriété qui s'élève en fa- 
veur du possesseur a pu être un des motifs de la loi dans la créa- 
tion des actions possessoires, mais elle n’est pas le seul et ne 
coustitue point la nature juridique de la possession. | 

14. Pour terminer nos développements sur la nature de la 
possession, nous devons parler de la controverse célèbre qui 
s'était élevée chez les Romains sur le point de savoir si plu- 
sieurs personnes peuvent posséder simultanément une même 
chose pour le tout (in solidum) : controverse qui a retenti jus- 
que sous la législation actuelle, et qui se rattache intimement 
à la nature juridique de la DORPeRION ainsi qu'on le verra 
plus bas. | _ 

On conçoit facilement FPexistence d’une possession simulta- 
née pro diviso, ou même pro indiviso, de la part de plusieurs 
personnes. Mais alors la chose n’est pas possédée pour le tout 
par chacun des possesseurs; aussi la controverse ne roulait-elle 
pas sur ce point. 

Les jurisconsultes romains ne discutaient pas davantage la 
question de savoir si plusieurs personnes peuvent avoir une pos- 


4 Art. 1350 C. Nap. 
3 Art. 1402, 610 C. Nap. 


149 : © DROIT CIVIL. 


session de fait in solidum sur la mêmé chose. Aucune diver- 
gence ne paraît s'être élevée entre eux à ce sujet. Ils se de- 
mandaient seulement s’il existe en droit des situations où la 
- personne qui est en contact avec la chose posseess ainsi qu'une 
autre qui en est éloignée. 

Faisons d’abord connaître les différentes solutions que nous 
trouvons dans les textes : Paul nous les indique dans la loi 3, 
6 5, livre XLI, titre 2, au Digeste. Au commencement et 4 la fin 
de ce fragment, se trouvent exposées l’opinion de Paul et celle 
de Labéon, qui niaient tous deux la possibilité de plusieurs pos- 
sessions {n solidum de la même chose, quelle que fût leur nature’. 
Sabinus, au contraire, voyait dans le précaire l’existence simul- 
tanée de deux possessions, celle du concédant d’un part, celle 
du précariste de l’autre. Trébatius n’admettait la possibilité dé 
deux possessions in solidum qu’autant que l’une était juste et 
l’autre injuste : deux possessions de même qualité ne pouvaient 
coexister pour le tout sur la même chose. Julien devait profes- 
ser la même opinion, à en juger par un fragment qui a sans doute 
été tronqué par Tribonien *. L’obscurité qui peut éxister sur 
ces opinions diverses ainsi que sur le motif qui est donné par 
Paul à l’appui de la sienne ?, disparaîira tout à l’heure quand 
‘ nous aurons rapproché d’autres textes de celui que nous venons 
de citer; mais constatons d’abord que la théorie de Paul et de 
Labéon était acceptée par Celsce et Ulpien, ainsi qu’on peut le 
voir dans la loi première, $ 15, Commodati, au Digeste : « Ait 
Celsus filius duorum quidem in solidum domintum vel posses- 
sionem esse non posse. » 

Maintenant que nous connaissons en résumé la solution de 
ehaque jurisconsulte, il nous sera possible de saisir le but de 
toute controverse : elle avait trait principalement aux vices de la 
possession. Les jurisconsultes romains se demandaient si, au cas 
de violence, de clandestinité ou de précaire, la possession exis- 
tait à la fois dans la personne du possesseur en contact avec 


1 C’était là un point de ressemblance avec la propriété (V. fr. 1, S15.13. 6); 
aussi Paul le signalait-il après"avoir dit, dans le paragraphe précédent, que 
la possession peut, à la différence de la propriété, nous appartenir en vertu 
de causes diverses (fr. 3, 4, 41, 2. D). 

3 Fr. 19, pr. 43. 26. D. 

3 « Non magis enim eadem possessio apud duos esse potest, quam ut tu 
stare videaris in eo loco, in quo ego sto, vel in quo ego Sedeo tu sedere vi- 
dearis. » Ce dernier point, ainsi présenté, pouvait-il être nié? 


POSSESSION.—< ACTIONS POSSESSOIRES. 443 


la chose, et dans celle du spolié, du maître absent ou du con- 
cédant (rogatus). 

Eatrons dans quelques détails à l’égard de ces situations di- 
verses, 

A. Violence. Trébatius prétendait que la possession restait 
au spolié, c'était le jusfus possessor ; l’usurpateur possédait in- 
justement (injuste). Mais à quoi ce jurisconsulte voulait-il faire 
ainsi allusion ? D’où partait-il pour arriver à ce résultat? — Il ne 
s'agissait point du droit qu'avait le spolié de faire réprimer la 
voie de fait dont il avait été victime : à cet égard il n’était pas 
nécessaire de feindre la possession en sa personne, puisqu'il 
existait un interdit recuperandæ possessionis. Il y a plus : cet 
interdit n’était accordé qu’à celui qui ne possédait pas ‘. Tré- 
batius partait d’une autre idée. Si le spolié troublait l’usurpa- 
teur dahs s4 possession, celui-ci ne pouvait utilement intenter 
l’interdit uti possidelis contre lui. Le spolié triompbait dans l’in- 
terdit en opposant à son adversaire que sa possession élait vio- 
lente à son égard. Or, dans l’interdit wti possidelis triomphe 
celui qui possède au moment où l’interdit est rendu. Sous ce 
rapport Trébatius disait que le spolié possédait, et il devait 
sans doute tendre à lui accorder l’interdit ufi possidelis : sous 
tous autres rapports la possession n'existait pas *. Nous allons 
voir à l'instant l’objection qu’'Ulpien adressait à Trébatius. 

B. Clandestinité. Trébatius aurait encore vu ici deux pos- 
sessions : l’une vicieuse, celle du possesseur clandestin; l’autre 
juste, celle du maître absent qui ne se perdait point par l’occü- 
pation d’un tiers s’il s'agissait d’un immeuble. Ulpien niait au 
contraire l’existence simultanée de deux possessions. En effet, 
dans la loi 6, $ 1, livre LXI, titre 2, au Digeste, il nous dit que si 
le possesseur clandestin a repoussé avec violence le maître lors 
de son retour, il commence à posséder violemment. Donc il ne 
possédait pas jusque-là ; autrement Ulpien irait contre le prin- 
cipe qu'il formule dans la même loi, à savoir que la possession 
se considère à son origine pour en déterminer le caractère : 
non enim ralio oblinendæ possessionis, sed origo nanciscendæ 
exquirenda est. Une possession clandestine ne pourrait donc 
devenir violente par la suile. Si le texte dit en parlant de l’u- 


1 Fr. 1, S 45. 43. 16. D. 
2 Fr. 5, 41. 8, D. 


141 DROIT CIVIL. 


_surpateur videri eum clam possidere, cela ne doit s’entendre que 
d’un fait matériel et non de la possession juridique. 

A l’aide de ce qui. précède il nous sera facile d’expliquer la 
loi 3 principium du titre uli possidetis ! qui semble en opposi- 
tion avec la loi 3, $ 5, De adquirenda vel amitienda possessione. 
Dans.ce fragment  Ulpien qui, comme nous l'avons vu, ést d’une 

opinion contraire à celle de HAAUUS 2, réfute le système de 
ce dernier par ses conséquences ® : si l’interdit ufi possidetis est 
intenté par le possesseur violent ou clandestin contre le spo- 
lié, celui-ci triomphera dans l’interdit (si a me possides superior 
sum interdicto), soit qu’on le considère avec Trébatius comme 
possédant encore, soit qu'on le reghrde comme privé de la pos- 
session, mais pouvant toutefois opposer au demandeur dans 
l’interdit les vices de sa possession. — Si au contraire la 
possession a été enlevée par un tiers à l’usurpateur (si vero non 
a me), ce tièrs pourra-t-il intenter utilement l’interdit uti possi- 
detis contre le premier possesseur ? D’après Trébatius il ne le 
pourra pas, car celui-ci possède encore (nam et tu possides et 
ego) ; aucun ne triomphera. Résultat bizarre qu'Ulpien lui re- 
proche, car suivañt ce dernier jurisconsulte, la possession du 
second usurpateur n'étant point vicieuse à l’égard du premier 
possesseur, elle devrait l'emporter. C’est ici qu’apparaît la dif- 
férence pratique des deux opinions, et dans les PHACIPES du 
droit romain celle d’'Ulpien est la vraie *. 

C. Du précaire. Sabinus admettait une double possession ; 
la même doctrine était enseignée par Pomponius . Dans lesys- 
1ème de Paul et d’Ulpien, on niait que le concédant eût con- 
servé la possession , mais on arrivait jusqu’à un certain point 

1 Fr. 3, pr. 43: 11. | | 

3 Fr. 1, $ 15. 13. 6. 

8 C’est au système de ce jurisconsulte qu’il fait allusion dans le commen- 
cement de la loi. Les mots si«duo, si quis proponeret, démontrent qu'Ulpien 
raisonne dans une hypothèse posée par lui comme douteuse. 

* Dans la loi 17, pr. 41. 2, Ulpien ne dit point que le spolié possède, mais 
qu’il est traité comme s’il possédait : « pcrinde haberi debet ac si posside- 
ret.....» 11 nous est impossible de saisir le sens de ce taenent isolé, et de 
savoir à quel fait le jurisconsulte fait allusion. 

5 Dans la loi 15, $ 4. 43. 26. — Ailleurs (fr. 25, 6 2. 41. 2. D), Pomponius 
semble-se ranger à l’opinion d’Ulpien pour : possession clandestine. 

8 Fr. 17,1, in fine, 41. 2. D. — La loi 6, $ 3, 43, 26, prévoit le cas où le 


concédant s’est réservé la possession sans l’accorder au précariste, ce qui pou- 
vait avoir lieu. © 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 145 


au même résultat pratique au moyen de l’accession de posses- 
sion !. 
Concluous donc qu’en droit romain la même chose ne au 
dans l’opinion générale des jurisconsultes, être possédée par 
plusieurs in solidum. Le caractère de toute cette controverse 
jette une vive lumière sur le motif donné par Paul à l'appui de 
sa solution *. Comme le débat portait sur le point de savoir si, 
outre la possession de fait qui appartient au possesseur en con- 
tact avec la chose, il peut en exister une autre créée par la force 
du droit au profit d’une seconde personne, le raisonnement de 
Paul ne doit pas, être pris à la lettre (car ainsi entendu il ne 
pouvait être l’objet d'aucun doute); il revenait à ceci : plusigars 
possessions de fait simultanées sont impossibles. Or une fiction 
ne peut se concevoir qu’autant que le fait qui en est l’objet est 
susceptible de se réaliser. Donc on ne peut admettre une pos- 
session fictive à côté d’une possession réelle. C’est en cela qu'il 
n’y a pas lieu de distinguer si l’une des possessions est juste et 
l’autre injuste, ou si toutes deux sont. de même nature : non 
mullum interest juste quis an injuste possideat ?. | 
15. Eo droit français nous trouvons un exemple de posses- 
sions simultanées in solidum dans le cas où un possesseur an- 
nal a été déjelé d’un fonds qu'il possédait : il est considéré en 
droit comme continuant à le posséder pourvu qu’il agisse pen- 
dant l’année qui suit la voie de fait (art. 2243 C. Nap.), et à côlé 
de cette possession fictive se place celle de l’usurpateur. — 
Toutefois, entre le spolié et l’usurpateur, il y a cette différence 
que le spolié a le droit de possession, tandis que l’usurpateur 
n’a qu’une possession de fait en ce sens qu’elle s’évanouira avec 
la détention. Mais malgré cette infériorité il n’en possède pas 
moins, car au bout d’une année il aura acquis le droit de pos- 
session et en aura dépouillé le spolié. — Il est facile de voir 
que cet exemple se rattache intimement à la nature juridique 


1 Fr. 13, $ 7. 41. 2. D. — Nous disons jusqu’à un certain point, car dans 
l'opinion de Paul le concédant n’aura pas l’interdit ufi possidetis pendant la 
concession; il est vrai qu'il jouit d’un interdit spécial de precario qui est 
récupératoire. 

2 Fr. 3,5, 41. 2. D. 

3 L'interprétation que nous venons de donner de ces textes est celle qui 
a été proposée par Cujas (Observ., liv. IX, eh. 32; Liv, V, ch. 22; t. 5, p. 708; 
t. 8, p. 257), Merenda, Ramos, et adoptée par M. de Savigny. 

XIV. 10 


1 46 DROIT CIVIL. 


de la possession et au point de vue des jurisconsultes romains. 

Le point de savoir si le spolié continue de posséder où s’il 

-commence une possession nouvelle lors de sa rentrée dans le 
fonds n’est pas sans importance. Entre autres conséquences nous 
signalerons les deux suivantes : 1° si le spolié a continué de 
posséder on n’exigera pas, dans la prescription de dix où vingt 
ans, qu’il soit de bonne foi au moment où il exercera son ac- 
tion et reprendra la chose. Si c'était là une possession nouvelle, 
il en serait différemment. Aussi voyons-nous qu’en droit ro- 
‘bain cette conséquence était admise : « 9t quis bond fide possi- 
dens, ante usucapionem amissa possessione, cognoveril esse rem 
‘alienam, et ilerum nanciscalur possessionem, non capiet usu : 
QUIA INITIUM SECUNDÆ ROSSESSIONIS VITIOSUM EST ?. » — 20 Si le spo- 
lié ne possède pas, il n’aura pas droit à l’interdit unde oi contre 

un tiers qui aurait chassé l’usurpateur * ; bien plus ce tiers aura 
contre lui, au cas de trouble, l’interdit wi possidetis . Si au 
contraire ôn lui reconnaît la possession malgré l’usurpation, il 
faut lui donner action contre tout détenteur de la chose, car il 
y a eu violation de son droit dans tous les cas. Quoique cette 
continuation fictive de la possession soit subordonnée à l’exer- 
cice d’une action en justice (art. 2243 C. Nap.), elle n’en existe 
pas moins vis-à-vis de tous. C’est là une différence entre le droit 
romain et le droit français. 

Pothier * range les servitudes au nombre des choses qui peu- 
veut être possédées pour le tout par chacune des personnes qui 
en jouissent : il rattache cela à leur indivisibilité. Mais il s’agit 
alors d’une possession indivise, et non de plusieurs possessions 
in solidum séparées et contraires. 

Il ne faut pas non plus citer comme faisant exception à la 
règle que plusieurs personnes ne peuvent posséder la même 
chose in solidum, les possessions de diverse nature qui peuvent 
subsister en même temps : possession précaire, possession à 
litre de maître; il n’y a dans ce cas qu’une seule possession 
juridique. 

En dehors de l’exception que nous avons signalée, la règle 
romaine est encore vraie chez nous, parce qu’elle tient à la na- 


1 Fr. 15, 6 2. 41. 3. D. — Ce texte est de Paul. 
2 Fr. 7.43. 16. D. 

3 Fr. 8, pr. 43. 17. D. 

* Traité de la possession, ne À. 


POSSESSION. —- ACTIONS POSSESSOIRES. 441 


ture dé la possession. C’est én vain qu’on a élevé des doutes à 
cet égard, én supposant que des faits de possession également 
anciens, également soutenus, aient été exercés de part et d’autre 
par fes possesseurs. Dans toutes ces circonsiañces la posses: 
sion, quoique portant sur la même chose, l’aura cependant affec- 
tée sous des rapports différents, ou sous le même rapport, maïs 
divisément : ainsi lun aura pu couper les premières herbes; 
l’autre les regains; ou bien ils auront pu tous les deux venir 
couper de l’herbe, enlever des mottes ou extraire du sable dans 
le même fonds, Dans ces cas la possession n’est pas in soli- 
dum, car elle n’a pas été exclusive. Aussi M. Belime, qui semble 
contester l’application de la maxime romaine, termine-t-il en 
disant : « Je né vois dont pas ce qui s’opposerait à ce que, dans 
wne question gisant en fait, le juge de pait réconnût que la 
possession appartient aux deux parties ex æguo et qu'il les main- 
tintconcurrement !. » Soit! mais la possession ex œæquoest tout 
le contraire de la possession in solidum *. 


I, 


‘ 6: Les divisions des différentes sortes de possessions oc- 
cupent une large place dans les anciens commentateurs. Cette 
question de classification offrait un vaste champ à Îa subtilité 
des docteurs. Aujourd’hui on ne se préoccupe guère de ces 
points, sans toutefois les passer sous silence. En envisageant 
l'une des circonstances qui peut accompagner accidentellement 
la possession, on la divisé en possession de bonne foi et pos- 
session de mauvaisé foi : division importante au point de vue 
dèe l’acquisition des fruits et des impenses que le possesseur 
peut avoir faites sur la chose (art. 549, 550, 555 C. Nap.). 
On dit encore que la possession est vicieuse ou non vicieuse, 

. saivañt qu’elle est ou non entachée de violence, de clandesti- 
üité 'ou de précaire. Nous teviendrons sur ce point en traftatit 
des caractères de la possession et de son écquisition. | 


1 Belime, Traité du droit de possession , N° %. | 
 % Au resté, M. Bélime, tout éh-attaquant le motif donné par Paul darts ta 
loi 3, $ 5. 41. 2 (V. supra, n° 14, note 3), semble avoir eu pour but de prou- 
ver seulement que la poskession peut appartenir à plusieurs personnes :'pfo- 
Position incontestable toutes les fois qu’il ne s’agit pas de la possession in 
solidum, mais fausse à l'égard de cette dernière, car elle comporte une ex- 
elusion ibenlue. | 


148 | | DROIT CIVIL. 


* La division qui a le plus embarrassé les interprètes et qui se 
réfère aux effets différents de la possession et aux caractères 
qu’elle doit réunir. pour les produire, est celle que le droit ro- 
main nous a transmise et qui consiste à distinguer la posses- 
sion civile et la possession naturelle. Jusqu’à M. de Savigny ces 
expressions avaient fait le désespoir des commentateurs ‘; c’est 
lui qui le premier en a fixé le sens d’une manière certaine; 
aussi ne pouvons-nous mieux faire que de TERIRCE sa théorie 
sur ce point. 

: Le mot possessio, danssa signification primitive ; FES l’exis- 
tence d’une relation extérieure ‘accompagnée de l’animus do- 
mini. Si l’on rapproche de cette situation les effets juridiques 
que le droit civil romain y rattachait à certaines conditions, on 
obtient une possession spéciale dite possessio civilis. L’addition 
d’une épithète est nécessaire pour la caractériser. C’est cette 
possession qui mène à l’usucapion : seule conséquence que le 
droit civil romain en fasse découler. — A côté de cette posses- 
sion civile subsiste la notion première de la possession dépour- 
vue des conditions exigées par le droit civil pour l’usncapion. 
Elle est protégée par les interdits et prend le nom de possessio 
naturalis quand. on l’oppose à la possessio civilis. L’antithèse 
établie par les. deux épithètes est facile à saisir. : 

La possession proprement dite rentre dans le domaine du 
droit par les interdits auxquels elle donne lieu. Si donc on la 
considère en elle-même, elle sera suffisamment désignée par 
le mot possessio. Mais à côté d’elle se trouve le simple. fait de 
la détention sans idée de maîtrise; on l’exprime par les mots 
possessio naturalis. Dans cetle-seconde exception, ces mots ne 
sont plus l’opposé de possessio civilis; ils ne désignent qu’un 
fait matériel. 

M. de Savigny justifie cette interprétation par le langage gé- 
néral des jurisconsultes romains et par les textes de la matière*. 
Nous renvoyons aux développements qu'il donne sur ce pun 
désormais incontestable *, 

1 La difficulté se plaçait sur le terrain des textes du droit romain, et c’est 
sous ce rapport que M. de Savigny l’a complétement résolue. On peut voir 
dans Belime, n° 21, les opinions diverses des anciens auteurs. 

2 Fr. 1,6 1. 46.2; fr. 8, S 15. 10. 4; fr. 26.24. 1; fr. 1, S9, 43. 16; fr.1, 
$ 4.41. 2; fr. 16. 41. 8; fr. 10, S 1. 41.2; fr. 7, pr. 39. 2; fr, 1, 11. 10. 3; 


fr. 12, S1, 41, 23 fr. 1, pr. 41. 2; fr. 3,3; fr. 24. 41. 2. D. 
3 Traité de la possession, traduct. Beving, p. 61 et suiv. 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 449 


17. Ces dénominations de possession civile, possession na- 
turelle ou ad interdicta, n’ont plus aucune signification dans 
notre droit, qui ne reconnaît qu’une seule espèce de possession. 
En effet, d’une part la possession suffit par elle seule pour 
prescrire (art. 2262 C. Nap.) ; d’autre part, la possession pour agir 
au possessoire est la même que celle qui mène à la prescription de 
la propriété, — Ce dernier point, aujourd’hui constant, a donné 
lieu à quelques difficultés par suite du rapprochement des arti- 
cles 23 du Code de procédure et 2229 du Code Napoléon et de 
leur diversité de rédaction. Les conditions requises par ce der- 
nier sont en effet plus nombreuses que celles dont il est parlé 
dans le premier; maïs évidemment les lacunes de l’article 23 
du Code de procédure doivent se combler par l’article 2229 du 
Code Napoléon, qui s’est plus spécialement occupé des qualités 
de la possession. L'article 23 du Code de procédure n’avait pour 
objet que de trancher la question d’annalité controversée dans 
Pancien droit. La théorie de la possession est renfermée dans 
les articles 2228 et suivants du Code Napoléon : la preuve en est 
que si l’on s’en tenait à la lettre de l’article 23 du Code de pro- 
cédure, on arriverait à des absurdités. Qui oserait soutenir que 
la publicité de la possession, sa continuité, l’absence de toute 
interruption et de toute équivoque ne sont point des conditions 
requises pour agir au possessoire? Et cependant l’article 93 est 
muet sur ce point. Il y a plus : quant aux deux éléments qu'il 
indique, possession paisible et à titre de maître, qui doute 
qu’on ne puisse appliquer au possessoire les articles 2230, 
2231 et 2233 du Code Napoléon ? Dès lors pourquoi ne pas.en 
dire autant de tout le chapitre? On ne conçoit pas qu’en dehors 
des caractères tracés par l’article 2229 la possession soit digne 
de faveur. . | | | 
L’exposé des motifs est on ne peut plus précis à cet égard : 
« La possession, disait le tribun Faure, doit avoir été, durant 
cet intervalle (un au) continue, non interrompue, paisible, pu- 
blique, non équivoque et à titre de propriétaire... Telles sont 
les principales dispositions de ce titre. Quant aux règles qui 
concernent la possession, c’est au Code civil qu’il faut se réfé- 
rer.» (Locré, Législat. civ., t. XXI). s. 
Toutefois cette assimilation que nous établissons entre la 
prescription et la complainte ne doit s’entendre que des carac- 
tères intrinsèques de la possession, fl peut se faire que la pres- 


150 DROIT CIVIL. 


cription n’ait pas commencé à courir et que cependant l’action 
passessoire sit recevable. C’est ce qui arrive pour les biens de, 
miuevrs et les immeubles dotaux , Il est de même toutes les 
fois que la prescription n’est suspendue ou impossible qu’à rai- 
son de la personne du propriétaire. Daps ce cas cet obstacle 
ne rejaillit pas sur la passession elle-même, il en paralyse sçeu- 
lement un des effets; or, de là an ne peut pas conclure qu'il 
faille priver la possession d’un effet moins dangereux. 


 . 


Ea résumé : 
. 18. La possession a sa source dans le développement de l'ac- 

tivité de l’harame sur les choses. 

De là découlent ; 

lo Ses deux éléments : le fait et l'intention. | 

2 La part pour laquelle chacun d'eux y contribue. L'activité 
u’est réalisée que par le fait, mais cette réalisation opère sur la 
chose des modifications qui lui survivent et font subsister la 
possession malgré la cessation actuelle at temporaire du déver 
loppement de Pactivité. — L’intention doit accompagner la pos- 
session dans toute sa durée (V. ci-dessus, n° 4); c’est par elle 
que le possesseur entend se prévaloir des avantages attachés 
aux faits dont il est l’auteur. Aussi faut-il qu’à certains inter- 
valles des faits viennent PEER cantre toute présomplion 
d'abandon. 

3° La définition de la possession, telle que nous l'avons don- 
née au n°7, in fine. 

19. Telle est la situation de fait que le droit civil rencontreet 
qu’il protége à l’aide d’un droit sui generis garanti par dea actiogs. 

Ce droit de possession une fois créé, la loi civile pourra, par 
sa Loute-puissance, le faire subsister malgré l'interruption mo- 
mentanée de l’état, de fait qui lui sert de base, ainsi que nous 
l'avons vu au n° 15 ci-dessus. — C’est en ce sens seulement que. 
dans notre droit on peut rencontrer plusieurs possessions n 
solidum de la même chose. 

20. En réalité il n ’exiate qu’une seule espèce de pognon : 


1 Nous reviendrons plus loin sur ce point. 

: La possession à titre précaire dont parle la loi n’est pas une possession 
véritable , vu que l’un des éléments de la possession, l’'animus domini, y fait 
défaut. — V, sur ce point n° 7, ci-dessus. | 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 451. 


qui chez nous donne droit aux actions possessoires et engendre. 
la prescription. — Mais certaines circonstances qui accompa- 
guent accidentellement la possession et influent sur ses résul- 
tats juridiques, telles que la bonne foi, le juste titre, la vio- 
lance, etc., peuvent servir de base à différentes divisions de la 
possession quant à ses eflets légaux. L. À. MARINIER. 


{ La suite à une prochaine hvoraison. ) 


LES PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 


Par M. A. THIERCELIN, docteur en droit. 
J L. 


Grotius passe généralement pour avoir créé la science du 
droit naturel. C’est à son œuvre, pense-ton, qu’il suffit de re- 
monter pour trouver, en dehors de tonte législation positive, 
la première explication méthodique d’un système de droit fondé 
sur la raison. Lui-même s’est donné cette gloire en proclamant, 
au début de son ouvrage, que bien peu avaient touché cette 
matière avant lui, et que nul ne l’avait traitée avec un ordre 
régulier ‘. Mais peut-être, en cherchant bien, trouvera-t-on 
que çeite partie de la gloire de Grotius doit être partagée avec 
quelques écrivains dout la popularité, s’ils en eurent jamais, 
n’a pas duré jnsqu’à nous. C’est ce que nous entreprenons d’é- 
claircir en tirant de Ja poussière où ils dorment quelques écrits 
devenus inconnus, mais dignes très-certainement d’une desti- 
née. meilleure... 

L’éclosion d’une science qui va se constituer est toujours pré- 
cédée d’une longue période d’incubation. Si l’on compare des 
dates, on trouvera qu’il n’a fallu guère moins d’un siècle pour 


1 Et encore, pour s’avouer des ancêtres, Grotius s’attache-t-il moins à 
l'objet qu'au titre qu'il lui. a plu de donner à son ouvrage. Avant lui, des 
auteurs qu’il cite avaient traité d’une facon incomplète certains points de 
droit international : la guerre, les légations, etc. Mais de ses prédécesseurs 
dans l’étude du droit naturel, objet principal de son livre, il ne dit pas um 
mot. C’est de ces écrivains inconnus de Grotius, ou omis, que nous. allons 
parler. | 


152 HISTOIRE DU DKOIT. 


que le droit naturel se dégageôt des entraves de la scolas+ 
tiqué et de la théologie. En 1635, Grotius publie: son De jure 
belli ac pacis ; le premier essai d’un système de droit naturel, 
imparfait à à la vérité, incomplet, indécis, et ne prouvant guère 
en fäveur de son auteur, qu’une bonne intention, est de 1539. 
Ce n’est point à dire sans déute que le droit fût chose inconnue 
jusqu'alors. Aristote, Cicéron et les jurisconsultes romains-eux- 
mêmes, étaient souvent remontés jusqu’au principe de toute 
législation ; et les théologiens du moyen âge, saint Thomas en 
tête, avaient compris, comme nous aujourd’hui, qu’il y a autre 
chose dans le droit que des coutumes ou des textes. Mais les 
uns, errant au hasard, n’avaient pu sortir des. généralités de la 
morale, tandis que les autres, asservis sous la doctrine théo- 
cratique, avaient dû réfréner la raison pour ne parler qu’au 
nom d’une autorité supérieure. C’est en 1539, pour la première 
fois, qu’un jurisconsulte à peu près oublié aujourd’hui, Ou- 
déndorp, frappé de la stérilité des études de droit de son temps, 
rebuté de la science telle qu’on l'avait faite partout encom- 
brée de formules scholastiques et de mots‘, conçut la pensée 
de la simplifier, et, pour cela, essaya de poser le principe 
rationnel du droit en quelques pages que nous allons ana- 
lyser. | EL 

Au commencement de son travail, __ sent la néces- 
sité d'expliquer quelques mots *. Que peut-on entendre par droit 
nalurel? Dans Cicéron, natura veut dire la raison, attendu qu’il 
ne connaissait pas Dieu ; mais pour nous, chrétiens, la raison, 
dit Oudendorp, c’est la sagesse divine. La justice, c’est, pour 
tout le monde, la justice comme l'entend Uipien, c’est-à-dire 
la volonté ferme et durable de rendre à chacun ce qui lui ap- 
partient. La loi, c’est la connaissance que nous tenons de Dieu 
même, d’après laquelle nous discernons ce qui est juste de ce 
qui ne l’est pas; et le droit, c’est ce que la loi ordonne ou dé- 
fend. 

Partant de ces définitions, Oudendorp fait remarquer que la 


1 Oudendorp dit des jeunes légistes de son temps : Muti sunt in rebus se- 
riis, in argutits loquacissimi. 

2 Voici le titre de l’opuscule d’Oudendorp : Elsaywyà, seu clseniqrta in- 
troductio ad studium juris et æquitatis, per J. Oldendorpium. Cet opuscule 
Se retrouve dans le recueil des œuvres complètes d’Oudendorp, imprimées à 
Bâle en 1569, deux ans après sa mort, 


PRÉCURSEURS DE GROT{US. 153 


définition qu’Ulpien donne du droit naturel est fautive, quand 
i dit que le droit c’est ce qui est commun à l’homme et à tous 
les êtres animés, attendu que l’animal a seulement des in- 
stincts, des inclinations, et que c’est abuser des mots d’appeler 
droit naturel le prétendu droit de l’homme supposé privé de 
raison, puisque sans la raison il n’y a pas de droit. Il n’admet 
pas davantage la définition de Cicéron, qui voit le droit naturel 
dans la règle intérieure ordonnant ce qu'il faut faire ét défen- 
dant ce qu’il faut éviter, ratio summa insita in naturd que ju- 
bet ea que facienda sunt, probibetque contraria . Il rejette éga- 
lement la définition à peu près semblable de saint Paul : Est in 
gentibus conscientia factum accusans vel defendens *, cette idée 
du droit ayant le tort de confondre le droit naturel avec la loi 
de la conscience, avec la morale, alors qu'il est constant que 
les lois de la conscience ne peuvent pas avoir toules une sanc- 
tion ici-bas, et que sans une sanction au moins possible, le droit 
n’est pas. Mais il accepte celle du jurisconsulte Paul appliquée 
. par Justinien au droit des gens. Pour Oudendorp, le droit na- 
tutel c’est l’ensemble des règles, des lois, des institutions 
civiles reconnues justes par tous les peuples, quod apud omnes 
gentes peræque observatur *. L'homme ayant une droite raison 
a une loi et par conséquent un droit; et cette droite raison étant 
donnée à tous, il s’ensuit naturelement que tous Îles hommes | 
ont un droit égal. 

L'idée vraie du droit naturel, comme le comprend Ouden- 
dorp , étant fixée, il était nécessaire d'expliquer égalément les 
autres parties de le temimologie adoptée par les jurisconsultes 
et leurs commentateurs. Oudendorp blâme, dans le corps du 
droit romain, l’emploi fréquent de cette mention: droit des 
gens, prise souvent pour celle de droit naturel. Cela tenait à ce 
que les Romains étaient trop portés à croire que tout ce qui est 
général est juste. A cette expression de droit des gens, Ouden- 
dorp propose de substituer celle de droit humain, jus huma- 
_ ñum, empruntée à Tite-Live. De cette façon toute équivoque dis- 
paraît: on ne risquera plus de prendre comme naturel, par 
exemple, l’esclavage, que les jurisconsultes romains eux- 
mêmes déclaraient réprouvé par Îa raison. 

1 De legibus, I. 
2 Epist. ad Rom. Il, 14. | | 
(D D., Dejustitid et jure, L. 9, re PE 0 re 


154 © HISTOIRE DU DROIT. 


. Quant au droit civil, Oudendorp le définit avec justesse une 
application du droit naturel aux relations privées des citoyens; 
il en est une détermination, determinatio juris naturalis. Aussi 
s’éclaire-t-il du droit naturel selon l’adage de Celse : Scire lages.… 
si souvent cité. Oudendorp observe que le droit civil diffère se- 
lon le constitution des États. La distinction qu'il indique à ce 
sujet entre les gouvernements monarchiques, aristocratiques et 
populaires, lesquels deviennent, par la corruption deleurprincipe: 
tyranaiques, oligarchiques et démagogiques, cette distinction, 
disons-nous, renouvelée d'Ariatote, n’est qu’un hors-d'œuvre 
dans l'ouvrage d’Oudendorp. Mais ce qui mérite plus d’atten- 
tion, c’est cette observation très-juste, que toute législation 
civile, pour bien s’accommoder au caractère de la nation et à 
la constitution de son gouvernement, doit avoir des commen- 
cements inévitablement indécis, et que de fait elle commence 
toujours par des édiis de préteurs et des réponses de pru- 
dents. _.. 
-_ Après toutes ces définitions et ces préliminaires, Oudeadorp 
devait arrivef à conclure. Voici littéralement sa conclusion : 
« Quid est igitur jus gentiwm ? est muliorum populorum autha- 
nitas. Quid jus civile? est unius ponuli jussus. Qui actes an 
wérumque recte sit receptum? ex normé naturæ seu fonte. Ubi 
est illa normaa in corde et conscientid hominis a Deoinsculnta. 
Quid si multi dissentiant circa hanc normam, nec rect de ea 
Jjudicent ? accurrendum est ad (abulas divimas, ad regulas juris 
anliqui, in quibus est renovatum et descriptum jus vel lex na- 
turæ tam certo testimonio ut variari non possit. Qu'est denc le 
droit des gens? c’est celui qui a pour soi l'autorité de plusieurs 
peuples. Qu’est le droit civil? c’eat le droit établi. par un peuple 
unique. Comment savoir si ce qui est reçu dans l’un et dans . 
Fautre est juste? par la loi naturelle. Où est cette loi? elle est 
écrite par Dieu dans le cœur et la conscience de l’homme. Que 
faire si plusiours sont en dissentiment touchant cette règle et 
en jugent mal? recourir aux tables divines (au Décalague) et aux 
règles du droit ancien, dans lesquelles le droit ou la loi naiu- 
relle a été renouvelé et décrit avec une telle certitude qu’il ue 
peut varier. » Et partant de là Oudendorp tire du Déealogue et 
de la loi romaine du Douze Tables toute une collection de rè- 

gles, de maximes, de principes applicables aux institutions 
civiles; son travail contient une foule d'observations de détail 


PRÉCURSEUR$S DE GRQTIUS. 153 


dont on, pourrait encore aujourd’hui même faire son profit, 

Je ne veux pas exagérer le mérite de ces vieux philosophes 
dont j'entreprends d’exhumer les écrits : l’Eisxywyà d’Ouden- 
dorp n’est certainement pas un parfait chef-d'œuvre; il s’y. 
trouve trop de lacunes et de confusion. Si l’on peut recucillir çà 
et là plus d’up aperçu nouveau et vrai, on peut signaler aussi 
plus d’une contradiction et plaindre la gêne visible avec la- 
quelle l’auteur procède. dans l'agencement de son système. Où 
placet-il, par exemple, le principe du droit naturel? dans la 
conscience humaine. Mais si la conscience troublée ou seule- 
ment indécise doit se soumettre à une règle supérieure obliga- 
toire comme le veut Oudendorp, et interprétée par une autorité 
vivante, mieux vaut supprimer la conscience et s'adresser de 
suite à cette autorité qui la domine. Cela étant, notre auteur 
n'aurait rien inventé. Le grand mérite d'Oudendorp, c’est d’a- 
voir songé le premier à secouer ce joug de l’autorité, sous le- 
quel gémissait la jurisprudence, comme toutes les sciences, Il 
ne marche qu’en tâtonnant, cela est vrai, mais déjà on peut 
prévoir ua temps plus libre où le droit, débarragsé de toutes 
entraves et rendu tout simplement raisonnable, cessera d’être 
un département de la théologie. Cette tendance va apparaître 
mieux accusée dans le grand ouvrage de Guillaume Postel, un 
savant de génie, très-fameux de son temps, aujourd’hui oublié 
ou conuy seulement de quelques érudits. La personne et le gé- 
nie de Postel méritent uue précieuse attention. | 


IL. 


Parmi les espris vigoureux qui imprimèrent, dans le 
XVI: siècle, un mouvement si fécond à l'esprit humain, il faut 
certainement placer Guillsume Pogtel au premier rang. Sa vie 
fut la plus accidentée que l’on connaisse. Hasards de toutes 
sortes, changements d’état et de profession, pérégrinations loin- 
taipes, procès, exils, rien n’y manque, pas même les histoires 
de voleurs; jamais faiseur de romans n’a imaginé pour son 
héros une suite d'aventures comparables à celles qui remplis- 
sent l’existenee. de Guillaume Postel. Ce seul récit détaillé fe- 
rait la matière d’un volume. | 

. Né à Barenton, près d’Avranches, le 25 mars 1510, Rostel 
devint de bonne heure orphelin. La vivacité d'intelligence dont 
il était doué le porta tout enfant vers les études les plus diverses. 


156 HISTOIRE DU DROIT. 


Vivant au hasard, sans maîtres, presque sans livres, il étudiait 
seul, et suppléait par une sorte d’instinct de divination à l’en- 
seignement qdüi lui manquait. Mais il fallait vivre. Dénué de 
ressources, il se fit maître d’école de village. Quand il fut 
forcé de quitter son pays natal, il se rendit à Paris après mille 
accidents et alla se placer comme valetau collége Sainte-Barbe, 
mettant pour condition à son service, qu’au lieu de gages, il 
serait autorisé à suivre les cours. 

” Mais l'âme inquiète de Postel ne pouvait s’accommoder d’une 
vie régulière. Il quitta bientôt Paris quand il eut pu tirer 
quelques profits de l'instruction qu’il avait acquise, et se mit à 
voyager. Îl alla visiter des pays impraticables à cette époque, 
la Grèce, l’Asie Mineure, la Syrie, étudiant, avec les sciences 
qui l’avaient occupé jusqu'älors, les langues orientales, surtout 
l’arabe, et recueillant de précieux manuscrits dont il devait 
enrichir la bibliothèque du roi, puis il revint en France, chargé 
d'une érudition à laquelle on n’eût pu comparer celle d'aucun 
savant de son temps. A cette époque, François I*, qui venait de 
fonder le Collége de France, songea à l’attacher à cet élablis- 
sement naissant. Postel y occupa, en 1539, une chaire de ma- 
thématiques et de nel orientales que l’on venait de créer 
pour lui. 

Comme tous les hommes de génie de cette singulière époque, 
Postel avait dans la tête un grain de folie. 11 ne pouvait trouver 
la paix dans le travaïl régulier de l’enseignement ; il le quitta. 
Alors des hallucinations mystiques vinrent se mêler aux tra- 
vaux scientifiques et troubler cette grande intelligence. Postel 
quitta de nouveau Paris, alla à Rome, entra dans les ordres, 
tenta de se faire recevoir dans la société des jésuites dont l’en- 
trée lui fut fermée par saint Ignace lui-même, qui ne pouvait 
admettre dans sa milice disciplinée un homme si peu sûr, passa 
à Venise, où il devint aumônier d’hôpital, et après les plus sin- 
gulières aventures, fut traduit pour cause d’hérésie devant les 
tribunaux de l’inquisition, qui le relâchèrent, mais en le décla- 
rant fou dans leur jugement. 

Cependant tant d'événements ne l’avaient pas lassé. De Ve- 
nise, dont le séjour lui était devenu impossible après son pro- 
cès, Postel se rend à Constantinople, puis à Jérusalem pour la 
seconde fois. 11 y continue ses recherches d’orientaliste, jus- 
qu’à ce que fatigué de cette existence vagabonde et presque 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. | 157 


R] 


toujours misérable, il se décide à rentrer en France. C’est à 
Paris qu’il mourut à l’âge de soixante et onze ans, animé des 
sentiments de la plus profonde piété, après avoir passé dans le 
retraite les dernières années de sa vie si agitée. | 
Postel était très-estimé de tous les hommes éminents de son 
époque ; Marguerite de Navarre, bon juge des choses de l'esprit, 
le considérait comme le premier de tous. Ses ouvrages sont 
nombreux ; ils ont souvent pour objet des matières singulières; 
nous n'avons à nous occuper que de celui qu’il composa pour 
assurer la concorde entre les nations du globe : De orbis terræ 
concordié libri quatuor, publié pour la première fois à Bâle, en 
1544. Le but de Postel, dans cet ouvrage, est de faire con- 
naître une foi et un droit que tout.le monde puisse accepter. 
Le De orbis terræ concordid se divise en quatre livres. Dans 
le premier, l’auteur donne une exposition philosophique des 
dogmes de la religion chrétienne. Dans le second, il fait l’'his- 
toire du mahométisme, expose la doctrine du Coran et la réfute, 
Dans le troisième, qui doit seul nous arrêter, il pose les prin- 
cipes du droit naturel. Le quatrième livre est consacré à l’in- 
dication et à l'examen des moyens par lesquels on pourrait 
ramener à la vérité religieuse les mahométans et les païens. 
_ Au commencement de la partie de son ouvrage qui a le droit 
pour objet, Postel raconte comment, en lisant les Pandectes du 
droit romain, et remarquant que les peuples chez qui ce droit 
était inconnu ou négligé ne jouissaient pas d’une paix moindre 
que ceux qui le suivaient, il a été amené à penser qu'il y avait 
une cause profonde et universelle en vertu de laquelle les choses 
humaines naissent, se développent et se fixent. Comment la 
découvrir ? en revenant aux préceptes d’une rigoureuse philo- 
sophie. Si l’on observe les mœurs, les idées, les croyances des 
nations les plus diverses en apparence, on trouvera au fond une 
parfaite communauté dans les principes et dans les conclusions. 
Si l’idée de justice semble observée, s’il n’est pas d'opinion 
parmi les jurisconsultes à laquelle on ne puisse opposer dix 
opinions différentes, c’est que l’abus de raisonnement conduit 
toujours avec le temps à faire oublier la raison. On arrive alors 
à accommoder la vérité, la règle aux choses; au lieu de sou- 
mettre les choses à la règle, on disserte sur des mots. C’est ce 
qui est advenu pour la théologie, et pour le droit romain où la 
confusion, ‘déjà si grande dans les compilateurs de Justinien, 


158 HISTOIRE DU DROIT. 


a été tant augméntée par tout le fatras des glossateurs. En 
simplifiant, au contraire, le droît, en révenant aux principes, à 
la nature, à la vérité, Yes différentes nations du globe se recon- 
naîtront moins dissemblables qu’on ne croit, et une concorde 
plus grande $’ensuivrà. 

I est clair que Postel cédait alors à la réaction qui emportait 
de toutes parts les esprits contré les procédés scolastiques. Il 
fallait renverser tout l’échafaudage qui masquait l'Évangile aux 
théologiens, aux jurisconsultes le Digeste, et revenir à la phi- 
Yosophie, à la simplicité. C’est ce qu’imaginait de tenter Postel. 
Le droit commun de tous les peuples, dit-il, peut être puisé aux 
soûtces de la philosophie : commune omhnium gentiurh jus ex 
fontibus philosophit peti potest *. En termes différents, c’est ce 
que pensait Audendorp vers le mmêmé temps : la question était 
de savoir où trouver ces principes de droit. 

Postel remarque d’abord que toutes les sciences, tous lés arts 
wnt leurs éléments. La jurisprudence, qui est en quelque sorte 
l'application prâtique de toute la philosophie (veluti totius phi- 
Tosophiæ rpayuxru) a nécessairement les siens. Mais ces prin- 
cipes ne sont pas simples. Bien que le droit de toùs les peuplés 
ait des principes certains, partout identiques {àliquid certum 
quod omnes gentes probent), il ne varie pas moins, dans l’appa- 
rence, selon l’objet auquel on l’applique, et selon le lieu, là 
personne, le temps, les mœurs auxquels il est accommodé. C’est, 
dit Postel, une écriture diverse exprimant toujours une même 
pensée, et dont le paléographe habile pénètre le sens sans dif- 
ficulté. Pour bien comprendre le drofît d’un peuple, il faut tenir 
tommpte et des principes purs de ‘la justice, et des antécédents 
de ce peuple. Là, Postel éxpose la méthode qu’il compte suivre, 
méthode renouvelée de Pythagore, appuyé sur le dogme de la 
Trinité, basée sut la propriété du nombre trois, ‘et'que nous ne 


4 De ‘orbis terræ conoordid, lib. HI, cap. 1. —- Cicéron s'était déjà récrié 
contre la scolastique de son siècle. « Quid hortaris : ut libellum oonficiam de 
stillicidiorum aut parietum jure, et stipulationum formulam componam? 
Non a pretoris edicto ut plerique nunc, neque a XII tabulis ut superiores, 
sed penitès ex ihtimd philosophiâ transeundam juris disciplinam püto. — 
Quoi! m'engugerit-vous à faire quelque oùvrége de drdit sur les baux où les 
urs voisins, oa à inventer quelque formule de stipulation? Je ne crois pas, 
comme beaucoup, que le droit doive se puiser dans l’édit du préteur, ni dans 
la loi des Douze Tables, comme l’ont pensé nos ancêtres, mais bien dans la 
‘profondeur et les entrailles de la philosophie. » (De legibus, 1, 5.) 


| PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 159 


nous chargerions pas de faire comprendre, mais sans laquelle 
heureusement il n’est pas impossible de le suivre sans em- 
barras :. 

La question étant ainsi posée, de savoir quels peuvent être 
les principes d’un droit à la fois raisonnable et pratique, Postél 
part du commencement. Si l’on remonte par la pensée à l’ori- 
gine de toute société, on y voit régner la violence et la rusé. 
L'esprit humain à son berceau, dit Postel, est entraîné par un 
insurmentable penchant vers le mal. Ajoutez à cette tendance 
naturelle ia dure nécessité de l’existence à cette époque, quand 
les produits sont insuffisants pour satisfaire même les besoins 
vrais, et vous aurez le tableau d’une perpétuelle confusion. 
Quelques sages s’efforceront de mettre un peu d'ordre dans 
cette mêlée par leurs conseils et leurs exemples; mais ils 
échoueront. Pour donner à tous contre chacun une sécurité an 
peu darable, on établira une loi, informe d’abord, qui aura 
pour principe le talion. Mais la nécessité et le perfectionnement 
moral de l’homme ouvriront bientôt deux sources de droit : 
l’une d’où découlera la sagesse purement humaine, celle dont 
les commandements ont ane sanction ici-bas ; l’autre produite 
par l’idée de Dieu bien ou mal compris, et par la terreur reli- 
gieuse dont l’homme se sent saïsi au moment de l’accomplis- 
sement de tout acte qni peut engager sa félicité éternelle dans 
ane autre vie *, 

Comme on voit, Postel reconnaît deux droits : k droit hu- 
main établissant et maintenant l’ordre de justice, et donnant 
une sanction à ses commandements ; le droit divin comment 
çant où celui-ci finit, et ayant pour garantie de son observation 
le respect et la crainte de la Divinité ?. 

Nous passons sur quelques chapitres ayant pour objet le droit 
divin, comme le comprend Postel : ce sont des dissertations sur 
la vraie et la fausse religion, très-intéressantes à lire, même 
dans le langage bizarre de notre auteur. Nous les écartons 
comme étrangères à ce sujet, ‘et nous revenons à la partie de 
l’ouvrage que nous avons seule le dessein d’analyser. 


Reproduisant la distinction peu counue du droit romain, 


Postel divise le droit humain, profane, en droit naturel régis- 


1 De orbis terræ concordid, lib. III, cap. 2. 
3 Jbid., lib. IL, cap. 3. 
$ Jbid., lib. III, cap. 3. 


460 HISTOIRE DU DROIT. 


sant les actes communs à l’homme et à tous les êtres animés, 
en droit des gens régissant ceux que la nature, la raison ou la 
nécessité rend communs à tous les hommes, et en droit parti- 
culier propre seulement à la nation chez laquelle il est -établi. 
C’est la nature qui porte l’homme à désirer les biens de l’âme 
et du corps et à fuir ce qui iui est nuisible ; c’est la raison qui 
le conduit à fonder l’état civil ; c’est la nécessité qui le porte à 
établir une police, à éuteindre des villes et à préparer des 
moyens de défense et de préservation‘. Mais quand cette né- 
cessité requiert l'emploi de moyens spéciaux à cause des mœurs 
ou de la nature des lieux, des usages, des coutumes, un droit 
local enfin s'établit : c’est le droit civil propre à cetle nation et 
non à d’autres, coutumier ou écrit, mais ne tirant, daus l’un et 
l'autre cas, sa force obligatoire que du consentement de tous 
ceux qu’il régit ?. 

Mais, la loi faite ou la coutume établie, il reste à en. main- 
tenir l’autorité. À qui incombera cette charge ? au souverain. La 
souveraineté peut appartenir à un seul ou à un corps aristocra- 
tique, ou bien à une démocratie ; mais, de quelque façon qu’elle 
soit constituée, elle est au-dessus des atteintes des particuliers, 
La nécessité est telle qu'elle en fait une chose presque sainte ; 
et comme les choses saintes elles-mêmes, ce n’est pas sans 
péril que la raison peut essayer d'en sonder les fondements . 

Après ces généralités, Postel aborde les matières du droit 
civil. La première division à établir est celle des hommes et 
des choses. Les hommes ne sont pas tous de même condition : 
dans l'antiquité, il y avait les homines libres ingénus, les es- 
claves et les affranchis ; puis ceux qui sont complétement 
maîtres de leurs droits et ceux qui sont placés sous la direction 
. d'autrui, puis ceux à qui leurs fonctions donnaient un carac- 
tère public et ceux qui n’en avaient aucun. Plus tard on divisa 
les hommes en nobles, roturiers et clercs. Partout le courage 
militaire et les services civils ont fait établir des distinctions 
transmissibles aux descendants pour qu’elles soient un stimulant 
plus puissant ; partout aussi la classe adornée aux choses reli- 


En 


. 1 On retrouve là une application de la méthode ternaire de cet auteur. 
Nous n’avons pas besoin d'expliquer comment cette prétendue méthode 
n’est qu’une subtilité, un pur artifice. 

? De orbis terræ concordid, lib. 1II, cap. 11. 
3 Jbid., lib. TI, cap. 12. 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 161 


gieuses a dû avoir certaines immunités nécessaires à l'exercice 
de son ministère !. 

, Dans la société ainsi constituée avec ses différentes classes, 
l’homme a trois sortes de droit : les uns qu’il tient de la nature, 
les autres qu’il tient de la société dont il est membre, d’autres 
enfin qu’il tient du sang, en d’autres termes, des liens de la 
famille. Par la nature, tout homme naît libre, maître de sa vo- 
lonté ; cette liberté, toutefois, peut se perdre soit par la faute de 
l’homme, soit par un fait étranger, comme celui, par exemple, 
de la captivité chez l'ennemi. De la loi, l’homme tient le droit 
de conserver ce qu’il a acquis et d’user des choses publiques et 
des choses communes. Et la famille est la source des droits de 
tutelle et de protection. Mais tous ces droits peuvent être per- 
dus pour cause d’indignité ; et ici Postel note en passant le 
respect que les lois romaines avaient pour la vie de l’homme, 
épuisant tous les moyens de répression praticables avant d’ar- 
river à priver un citoyen de la vie ?. 

Quant aux choses que l’homme accumule dans ses mains 
comme s’il devait vivre éternellement, elles sont différentes par 
leur nature et donnent lieu à une foule de conventions. Mais 
soit qu’il s'agisse de la chose même, ou de son usage, ou d’un 
fait, quand une convention est exécutée, le quantum interest 
se mesure arithmétiquement pâr l'argent, mesure commune 
que la nécessité a fait établir, et une action naît contre l’obligé 
qui se refuse à l’exécution ÿ. 

Du droit civil, Postel passe à ce que nous appellerions au- 
jourd’hui le droit pénal. Fidèle à sa méthode ternaire, il donne 
à l’injure trois causes : la nécessité, l’ambition ou l’avarice ; 
trois manières de se produire : la parole, l'écriture, les voies de 
fait. Mais il ne confond pas les actes justiciables de la loi avec 
ceux ne relevant que de la conscience. La loi ne punit que les 
actes dommageables à autrui; la faute, que Postel appelle le 
péché, n’est pas de son ressort, à moins qu’elle ne soit le prin- 
cipe d’un dommage futur *. 


3 De orbis terræ concordid, lib. IE, cap. 14. 

2 Jbid., lib. IX, cap. 15. 

3 Jbid., lib. IL, cap. 16. — C’est tout simplement la disposition de l'ar- 
ticle 1142 de notre Code : « Toute obligation de faire ou de ne pas faire se 
résout en dommages-intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur. » 

* Ibid. lib. INT, cap. 17 et 18. 

XIV. 11 


162 HISTOIRE DU DROIT. 


Postet a déjà parlé de la nécessité d’un pouvoir souverain 
qui domine dans l’État les volontés particulières, préside à la 
loi, et en fait à la fois l'organe et le gardien. Il y revient avec 
des détails après cet exposé de ses principes universels du 
droit : c’est une partie très-intéressante de son travail. 

Il observe d’abord que, quoique tous les États tendent à la 
même fin, et se conservent, se développent et périclitent par 
les mêmes moyens, cependant la constitution de magistrature 
diffère chez chacun au point que presque jamais celle de l’un 
ne peut convenir à un autre, Mais là encore il y a des principes 
communs. D’abord la puissance du magistrat est une imitation 
et comme une continuation de celle du père de famille ; le gou- 
vernement patriarcal est le premier que toutes les sociétés 
connurent. Cette puissance d’un seul, légitime en soi, ne tarde 
pas sans doute à dégénérer en tyrannie ; mais la force des 
choses la ramène à sa première origine. A la tyrannie, en effet, 
succède un pouvoir aristocratique régulier, qui devient bientôt 
une tyrannique oligarchie, puis une démocratie qui dégénère 
en une iñique ochlocratie. Or, quand ces formes de la puis- 
sance publique sont épuisées, les peuples reviennent d’eux- 
mêmes à la forme monarchique comme à la plus naturelle ; si 
naturelle qu’on la retrouve chez des peuples inconnus entre 
eux, comme ceux dont la découverte du nouveau monde nous 
a révélé l’existence ‘ ! 

Si l’on cherche maintenant à décomposer les éléments de la 
puissance publique, on trouve que tout citoyen investi d’une 
dignité publique a pour mission ou de réprimer le mal inté- 
rieur, ou de réprimer le mal extérieur, ou de sérvir de lien entre 
ces deux puissances, ou d’en être un instrument. Les trois pre- 
miers éléments de la puissance pablque seront ainsi le juge, le 
questeur, le prince. 
= Les juges sont de trois sortes : les premiers assistent le 
prince dans les cas où il a conservé la juridiction ; les seconds 
connaissant des causes que l’on n’a pas voulu faire dépendre 
de la seule décision des juges inférieurs ; les troisièmes, répan- 
dus dans les villes et villages et mettant la justice à la portée de 
tous les citoyens. Tous ces magistrats, ces dignitaires consti- 
tuent : un LAPS mp Le sont les priviléges doivent être 


1 De orbis terræ concordid, lib. III, cap. 19. 


CIN 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 163 


transmissibles aux descendants, si l’on veut les intéresser eff- 
cacement au maintien de l’État : ils sont un prolongement de l’au- 
torité du prince et en quelque sorte la main, l’instrument (veluti 
manus ef adminicula) qui maintient son action sur ses sujets‘. 

Mais les juges ne peuvent cumuler, avec leurs fonctions de 
juges, le soin de la police de l’État et de l'instruction des 
causes. La justice aura donc des auxiliaires, procureurs, avo- 
cats, scribes, etc. Par le ministère de ces auxiliaires, le justice 
est rendue facile et égale pour ce et l'exécution des sentences 
judiciaires est assurée ?, 

Les derniers Chapitres du troisième livre du De orbis terræ 
cancordiâé. sont consacrés à l’examen de l’organisation de la 
force armée et du système des impôts, deux choses nécessaires 
pour assurer, dans l’État, le respect de la justice, tant contre 
les ennemis du dehors que contre ceux du dedans : ces disser- 
tations continuent le sujet de notre auteur, mais elles ne relè- 
vent pas de notre appréciation. 

Résumons maintenant les idées fondamentales du livre de 
Poste). Ce sera la conclusion de cette analyse, où nous l’avons 
suivi pas à pas en l’abrégeant, 

Postel est le premier publiciste qui ait détngué avec netteté, 
dans toutes les législations, une partie constante, partout iden 
tique, un fonds commun, et une partie variable, manifestation 
nécessaire des mœurs, du caractère national, formant le droit 
propre de tel pays, et ne convenant à nul autre. Il a conçu le 
premier l’idée d’un Code de justice universelle. Son livre s’a- 
dresse à tous, comme, plus tard, celui de Grotius. Son but est 
de chercher un droit que tous les peuples approuvent ou puis- 
sent approuver : jus omnium gentium consensu aut probatum, 
aut probandum, aut probabile’. Ses idées philosophiques ne 
sont pas toutes à lui; il les a empruntées, pour la plupart, à 
Cicéron, notamment celle de faire découler tout le droit de la ° 
philosophie ; mais il lui reste l'honneur d’avoir affirmé le pre- 
mier l’existence d’un foyer inconnu de vérité, foyer commun, 
où tous les peuples viennent puiser, sans le savoir, le principe 
de leurs législations, qu’ils accommodent chacun à à ses besoins 
et à son caractère. | | 


1 De orbis térræ concotdid, lib, HI, cap. 20. : 
2 Jbid., lib. 11}, cap. 22. E 
3 Ibid. lib. HE, Cap. 20, an ; 


164 HISTOIRE DU DROIT. 


Un autre mérite de Postel, c’est d’avoir presque devancé Vico 
en reconnaissant dans le sens commun des nations, le sceau de 
la vérité. A chaque pas, il invoque l’histoire ou le sentiment 
général à l’appui de ses idées. Il recommande Île respect du 
caractère national, et va presque jusqu’à placer la loi dans la 
majorité : Oportet aut omnium aut majoris partis hominum 
usui legibus consuli antequam recipi possint”. Sans doute, il ne 

serait pas sérieux de comparer Postel à Vico pour la maturité 
et la profondeur des idées ; mais aussi, qu’on veuille bien s’en 
souvenir, nous apprécions ‘Postel comme un DRÉERrSe non 
comme un messie, 

. 1 semble que ce soit, d’ailleurs, la destinée de Postel d'avoir 
eu comme un pressentiment d’une foule de vérités dont des 
penseurs des siècles suivants ont recueilli l'honneur. Quand il 
proclame l'identité, au fond, de tous les systèmes de législation, 
c’est Vico. Quand il dit que le droit existait avant qu'aucune loi 
füt écrite et aucune nature constituée, constituendi juris est 
summa 1lla ratio quæ sæculis omnibus ante nala est, quam 
scripta lex ulla aut civitas omninô constituta, c’est Montes- 
quieù. Quand il donne l’explication de la noblesse privilégiée et 
héréditaire, nécessaire dans toutes les monarchies comme un 
prolongement de la souveraineté, veluti manus et adminicula 
principis, c’est de Maistre. Notons en passant que, sans rien ga- 
crifier du droit souverain de tous, Postel incline en politique 
vers une monarchie limitée par des institutions aristocratiques ; 
là sont évidemment ses sympathies. 

Mais, après l'inventaire de ces découvertes faites par Postel, 
la justice commande de faire quelques restrictions. Le style de 


1 De orbis terræ concordid, lib. HI, cap. 12. 

3 Le rôle de l'aristocratie comme puissance politique, toujours très-brillant 
en Angleterre, fut mal compris en France sous l’ancienne monarchie, et point 
compris du tout sous la nouvelle, quand ; après le premier empire, on son- 
gea à la reconstituer par une maladroite imitation. Chateaubriand disait à la 
Chambre des pairs (mai 1823) : « Quelle différence de position! En France, 
c’est la couronne qui met à l’abri l’aristocratie; en Angleterre, c’est l’aristo- 
cratie qui sert de rempart à la couronne. » Cela est vrai, maïs ne fait pas 
honneur au sens politique des hommes de cette époque. Si l'aristocratie n’est 
pas un tribunal pour le peuple, et pour la couronne un rempart, s’il faut la 
soutenir, c’est une inutilité, une injustice. Qu’est-ce qu’un protecteur qu’on 
paye à la fois et qu’on protége? L’aristocratie n’a de raison d’être que comme 
pouvoir pondérateur destiné à maintenir l’équilibre entre les divers éléments 
de l'État, Postel a entrevu cela. 


© Æ S 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 165 


Postel est tourmenté et sec, quoique imagé ; ses idées sont 
subtiles ; sa méthode ternaire à laquelle il tient tant est un pur 
artifice d'illuminé, auquel n'auraient jamais voulu recourir les 
docteurs de l’École, dont il bläme tant le bavardage et la fausse 
philosophie. Qui croira que l’on puisse ainsi trouver partout'trois 
‘éléments, partout des divisions tripartites ? Les choses ne vont 
pas avec une telle régularité. Quant à son esquisse d’un traité de 
justice universelle, on peut bien reconnaître que c’est une ana- 
lyse incomplète des principes du droit romain ; le mérite de 
Postel est d’avoir marqué les grands traits de ce droit modèle. 
Tel est Postel, et telle est la part qu’il prit au mouvement 
dont nous voudrions faire connaître le commencement. Ce 
mouvement imprimé va se continuer lentement; nous sommes 
obligé maintenant, pour le suivre, d’aller en Danemark. : 


IL. 


- Hemming, professeur à Copenhague, est l’auteur d’un petit 
livre intitulé De lege naturæ, qui, pour avoir eu trois éditions, 
n’en est ni moins rare, au moins en France, ni mieux connu. 
L’épigraphe, bien qu'empruntée à saint Paul, indique à l’avance 
l'esprit indépendant du livre : c’est le verset. de l’épitre aux Ro- 
mains : « Gentesostendunt opus legis scriptum in codibus suis, una 
testimonium reddente ipsorum conscientié : Les gentils montrent 
que les prescriptions de la loi sont écrites dans leurs Cu 
comme leur conscience en rend témoignage pour eux ?. » On 
s’altend de suite, d’après cette épigraphe , à lire un traité écrit 
Ja main sur la conscience, etnon un PR d'un livre ne 1h60 
logie. 

Dans son épître dédicatoire à un sénateur du nom d'E Eric 
Krabbe, Hemming prêche pour ce que nous appellerions au- 
jourd’hui la souveraineté du droit. Nulle société ne peut durer, 
dit-il, si la justice n’y règne en maîtresse, et si le prince est 
autre chose que le gardien de la loi. Or la loi n’est pas. une 
pure opinion; elle est, comme Platon le fait dire à Socrate, 
l'expression de la vérité, la découverte de ce qui est, ro ôvros 


4 Voici le titre complet de l'ouvrage d'Hemming': De lege naturæ apodic- 
tica methodus, continuata per N. Hemmingium. Les éditions de cet ouvrage 
sont de 1564, 1574 et 1582. C’est sur l'édition de ni pres à Wittem- 
berg, que nous suivrons notre auteur. 

? Epist. ad Rom., Il, 15. 


166. - HISTOIRE DU DROIT. 


eüpeoiv, Et de même que tous les arts et les sciences, comme la 
grammaire, la dialectique, la géométrie, ne progressent qu’à la 
condition d’être traitées avec méthode et clarté; de même que 
certaines sciences doivent leurs premiers principes à une 
seience plus générale, comme la médecine qui emprunte les 
siens à la physique; de même aussi la science du droit civil a sa 
méthode, et la philosophie morale lui fournit des axiomes !. 

Il y a donc une justice immuable au-dessus de la sphère où 
s’agitent les convoitises, les passions, les intérêts. La dignité 
suprême de l’homme, c’est de la comprendre : rappeler les lois 
à leur origine et à leur fin, ce doit être le. premier effort de 
tout homme qui les veut connaître *. 

Avant de définir la loi naturelle comme il la bo Hem- 
ming rappelle les définitions qu’en ont données les philosophes 
et les orateurs de l’antiquité, Sans combattre ces définitions, et 
même en s’en aidant, il donne la siénne que voici : Lex naturæ 
est divinités impressa mentibus haminum notitia certa principio- 
rum cognitionis et aclionts, alque conclusionum ex islis princi- 
pis demonstratarum proprio fini hominis congruentium, quas 
ex principiis necessaria consequentia ad humanœæ vilæ guberna- 
tionem extruit raño, ut homoea quæ recta sunt cognoscat, velit, 
eligat, agat, viteique contraria, quorum omnium el teslis et 
Jude conscientia hominibus divinitus est attributa : La loi na- 
turelle est la notion certaine des principes de connaissance et 
d'action gravée;par Dieu dans le cœur des hommes, ainsi que 
des conséquences que la raison démontrera être propres à la 
fin de l’homme et nécessaires à la conduite de Ia vie humaine ; 
de telle façon qu'avec la notion de ces principes et de leurs 
conséquences, l’homme connaisse, veuille, choisisse et fasse 
ce qui est juste et évite ce qui est injuste, ayant pour juge et 
témoin sa conscience, que Dieu lui a donnée. » Tout le livre 
d'Hemming est dans cette définition et l'explication qu’il en 
donne; nous allons reproduire son commentaire en l’abré- 
geant ?. | 

Hemming observe d’abord que la loi naturelle, d'après cette 


4 V. Epistola dedicatoria. 

8 V. Præfatio ad leetorem. 

2 Les feuillets du livre d'Hemming n'étant pas chiffrés, au moins dans l’é- 
dition de 1574 que nous suivons, nous ne pourrions faire de citations utiles 

us demanderons qu’on nous croie sur parole. | | 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 467 


définition, se référant à Dieu, son auteur, est éminente en au- 
torité, en dignité, en équité. Tout ce qui est conforme à cette 
loi est juste, tout ce qui est contraire est inique; l’homme qui 
la méprise est nécessairement ennemi de Dieu, 6couæyüv, comme 
disaient les philosophes grecs; il contrevient à l’ordre divin 
autant qu’à celui de la nature. | 

En second lieu, la loi naturelle est certaine. Étant écrite par 
Dieu même dans l’esprit des hommes, tout homme qui se con- 
naît la connaît. Elle est certaine par 58 nature, par l’évidense 
dont elle brille; certaine par l’impossibilité qu’elle ne soit pas, 
puisque pour soutenir que ce qui est honnête n'est pas obli- 
gatoire, il faudrait soutenir que l’homme est obligé à ce qui 
-est déshonnèête, l'indifférence n’étant pas admissible en pareille 
malière; certaine enfin par les effets qu’aurait un précepte con- 
traire, car sans l’existence d’une loi ayant pour principe la 
justice, la société civile ni même l’espèce humaine ne sau- 
raient subsister Cette certitude de la loi naturelle est démontrée 
par Hemming à la suite d’une longue dissertation psycholo- 
gique, oùil s’autorise d’Aristote, de Platon, de Praelus, et de 
Reucbhlin, le maître de Mélanchthon, dissertation trop remplie 
de détails subtils et étranger à notre matière pour qu’il nous 
soit nécessaire de l’analyser. 

Mais l'existence de la loi naturelle ne se démontre pas seu- 
lement ex natura ipsé, comme Hemming l’a dit dans son in- 
troduction ; la démonstration se Lire aussi ex fine legis. Pour 
connaître Ja fin de la loi naturelle, Hemming se demande quelle 
est la fin de l’homme. Or la fin de l’homme se déduit de trois 
conditions : 1° qu’il soit dans l’état le plus parfait, ce qui, vu 
la nature morale de l’homme, ne peut s’entendre que de la per- 
fection morale; 2° qu'il ait le libre exercice de ses faculiés 
pour l’accomplissement de ses devoirs; 8° qu’il tende à Dieu 
per la pratique du bien, ce qui est proprement la fin de l” homme 
et le distingue de tous les êtres de la création. 

Rechercher le vrai, choisir le bien, pratiquer la els, 
telle est la fin de l’homme ici-bass et Hemming se flatte d’en 
résumer les conditions dans la définition qu'il donne de Ja loi 
naturelle. 

Cependant les actions de l’homme, et par uen ses de- 
voirs, varient selon le genre de vie auquel il se, donne. La vie 
pratique de l’homme, pour parler comme Hemming, est écono- 


168 ‘ HISTOIRE DU DROIT. 


mique, politique et spirituelle. La vie économique, c’est celle 
de la famille, Tout ce qu’exige la conservation de cet état, la 
perpétuation de la famille, est un précepte de la loi naturelle. 
Tirons de suite la conséquence de cette doctrine : tout ce qu’il 
est nécessaire de faire pour le maintien de l’état économique 
est pour l'individu un droit. 

La vie politique, qui est un mode d’existence plus large pour 
l’homme, a aussi ses exigences. La principale, c’est la subor- 
dination des citoyens à un corps de magistrature chargé de 
contenir l’ordre. Tout ce qui'a pour objet le maintien de l’ordre 
et de l’indépendance nationale, c’est-à-dire tout ce qui a pour 
objet la justice intérieure et la défense contre le dehors est com- 
mandé par la loi naturelle. Mais Hemming remarque que niles 
magistrats ni les citoyens ne peuvent rien sacrifier de la loi 
de Dieu : d’où la conséquence qu’à aucun commandement du 
prince prescrivant des choses contraires à la loi divine ou natu- 
relle, l’obéissance du citoyen n’est due. : 

Quant à la vie spirituelle, elle est, à proprement parler, la 
fin de l’état économique et de l’état politique. Partout la Divi- 
nité a été reconnue et honorée. La vie spirituelle, religieuse, 
a donc, comme les autres, ses préceptes et ses immunités. 

Hemming termine son livre comme Oudendorp 2 fini le sien. 
Le résumé des préceptes de la vie économique, politique et spi- 
rituelle, c’est le Décalogue ; en conséquence il analyse le Déca- 
logue comme le Code de toutes les vertus et de toutes les insti- 
tutions civiles, et montre sa concordance parfaite avec les 
doctrines morales les plus pures de l’antiquité. 

Le petit ouvrage d'Hemming est un livre de morale plutôt 
qu'un livre de droit. Excepté dans la partie où il déduit le droit 
social des préceptes de la vie économique, politique et spiri- 
tuelle, et où il fait ainsi deviner Grotius et toute son école dite 
socialiste, il n’y a pas à extraire de ce livre, comme de celui 
de Postel, un système ou des pensées isolées pour en suivre la 
filiation dans les ouvrages d'écrivains plus modernes. Mais ce 
traité de morale pratique révèle, dans les esprits, une agitation 
‘qui ne pouvait pas tarder à passer dans la science du droit 
comme on la concevait alors. Ce qui ressort du livre d’'Hem- 
-ming, c’est que l’homme a des devoirs , et par conséquent des 
‘droits dont le principe est alarmant. Ce qui s’y manifèste à 
-Chaque page, c’est la pensée de chercher des autorités partout 


F 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. — 169 


où la vérité apparaît, chez les écrivains, chez les poëtes, chez 
les philosophes de tous les temps, les philosophes grecs sur- 
tout, sans acception d'opinion ni d’école, sans préjugés, comme 
fera plus tard Grotius, qui, s’il a connu Hemming, lui doit cer- 
tainement sa méthode. C’est quelque chose qu’une idée et une 
méthode, n’en dût-on pas tirer soi-même tout ce qu’elles peu- 
vent donner. Nous allons voir l'esprit et la méthode d'Hem- 
ming apparaître plus manifestement dans Winckler, le dernier 
écrivain dont nous-ayons à nous occuper, le dernier aussi dont 
l'ouvrage précéda celui de Grotius; nous auroms peut-être ainsi 
préparé à l'intelligence de ce père de la science du droit na- 
turel. 


IV. 


SEL 


Winekler, né en 1579, mort en 1648, a publiéen 1615 lelivre 
que nous allons analyser; il est intitulé : Principiorum juris 
hibri quinque; il a été imprimé à Leipsick. Dans cet onvrage 
tout aussi peü connu que ceux dont il vient d’être parlé, Winc- 
kler marche affranchi de l’autorité théologique, mais non pas 
sans rendre à la science de la révélation un hommage encore 
obligé de son temps. Pour lui, la jurisprudénce est la servante 
de la théologie dans la matière du droit. Jurisprudentia theolo- 
giæ in doctrina legis famula * : nous verrons néanmoins que cet 
hommage des paroles ne l’entraîne pas à rien sacrifier du droit 
de la raison. 

Le premier livre de l’ouvrage de Winckler est employé à 
traiter de la loi suprême, en vertu de laquelle tout se meut et se 
gouverne ici-bas. Cette loi, dit Winckler, c’est la volonté dé 
Dieu. Appliquée à l’homme, elle est le principe et la règle de 
son mouvement et de son repos, c’est-à-dire de ses actions ; 
mais comme l’homme est à la fois âme et corps, comme, par 
l'effet de sa déchéance originelle, il est entraîné par des pen- 
chants ou brutaux ou vicieux, il sait qu’il faut distinguer, entre 
les nécessités qu’il doit suivre ou contre lesquelles il doit lutter, 
trois choses appelées également, mais d’une manière impropre, 
par Winckler, des lois : la loi naturelle, lex rationis, la pre- 
mière et véritable règle d’action dans la vie humaine; la loi 
commune; ler naturæ communis, comprenant toutes les néces- 


1 Princip. juris libri quinque, lib. 1, cap. 2. 


470 |. HISTOIRE DU DROIT. 


sités communes à l’homme et aux choses animées, -et la loi 
accidentelle du mal, lex carnis, lex peccans désignant les pen- 
chants vicieux que l’homme doit réprinrer *, 

La loi naturelle, la loi de la raison humaine, est & domment 
la seule dont il y ait à s’occuper dans un ouvrage de droit na- 
turel , étant pour l’homme la seule loi obligatoire. L'homme en 
trouve le principe en lui-même. Est-elle en contradiction avee 
la loi de Dieu, qui n’est connue que par la révélation? Non ; les 
deux lois bien connues sont une seule et même chose?, La na- 
ture humaine étant corrompue, la raison peut errer ; mais la na- 
ture humaine n’étant pas détruite, et l’homme, en conservant 
un ressouvenir de son état primitif parfait, la raison humaine, 
placée dans des conditions d’indépendance faciles à trouver, ne 
saurait tromper; car Dieu ne se contredit pas dans son œuvre, 
dit Winckler, nihil Deus creavit contra se. La loi accidentelle 
du mal, lex accidentalis, lex peccati, et mala Do est la 
seule contraire à sa volonté ?. 

La loi de la raison humaine est obligatoire, il paraît consé- 
quent qu’elle le soit pour tous. Winckler consacre un chapitre 
à démontrer qu’en effet il en est ainsi *. Donc, les préceptes de 
la loi naturelle sont des préceptes généraux. Chacun est apte à 
les connaître, et par conséquent est responsable de leur inob- 
servation. Les hommes peuvent différer sur des particularités, 
jamais sur la règle du bien et du mal; il y a dans les intglli- 
gences des degrés, mais la nature humaine est identique. 

Mais l’homme n’a point été créé pour vivre seul. Tout révèle 
en lui un être sociable ; ses facultés, ses tendances, ses besoins, 
le portent vers ses semblables. Du caractère de sociabilité de 


1 Principia juris, lib. I, cap. 4 et 7, 
_ 4 Le titre complet de l’ouvrage de Winckler est celui-ci: Principiorum 
Juris libri quinque, in quibus genuina juris tam naturalis quam positivi 
principia et firmissima jurisprudentiæ fundamenta offenduntur, ejusdem 
summus finis ob oculos ponitur et divina autoritas probatur : Cinq livres 
des principes du droit, dans lesquels les principes du droit tant naturel que 
positif et les fondements les plus certains de la jurisprudence sont exposés, 
où la fin dernière du droit est rendue évidente et l’âutorité divine prouvée. 
— Comme ses prédécesseurs dans la science du droit naturel, Winckler, dans 
tout le cours de son ouvrage, revient toujours sur l'identité de la loi divine 
et de la loi naturelle; mais il discute avec les théologiens, loin de s’asservir 
à leurs décisions. 

3 Principia juris, lib. I, cap. 8. 

à Ibid., cap. 8. 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 171 


l’homme, Winckler conclut à l’existence de deux lois, de deux 
règles, ayant toutes les deux, cela s’entend ,.le même principe, 
puisqu'elles ne sont chacune qu’une application différente de la 
loi humaine dont il vient d’être parlé : l’une par laquelle 
l’homme conforme sa vie aux préceptes de la loi divine et na- 
turelle, en pratiquant les vertus solitaires que cette loi enseigne, 
comme la piété, la sobriélé, la chasteté; l’autre par laquelle il 
se conforme aux préceptes de la société ul et accomplit 
ses devoirs de citoyen :, 

Après avoir parlé de la loi, c 'est-à-dire de la raison, en tant 
qu’elle règle les mouvements internes et externes de l’homme, 
après avoir traité avec une véritable supériorité de la liberté de 
l'arbitre humain, sur quoi nous passons pour ne nous arrêter 
qu’à ce qui nous intéresse comme jurisconsulte, Winckler ar- 
rive à parler du droit. Qu'est-ce que le droit? Dans la pensée de 
Winckler, il diffère de la loi comme l'effet de la cause ; le droit, 
c'est ce que la loi commande; il est l’expression de la loi, et 
comme le sommet par lequel elle se montre, decreltum, pars et 
apezx quo se exerit”,. Mais le droit naturel est de deux sortes, de 
même que nous venons de voir que la loi naturelle est double. 
Winckler distingue donc le droit naturel primaire, jus naturale 
prius, droit de vérité et d'amour, auquel l’homme satisfait par la 
pratique des commandements de la loi morale, et le droit na- 
turel secondaire ou droit des gens, jus naturale posterius seu 
jus gentium, d’où naissent la distinction des personnes et des 
choses, la propriété, les contrats, et en tous les actes 
et les faits de la vie civile *. | 

On comprend que nous n’avons pas à nous arrêter aux dis- 
sertations de Winckler sur le droit primaire, tout intéressantes 
qu’elles sont, puisque c’est de la pure philosophie, et que 
le droit secondaire seul peut nous intéresser, Or le droit na- 
turel secondaire, dans l'opinion de Winckler, est une consé- 
quence de la déchéance de l’homme. Supposez l’homme dans 
l’état de perfection où il se trouvait sortant des mains du Créa- 
teur, le tien et le mien étant inconnus, la piété, la justice et la 
charité étant dans le cœur de tous, il n’y aurait pas à rechercher 
les principes souvent subtils d’une règle plus rigoureuse. Mais 

1 Principia juris, cap. 10. 

3 Jbid., lib. Il, cap. 1. 

3 Ibid., cap. 9. 


172 HISTOIRE DU DROIT. 


comme la fatalité de la loi du péché fait que l’homme n’est 
presque jamais juste spontanément ( homines justum ultro facere 
nolunt), on a dû tracer des limites pour empêcher chacun d’em- 
piéter sur la liberté des autres‘. De là les institutions et le droit 
_civil. Le droit secondaire est done une nécessité de la conserva 
tion du droit primaire ; les institutions civiles sont comme un 
mur qu’a enceint le droit naturel , sunt muri quibus naturæ jus 
cingimus ; aussi en abolissant les institutions civiles, et en ren- 
dant l’homme à la liberté naturelle, on lui enlèverait sa liberté 
légitime , et l'espèce humaine tout entière, confondue comme 
un troupeau, sans droits, sans garanties, sans lendemain, 
vouée désormais au mal par nécessité, ne tarderait pas alors à 
oublier la loi suprême qui la régit , et passerait en l’état des 
brutes ?. | 

Passer de ces explications à une définition, la chose était 
facile pour Winckler. Winckler définit donc le droit secondaire 
ou des gens : « une règle de raison, pour la conservation du 
droit naturel ; commune à toutes les nations, dictamen rationis 
pro conservatione juris. naturalis, omnibus gentibus com- 
mune®. » C’est la définition des jurisconsultes romains, mais 
améliorée et appropriée à la doctrine de cet auteur. | 

Après ces explications, dans lesquelles nous sommes obligé 
de faire de larges coupures, Winckler énumère les préceptes 
fondamentaux du droit des gens. Le premier est celui de la dé- 
fense naturelle; toutes les institutions du droit des gens n’ont 
même pour objet que la conservation, la protection du droit na- 
turel primaire. 1] suit de là que tout homme , attaqué dans ce 
qu’il fait de bien ou d’utile légitimement, peut repousser la force 
par la force. Si donc il est menacé, soit dans sa vie, soit dans 
sa liberté, soit dans la pratique de sa foi religieuse , il peut re- 
courir à la force, et il le peut aussi pour prévenir un démmage 
imminent, par exemple en se portant. spontanément l'adver- 
saire de la fraude ou de la mauvaise foi *. 

Le second précepte du droïit des gens a pour objet la consti- 
tution de la famille. L'institution du mariage et la puissance du 
_ père de famille doivent être gardées soigneusement par les in- 


1 Principia juris, lib. IV, cap. 1. 
3 Jbid., cap. 2. 

3 Jbid., cap. 5. 

+ Ibid., cap. 8 et seq. 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 173 


stitutions civiles. Notamment, le mariage est accompagné pour. 
sa conclusion de certaines formes et solennités qui de tous- 
temps ont été de l'essence de ce contrat *. Dans tous les cas où 
le droit des gens est violé, la force même individuelle peut. 
être légitimement employée, et Winckler observe que le mal 
causé pour repousser une attaque injuste n’est pas mesüré alors 
par le danger couru, ni arrêté par la qualité de l’agresseur. Ainsi. 
une folle peut donner la mort pour se garder d'un attentat à la- 
pudeur, et la défense naturelle est de droit même contre un ma-. 
gistrat, même contre le souverain *. 

Mais la défense privée n’est pas la seule que le droit des gens 
autorise. Quand l’attaque est générale, la défense doit être gé- 
nérale aussi. Ici naît le droit de la guerre. Le guerre est juste, 
dit Winckler, quand Pagression est injuste; ce qui né l'est pas, 
c’est la guerre entre particuliers faite en dehors des cas de lé- 
gitime défense, c’est le duel, la provocation individuelle, moyen 
aussi périlleux que scandaleux, qui fait descendre les combat- 
tants au rang de gladiateurs ?. 

Après s'être ainsi occupé de ce qui se rapporte aux per- 
sonves, Winckler passe à ce qui se rapporte plus particulière- 
ment aux choses. Dans l’état que suppose le droit secondaire, 
la commuvauté des biens ne saurait exister. Admettez la com- 
munauté des biens, étant donné l’homme avec ses passions, 
son avarice , sa convoitise , et le monde sera le théâtre de luttes 
et de troubles éternels. Pour que le droit naturel, le jus prius 
demeure inviolé, et que la paix règne, il faut donc que la pro- 
priété devienne individuelle : alors seulement l’homme a une 
existence libre et assurée, ce qui ne l'empêche pas, loin de là, 
d'accomplir ses devoirs de libéralité, ce qui peut seul même 
lui en permettre l’accomplissement, Quant à savoir par quels 
moyens elle se forme et quelles sont les différentes manières 
d'acquérir, c’est dans les livres des jurisconsultes qu il faut 
chercher *. 

Ajoutons, avec Winckler, que la propriété individuelle rend 
nécessaires les contrats et les pactes . et que toutes ces choses 

1 Principia juris, cap. 9. 

3 JTbid., lib. IV, cap. 10. 

3 Ibid., cap. 11. 

+ Tb1d., cap. 12. 


474 . HISTOIRE DU DROIT. 


engendrent les actions judiciaires, pour quoi se trouvent orga- 
nisées en partie les sociétés civiles !. 

Le dernier livre de l’ouvrage de Winckler est consacré au 
droit positif ou civil. Quel est l’office du droit civil? quelle est 
sa fin ? C’est de servir le droit naturel, répond Winckler : Finis 
Juris civilis est ut naturali famuletur. Par exemple, la raison 
naturelle enseigne que la volonté raisonnable d’un testateur 
doit être respectées; mais expérience apprend que le dol, Ja 
crainte, la maladie, peuvent fausser la volonté du testateur ou 
faire apparaître une volonté qui n’est pas. Pour assurer le res- 
pect des testaments, le droit civil intervient et détermine Îles 
solennités qui doivent accompagner la confection des testa- 
ments , ainsi que les formes intrinsèques, le nombre et la qua- 
lité des témoins. Que le droit civil n’atteigne pas toujours à son 
but, et qu’il aille même quelquefois contre le but qu’il se propose, 
là n’est pas la question; l’abus d’un système n’est pas sa fin*. 

Si maintenant on se demande qui sera juge de ces nécessités 
du droit civil, qui appréciera les moyens propres à assurer le 
droit naturel, la liberté, il faut répondre que c'est le pouvoir 
souverain, quel qu’il soit, placé au sommet de la société. La 
Majesté, dit Winckler, fait les lois civiles, dispose des offices 
et des personnes, ordonne les citoyens, régit les contrals, pu- 
nit les délits, termine les procès, mais elle ne domine pas le 
droit naturel. D'où il suit que tout souverain qui sort de la sphère 
civile pour attenter au droit naturel, perd son caractère de sou- 
verain, et ne peut plus exiger des citoyens l’obéissance. Sa 
puissance ne va pas jusqu’à faire le mal impunément dans le 
cercle où l'individu ne relève que de sa conscience *. 

Il y a plus : le souverain qui édicte des peines ne peut les 
édicter que dans la mesure de la nécessité; il doit les égaler à 
l'importance du délit, et ne la dépasser jamais. Si un simple 
mouvement de la main Jui suffisait pour assurer le maintien de 
l’ordre, toute peine, même légère, ne serait plus qu'une ini- 
quité, et le citoyen frappé: ne serait pas tenu de la subir en si- 
lence *. 

Winckler termine son ouvrage en démontrant que le droit est 


1 Principia juris, cap. 12. 
2 Jbid., lib. V, cap. 3. 

3 Jbid., cap. 4. 

# Ibid. lib. V, cap. 8. 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 475 


quelque chose de réel, non une pure opinion. Si la justice n’é- 
tait qu'un rêve, que serait Dieu? que seraient le bien, le mal, 
la vertu, le crime? Si le droit a ses principes qui n'ont jamais 
été répudiés complétement depuis que le monde se connaît, il 
faut qu’il existe ailleurs qué dans l'imagination. Au surplus, les 
plus grands esprits dont l’humanité s’honore l’ont pensé ainsi, 
et leurs plus beaux ouvrages sont un nonmage au droit, à la 
justice éternelle. 

De tous les ouvrages que nous venons d’analyser, celui de 
Winckler est assurément le plus remarquable. S'il y avait moins 
de subtilités et de répétitions, sinon plus d’ordre, nous ne lui 
marchanderions pas la qualification d’admirable qu’il mérite en 
tant d’endroits, notamment dans les belles dissertations sur la 
liberté de l'arbitre humain; tout s’y tient, tout s’y enchaîne. 
Winckler marche presque toujours appuyé sur Platon et Cicé- 
ron; et le plus grand éloge que l’on puisse faire de son livre, 
C rest que Platon et Cicéron paraissent encore plus beaux, ciiés 
dans ce livre, que dans leurs propres ouvrages. 

Les idées que l’on doit à Winckler sont des plus fécondes. En 
distinguant ce qu’il appelle le droit primaire du droit secondaire, 
et plus tard le droit secondaire du droit civil, le droit primaire 
étant le but, le droit secondaire et le droit civil étant le moyen 
et la mise en œuvre, il a marqué d’une façon aussi ingénieuse 
qu’on l'ait jamais fait la distinction de la morale et du droit. Il 
a été le premier le défenseur de la liberté civile, d’une liberté 
sage , éclairée. Il a le premier limité d’une manière précise la 
puissance du souverain sur les sujets, sans recourir à des théo- 
ries anarchiques , comme d’autres l’avaient fait avant lui. On a 
démontré avec plus de force combien les institutions civiles sont 
nécessaires comme gardiennes de la liberté, de la loi morale, 
et combien l’anarchie , en ce qu’on appelle la liberté naturelle , 
y est contraire. C’est dans son ouvrage que se fait jour, pour Î& 
première fois, cette idée de subordonner les institutions civiles 
à l’ordre social, au droit. Qu'il y ait dans toutes les théories 
de notre auteur quelque embarras , quelque tâtonnement, et des 
répétitions assez fréquentes, obscurcissant souvent les idées de 
détail au lieu de les éclairer, personne ne pourrait le contester. 
Mais il ne faut pas oublier que Winckler avait beaucoup à créer, 
et que rarement une science sort toute faite du cerveau qui Ja 
conçoit pour la première fois. | 


176 |. HISTOIRE BU DROIT. 


. Winckler mérite donc une place à part dans cette galerie; il 
a sur tous les écrivains qui l'ont précédé le grand avantage de 
creuser un sujet jusqu'à l’épuiser, quand une fois il l’a entre- 
pris. Sa manière est celle du véritable philosophe qui procède 
méthodiquement, et non pas seulement par bonds et par aperçus. 
Il sait la valeur d'un argument et d’une objection. Telle de ses 
dissertations, celle, par exemple, sur la sectio debitoris, dont il est 
question dans Aulu-Gelle, ne laisse rien à désirer, même après 
les débats qui ont été souvent renouvelés depuis dans nos Acudé- 
mies'. Son ouvrage est ainsi un modèle de-critique historique, 
comme il est en beaucoup d’autres endroits un modèle de dis- 
cussion philosophique. Il ne sera jamais traduit ni réimprimé, 
et C’est fâcheux ; car on aurait encore aujourd’hui beaucoup 
à apprendre; mais tout jurisconsulte qui le lira ne le quittera 
pas sans un certain regret. (a. 


V. 


Voilà les véritables ancêtres de Grotius ; voilà leurs livres un 
peu nettoyés, peut-être, de la poussière qui les recouvre de- 
puis trois siècles. Oudendorp a entrevu la séparation de la mo- 
rale et du droit et rompu le premier les lisières de la théologie ; 
Postel a discipliné sa matière, montré l'identité de l'idée de 
justice en tous temps, en tous lieux , et semé, chemin faisant, 
une foule de vérités, dont le temps et des études plus mûres 
n’ont pas démenti la justesse. Hemming a apporté dans l’étude 
du dréit naturel l'indépendance et l'élévation, et Winckler y a 
mis le véritable esprit philosophique et la profondeur. Chacun a 
préparé, soit la matière, soit l’échaudage sur la charpente de 
l'édifice ; et quand viendra Grotius, la science du droit naturel 
p’aura plus besoin que d’un dernier effort pour se constituer. 
Soyons justes envers tous. En admirant les grandes intelligences 
qui apportent au monde la démonstration d’une idée nouvelle, 
ce n’est pas leur faire injure de rendre à leurs précurseurs ou- 
bliés la part de gloire qui leur est due. 


? Principia juris, lib. II, cap. 4. — Aulu-Gelle rapporte dans ses Nuits 
attiques que, d’après la loi des Douze Tables, le corps du débiteur insolvable 
était coupé en parties et partagé entre ses créanciers. Winckler explique que 
cette atrocité ne put jamais entrer dans la pensée des auteurs de la loi des 
Douze Tables, et que par la sectio debitoris il faut FREE la sectio des 
biens du débiteur. 


PRÉCURSEURS DE GROTIUS. 177 


Mais entre ces patients efforts de près d’un siècle, une coïn- 
cidence singulière se fait remarquer. Oudendorp, Postel, Hem- 
ming et Winckler tendent à un même objet, deviné plutôt que 
compris, mal précisé dans leurs esprits. D'où vient cette action 
simultanée d'écrivains demeurés vraisemblablement les uns aux 
autres inconnus ? Comment expliquer cette communauté d’ef- 
forts vers un objet qu’on cherche sans le connaître, entrevu 
confusément? Il n’y a pas concert, et leurs efforts convergent 
au même but. C’est qu'ils étaient tous animés du même souffle 
de liberté qui se dégage de la Réforme. Toute grande commo- 
tion politique a son contre-coup dans les sciences morales. 
Quand la Réforme agita les peuples et les mit en présence des 
gouvernements, un esprit perspicace eût pu prévoir que le 
mouvement gagnerait bientôt la philosophie et le droit. A un 
siècle de là, en effet, Descartes et Grotius en sont nés. 

Or ce qu’on vit dans la première période de la Réforme se re- 
produisit d’une façon plus marquée dans la seconde, au temps 
affreux mais fécond de la ligue. Alors tous les partis en armes 
furent mis en demeure de justifier chacun leurs prétentions sous 
le contrôle des partis contraires. Hothman, Duplessis-Mornay, 
Théodore de Bèze , et surtout l’auteur inconnu caché sous le 
pseudonyme de Junius Brutus, ont sondé jusqu'aux dernières 
profondeurs des mystères de la souveraineté. Quoi d’étonnant ? 
Quand le terrain s’entr'ouvre dans de pareils cataclysmes , des 
esprits hardis s’approchent du gouffre et y plongent les yeux. 
C'est le temps des explorations audacieuses. De telles recher- 
ches ne sont pas sans danger, dit Postel: De principatu ratio- 
nem velle perquirere, periculo non caret ; moyen sûr pour tout 
perdre, dit Pascal. Mais quand le danger est présent, inévitable, 
le moyen le plus sûr est encore de l’affronter résolûment. 

Il y a donc entre les grands agitateurs politiques et les mou- 
vements de la pensée une relation nécessaire, toujours con- 
firmée par l’histoire; et cela explique que nos auteurs, Postel et 
autres, se soient rencontrés sans se voir dans une même 
pensée de progrès. Les faits ont un aïiguillon et un enseigne- 
ment que rien ne peut suppléer; c’est l’école des penseurs origi: 
naux. Qui croira que Bossuet eût pénétré aussi profondément les 
conditions d'existence des États, dans son Histoire des varia- 
tions et son Avertissement aux protestants, si les troubles de la 
Fronde n’en avaient mis les efforts à nu sous ses yeux? Qui 

XIV. 12 


178 HISTOIRE DU DROIT. 


peut dire ce que Jurieu, Claude et leurs coreligionnaires durent, 
comme écrivains politiques, aux persécutions dont ils étaient 
les victimes ou les témoins! Qui ne sait ce que la science des 
droits politiques a gagné au spectacle des grands événements 
qui s’accomplirent entre la chute de l’ancienne monarchie en 
France et celle du premier empire, qui ferma la révolution ? Et 
qui n’a vu combien la fermentation politique, d'il y a dix ans, 
fit monter d’idées fausses et vraies à la surface, celles-là tom- 
bant , celles-ci se maintenant d’une façon durable? Toujours 
la nécessité pour les partis d’utiliser leurs titres, dans les trou- 
bles politiques, a éte la cause de recherches qui ont profité au 
droit naturel et politique , de même que dans la vie commune, 
ce sont les procès qui font l’occasion des études approfondies 
sur les matières du droit civil. 

Mais faut-il faire à ces écrivains, que nous exhumons, l’hon- 
neur d’une influence quelconque sur le mouvement de leur 
temps et des temps qui suivirent? Oui, répondrons-nous sans 
hésiter. Soit qu’ils aient exprimé leur pensée propre ou celle de 
leur époque, soit qu’ils aient été un bruit ou seulement un écho, 
ils ont fixé dans leurs livres des idées flottantes; ils en ont pro- 
lougél’empire; ils ont préparé l’avénement de vérités que de plus 
grands qu'eux devaient proclamer avec autorité. Qu'importe 
que la filiation de leur doctrine ne puisse être suivie exacte- 
ment jusqu'aux grands hommes qui , la trouvant dans les tradi- 
tions, la transformèrent en l’améliorant ? Ont-ils moins de mé- 
rite pour en avoir enrichi le patrimoine commun, au lieu d’y 
avoir conservé, d’une façon durable, le signe de leur nom, après 
l'avoir inventée ou recueillie? Un grain perdu, jeté au vent, fait 
germer une riche moisson : sans lui, la recueillerait-on ? 

Grotius et ses successeurs sont donc redevables à nos vieux 
philosophes d’une partie de leur gloire : on ne peut pas juste- 
ment la leur conserver tout entière. Ils ont puisé des inspira- 
tions, sinon dans les livres mêmes, qu'ils ont pu ne pas con- 
naître, au moins dans le courant que ces livres ont alimenté, La 
science de droit naturel, comme ces cours d’eau fameux, Seine, 
Dinuhe, petils ruisseaux, à leur commencement, grands fleuves 
à leur embouchure , va se développer désormais librement ; nos 
vieux philosophes “doivent garder l'houneur de lavoir com- 
mencée. | H. THIERCELIN. 


———… 


EM ee ss — 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 179 


_ ORIBINES ET PROGRÈS EN FRANCE DU DROIT COUTUMIER, 
FÉODAL ET PRIVÉ, 


SUR LA NATURE DES VENTES , ÉCHANGES ET PROMESSES RE VENTE 
JUSQU’ AU TEMPS DE POTHIER. 


Par M. AuBÉriN, substitut du procureur IRPÉRRER au Tribunal civil 
de Nevers. 


SOMMAIRE. 


L Nature de la vente en droit romain. 

IL. Nature du prix dans la vente et promesses de vente en droit romain. 

JIL. De la vente dans le droit germanique. 

IV. De la vente suivant le droit féodal. 

Ÿ. Suite. Développement des idées en cette matière pendant les XF, XIV° 

| et XVe siècles. 

VI. Théories des glossateurs sur les promesses de vente. 

VII. Doctrine de Dumoulin sur les promesses de vente. 

VII Distinction de la vente et de l’échange, et nature de la vente suivant 
Dumoulin. 

IX. De la doctrine et de la jurisprudence sur les promesses de vente après 
Dumoulin. 

X. Sur la maxime promesse de vente vaut vente. { 

XL. De la doctrine et de la jurisprudence sur la vente et l’échange après Du- 
moulin. | 

- XII. Doctrine de Pothier en matière de vente. 


I, Nature de la vente en droit romain. — La vente était sans 
contredit le plus important des contrats dans les matières féo- 
dales. Chaque aliénation du fief donnait ouverture, au profit du 
seigneur, à un droit de mutation ou de retrait, et, comme des 
divers modes d’aliénation la vente élait le plus fréquent, les 
feudistes l'avaient prise pour type de l’aliénation en général, 
et s'étaient appliqués dès lors à en fixer nettement la nature et 
les caractères. | 

Le droit romain et le droit coutumier leur présentaient dans 
cette matière des principes opposés, la doctrine des glossateurs 
et des bartolistes d’inextricables controverses, Comment 
Dumoulin comprit-il les principes et trancha-t-il les contro- 
verses ? Avant d'exposer la solution qu'il donna au à probième, 
il faut étudier le problème lui-même. 

Au point de vue de la nature de la vente, deux systèmes se 
partagent l’histoire du droit romain. Dès l’origine, la vente 


180 HISTOIRE DU DROIT. 


porte l’empreinte du cachet que Rome imprimait alors à ses 
institutions ; elle est exclusivement romaine : il faut être romain 
pour acheter ou vendre, romain pour assister comme témoin à 
la. vente, et, si la mancipation n’est pas le seui moyen d’ac- 
quérir la propriété romaine, elle est du moins le plus efficace 
et le plus répandu, puisqu’on désigne de son nom la plénitude 
de cette propriété mancipium *. En retour, la vente se rap- 
proche en un double point des principes du droit naturel. Elle 
attribue à l’acheteur la pleine propriété de la chose vendue, 
le dominium ex jure Quiritium; mais cette attribution, dont le 
germe se trouve dans le contrat, n’est pas complète sans une 
mainmise de l’acheteur sur la chose, mainmise qui est le 
plus souvent concomitante au contrat dans les ventes mobi- 
lières, quelquefois postérieures dans les ventes immobilières, 
D'un autre côté, par la publicité et la solennité des formes qui 
l’entouréni, elle participe des caractères généraux qui affectent 
la vente dans les législations primitives*, | 
‘Lorsque le droit romain perd sa rigueur antique au contact 
du droit des gens et sous l'influence civilisatrice des préteurs 
et des prudents, la vente tend à perdre sa nature exclusive. Le 
commercium qui va se communiquant aux latins juniens, aux 
latins coloniaires, puis à quelques étrangers, n’en réserve plus 
l'accès aux seuls Romains : les formes figurées de l’in jure cessio 
sont resireintes à quelques cas exceptionnels, la tradition prend 
un empire chaque jour plus grand, L'introduction des con- 
trats consensuels achève l'innovation, la vente du droit des 
gens vient se placer à côté de la vente du droit quiritaire, la 
lutte s'engage, et la nouvelle venue n’aura bientôt plus rien à 
envier à sa devancière *. Néanmoins le culte de Rome pour ses 


1 Gaius, Comment., I, 6 119. « ….. Quod et ipsum jus proprium civium 
» romanorum est, eaque res ita agitur, adhibitis non minùs quam quinque 
» testibus civibus romanis puberibus, et præterea alio ejusdem conditionis 
» qui libram æneam tenet. » — Ulpien, Fragm., XIX, 4. — Boethius, ad 
Ciceron. Topic., c. 8. (Il cite Gaius.) | 

3 Gaius, ub. sup., 6 119 à 122. — Horace, Epist., Il, 2, 158, 159. — Sé- 
nèque, Epist., 12. — Ulpien, Loc. Cite, XIX, 6. — Hugo, Hist. du droit ro- 
main , S 94. 

8 Ulpien, loc. cit., XIX, 4. 

* Gaius, ubi sup., Il, 25, 41, 65. « ……. Ferè semper mancipationibus uti- 
mur. » Il explique ensuite pourquoi l’usage de la mancipation est tps fré- 
quent que celui de l'in jure cessio, : 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 481 


institutions primitives ne saurait permettre que le domaine de 
l’une fût envahi par l’autre : chacune aura ses règles particu- 
lières. De là, pour la vente du droit des gens, un système 
anormal que sa filiation seule peut justifier. 

Dans ce système, la vente à titre de contrat engendre pour 
le vendeur une obligation, non point celle de rendre l’acheteur 
propriétaire (on empiéterait alors sur le domaine de la man- 
cipation), mais seulement celle de procurer à l’acheteur, au 
moyen de la tradition, la libre jouissance de la chose vendue, 
imprimis ipsam rem venditorem præstare oportet, id est tradere!. 
Or, la tradition d’une chose en général, quand elle est faite par 
le propriétaire de cette chose et en vertu d’un juste titre, en 
transfère le domaine à celui qui la reçoit. Dans le cas contraire, 
celui qui la fait ne fait rien, nihil transfert ; mais, s’il ne fait 
rien quant à la trauslation de propriété, il donne à celui qui 
reçoit la tradition une possession qui, fondée sur un juste titre 
et fécondée par la bonne foi, pourra servir de base à une pres- 
cription ?, 

Si le vendeur est propriétaire de la chose ie il en trans- 
fère par la tradition le domaine à l'acheteur. S'il n’a pas le 
domaine, il lui transmet seulement une possession fondée sur 
un juste titre, la vente, et susceptible de produire une acquisi- 
tion par prescription après les délais de la loi et lacheteur 
étant de bonne foi°. Mais, il faut le noter, de quelque manière 
que l’acheteur devienne propriétaire, 1l ne le devient pas par 
l'effet de la vente : dans le premier cas, la translation de pro- 
priété a sa source dans la tradition, harum rerum, dit Ulpien 
en parlant des choses nec mancipi, dominia ipsa traditione ad- 
prehendimus; dans le second, elle dérive de la prescription‘. 
Pourquoi ces anomalies ? Parce que le vendeur n’est pas tenu 
de rendre l'acheteur propriétaire, et que, si ce dernier puisait 


1 L.11, D., De act. empti. 

3 L. 20, pr. D., De acq. rer. dom.; L. 48, D., De usucapionib. 

3 Gaius, Comm. IE, 18, 19, 20. « ..…. Res nec mancipi nuda traditione aba- 
» lienari possunt, si modo corporales sunt, et ob id recipiunt traditionem..…. 
» Si tibi vestem, vel aurum, vel argentum DE sie ex venditionis 
» causd..…. sive quâvis alià causâ quâ fit ea res. 

Le Ulpien, Regul., XIX, 1. — Il dit ailleurs : « Sa suo possessio talis est, 
» quum dominium nobis adquiri putamus, et ex eà causà possidemus ex 
» quà adquiritur, et prætercà pro suo : ut puta ex causà emptionis et pro 
» emptore et pro suo possidet. » (L. 1, D., pro suo.) | 


182 HISTOIRE DU DROIT. 


son droit de propriété PAus le contrat, la nature de la vente 
serait méconnue. 

C’est précisément par ce point que la vente diffère de la sti- 
pulation ; le vendeur n’est pas tenu à dare, comme le promet- 
tant, mais seulement à præstare; son obligation a pour objet, 
non point une translation, mais un fait, la tradition. La vente 
même n’est vente qu’à ce prix, et, si le vendeur s’obligeait 
expressément à transférer le domaine, la convention passerait 
de l’ordre des contrats nommés dans celui des contrats innom- 
més do ut des*. À cette obligation du vendeur les jurisconsultes 
donneront ün nom qui, non plus que l'obligation elle-même, ne 
trouve de point de comparaison dans le droit général des obli- 
gations. Le vendeur, diront-ils, est tenu de faire en sorte que 
l'acheteur. ait la libre possession de la chose vendue, ut rem 
emptori habere liceat* ; et, précisant leur doctrine, ils ajoute- 
ront : habere autem duobus modis dicitur, altero jure dominii, 
altero obltinere sine interpellatione id quod quis emerit*. 

De là, plusieurs conséquences, anormales comme le principe 
même. La vente de la chose d’autrui n’est pas nulle de soi. 
Pourquoi ? Ulpien répond : parce qué c’est une vente, namque 
emptio est et vendilio, c’est-à-dire un contrat qui n’altère en rien 
le droit du véritable maître. — Le vendeur ne sera pas tenu 
de justifier à l’acheteur son droit de propriété; fût-il constant 
que la chose vendue appartient à autrui, si le vendeur a vendu 
de bonne foi et que l’acheteur jouisse paisiblement, il n’y a 
lieu à aucun recours, car le contrat reçoit son exécution ; et, 
supposé que vjenne un trouble ou une éviction, le vendeur ne 
sera tenu de garantir à l’acheteur que sa libre jouissance, aliter 
enim non potest obligari ‘. — Enfin, si la conséquence qui pré- 
cède fait défaut dans le cas spécial où le vendeur a sciemment 
vendu la chose d’autrui, l'exception trouve sa source, non dans 
une déviation du principe, mais dans cette autre règle inhé- 
rente à la vente comme contrat de bonne foi, que le dol du 
vendeur l’expose à une action en dommages-intérêts de la part 


1 L. 25,1, D. De contrah. empt. 
2 L.16, D., De cond. caus. dat. 

3 L. 168, D., De verb. signif. 

* L. 30,61, D., De act. emp. 

5 L.28, D., De contrah. empt. 

6 Paul, Sentent., Il, 17, 1. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 183 


de l’acheteur, et l’on n’accorde alors à ce dernier qu’une action 
utile, utililer me ex empto acturum putavit !. 

Opposés jusqu’à présent, les deux systèmes se rencontrent en 
ce point que, dans l’un comme dans l’autre, la propriété, 
quand elle est transférée, ne l’est pas immédiatement par le 
seul effet du contrat, mais par une mainmise postérieure de la 
part de l’acheteur sur la chose vendue; à quelque époque qu’on 
se place, la maxime fraditionibus... dominia rerum, non nudis 
pactis, transferuntur, est également vraie en droit romain*?. De 
là cette conséquence, également vraie à toutes les époques, 
qu'entre deux acheteurs successifs d’une même chose, la pos- 
session appartient à celui qui le premier a été mis en posses- 
“on par le vendeur. 

IL Nature du prix dans la vente et promesses de vente en droit 
romain. — L'introduction des contrats consensuels dans la 
législation romaine n’amena pas seulement une variation dans 
la nature de la vente, elle amena en outre une séparation tran- 
chée du domaine de la vente de celui de l’échange. Dès l’ori- 
gine, il est vrai, le prix dans la mancipation devait être néces- 
sairement monnayé : Gaius nous apprend que l’achéteur, après 
avoir frappé la balance de la pièce de monnaie, œre, remettait 
cette pièce au vendeur, quasi pretii loco; mais tout porte à 
croire qu’il en fut autrement dans la vente du droit des gens, 
ou que tout au moins ce point juridique resta longtemps indé- 
cis. Justinien ne nous apprend-il pas que l'antiquité disait 
communément que la vente se faisait par l'échange des choses, 
vulgù dicebatur permutatione rerum emptionem et venditionem 
contrahi° ? Quand la vente, suivant l’expression d'Ulpien, passa 
au rang de contrat du droit civil et prit un nom, l’échange qui 
jusqu’alors s’était confondu avec elle tendit à la suivre; Cette 
tendance fut aidée par les Sabiniens dont l'esprit pradent se 
laissait guider par la tradition ; elle fut combattue par les Pro- 
culéiens dont l'intelligence plus hardie demandait ses décisions 
à la logique. Les empereurs Dioclétien et Maximin pronon- 

1 L. 30, D., De action. empti. 

? L. 20, C., De pactis. 

8 L. 15, C., De rei vindicatione. 

* Gaius, Comm ., I, 119. 


5 Instit., 11]; 24, 2. 
# L.1, D., De contrah. empt. — Le jurisconsulte Paul nous 4 transmis le 


184 | HISTOIRE DU DROIT. 


cèrent en faveur de la logique contre la tradition : le cadre des 
contrats nommés une fois rempli, les rangs ne pouvaient s’ou- 
vrir à une convention nouvelle, quelque rapport qu'elle eût 
d’ailleurs avec les contrats privilégiés’. Les Proculéiens l’em- 
portèrent, et dès lors la nature du prix fut la ligne de démar- 
cation entre la vente et l’échange, On verra plus tard les feu- 
distes réveiller, pour les besoins d’une hypothèse spéciale, la 
thèse oubliée des Sabiniens?. 

Il nous reste à parler des promesses de vente. Le terme juri- 
dique de promesse avait à Rome un double sens. Suivant le 
premier, spécial à la matière des obligations verbales, la pro- 
messe était la réponse à la stipulation qui était elle-même lin- 
terrogation ?. Suivant le second, général à toutes les obliga- 
tions, la promesse était une simple offre qui n’avait pas le 
caraclère d’une convention, et que les jurisconsultes qualifiaient 
de nudam promissionem, c'était la pollicitation *. 

Prise dans le premier sens, la promesse de vente pouvait 
présenter, soit une vente complète, soit une promesse de vente 
dans le sens que le droit moderne donne à ces expressions. Si 
le vendeur ét l’acheteur stipulaient successivement, celui-ci que 
le vendeur lui ferait avoir la chose, objet du contrat, celui-là 
que l’acheteur le rendrait propriétaire du prix, alors le vendeur 
et l’acheteur avaient chacun l’action ex stipulatu pour faire 
exécuter la vente. — Si l'acheteur, au cortraire, stipulait du 
vendeur, non pas le rem licere habere, mais la vente même, il 
y avait alors promesse de vente et non plus vente, l’action ex 
slipulatu conduisait seulement à la vente, et non plus à la tra- 
dition. 

Dans cette dernière hypothèse, deux cas pouvaient se pré- 
senter. Ou il pouvait se faire que le vendeur se contentât de 
répondre à la stipulation par une promesse, et alors on avait 
une convention identique à celle qui est aujourd’hui qualifiée 


souvenir et les détails de cette lutte : Le droit naturel était pour les Sabi- 
niens, origo emendi vendendique à permutationibus cœpit; ils alléguaient 
aussi Homère; la raison était pour les Proculéiens, verior est ner et Pro- 

culi sententia ;: ils citaient également Homère, 

1 L.7,C., De rer. permutat. 

3 L. 16, D. De condict. caus. dat. — L, 1, D., De rer. perm. 

3 Instit., Ill, 16, 1. | 

+ L. 19, $S 2 et 3, D., De ædil. edicto. — Paul, Sentent., V, 12, 9. 

s L. 19, $S et 3, De ædilitio edicto. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 185 


de promesse unilatérale de vente. Ou il pouvait arriver qne le 
vendeur, après avoir répondu à la stipulation de l’acheteur, 
stipulât à son tour de ce dernier un achat réciproque, la pro- 
messe était alors synallagmatique, comme on dirait aujourd’hui. 
Dans le premier cas, l’action ex stipulatu appartenait à l’ache- 
teur seul ; dans le second, elle était réciproque. Et si le vendeur, 
dans le premier cas, l’acheteur ou le vendeur, dans le second, 
refusait soit de vendre, soit d'acheter, l’action conduisait à 
une condamnation en dommages-intérêts contre le contractant 
rebelle, tant litem æstimarti oportet, quanti actoris intersit!, 

La même convention, avec les mêmes combinaisons, pou- 
vait encore se présenter dans les pactes, ou plutôt dans les 
contrats innomés ; mais, à moins que l’exécution de son obli- 
gation par l’un des contractants ne vint donner une cause au 
pacte et le transformer en contrat innomé, elle demeurait 
sans effets, démunie de toute voie de droit?. 

Prise dans le sens d’une pollicitation, la promesse de vente 
était une offre du vendeur, c’est-à-dire l’acte d’une volonté 
isolée qui ne pouvait passer à l’état de convention qu’à la con- 
dition d’être complétée par l’acceptation de l’acheteur : pac- 
tum est duorum consensus atque conventio, pollicitatio vero 
unius offerentis promissum *. 

Il serait inutile de chercher dans une autre sphère des assi- 
milations sur ce point entre le droit romain et le droit français. 
En vain interrogerait-on l’hypothèse où les parties ont con- 
tracté avec la condition de rédiger ensuite un acte écrit, celle 
où des arrhes ont été données, celle encore où des conventions 
simplement préparatoires sont intervenues en vue d’un acte 
futur. Dans tous ces cas, à quelque époque qu’on se place, soit 
avant Justinien, soit après lui, on trouve des conventions, il est 
vrai; mais tantôt des conventions complètes, tantôt des con- 
ventions imparfaites dont l’existence conditionnelle repose sur 
une vente future. La seule hypothèse qui se rapproche en quel- 
ques points de la promesse de vente telle que nous la compre- 
nons aujourd’hui est prévuc par Justinien dans son code, (1. 17 
De fide instrum.), et dans les Institutes (IN, 24, pr.); il s’agit 
des ventes dont les parties sont convenues de passer acte, in 

1 L. 111,1, D., De verb. obligat. — L. 28 et 35, G 2, D., eod, tit. 


3 L.7, &6 1, 2, D., De pactis. — L, 1, $S 1, ii D., De rer, permut. 
3 L. 3, D., De pollicit. 


186 © HISTOIRE DU DROIT. 


sis quæ scriptur4 conficiuntur ; mais Justinien décrète que ces 
ventes resteront à l’état de conventions imparfaites jusqu’à la 
signature de l’acte écrit, non aliter perfectam esse venditionem 
et emptionem constituimus, nisi el instrumenta emphonis fuerint 
conscripta..….1, Et nous verrons ailleurs que les promesses de 
vente, telles que les comprenait l’ancien droit français, étaient 
toujours des conventions parfaites. 

HI. De la vente dans le droit germanique. — Les étre 

communs qui réunissent en certains points la plupart des légis- 
lations primitives, révèlent des rapports frappants entre la 
mancipation romaine et la vente germanique. Dans les sociétés 
naïssantes, la solidarité qui lie tous les membres entre eux 
donne une importance particulière aux actes qui sont de nature 
à modifier la condition civile de chacun; en même temps, 
l'ignorance des premiers âges et la violence des mœurs jettent 
dans les rapports sociaux une incessante perturbation. À ces 
actes dès lors il faut une publicité qui leur assure la sanction 
de la communauté, une solennité qui en fixe le souvenir dans 
les esprits. Nécessaires pour tous les cas, ces garanties le sont 
principalement pour les transmissions de la propriété qui n’a 
le plus souveït, dans ces temps de désordre, d’autre protec- 
tion que la force. 
À Rome, la mancipation se faisait originairement devant les 
comices ; plus tard, les cinq classes de l’assemblée du peuple 
furent remplacées par cinq témoins citoyens et pubères. Gaius 
lui-même nous apprend que ses formes étaient symboliques, 
mancipalio..… imaginaria quædam venditio’. S'agissait-il de 
ventes mobilières, l’acheteur saisissait la chose et prononçait 
la formule srcramentelle qui attestait son domaine sur cette 
chose; puis, il frappait la balance que tenait le libripens d’une 
pièce de monnaie qui représentait le prix et qu’il remettait dè 
suite au vendeur, quasi pretii loco. Dans les ventes immobi- 
lièrés, les mêmes formalités s’accomplissaient probablement 
sur un symbole de la chose hote, une motte de terre où de 
gazon par exemple. 


1 L. 17, C., De fide instrum. — Instit., III, 24, prine, = Cf, Galus, Com- 
ment., III, 139. 

: Gains, -Comm., I, 6119. — Ulpien, Regul., XIX, 3 et 6: 

3 Boethius, ad Cicerh. loc. cit. sup. — Ulpien, Loc. cit. : « Res mobiles 
» non nisi præsentes mancipar) possunt, ef non plures quam quot manu 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 487 


Suivant le droit gerrhanique, l’assemblée du canton ou de la 
centène est réunie par le centenier qui Îa préside avec les in- 
signes de son pouvoir; le donateur jette dans le sein da dona- 
taire un rameau en signe de transmission, et désigne en même 
temps les biens dont il se dépouille; le donataire oécupe aus- 
sitôt la maison du dotiateur, y fait acté de maîtrise en y rece- 
vant trois hôtes, et prend possession des biens qui lui ont été 
donnés, le tout devant témoins. Avant l’expiration de l’année, 
dans un mall général ou en présence du roi, le donataire doit 
rendre au donateur tout ce qu’il en a reçu, et il doit être de 
nouveau saisi par le jet du rameau. 

La mancipation f’était pas une forme d’äliénation sc drale à 
la vente, on la retrouvait dans le mariage per coemptionem, 
dans l’adoption, dans l’émancipation, dans une certaine espèce 
de testament*®, Les solennités de la laisuwerpitio ne sont pas 
spéciales à la donation, on la retrouve dans tous les actes qui 
tendent à séparer l’individu de son patrimoine ou de là commu- 
nauté?. 

Quand les lois barbares virent le jour, la mancipation n’exis- 
tait plus dans le droit romain qu’à titre de fietion ; les actes de 
vente se faisaient par écrit et en présence de témoins. Le prin- 
cipe de personnalité qui dominait le droit barbare, laissa sub- 
sister, à côté des formes symboliques qu’il consacrait, les 
formes plus simples du droit romain. Suivies par l’Église qui 
conservait alors les derniers vestiges de la civilisation, proté- 
gées par les gararities qu'elles renfermaient, ces formes tendi- 
rent à modifier celles du droit germanique : de cette tendance 
et de la réaction qui la suivit, résultèrent des transformations 
qu’attestent tous les monuments de l’époque*, 

La forme écrite se mélangea dans le droit barbare à la forme 
symbolique ; celle-ci pénétra de son côté jusque dans les écrits 
du droit romain. La loi Ripuaire prévoit le cas où l'acheteur 


» capi possunt; immobiles autem etiam plures simul et quæ diversis locis 
» sunt, mancipari possunt. » 

1 Lex salica, tit. 48 (Walter, 1, 67). — Ducange, v° Laisuwerpire. — . Spel- 
man, Gloss. latin. barb., v° Affatomia. 

? Gaius, comm. I, S$ 117-120, 123, 132, 134; comm. II, SS 104, 113. —{Ul- 
pien, loc. cit., XX, 1. — Aulu-Gelle, Noct. attic., lib. V, cap. 19. 

8 Lex sdlica, tit. 61, $ 1 (Waïter, I, 81); tit. 63,6 1 (Walter, I, 83).—For- 
 mulæ Lindenbrogii, XVIII, LVIII, CLII, ELV (Walter, IL, 418, 428, 450, 451). 
* Formulæ Longobardicæ, VII, IX, XII, XXII (Walter, III, 551, 552, 557). 


\ 


488 HISTOIRE DU DROIT. 


dénie l’acte de vente, testamentum venditionis ; elle veut qu’a- 
lors le payement du prix, la tradition de la chose et la rédac- 
tion de l’acte se fassent dans l’assemblée du peuple, in mallo, 
avec l’assistance spéciale de sept ou de douze témoins, selon 
l'importance de la vente‘. Dans les cas ordinaires, la tradition 
des immeubles et le payement du prix doivent se faire sur les 
lieux mêmes, en présence de témoins; l’acheteur amène avec 
Jui un certain nombre d’enfants à qui il donne des soufflets, uf 
si in posimodum testimonium præbeant*?. Le même usage se 
retrouve dans la loi des Bavarois, cependant toute pleine de 
souvenirs romains, dans la matière de la vente spécialement ; 
elle a un titre Si festem habuerit per aurem tractam, et l’on y 
trouve sur les donations à une église des dispositions toutes 
romaines mélangées de souvenirs germaniques”. La loi des 
Allemands ne reconnaît à l’encontre de l’Église d’autres titres 
de possession que les écrits : les donations faites à une église 
sous son empire sont établies par un écrit, per chartam, que le 
. donateur dépose sur l’autel en présence du prêtre qui la des- 
sert, coräm sacerdote.…. super altare ponat*. 


Les formalités symboliques de la tradition, accomplies dans 
l’origine devant témoins, deviennent, comme la vente, l’objet 
d'actes écrits qui les constatent, et l’on trouve des formules de 
tradition à côté des formules de vente. Ces actes établissent 
que le vendeur s’est dépouillé de la chose vendue en jetant le 
rameau à l’acheteur, et que celui-ci s’en est investi, per her- 
bam et terram s’il s’agit de fonds de terre, per oslium vel ana- 
houla s’il s’agit d’édifices'. Quelquefois même ils énoncent 
qu’on attache à l’acte une partie ou un fragment des objets 
symboliques qui ont figuré dans la tradition, comme pour en 
attester la réalité par un témoignage sensible, et muïte atra- 


1 Lex Ripuariorum, tit. 59, $ 1 (Walter, E, 182). 

? Lex Ripuariorum, tit. 60, 6 1 (Walter, I, 184). 

? Lex Bainvariorum, tit. 1, cap. 1; tit. 15, cap. 2; tit, 16, cap. 2 (Walter, 
J, 243, 282, 286). 

# Lex Alamannorum, tit. 1, cap. 1; tit. 19 (Walter, I, 198, 205). — Cf. Lex 
Burgundioruu, tit. 43, 1; tit. 60 (Walter, I, 324, 334). — Savigny, Histoire 
du droit romain, t. 11, ch. 9, S$ 30 et 31. | 

5 Appendix Marculfñ, XIX, XX, LVIL. — Formulæ Lindenbrogii, loc. cit. 
sup. — Formul. Loagobard., loc. cit. sup. (Walter, III, p. 354, 371, 418, 428, 
450, 451, 551, 552, 557.) 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 489 


mentum super chartulam'. On voit encore par leur contexte 
que la tradition a lieu, dans l’origine en présence des hommes 
libres composant l’assemblée du canton, anté ipsos bonos ho- 
mines, plus tard devant le comte, corâm comite, et devant les 
scabins, cordm scabinis, ou devant le roi, cordm rege, ou ses 
envoyés, aut misso dominico*. Enfin on retrouve les formes 
figurées de la tradition dans les actes les plus variés, l’adop- 
tion, la donation, l’échange, le partage, la concession de béné- 
fices, la recommandation, le précaire ®. 

Les actes de vente rédigés suivant la loi romaine présenternit 
un autre aspect : la formule en est presque constamment uni- 
forme, per hanc venditionem à die prœæsente trado atque trans- 
fundo ; dans les actes rédigés par les clercs, le vendeur sé 
charge lui-même ou charge ses héritiers d’imprécations pour 
le cas où ils viendraient à méconnaître le contrat*. Le plus 
souvent on ne fait qu’un seul et même acte pour la vente et la 
tradition ; quelquefois cependant on trouve des actes de tradi- 
tion secundim legem romanam, dont la formule diffère peu de 
celle qui précède, trado et tradidisse me constat...S. La tradi- 
tion, comme la vente, a lieu sans autre solennité et sans autre 
publicité que la présence de témoins qui apposent leurs signa- 
tures au pied de l'acte, à côté de celles du vendeur et de- 
l'acheteur ‘. Néanmoins la forme romaine ne demeure pas tou- 
jours intacte : la tradition des choses données ou vendues à 
l’église a lieu parfois per herbam et cespitem, ou encore per fes- 
tucam atque per andelangum ; ailleurs le donateur se dépouille 
en faveur d’un monastère per durpilum et festucam, et dé- 


4 Formul. Longobard., VIII, IX (Walter, III, 550, 551). 

3 Appenudix Marcuilfi, XIV, XIX. — Formulæ Alsaticæ, Il. — Leges Longo- 
bard. Caroli Magni; XCIV. — Leges Longobard. Ludovici Pii, XIV. (Walter, 
IL, 352, 354, 525, 598, 625.) 

3 Marculfi formul,, lib. 1, XIII. — Appendix Marculfi, XXXIX. — Formul. 
Lindenbrog., LVIIT. — Formul. Alsatic., 1. — Formul. Longobard., VIT, XII, 
XIII, XV, XVI, XVIII, XIX, XXII, (Walter, III, 296, 202 428, 524, 850, 562, 
553, 554, 555, 557.) 

# Marculft formul., lib. II, XIX, XX, XXI, XXII, XXXVII. — Formulæ Sir- 
mondicæ, VIIL, IX, XXVI. — Formulæ Bignonianæ, 11], XIX. — Formul. Ba- 
luzianæ, VII, XXVII. — Savigny, loc. cit., t. I, ch. 5, 6 106. 

5 Formul. Sirmond., XV. — Formul. Lindenbrog., LXXX, (Walter, III, 
381, 436.) 

6 ]sonis formulæ, XLIV à LXIX (Walter, IIF, 484 à 481). 


190 | HISTOIRE DU. DROIT. 


guerpit. leg biens donnés et omnia wirpivit'. Les monuments 
des pays romains, du midi de la France et de l’ltalie, offrent 
enfin de nombreuses traces de l'influence germanique dans 
cette matière *. | 

La vente germanique se rapproche du droit nana quant à 
ses effets, de même que de la mancipation quant à ses formes. 
- Elle ne présente aucun vestige de la théorie anormale du droit 
romain des préteurs ; l’acheteur avant la tradition a les mains 
vides, c’est la tradition qui les lui garnit, vestifa est manus 
iilius cui tradidi*, pourvu qu’elle soit faite dans les formes 
légales, traditio legitima *. Une simple mise en possession ne 
saurait suffire, le vendeur se trouyât-il dans l’impossibilité de 
faire la tradition solennelle, en raison par exemple de son éloi- 
| gnement ‘du comté où sont situées les choses vendues : dans ce 
cas, il devra donner caution à l’acheteur de l’investir ultérieu- 
rement devant le comte et les scabins°. — Il faut de plus que 
la tradition soit faite par le propriétaire de la chose, autrement 
elle est sans valeur ; entre deux traditions légitimes la première 
l'emporte, et, s’il y a conteste, le différend se vide par le ser- 
ment, la preuve écrite, ou le combat, selon la loi sous l'empire 
de laquelle il s’élèvef. — Ainsi faite, la tradition ne suffit pas 
encore à transférer le domaine de la chose vendue ; le droit 
de l’acheteur doit être complété par la possession annale de la 
‘chose vendue, et de deux acquéreurs successivement investis 
d’une même chose, celui-là l’emporte qui a pour lui la posses- 
sion d’une année. Dans une ,saciété naissante, où toute la 
preuve est testimoniale, preuve de sa nature inceriaine et pas- 
sagère, la marque la plus certaine de la propriété, c’est la pos- 
session”, » | | 

1 Appendix Marculfi, XLIII, — Formul. Lindenbrog., XVIII, CLV. — For- 
mul. Baluzianæ, XXX. (Walter, III, 354, 417, 451, 473.) 

? Laboulaye, Histoire du droit de propriété, appendix Q et R.— Savigny, 
loc. cit., t. Il, ch. 14, S 86. 

3 Lex Baïinvariorum, tit. 17, cap. 2 (Walter, I, 287). 

* Leges Longobardicæ Ludovici pii, $ 14. — Leges Longobardicæ Guidonis, 
6 13 (Walter, III, 625, 663). 

5 Capitular., ann. 819, cap. prim., & 6 (Walter, IT, 331). 

6 Leges Longobardicæ Guidonis, $ 5. — Leges Longobardic. Caroli Magni, 
$ 78. (Walter, IE, 595, 663.) — Lex Bainvariorum, tit. 17, cap. 2. — Lex 


Alamannor., tit. 84.— Lex Burgund., tit. 45. — Lex Ripuarior., tit. 59. (Wal- 
ter, I, 287, 226, 324, 182.) 


7 Baluze, Capitul. reg, franc., t. I}, p. 335. Laboulaye, Histoire du droit 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 491 


Non-seulement la vente germanique répudie les principes de 
la vente romaine, mais on serait même tenté de croire, en 
examinant les actes et les formules rédigés suivant le droit 
romain , que la théorie anormale du droit des préteurs est ou- 
bliée. On n’en trouve plus de traces nettement accusées que 
dans les sources proprement romaines; et les dispositions qui 
se rencontrent éparses dans les lois barbares et les capitulaires 
sur Ja vente de la chose d’autrui, la vente de la chose volée et 
J’assimilation de la vente à l’échange, prouvent assez qu’on a 
pris le plus souvent des jurisconsultes romains plutôt la forme 
dont ils ont revêtu certains principes que ces principes eux- 
mêmes . 

IV. De la vente suivant le droit féodal. — Quand la révolution 
qui consomma la chute des carlovingiens eut transformé le 
bénéfice en fief, développé la censive et réduit l’alleu à une 
existence toute nominale, les principes du droit germanique 
sur la vente suivirent la propriété dans les trois sphères ‘où elle 
se trouvait ainsi répartie, et s’accommodèrent à sa nouvelle ma- 
nière d’être. | 

Dans les fiefs et dans les censives , le vassal et le censitaire 
n’ont sur la terre concédée qu’un domaine utile, le domaine 
direct qui reste au seigneur rappelle en ses mains, par‘ la na- 
ture même des choses, le droit qu’il a octroyé, lorsque le lien 
qui constitue ce droit vient à être brisé. Le vassal vend-il le 
fief, le censitaire aliène-t-il la censive, 1l rapporte au seigneur 
la terre qu’il tient de lui et le prie d’en investir son acquéreur. 
C’est du seigneur et non du vendeur lui-même que celui-ci doit 
tenir son titre. Le seigneur réunit sa cour, comme le centenier 
assemblait autrefois le mall, et la transmission du domaine se 
consomme suivant des formes où les souvenirs germaniques 
revivent tout entiers. Il en est autrement pour les alleux, terres 
libres par excellence, dans les pays où ils se sont conservés; 
leur transmission a lieu devant les magistrats de la cité, et c'est 
le vendeur qui.en investit directement l’acheteur. 


de propriété, liv. III, chap. 4. — Parieu, Études histor. et critiqg. sur les ac- 
tions possessoires, chap. 4. 

1 Lex Bainvariorum, tit. 15, cap. 1 et 8; — Edictum Rotharis, 232. 
(Walter, 1, 282, 283, 125.) — Capitular., lib. V, cap. 344, 347, 365; lib. VI, 
cap. 1523 lib. VIL, cap. 298, 318, 355. (Walter, II, 513, 516, 617, 741, 744, 
750.) — Chartularium Saviniacense, 6$ 224, 256, 849, 941. — Chartul. Atba- 
uacense, S$ 48, 60. = Chartulaire de Saint-Bertin, $S 5, 11 et 18. 


192 HISTOIRE DU DROIT. 


Les formes les plus variées président à la transmission des 
fiefs : tantôt c’est le rameau, per ramum el cespitem , tantôt la 
terre et le gazon, per wasonem, tantôt la paille, per festucam, 
ailleurs le bâton, per baculum, per fustem, qui sont employés 
comme symboles, Ailleurs encore on brise la paille, et l’on 
en attache un fragment au titre qui constate la transmission ?. 
Une grande publicité est assurée à ces actes, et des témoins 
sont spécialement appelés à y coricourir; quelquefois même, 
par un souvenir tout vivant de la loi ripuaire, on leur donne 
des soufflets, ob causam memoriæ *. L'église est investie d’or- 
dinaire per chartam super altare, per claves ecclesiæ, per clocas; 
les chanoines par le livre, les abbés par le bâton, les évêques 
par le bâton et l’anneau *. Mais dans tous ces cas, la tradition 
seule transfére à l’acquéreur le domaine utile du fief: « qui 
» reset dou que l’on li face ou de fié ou d’autre choze, et celui à 
» qui l’on faitle don n’en a aucune teneure ou aucune usage, ou 
» autre pour lui en son non, n’est nient valable, fout l’on ait 
» saisi par une verge; car li don n’en aura esté que en dit et 
» non en fait ‘. » À côté de la tradition qui constitue la trans- 
lation du domaine, se place dans les fiefs l'investiture qui crée 
le lien féodal ; ces deux cérémonies, quelquefois confondues 
ne s'en séparent pas moins dans leurs formes et dans leurs 
effets ©. AUBÉPIN. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


1 Ducange, vis Festuca, Andelangus, F'eudum. — Galland, Franc-aleu, 
chap. 20.— Brodeau, sur Paris, art. 50, n°’ 7, 8, 9, 10, 11, 12 ; art. 69, n°3, 4; 
art. 82, n° 2 à 6. 

2 Ducange, v° Feudum. 

3 Chartul. de Saint-Père de Chartres (éd. Guérard), Prolégom., ne 218, 
n. 6; lib. 1, cap. 20; lib. III, cap. 81; lib. IT, cap. 65; lib. III, cap. 14. 

# Galland, loc. cit., cap. 20; il rapporte un passage de saint Bernard. 

5 Clef des assises de la haute Cour, n° 193 (Assises de Jérusalem, édit. 
Beugnot). 

6 Philippe de Navarre, ch. 27 (édit. Beugnot). — Jean d'Ibelin, ch. 185. 


$ 
EXAMEN DOCTRINAL. 193 


EXAMEN DOCTRINAL 
wi De la J urisprudence des Arrèts et des Auteurs 


SUR LES VENTES DES MEUBLES CORPORELS OU INCORPORELS EN CAS DE BÉNEFICE 
D’'INVENTAIRE. 


Par M. Coin - DELISLE, avocat à la Cour impériale de Paris. 
(S'uile et fin.) 


SOMMAIRE, Ù 


55. Transition à l’examen des formes imposées par le titre de la Fente du 
Mobilier. — Quelques mots sur l’article 945. 

56. Formes de constatation de la publicité. 

57. Explication de l'article 946, quant à la partie requérante et à l’officier 
public. 

58. De Ia nécessité de l’ordonnance du président. 

59. Les auteurs rejettent cette ordonnance comme superftue. — Leurs ar- 
guments. 

60. Réponse aux deux premiers arguments : l’ordonnance est utile, et im- 
plicitement demandée par Particle 989. 

61. Réponse au troisième argument tiré de l’article 956 du Code de pro- 
cédure et de l’article 796 du Code civil. 

62. Réponse à l’argument tiré de Particle 945 du Code de procédure ct de 
Particle 826 du Code civil. 

63. Réponse à l’argumentation tirée du tarif de 1807. 

64. Conclusion. L’ordonnance du président est requise pour toutes ventes 
judiciaires du mobilier d’une succession, corporel ou incorporel. 

65. Sur l’article 947; 

66. Sur l’article 948; 

67. Sur l’article 949; 

68. Sur les articles 950 et 951 du Code de procédure. 

69. On attaquera cette doctrine comme trop uniforme et dangereuse, à cause 

| des formalités auxquelles elle soumet l’héritier bénéficiaire. 

70. Réponse à cette objection. 

71. Transition aux décisions de détail; et d’abord de la première vente 
après décès. | 

12. Si les grains et autres oitées trouvés lors de l'inventaire peuvent se 
vendre de gré à gré au prix des mercuriales. 

13. La vente des fruits pendants par racine au temps de l'ouverture de la 
succession est libre de toutes formes. 

74. Ainsi que toutes les récoltes subséquentes. 

75. Des coupes ordinaires de bois. 

16. Des coupes arriérées de taillis. 

17. Des coupes de futaies. 


à 


1 V. plus haut, p. 97. 
XIV. 13 


194 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


18. De la futaie qui doit être abattue pour cause de dépérissement. 

79. De la vente d’un bâtiment sur pied. 

80. De la vente détachée des meubles qui 86 trouvent immeubles par affixion 
ou par incorporation. 

81. Des meubles devenus immeubles par le FRecenent qu’en a fait le pro- 
priétaire dans son immeuble. | 

82. Des carrières ouvertes par le défunt sur le sol d’autrui. 

83. Comment procéder si l’héritier veut continuer l'exploitation. 

84. Des carrières ouvertes sur le fonds du défunt. 

85. Vente des rentes sur particuliers. 

86. Rentes sur l’État. Loi du 24 mars 1806 sur _ rentes des mineurs et in- 
terdits. 

87. Sens de cette loi. 

88, Avis du Conseil d’État sur les rentes appartenant à des héritiers béné- 
ficiaires, 

89. Qui doit leur donner l'autorisation? 

90. Des actions de la Banque de France. 

91. Il faut rentrer dans notre système général pour tontes autres valeurs mo- 
bilières. 

92. Des offices, et des ouvrages littéraires que le défunt n’a pas publiés. 


-55. Ceci posé, nous verrons quelles sontles formes imposées à 
l'héritier bénéficiaire par le titre V du Code de procédure civile 
pour la vente des meubles corporels ou incorporels. 

Nous avons été forcés d’expliquer l’article 945 ; nous ne re- 
viendrons donc pas sur la nécessité, pour les uns comme pour 
les autres, du nombre d’affiches et d’insertions fixés pour les 
ventes par suite de saisie-exécutions ; et comme les ventes de 
droits incorporels sont souvent des objets précieux, on peut 
dans l’usage faire trois appositions d’affiches, et trois insertions 
aux journaux pour certains droits incorporels; en tenant ce- 
pendant que l’analogie n’est pas obligatoire, et que la vente ne 
serait pas nulle faute de l’avoir suivie, sauf Des 
s’il y avait faute. 

56. 11 faut dire encore contre l'opinion commune que, dans 
toutes ces ventes, les publications et affiches doivent être, selon 
l’article 649, constatées par exploit d’huissier, auquel un exem- 
plaire du placard est annexé, même quand les ventes sont faites 
par un notaire. Le Code de procédure est une loi générale ; et 
comme elle est postérieure au Code civil, elle ne permet plus, 
même aux notaires, de se borner aux seules formes prescrites 
par le Code civil. i 

57. D’après l’article 946, la vente se fait à la réquisition d’une 
des parties intéressées et par officier public, c’est-à-dire par un 


EXAMEN DOCTRINAL. 1495 


notaire, quand il s’agit de droits incorporels, à moins qu’une 
loi spéciale n’appelle une autre classe d’officier au droit de 

vendre ou d’opérer le transfert, comme en matière de rentes 

sur l’État. . 

Quand il y a plusieurs héritiers bénéficiaires dans une 
même succession, la vente peut se faire sur la LIRE d'un 
seul d’entre eux. 

58. D’après le même article, la vente doit se faire en vertu 
de l’ordonnance du président du tribunal de première instance. 

La raison de cette disposition est simple. La vente a Île ca- 
ractère judiciaire. Il faut donc qu’elle aït été crdonnée par la 
justice. 

Si autrefois l’ordonnance n’était pas requise, c’est que, faute 
de vendre les meubles en justice, l’héritier n’encourait pas la 
peine d’être réputé héritier pur et simple *. 

Le Code civil ne l’avait pas ordonné non plus : mais le Code 
de procédure est formel par son renvoi de l’article 989 au titre . 
de la Vente du Mobilier : il comprend donc par ce renvoi toutes 
les dispositions législatives écrites dans ce titre V. 

Si notre explication de l’article 989 en ce qui concerne les 
meubles incorporels est conforme à la loi, l’autorisation du 
” président est d’autant plus nécessaire, qu’il eût été imprévoyant 

de ne pas soumettre à un magistrat l’intention de vendre des 
valeurs importantes, peut-être dans un temps où il n’y aurait ni 
nécessité ni opportunité. 

__ Même en matière de meubles corporels, 1e y aurait pré 
voyance de laisser l’héritier bénéficiaire vendre, sans autorisa- 
tion, des effets précieux dans un temps inopportunr : par exem- 
ple, une galerie de tableaux à la fin de septembre, quand tous 
les amateurs et les acheteurs sont en voyage ou à la M 2j 
pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs. 

La fonction du DFRAE n’est pas une fonction passive. Il est 


“Tlya plas : l’usage constant au Châtelet était que la première vente gé- 
nérale des meubles par l’héritier bénéficiaire se fit sans que l'héritier prit 
aucune autorisation de justiee. L'autorisation pour la vente des meubles su- 
jets à dépérir n’était requise que de la part de l'héritier qui n’avait pas encore 
pris qualité : celui qui avait accepté bénéficiairement n’en avait pas besoin. 
On comprend dès lors que les praticiens ont suivi sous le Code de procédure 


leurs anciennes habitudes, surtout en n’entendant le mot Mobilier que des 
meubles corporels. 


196 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


de son droit et quelquefois de son devoir de se faire expliquer 
les motifs de la vente, les besoins qui la nécessitent, et même 
de refuser son ordonnance. C’est comme juge qu “agit le prési- 
dent quand il rend une ordonnance sur requête. 

59. Cependant l'opinion contraire règne, surtout chez ceux 
qui pensent que l’article 989 ne s “applique pas aux meubles 
incorporels. La plupart des auteurs ont suivi les traces de Toul- 
lier, de Carré et de Thomine Desmazures, noms chers à la 
science du droit, et ont pensé que lhéritier bénéficiaire n’a pas 
besoin de requérir cette ordonnance, même pour la vente des 
meubles corporels, et nous avons vu avec regret que M. Demo- 
lombe se soit laissé entrainer par ces respectables autorités. 
Les raisons que les auteurs ont donné de cette opinion sont, 
1° que l'héritier bénéficiaire étant tenu de vendre aux en- 
chères, il serait inutile d’inventer une formalité superflue, si 
peu coûteuse qu'elle fût; 2° que ni Particle 805 du Code Na- 
poléon, ni l’article 989 du Code de procédure n’ont: pas exigé 
cette ordonnance ; 3° que les articles 796 du Code Napoléon et 
986 da Code de procédure exigeant cette formalité de l'héritier 
qui n’a pas encore pris qualité, indiquent suffisamment que l’hé- 


ritier bénéficiaire peut agir autrement, lui, qui est propriétaire, - 


et dont les droits sont plus étendus que ceux du successible 
délibérant; 4 que si l’article 946 du Code de procédure civile 
exige celte autorisation, c’est qu’il se réfère au cas spécial où 
il s’agit vendre les meubles de la succession contre la règle du 
partage en nature; 5° et enfin que l’article 77, $ 12, du tarif. du 
10 février 1807 n’alloue pas à l’avoué de l'héritier bénéficiaire 
de taxe pour la requête d’autorisation, tandis qu’il en alloue une 
à l’avoué de l’habile à succéder qui veut vendre sans attribution 
de qualités. 

60. Le lecteur intelligent prévoit que nous répondrons à la 
première partie de cette argumentation par ce que nous avons 
déjà dit n° 54 sur l’exéquation complète opérée par l’article 889 
et par l’article 1000 du Code de procédure, entre les ventes par 
l’héritier sous bénéfice d'inventaire ou par le curateur à la va- 
cance, et les ventes à faire dans le Code de l’article 945. S’il y a 
un texte qui ordonne l’exéquation de formalités entre ces ventes, 
et que l’article 946 commande de prendre l’autorisation du prési- 
dent, nous n’inventons pas la formalité ; c’est la loi elle-même qui 
FOoenRe pour tous les cas de vente du mobilier d’une succes- 


em 


EXAMEN DOCTRINAL. 197 


sion. D'ailleurs, l'héritier bénéficiaire n’est pas tenu de vendre; 
et l’article 805 n’a d’autre objet que de lui prescrire quelle 
forme il doit suivre, quand il se décide à vendre. 
. Nous répondrons à la seconde partie que l’article 805 du 
Code civil n’avait effectivement rien dit sur ce point; mais que 
l’article 989 du Code de procédure prescrit implicitement de 
requérir l’autorisation du président, puisqu'il renvoie au titre V 
de la Vente du Mobilier, qui l’exige formellement par l’ar- 
ticle 946. 
61. Quant au troisième argument, qui paraît plus sérieux en 
ce qu’on signale que l'héritier bénéficiaire a des droits plus 
parfaits que l’héritier délibérant, nous répondrons 1° que de ce 
que la loi, après avoir dit d’une manière générale dans l’arti- 
cle 946 que la vente du mobilier devrait se faire en vertu d’une 
ordonnance du président, et aurait répété spécialement cette 
règle dans l’espèce de l’article 986, on ne pourrait logiquement 
en induire qu’il fallait, dans tous les cas spéciaux de vente du 
mobilier, que le Code répétât la nécessité d’obtenir une ordon- 
nance. Une redite dans un cas particulier n’a jamais été une 
abrogation de la règle générale. 
2° Que si nous dispensons l’héritier bénéficiaire de requérir 
ordonnance parce qu’il a des droits plus parfaits que l'héritier 
délibérant, nous serons forcés d’en dispenser aussi le curateur 
à succession vacante et le tuteur qui au cours de la tutelle vou- 
dra vendre des effets mobiliers appartenant à son pupille. Certes, 
ils n’ont pas autant de droits que l’héritier delibérant... En ex- 
pliquant le Code par des arguments de détail, au lieu de cher- 
cher à en saisir l’ensemble, on s'expose à des décisions 


. incohérentes. 


3° Que l’article 986 contient, non pas une redite, mais un dé- 
veloppement nécessaire de l’article 796 du Code Napoléon. Cet 
article dit que « s’il existe dans la succession des objets suscep- 
» tibles de dépérir ou dispendieux à conserver, l'héritier [qui 
» n’a pas encore pris parti] peut en sa qualité d’habile à succé- 
» der, et sans qu’on puisse en induire de sa part une accepta- 


» Lion, se faire autoriser par justice à procéder à la vente de ces . : 


» effets. » Qu’avait donc ie Code de procédure à régler sur ce 
point? Il avait à déterminer à quelle autorité judiciaire s’adres- 
serait l'héritier délibérant. Sera-ce au tribunal par un jugement 
sur requête? Non. Ce sera au président, parce qu’un jugement 


t 
198 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


sur requête entraînerait trop de frais. Sera-ce au président du 
lieu où se trouvent actuellement les effets à vendre? Non, parce 
qu’il est de principe général que toutes les demandes relatives 
à une succession soient portées au lieu de l’ouverture de la suc- 
cession, Tel était l’objet des questions présentées au législa- 
teur; tel a été le but de sa double réponse : « Il présentera, à 
» cet effet, requête au président du tribunal dé première in- 
» stance du lieu dans le ressort duquel la succession est ou- 
» verte. » | | 

Puisque cet article 986 n’est pas même une redite de l’ar- 
ticle 946, puisque c’est une réponse spéciale à une question non 
résolue par l’article 796 du Code civil, et un complément donné 
spécialement à.cet article par le Code de procédure, loi orga- 
nique du Code civil, il n’a été donné que pour le cas particulier 
dont s’occupait l’article 796, sans aucune intention relative aux 
Ventes du mobilier, et par conséquent sans intention restrictive 
de l'article 946, qui est général pour toutes les ventes du mobi- 
lier d’une succession où il y a des tiers intéressés. 

Donc, cet articie 986 est sans influence sur l'interprétation 
de l’articlé 946, et n’empêche pas qu’il doive être présenté re- 
quête quand les ventes se font à la requête d’un héritier béné- 
ficiaire, d’un curateur à la succession vacante, ou d’un tuteur 
au commencement ou dans le cours de la tutelle. 

62. Quant au quatrième argument, ce n’est qu’unerépétition 
du système, une pure hattologie. Le voici dans toute sa pureté. 

L'article 945 vise l’article 826 du Code civil; l’article 946 n’est 
qu’une suite nécessaire de cet article 826 et ne peut pas s’ap- 
pliquer à d’autres cas. 

Nous avons dit que c’était une pure andiogie. parce que l’o- 


pinion contraire à la nôtre répète sur tous les tons qu'il faut, 


outre l’article 946, une disposition spéciale pour qu’on s’adresse 
au président ; tandis que nous disons : la disposition est gé- 
nérale ; elle est conçue en termes généraux, et tous les renvois 
faits au titre V comprennent ce titre tout entier. 

Mais entrant plus profondément dans cet article 826 du Code 
Napoléon, nous demanderons à nos lecteurs : Où est-il placé 
dans la loi décisoire, dans le Code civil qui règle ie fond du droit? 
Il est placé au titre des Successions, chap. VI, sect, 1"°, De l’ 4c- 
tion en Partage. Or le partage peut se faire entre héritiers purs 
et simples, ou entré héritiers bénéficiaires, ou entre héritiers 


= m7 


EXAMEN DOCTRINAL. 199 


des detix qualités différentes. Donc l’article 826 n’est pas écrit 
exclusivement pour les héritiers purs et simples: ‘il est écrit 
aussi pour les héritiers sous bénéfice d'inventaire ; il n’est 
même. pas écrit pour les majeurs seulement, il l’est aussi pour 
les mineurs; car un tuteur peut, suivant Îles circonstances, 
préférer le partage des meubles én nature à la vente des meu- 
bles au placement du prix. On ne peut pas restreindre une loi 
générale à une espèce , quand par ses termes elle peut s "eppli- 
quer à toutes. 

Or, si l’article 826 8 applique aussi bien à l'héritier bénéfi- 
ciaire qu’à l’héritier pur et simple, à Phéritier mineur qu’à l’hé- 
ritier majeur, il en faut conclure que les ventes prévues par l’ar- 
ticle 826 comprennent les ventes du mobilier de la succession 
par bénéfice d'inventaire comme les autres. L'article 826 était 
donc l’article le plus général que les rédatteurs du Code de 
procédure aient pu invoquer. On ne comprend donc plus pour- 
quoi les auteurs veulent en restreindre la portée. 

D'ailleurs, que l’héritier bénéficiaire ait été de la majorité 
qui ait déterminé la vente du mobilier, et qu'ainsi la vente ait 
été faite à la requête d’une des autres parties, il n’en faudra pas 
moins convenir que la requête et l’ordonnance sont nécessaires, 
puisque, de l’avis de tous les auteurs, l'ordonnance doit être 
requise dans le cas de l’article 826. 

Qu’au contraire, la majorité ait contraint l’héritier bénéf- 
ciaire à prendrè sa part en nature, parce qu’il n’y avait pas 
actuellement de créances exigibles, .de saisissants ni d’oppo- 
sants, et que l’héritier bénéficiaire trouve de bonne adminis- 
tration de vendre les meubles pour les placer, ou payer sa part 
dans les dettes, on ne peut pas nier qu'ui n'y ait alors des 
tiers intéressés aux termes de l’article 952 du Code de pro- 
cédure ; car l’état de bénéfice suppose de droit l’existence de 
créanciers connus ou inconnus. Or ces créanciers connus ou 
inconnus sont des tiers intéressés à la vente, puisque compte 
leur en est dû. Or, l’article 952, qui permet aux majeurs de 
ne pas suivre les formalités prescrites depuis l’article 945 jus- 
qu’à l’article 951 quand il n’y a aucun tiers intéressé, ne con- 
cerne en rien lhéritier bénéficiaire, qui doit rendre compte à 
des tiers du prix de cette vente ; donc, s’il vend séparément la 
part qu’il a reçue en nature dans le mobilier, il doit demander 
l'autorisation du président, conformément à l’article 946, parce 


200 y REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


que l’article 952 l’y contraint. Par conséquent, et dans tous les ù 


cas, l’ordonnance est nécessaire. C’est donc avec raison que 
l’orateur du gouvernement, M. Siméon, dans l’exposé des mo- 
tifs de cette partie du Code de procédure civile, a dit : « Si l’hé- 
» ritier bénéficiaire veut vendre des meubles de la succession, 
» il s’y fera autoriser par le président du tribunal dans le res- 


» sort duquel la succession est ouverte. » Pourquoi donc une” 


indication si précise et si conforme aux principes et aux textes 
a-t-elle été repoussée obstinément dans la pratique et dans la 
théorie ? 

63. Quant au ui argument tiré du tarif de 1807, il est 
encore plus vicieux que les autres, et il est répété partout! 
Nous ne devons pourtant pas le mépriser : il a séduit de bons 
esprits ; il faut donc le réfuter. On lit dans l’article 77 du tarif, 
« 6.12 (Procéd. 986) : Requéle afin d'être autorisé, sans attribu- 
tion de qualité, à faire procéder à la vente d'effets mobiliers 
dépendants d’une succession... à Paris, 3 francs; » et l’onen a 
conclu que le rédacteur du décret a refusé d’allouer une re- 
quête pour l’article 989 en cas de vente par bénéfice d’inven- 
taire. Mais l’observation est sans portée. Le $ 11 du même tarif 
alloue le même droit de 3 francs en cas de requête « (Pr. 946) 
pour faire autoriser à la vente du mobilier d’une succession, » et 
par conséquent pour tous les cas auxquels 1l y aurait lieu d’y 
, procéder à la requête d’un tuteur, d’un curateur à succession 
vacante, d’un héritier bénéficiaire, du présomptif héritier d’un 
absent, etc... et comme leçrédacteur du tarif a suivi pas à pas les 
articles du Code de procédure où 1l élait parlé de requête, il n’a 
pu parler de l’article 989 ni de l’article 1000, qui renvoient 
aux formalités de la vente du mobilier. Le $ 11 qui alloue une 
requête pour faire autoriser à la vente du mobilier s'applique 
donc à toutes les ventes du mobilier d’une succession quelle que 
soit la partie requérante ; car il a dans les termes la même gé- 
néralité que l’article 946 du Code de procédure auquel il ren- 
voie; et si les articles 989 et 1000 renvoient au titre V, et, saus 
distinction aucune, aux formalités qu’il édicte (ce qui comprend 
la requête), ce même $ 11 ne doit jamais être écarté quand il 

s’agit des ventes du mobilier d’une succession, quel que soit 
celui qui le fasse. 

64. Ce qui prouve encore mieux la vérité de notre doctrine, 
c'est l'incertitude où les praiiciens et les tribunaux se sont 


mn) 


= en 


EXAMEN DOCTRINAL. 201 


trouvés jetés par la doctrine que Toullier a introduite. Il est 
vrai qu'il était bien simple de laisser vendre les meubles cor- 
porels sans requête ni ordonnance. Mais le trouble est venu 
quand il s’est agi de vendre des meubles incorporels. Dès que 
l'opinion régnante était que la Vente du Mobilier au Code de 
procédure ne comprenait en rien les meubles incorporels, les 
uns ont pensé qu’on les pouvait vendre librement ; d’autres, 
effrayés des conséquences, ont inventé des procès fictifs, et 
des jugements d'expédients. Quand l'héritier bénéficiaire n’avait 
pas de contradicteur, on a soumis la nécessité de la vente au 
tribunal sur requête en chambre du conseil, et inventé des pro- 
cédures que le Code ne prescrivait pas ; et pendant tout ce temps, 
les ventes de meubles corporels se faisaient librement, sans 
requête n1 ordonnance, ou si l’ordonnance avait été rendue, un 
juge taxateur la pouvait supprimer de la taxe. En résumé donc, le 
Code de procédure a voulu qu’il n’y eût point de vente judiciaire 
de meubles qui ne fût autorisée par justice : par jugement, si elle 
est demandée par une partie contre l’autre ; par ordonnance du 
président rendue sur requête, si une partie a droit de la re- 
quérir seule; par ordonnance sur référé, s’il s’élève des diffi- 
cultés qui puissent se lever provisoirement, quand la partie 
requérante a été autorisée à vendre ; et la forme d’autorisation 
sera toujours la même, soit qu’il s’agisse de biens corporels ou 
de biens incorporels. 

Nous demandons pardon aux lecteurs de nos longs efforts 
pour dissiper une erreur passée en habitude et nous reprenons 
l'indication des formalités exigées par le titre V. | 

65. Qu'il s'agisse de biens meubles corporels ou incorporels, 
on doit, suivant l’article 947, appeler à la vente les parties 
ayant droit d’assister à l'inventaire, parce qu’elles ont intérêt à 
faire enchérir; mais pour éviter des frais, on n’appellera que 
celles qui demeureront dans la distance de cinq myriamètres 
ou qui auraient dans le même rayon un domicile élu. Cette in- 
dication de la vente sera notifiée au domicile élu, même pour 
les parties domiciliées dans la distance légale, parce qu’elles 
sont censées avoir confié à la personne chez qui elles auront 
élu domicile, le soin de surveiller les opérations de la succes- 
Sion. | | 

66. Suivant l’article 948, le président du tribunal pourra 
statuer provisoirement en référé sur les difficultés qui s’éleve- 


202 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


raient : elles peuvent naître de l’inopportunité de la vente, des 
réclamations que des tiers, légataires ou autres, voudraient 
faire de quelques objets à mettre en vente. 

Dans l’article 946, il s’agit toujours du président du tribunal 
de la succession ; dans l’article 948, il s agit du président du 
lieu où se fait la vente. 


67. Suivant l’article 949, la vente se fait dans le lieu où sont : 


les effets, s’il n’en est autrement ordonné, soit dans l’ordon- 
nance sur requête, soit par une ordonnance de référé. On com- 
prend que pour la vente des meubles incorporels, le lieu le 
plus commode est ordinairement l’étude du notaire chargé de 
la vente, aux mains duquel sont remis les titres. 

68. Les articles 950 et 951 ont pour objet d’éviter des frais 
sans utilité, et veulent que l’officier chargé de vendre, notaire 
ou autre, ne soit arrêté dans son opération par l’absence dé 
qui que ce soit. Si les personnes appelées ne comparaissent 
pas, l'officier public procédera tant en absence que présence, 
sans appeler personne pour les représenter. 1l n’attendra même 
pas la présence du requérant, car, le public appelé par les 
affiches ne doit pas attendre ; mais l'officier public constatera 
au procès si le requérant était absent ou présent lors de la 
vente. | | 

69. On attaquera notre doctrine, comme trop uniforme et par 
conséquent trop radicale ; elle sera regardée comme un piége 
tendu à l’héritier bénéficiaire, qui pour l’omission d’une for- 
malilé dans Ja vente d'objets mobiliers, se trouvera à son insu 
ou par inadvertance déchu du bénéfice d'inventaire, s’ n’y a 
pas eu ordonnance du président, si l’on n’a pas appelé à la vente 
les parties ayant droit d’assister à linventaire ; elc. | 

Telle n’est pas notre pensée, 

Nous avons donc à examiner les effets de notre doctrine gé- 
nérale sous le double rapport du fait des officiers publics et du 
fait de l’héritier bénéficiaire. 

70. La maxime factum executoris, factum partis ne doit 
s'entendre qu’avec précaution, et ne s’applique qu’aux dom- 
mages que l'officier public, choisi par la partie, aura causé aux 
tiers. Elle ne peut pas donner lieu à une peine personnelle 
contre la partie qui n’est pas tenue de guider les officiers pu- 
blics, que la loi lui a donnés pour guides et pour conseils. 

On ne sera donc pas déchu du bénéfice d'inventaire par cela 


EXAMEN DOCTRINAL. 203 


seul que l'officier public aura manqué aux conditions de publi- 
cité prescrites par le titre des saisies exécutions, ou parce que 
l’ordonnance du président n’aura pas été requise, quoique la 
vente ait été évidemment inopportune, ou parce qu’on n’y 
aura pas appelé les parties ayant droit de figurer à l’inventaire. 
C'était à l’officier public chargé de faire la vente de pourvoir à 
ces formalités. La partie est présumée n’avoir en rien participé 
à l’omission des formalités requises. Les tribunaux ne peuvent 
prononcer la peine de la déchéance du bénéfice d'inventaire, là 
où l’héritier n’est point personnellement en faute. 

_ Mais s’il s’agit des dommages-intérêts des créanciers, parce 
que les ventes n’auraient pas reçu la publicité requise, parce 
que la vente aurait été faite en temps inopportun et qu’ordon- 
nance n’aurait pas été requise, ou parce qu'une partie qui aurait 
dû y être appelée ne l’aurait pas été; alors, la maxime factum 
- executoris, factum partis reprendra son empire, parce que l’of- 
ficier public est le mandataire de la partie, et que tout mandant 
doit la réparation du dommage direct que la faute de son man- 
dataire a causé dans l’exercice du mandat. | 

Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer ici que, 
das le cas où notre opinion qui, à nos yeux, est la seule vraie, 
viendrait à triompher, les tribunaux seront et devront être 
encore longtemps avant que de prononcer des dommages- 
intérêts, faute d’autorisation présidentielle préalable à la vente, 
parce que l'opinion actuelle doit être regardée, même pour 
l'officier public, comme une erreur commune qui exclut toute 
idée de faute. 

Notre opinion n’est pas non plus trop sévère à l'égard de 
l'héritier lui-même. Nous avons démontré plus haut, nes 33 et 
suivants, que même dans les ventes de meubles faites par l’hé- 
ritier bénéficiaire sans formalités, l’article 989 du Code de pro- 
céduré civile n’était pas aussi impératif que l’article 988, ct : 
que les magistrats avaient à consulter la nature des faits, leur 
importance, leur innocuité pécuniaire, l'intention et la bonne 
foi de l’héritier. 

71. De ces principes, il découle que la vente générale du 
mobilier, dont l’héritier bénéficiaire veut se défaire après la 
clôture de l'inventaire, appelée ordinairement la vente après 
décès, et qui ne contient le plus souvent aucun meuble incor- 
porel, doit donc se faire d’ordonnance du président dans les 


201 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


formes prescrites par le titre V de la Ie partie du livre II du 
Code de procédure, combinées avec les formes de publicité et 
de vente par suite de saisies-exécutions. 
Passons maintenant aux détails. | 
72. Les auteurs sont divisés sur la question de savoir si l’hé- 
ritier bénéficiaire peut vendre en gros, de gré à gré, les grains 


et autres objets sie dont le prix est fixé par les mer- 


curiales. 

Ceux qui l’affirment se fondent sur ce que l'expérience a 
appris que des grains vendus en détail et aux enchères sont 
rarement portés à des prix plus élevés que ceux des mercu- 
riales, et que même on peut craindre une coalition de mar- 
chands pour empêcher que le prix ne s'élève. 

Ceux qui le nient se fondent sur la RARE des termes de 
la loi. 

Ou il s’en trouve une faible quantité, et alors ce sont des lots 
à faire et à vendre en même temps que les autres meubles de 
la succession; ils ne valent pas les frais d’une vente séparée. 

Ou il s’en trouve une quantité considérable, et dans ce cas 
l’héritier bénéficiaire n’a pas le droit en cette qualité de traiter 
de gré à gré d’un effet de la succession qui n’a à craindre 
aucun dépérissement. 

. Pour vendre cet effet de la succession, il lui faut nécessaire- 
ment l’autorisation du président, comme nous l’avons prouvé 
ci-dessus (n° 8 à 13) pour tout autre effet mobilier en général, 
parce que le président du tribunal est juge-de l’opportunité et 
du lieu où la vente sera plus avantageuse. | | 

Mais rien n’empêchera d’ailleurs que, dans une succession 
où se trouverait une quantité notable de grains ou autres den- 
rées de nature à être vendues sur un marché, l’ordonnance du 
président ne les distingue des autres objets en prescrivant de 
les vendre aux enchères à tel marché et pendant sa tenue. En 
principe, on ne peut pas aller plus loin : ce qui n'empêche pour- 
tant pas que dans l’équité judiciaire les tribunaux ne prononcent 
pas déchéance contre l’héritier qui aurait traité de gré à gré au 
prix des mercuriales, ou qui aurait de bonne foi vendu au marché 
voisin, sans affiches et sans officier public, en considérant que 
les marchés publics sont un lieu de continuelles enchères pen- 
dant leur tenue, et que la périodicité des marchés équivaui à 
l'indication des affiches; mais ces raisons, qui peuvent sauver 


EXAMEN DOCTRINAL. 205 


une espèce, ne sont pas assez graves pour effacer la loi ni pour 
être proposées comme règles de décision. ‘ | 

73. Les fruits pendants par racines au temps de l’ouverture 
de la succession ne forment pas partie de l'inventaire (arg. de 
V’art. 585 du Code Nap.), bien que l'héritier bénéficiaire en 
doive compte comme administrateur, ainsi qu'il doit compte 
des fruits qu'il recueillera tant qu’il n’aura pas vendu les im- 
meubles. 

C’est à cause de leur naïssance avant l’ouverture de la suc- 
cession, que peut s’élever raisonnablement la question de sa- 
voir si l’héritier bénéficiaire doit toujours faire de ces fruits 
une vente aux enchères par officier public. 

Or, il faut tenir pour certain que le fonds de la succession ne 
se composant pas des fruits naturels et industriels pendants par 
branches et par racines au temps de l’ouverture de la succes- 
sion, les ventes qu’en fera l’héritier bénéficiaire ne sont pas 
ventes de meubles d’une succession, maïs vente de fruits prove- 
nant des biens de la succession. Ces ventes sont donc des actes 
d'administration libre. 

Nous avons dit que l’héritier bénéficiaire administrait comme 
propriétaire, La loi en fait un administrateur, non un régisseur; 
et de là suit que les formes de vente exigées par l’article 805 
du Code Napoléon pour le mobilier compris dans l’inventaire, 
comme le dit l’article 807 (Code Nap.), ne sont pas exigées 
pourla vente des fruits recueillis par l’héritier, lesquels n’entrent 
pas dans l'inventaire; il suffit qu’elles soient faites de bonne 
foi et non accompagnées de fautes graves. L’héritier bénéfi- 
ciaire peut comme tout propriétaire les vendre de gré à gré et 
suivre tel mode de vente volontaire que son intérêt bien en- 
tendu lui suggérera. - 

Il en est ainsi pour toute espèce de fruits; et nous ne voyons 
guère la nécessité de prendre l’ordonnance du président pour 
la vente des fruits pendants par racines, ni de prendre la forme 
de vente par suite de saisie-brandon, que dans le cas où la ma- 
turité serait assez voisine du décès, pour que les récoltes se 
fissent avant que l’héritier eût pris qualité, auquel cas on ren- 
trerait dans l’article 986. 

Quand une fois l’acceptation bénéficiaire est faite, la récolte 
v’est plus qu’une perception de fruits. 

74, À plus forte raison, l’héritier bénéficiaire pourra vendre 


206 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


sans formalités les récoltes subséquentes. Vendre les fruits 
publiquement et aux enchères peut être regardé comme une 
précaution de bonne pratique, mais aucune loi ne l'exige; et 
quand l'héritier vend les fruits aux enchères, la vente volontaire 
qu'il en fait faire n’est pas soumise à l'ordonnance de l’ar- 
ticle 946. 

75. Ce que nous avons dit de la vente des fruits pendants par 
racines, nous le répéterons pour la vente des coupes ordinaires 
des bois taillis, et nous distinguerons entre le temps où le pré- 
somptif héritier administre avant d'avoir pris qualité et celui 
où il administre après avoir pris le bénéfice d'inventaire. Dans 
le premier cas, il devra absolument suivre les formes des arti- 
cles 805 du Code Napoléon et 986 du Code de procédure civile. 
Dans le second, il fera un acte d'administration nécessaire, pour 
lequel il n’a pas d'autorisation à demander, En effet, la desti- 
nation des coupes comme des fruits étant d’être recueillis, 
l’époque de maturité leur fait perdre la qualité d'immeubles 
par accession, et les soumet, quoique sur pied, au régime de 
pure ddinieuaton confié par la loi à l’héritier bénéficiaire. 

Nous n’entendons pas dire par là, que l'héritier bénéficiaire 
doive toujours traiter à l'amiable des coupes de bois, mais seu- 
lement qu’il en est libre. La vente volontaire par officier pu- 
blic, surtout quand les coupes sont importantes, est un moyen 
d'éviter les soupçons de mauvaise gestion et les résultats de 
l’action mandati. 

76. Un jugement de la chambre du conseil du tribunal de la 
Seine du 2 février 1850 a autorisé l’héritier bénéficiaire à faire 
les coupes arriérées par le fait du défunt. 

Pareille procédure paraît superflue, l’héritier bénéficiaire n’a 
besoin d’aucune autorisation pour rentrer dans l’aménagement 
ordinaire ; car de deux choses l’une : en agissant ainsi, il fait 
ou une faute ou un acte utile d'administration ; etles créanciers 
auront ou n’auront pas d'action résultant de son fait. L’autori- 
sation qu’il obtiendrait de la justice, sans contradiction aucune, 
ne le mettrait pas à couvert des actions des parties intéressées. 
Mais dans tous les cas, il ne peut résulter de ce fait, même 
sans ordonnance de justice, une cause de déchéance du béné- 
fice d'inventaire. 

77. Quand les futaies elles-mêmes ont été mises en coupes 
réglées, et que le temps de la coupe est arrivé, il suffit que 


EXAMEN DOCTRINAL. 207 


l'héritier vende volontairement aux enchères, en l’étude d’un 
notaire, avec la publicité requise, C’est acte d'administration. Il 
n’est pas ici besoin d'ordonnance, et l’on ne peut conseiller 
les enchères qu’à cause de l’importance de la vente. | 

78. En supposant qu’une haute futaie dépérisse et qu’il soit 
utile de l’abattre, l'héritier bénéficiaire pour arriver à ce ré- 
sultat, devra-t-il recourir à une autorisation de la chambre du 
conseil du tribunal ? 

Deux cas peuvent se présenter, ou il y a des créanciers hy- 
pothécaires ou il n’y en a pas. 

S'il y a des créanciers hypothécaires, le plus simple est 
d'éviter la question en vendant la futaie avec le fonds même, 
dans les formes des ventes d'immeubles pour le bénéfice d’in- 
ventaire. | | 

S’il y a des créanciers hypothécaires et que l'héritier tienne 
à ne pas vendre l'immeuble, c’est avec eux qu’il devrait faire 
régler par action contradictoire devant le tribunal qu'il sera 
autorisé à vendre sa futaie séparément du fonds, sauf à faire 
emploi ou distribution du prix. 

S'il n’y a pas de créanciers hypothécaires et peut-être pas de 
créanciers connus (car il y a de riches successions qui sont 
acceptées bénéficiairement, par la crainte seulement de recours 
inconnus), et si l’héritier veut conserver le fonds sans compro- 
mettre sa qualité, l'héritier bénéficiaire fera bien de faire con- 
stater par des procès-verbaux d'experts, les causes pour les- 
quelles il se croit contraint de détruire sa futaie, afin de pouvoir 
opposer des preuves contemporaines du fait aux créanciers de la 
succession, 8’il s’en présente à l’avenir ; faire ensuite abattreles 
arbres ou les vendre sur pied pour être abattus, et faire faire 
la vente des arbres abattus ou sur pied, dans les formes du cha- 
pitre F' pour la vente des meubles de la succession bénéficiaire : 
car, vendre ce qui dépérit, n’est acte que d’administration ; et 
s’il y a lieu ici de prendre la forme de vente du mobilier de 
succession, c’est que la superficie condamnée par son dépéris- 
sement à être abattue, n’est pas un fruit du fonds ; elle existait 
au temps du défunt, et d'immeuble qu’elle était, deviendra par 
sa séparation meuble de la succession. On la vendra donc dans 
la même forme que si l’on avait trouvé les arbres abatius au 
jour de l’ouverture de la succession, — 

79. Un cas analogue jettera plus de jour sur notre pensée. 


208 REVUE DE LA JURISFRUDENCE. 


Supposons un bâtiment en si mauvais état ou d’une inutilité 
si complète qu’il serait de mauvaise administration de le ré- 
parer ou de le réédifier. | 

Les créanciers hypothécaires ont seuls intérêt au prix : s’il y 
a des créanciers hypothécaires, il faut régler avec eux à l’a- 
miable ou en justice la nécessité de l’abattre et l’emploi du 
prix des matériaux. 

S'il n’y a pas de créanciers hypothécaires, la destruction des 
vieux bâtiments ne sera qu’un acte d'administration, et la vente 
des matériaux une vente d’un meuble de la succession qui 
devra être précédée de l’ordonnance du Diet parce que 
ce n’est là ni fruits ni revenus. 

Mais demander l’autorisation de la chambre du conseil pa- 
rail une précaution superflue et dérisoire pour la justice. Le 
tribunal a une juridiction gracieuse parfaitement déterminée 
par des textes exprès. Pourquoi et comment lui en accorder 
au delà de ces textes, dans l’intention de se servir de sa déci- 
sion contre des tiers, lorsque cette décision ne peut même au 
regard des tiers faire preuve du fait du dépérissement de la 
futaie ni du mauvais état des bâtiments abandonnés ? 

Qu'on se rassure pour tous ces cas heureusement rares. D’a- 
bord s’il survient des créances inconnues après un long temps, la 
bonne foi de l’héritier bénéficiaire dans sa gestion, lui attirera 
une juste faveur. Son administration doit être examinée avec 
cette indulgence que mérite la croyance, de plus en plus forti- 
fiée par le temps, qu’il n’y avait pas de créanciers ; d’ailleurs sa 
gestion doit être examinée aussi comme gestion de proprié- 
taire. On ne pourra donc lui infliger la qualité d’héritier pur 
et simple, par cela seul qu’il aura fait quelques changements 
devenus utiles ou nécessaires au bien-être de la propriété. On 
ne le pourrait même pas pour des dégradations qui ne moti- 
veraient contre lui qu’une action en dommages-intérêts. Tout 
ce qu'il a à faire, c’est de conserver soigneusement les preuves 
des causes qui pendant son administration ont amené des chan- 
gements auxquels il a été forcé. 

80. Le dernier exemple que nous venons de proposer neus 
avertit de généraliser la question. Quelle devra être la conduite 
de l'héritier bénéficiaire qui voudra vendre certains meubles 
par leur nature, devenus immeubles par destination, soit par 
le placement de ces meubles sur le fonds à perpétuelle demeure, 


ΠOR ER ne + CE 


EXAMEN DOCTRINAL. 209 


comme les animaux attachés à la culture et autres objets dont 
s’occupent les douze premières dispositions de l’article 524 du 
Code Napoléon et l’article 522; soit par leur incorporation et 
leur affixion à l'immeuble, comme les objets prévus dans J'ar- 
ticle 523, dans le dernier alinéa de l’article 524 et dans l’ar- 
ticle 595, qui forme le développement de ce dernier alinéa. 


| Pour plus de clarté, commençons par les meubles devenus 
immeubles par incorporation ou affixion. 


L’héritier bénéficiaire est héritier et propriétaire. En thèse 
générale, il peut, comme tout propriétaire, changer son mode 
de jouissance, et par conséquent faire d’une maison de cam- 
pagne une maison de fermier ; d’un hôtel à la ville, une maison 
d'industrie manufacturière, et par conséquent enlever glaces, 
tableaux encastrés dans la boiserie et les boiseries elles-mêmes, 
ainsi que les statues et autres ornements qui peuvent avoir quel- 
que prix. Ces objets ne sont pas décrits à l'inventaire : ce qui 
n'empêche pas qu’ils ne soient compris dans les choses dont il a 
l'administration. Il peut les conserver pour les placer meurs ; 
il peut aussi vouloir les vendre. 


_ S'il y a des créanciers hypothécaires, se présentera la ques- 
tion de savoir si l’héritier détériore ainsi l'immeuble hypothéqué 
et s’il diminue les sûretés données. par le contrat fait avec son 
auteur. C’est un point à faire régler avec les créanciers hypo- 
thécaires lorsqu'il est douteux, comme nous venons de le dire 
dans les numéros précédents. | 


Mais cette difficulté effacée, la vente des objets redevenus 
meubles se fera aux enchères, comme nous l’avons dit ci-dessus, 
d'autorisation du président, et passera dans l’actif du compte 
à la colonne des fonds, parce que tous ces objets sont biens 
meubles de la succession. — On suppose ici des changements 


importants, et que les objets mobiliers méritent les frais d’une 
vente, | | 


81. S’il s’agit de meubles devenus immeubles par destination, 
dans les termes de l’article 522 et des douze premiers alinéas 
de l’article 524, les créanciers hypothécaires peuvent être inté- 
ressés à ce que leur gage ne soit pas diminué. L’héritier béné- 
ficiaire est donc tenu de régler la difficulté avec les créanciers 
hypothécaires. 


Maïs ensuite, ou s’il n’y a que des créanciers chirographaires, 
XIV. 14 . 


210 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


la prudence veut que l’héritier bénéficiaire vende dans la forme 
prescrite pour la Vente du Mobilier en justice, avec autorisa- 
tion du président. La requête doit contenir les raisons pour les- 
quelles il fait ce changement dans l’administration de l’im- 
meuble, dont on sépare ainsi les animaux, les troupeaux ou 
autres objets que le preseaent propriétaire y avait plaeés à per- 
pétuelle demeure. 

Nous ferons remarquer én passant que, dans l'inventaire et 
dans la prisée, on a dû comprendre ces objets, quoique immeu- 
bles par destination, parce que n’étant pas affixés ni incorporés 
à l’immeuble, le nouveau propriétaire n’est pas tenu de leur 
conserver la destination que leur avait donnée l’ancien proprié- 
taire. 

82. Dans le département de la Seine et dans les départements . 
voisins, il y a des richesses fossiles qui s’exploitent par l’in- 
dustrie des carriers. 

: Si le défunt exploitait ainsi les terres d'autrui » la vente du 
droit de continuer l’exploitation serait la vente d’un droit incor- 
porel mobilier, comme celle d’un fonds de commerce; car, entre 
le propriétaire du sol et le carrier, les pierres et autres fossiles 
à extraire sont considérés comme biens meubles. 

Ce serait lors de l’inventaire que se ferait l'estimation de la 
valeur de la masse restant à exploiter. On sent facilement que 
cette estimation ne peut pas être l'œuvre soit du commissaire- 
priseur, soit d'un notaire ou greffier de paix. Il y en a une 
raison légale : c’est que dans les lois sur les ventes des meubles 
par commissaires-priseurs, huissiers et greffiers en concurrence 
avec les notaires, les mots « meubles et effets mobiliers » ne sont 
pas pris dans le même sens qu’au Code civil, et ne s’entendent 
que de ce qui pourrait être vendu en détail par un commis- 
saire-priseur; et le notaire n’a pas même qualité pour faire une 
estimation des meubles incorporels, quoiqu'il ait, sans concur- 
rence, qualité pour les vendre. Il y en a une autre raison puisée 
dans la nature des choses. Pour estimer l4 valeur d’une masse, 
il faut des connaissances spéciales qu’on ne trouve guère que 
chez les carriers eux-mêmes et chez les carriers du même can- 
ton. Cependant une estimation est nécessaire, et doit se faire 
par gens à ce connaissant; et comme cette difficulté naît pen- 
dant l’inventaire, si les parties ne sont point tombées d’accord 
sur le choix d’un ou de plusieurs experts, c’est 16 président 


… 


EXAMEN DOCTRINAL. 9211 


qui les règlera sur ce point, par application de l’article 944 du 
Code de procédure. | 

La vente, si elle a lieu, 8e fera par-devant notaire, sd 
autorisation ‘du président. : 

83. Si l’héritier bénéficiaire est lui-même carrier, qu'il n’y 
ait pas de créances actuellement exigibles, et que l’héritier 
reprenne la suite de l’exploitation, l'estimation portée en l’in- 
véntaire entrera dans la masse de biens de la succession pour 
lesquels l'héritier doit donner caution, si les créanciers la re- 
quièrent. ‘ 

84. Si le défunt exploitait son propre fonds, et que l’héritier 
bénéficiaire voulüt vendre le droit d'exploiter tout oy partie des 
terres auxquelles il succède, sans vendre cependant le sol (tou- 
jours en supposant qu'il n’y eût point de créanciers hypothé- 
caires), la vente n’en demeurerait pas moins vente mobilière, 
comme les ventes de bâtiments à démolir ou de coupes de bois, 
en tout soumises aux formes que nous avons signalées, parce 
qu'entre vendeur et acheteur les pierres à extraire sont meu- 
bles; et il n’y aurait pas ici d’estimation préalable de Ja masse, 
parce que le prix en tomberait dans la succession pour repré- 
senter la dépréciation de l'immeuble. 

Pourquoi ne le ferait-il pas, puisqu il a incontestablement le 
droit de donner sa carrière à bail; puisqu'il a celui de l’exploiter 
lui-même, pourvu qu'il rende compte des produits? S'il n’ex-- 
ploite pas dans l’usage, c’est que l'héritier ne veut pas courir de 
chances personnelles en même temps qu'il ferait le commerce 
pour le compte d'autrui. Mais en droit il peut tout ce que peut un 
propriétaire qui ne vend pas; il peut même ouvrir une carrière 
nouvelle, Il peut changer la face de l’immeuble, sans être déchu 
du bénéfice, sauf dommages-intérêts, s’il y a faute grave ; et sauf 
aux créanciers à solliciter de la justice un curateur ou un admi- 
nistrateur au bénéfice d’inventaire, s’ils établissent que l’héritier 
détériore par sa folle administration, 

85. I] n’y 8 aucune difficulté pour la vente par l'héritier 
bénéficiaire des rentes sur particuliers qui se trouvent dans la 
succession. L'article 989 renvoie clairement au titre de la 
saisie des rentes sur particuliers. Il faut donc un jugement du 
tribunal qui l'ordonne. — Tous les autres droits incorporels 
peuvent être vendus en vertu d'ordonnance; nous ne devons en 
excepter que les rentes sur l’État, quoigu’aucun texte n’ordonne 


212 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


qu’elles seront vendues en vertu d’un jugement rendu en a cham- 
bre du conseil. 

86. Nous devons retracer ici l’historique de la question. 

En considérant seul l’article 805 du Code Napoléon, il pro- 
clamerait la liberté de l'héritier bénéficiaire de vendre, quand 
il lui plaît, les meubles soit corporels, soit it incorporels, sans 
prendre autorisation de justice. 

Cependant des doutes s’élevèrent sur les rentes ni à 
l’occasion, non des héritiers bénéficiaires et de l’article 805 du 
Code Napoléon, mais à l’occasion des mineurs et interdits et 
de l’article 452 du même Code. Le Code de DTOCERUNE n existait 
pas encore. 

Le crédit de l’État renaissait. PS rentes, réduites au tiers 
consolidé, reprenaient faveur. Les conseils des tuteurs et des 
héritiers bénéficiaires , pensant que ces valeurs croîtraient et 
qu’on pourrait dans un temps plus reculé attribuer à faute à 
leurs clients les ventes qui en auraient été faites au cours du 
jour, cherchèrent un mode de vente qui püt mettre les tuteurs 
à l’abri de prétentions ultérieures, soit des mineurs devenus 
majeurs, soit des créanciers de la süccession. D'ailleurs, on 
sortait d’un régime où toutes les rentes étaient immeubles, et 
on les regardait encore comme des meubles d’une espèce par- 
ticulière et méritant protection, En l’absence de lois posi- 
tives, on s’adressa donc au tribunal, auquel on demandait l’ho- 
mologation d’un avis des parents, portant autorisation de ven- 
dre. De là, des frais considérables et des pertes de temps sou- 
vent nuisibles aux mineurs, quand les cours baissaient entre la 
procédure et son uno après affiches en l’ étude du notaire 
ou à la barre du tribunal. 

D'un autre côté, un texte obscur (celui de l’art. 452 du Code 
civil, qui prescrit au tuteur de faire la vente de tous les meu- 
bles dans le mois de la clôture de l’inventaire) inspirait ou 
devait inspirer une crainte légitime au Trésor. Les cours pou- 
vaient, à la mort de quelques grands capitalistes laissant leur 
succéssion à des mineurs, subir une dépréciation inattendue 
par la masse des rentes sur l'État à vendre dans le mois. Il y 
avait encore ce désavantage que si le père avait acheté des 
rentes sur l’État, dans l’espoir de la consolidation de la fortune 
publique, le fils mineur aurait été tenu d'abandonner l’accrois- 
sement futur du capital qu’avaient entrevu les prévisions du 


EXAMEN DOCTRINAL, 213 


père de famille, si tous les meubles eussent été vendus dans le 
mois. | 

Ce qui ne faisait pas question d’ailleurs, c’est que la vente 
au cours du jour, sans affiches, publications, ni enchères, était 
contraire aux prescriptions textuelles du Code civil. 

De Jà, la loi du 24 mars 1806 qui porte que € « Les tuteurs 
» et curateurs des mineurs ou interdits qui n’auraient en in- 
» scriptions ou promesses d'inscriptions de 5 pour 100 conso- 
» lidés qu’une rente de 50 francs et au-dessous, en pourront 
» faire le transport sans qu’il soit besoin d'autorisation spéciale 
» nt d'affiches, ni de publication, mais seulement d’après le 
» cours constaté du jour et à la charge d’en compter, comme du 
» produit des meubles (art. 1°"); que dans le même cas les 
» mineurs émancipés pourront également transférer leurs rentes 
» avec la seule assistance de leur curateur, et sans qu’il ait 
» besoin d’avis de parents ou d’aucune autorisation (art. 2); 
» et que les inscriptions au-dessus de 50 francs de rente ne 
» pourront être vendues par les tuteurs ou curaleurs qu'avec 
» l'autorisation du conseil de famille et suivant le cours du jour 
» légalement constaté. Dans tous les cas, la vente pourra s’ef- 
» fectuer sans qu’il soit besoin d'affiches ni de publication » 
(art. 3). 

87. Le sens de cette loi est évident : 

1° Pour qu’un tuteur de mineur ou d’interdit, pour qu’un 
curateur puisse vendre une rente sur l’Élat appartenant à un 
incapable sans l’autorisation de qui que ce soit, il faut que cette 
rente n'excède pas un revenu de 50 francs et qu'il n'y ait au- 
cune autre rente sur l’État dans la succession. 

2 Quand le mineur soumis à une tutelle, le mineur éman- 
cipé ou l’interdit possédera plus de 50 francs de rente sur 
l'État, leurs tuteurs ou curateurs ne pourront vendre ces rentes 
hi l’une d'elles qu'avec l'autorisation du conseil de famille. 

3° Pour les deux cas, il n’y aura besoin ni d'affiches ni de 
publications, la vente sera faite d’après le cours du jour légale- 
ment constaté, à la charge d’en compter comme de produit de 
vente mobilière. | 

D’après cette loi, oul besoin d'autorisation du tribunal. Ce- 
pendant l’usage se maintint longtemps de faire homologuer 
avant la vente la délibération du conseil de famille ; et la preuve 
de la durée de cet usage abusif se trouve dans une décision du 


914 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


ministre du Trésor public, du 26 juin 1826, rapportée par 
M. Mollot, p. 217, Bourses du commerce, t. I, laquelle « DIsPeNSE 
de l’homologation du tribunal les procès-verbaux rédigés par 
le juge de paix, pour exprimer l’atlorisation au conseil de 
famille des mineurs ou interdits. » | 

88. Les héritiers bénéficiaires, qui voulaient ie les 
_rentes sur l’État dont ils avaient hérité, faisaient comme les 
tuteurs ; ils craignaïent soit d’être regardés comme héritiers 
purs et simples, soit d’être tenus de dommages-intérêts, si les 
rentes acquéraient crédit. Donc leurs conseils leur faisaient re- 
quérir l'autorisation du tribunal. 1] y a un monument de cet état 
, de choses dans l’avis même du Conseil d’État dont on va parler. 

_ Cet avis du Conseil d’État du 17 novembre 1807, approuvé 
le 11 janvier 1808, porte en dispositif : « que l'héritier bénéf- 
» claire ne peut pas faire le transfert des rentes au-dessus de 
» 50 francs sans y ÊTRE AUTORISÉ, et que les dispositions de 
» l’article 3 de la loi du 24 mars 1806 exigeaient toujours l’au- 
» torisation pour les ventes d'inscription au-dessus de 50 francs, 
» faites par les tuteurs, s'appliquent d fous les autres adminis- 
» trateurs complables ET AUX HÉRITIERS BÉNÉFICIAIRES Qui ne doi- 
» vent par conséquent transférer les rentes au-dessus de 50 fr. 
» QU'APRÈS UNE AUTORISA'MON PRÉALABLE. » 

89. Rien de plus simple que ce dispositif. 

Mais quelle sera la forme de l’autorisation préalable? Jera-ce 
l'autorisation d’un conseit de famille, comme pour la vente 
d’une rente sur l’État appartenant à un mineur? Non, car quels 
que soient les termes des motifs, l’héritier bénéficiaire n'est ni 
un mineur ni un incapable , et d’ailleurs il n’est pas soumis à 


un conseil de famille. Sera-ce l’autorisation du président, con- 


formément aux deux articles 989 et 946 du Code de procédure 
combinés ? Non encore, car, si l’on consulte les motifs expri- 
més dans cet avis, l’héritier bénéficiaire n’est qu’un homme 
chargé d’administrer, qu’un simple comptable, et, pour ainsi 
parlér, un quasi-incapable; et d’un autre côté l’article 805 du 
Code Napoléon n’aurait en rien été fait pour les ventes de biens 
incorporels. Or, bien que l’avis du Conseil d’État ait dévié de 
‘Vesprit du Code civil et du Code de procédure qui venait d’être 
_ préparé, en ne considérant pas dans l’héritier bénéficiaire sa 
qualité de propriétaire, et en pensant que la vente des droits 
incorporels était dispensée d'autorisation, au moins de celle du 


EXAMEN DOCTRINAL. | 215 


président, il faut néanmoins appliquer cet avis dans l’esprit qui 
l’a dicté. 11 faut donc conclure de là que pour cette espèce par- 
ticulière de biens, l’autorisation est celle que la pratique avait 
introduite, c’est-à-dire celle du tribunal, qui constate l’oppor- 
tunité de la vente par un jugement rendu en chambre du conseil, 

— C’est donc une anomalie à côté du principe que le président 
a juridiotion pour autoriser les ventes de meubles corporels et 
incorporels ; et comme, par exception, cette loi a été faite dans 
l'intérêt du Trésor public, le tribunal se trouve la seule autorité 
qui puisse autoriser la vente des rentes sur l’État. 

. 90. La loi du 24 mars 1806, faite pour les tuteurs de mineurs 
et interdits et pour les curateurs de mineurs émancipés, a été 
étendue aux actions de la Banque de France par un décret du 
25 décembre 1813 : « Les dispositions du 24 mars 1806, relatives 
» au transfert d'inscriptions de rente 5 pour 100 consolidés, 
» appartenant à des mineurs ou interdits, sont rendues appli- 
» cables aux mineurs et interdits propriétaires d’actions de la 
» Banque de France, toutes les fois qu’ils n’auraient qu’une 
» action où un droit dans plusieurs actions n’excédant pas en 
» totalité une action entière. » 

. Ce décret ne parle pas du cas où il y aurait plusieurs actions ; 
il ne parle pas non plus de l'héritier bénéficiaire. 

Néanmoins, il faut étendre Particle 3 de la loi du 24 mars 
1806 aux héritiers bénéficiaires qui ont dans la succession plu- 
sieurs actions de la Banque de France, et décider qu'ils ont 
alors besoin d’un jugement du tribunal pour être autorisés à 
transférer leurs actions. Avant l'avis du Conseil d’État sur les 
rentes, du 11 janvier 1808, l’usage du jugement d’autorisation 
s'était introduit à leur égard comme à l’égard des mineurs; il 
existait en 1813, lors du décret spécial. Le but de ce décret a 
été de faciliter les transferts des actions et portions d’actions 
détachées. La. Banque est d’ailleurs dans l’usage constant, de- 
puis une vingtaine d’années, d’exiger pour le transfert de ses 
actions les mêmes précautions que le Trésor pour les transferts 
de rentes sur l’État. 

91. Cet avis du Conseil d’État étant une loi spéciale pour les 
rentes sur l’État et pour l'héritier bénéficiaire, il suit qu’à l’ex- 
ception des rentes sur l’État et des actions de la Banque de 
France, .il n’y a jamais besoin d’avoir recours à la chambre du 
conseil] du tribunal quand il s’agit pour l’héritier bénéficiaire 


216 REVUE DE LA JÜRISPRUDENCE. 


de vendre des créances sur particuliers, des actions indus- 
trielles, des fonds publics étrangers, un fonds de commerce, 
une propriété artistique ou littéraire, un brevet d’invention, 
etc., etc.; mais l’autorisation du président n’en doit pas moins 
être requise. Si M. Bertin, dans l’estimable ouvrage intitulé 
Chambre du conseil , nous a conservé des jugements portant 
qu’en ces différents cas l’héritier n’a pas besoin d’autorisation 
de justice, il en faut restreindre les termes secundum materiam 
subjectam. Le tribunal déclare seulement qu’il n°y.a pas pour 
lui lieu à faire droit à la requête ; mais comme il n’est pas con- 
seil des parties, il n’a pas à les renvoyer au président, dont - 
l'autorité est indépendante de son jugement. 

. 92. Terminons cette dissertation en disant qu’il peut se trou- 
ver, même dans une succession bénéficiaire, des biens qui ne 
comportent pas les formes de la vente : par exemple, un office, 
qui ne peut se vendre aux enchères à cause de sa nature. La 
transmission qui en est opérée par un traité fait sous la protec- 
tion de l’autorité publique, en qualité d’héritier bénéficiaire, 
n’altère en rien cette qualité, Le défunt peut même laisser cer- 
tains biens qui ne tambent pas dans sa succession, que l’héri- 
tier bénéficiaire peut vendre sans être obligé d’en tenir civile- * 
ment compte , sauf le cri de sa conscience, tels qu’un ouvrage 
littéraire inédit, quoique achevé, parce que la propriété litté- 
raire ne naît que par la publication, ou au plus pAe le traité fait 
avec un éditeur après l’ouvrage achevé. 

Il faut mettre au même rang les procédés ce pour 
les manufactures, les sciences et les arts que le défunt aurait 
laissés par écrit, mais qui ne seraient pas brevetés; c’est le 
brevet seul, ou, pour parler plus clairement, la demande d’un 
brevet, qui peut faire d'une découvérte industrielle une pro- 
priété particulière ; jusque-là, l'invention constituait si péu une 
propriété civile, que tout autre qui aurait eu la même pensée 
industrielle avait le droit de l’émettre et de la publier. | 

Ces manuscrits et ces procédés non publiés n’étaient donc 
pas au uombre des biens civils du défunt ; ils peuvent donc être 
vendus à l’amisble. L’héritier en a pour ainsi dire la propriété 
par occupation ou par une sorte d'invention physique. C’est une 
trouvaille faite dans le local héréditaire d’une chose qui n’ap- 
partient plus à personne. 

Mais si l’ouvrage a déjà été publié, , Si le brevet a été pris ou 


ÉTUDES JUDICIAIRES. _ 917 


demandé, alors se trouve dans la succession un bien civil tout 
formé, un privilége temporaire qui appartient à l’hérédité, et 
qui ne peut plus se vendre que dans les formes prescrites par la 
loi à l'héritier bénéficiaire. , COIN-DELISLE. 


ÉTUDES SUR L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE CIVILE. 
Par M. LAVIELLE, conseiller à la Cour de cassation. 
(Suite 1.) 


| CHAPITRE. VI. | 
- Des deux degrés de juridiction et de la faculté d’y renoncer. 


Des jurisconsultes éminents, anciens et modernes, ont con- 
testé sérieusement l’utilité de l’appel. 

Il offre, selon eux, plus d’inconvénients que d'avantages. 

Il augmente considérablement les frais et la durée du litige. 

Il affaiblit l’autorité de la DRE et la met, pour | ainsi dire, 
en suspicion. 

Sous prétexte de réparer une première erreur l’appel ouvre 
des chances à une erreur nouvelle, il multiplie les hasards et 
les périls des jugeménts humains. 

La certitude, l’infaillibilité judiciaires n’existent pas, ne peu- 
vent pas exister. Plus on renouvelle les épreuves pour rencon- 
trer la vérité plus on accumulera les doutes. Ils resteront tou- 
jours attachés à la seconde décision comme à la première. La 
garantie d’un plus grand nombre de juges et la présomption de 
lumières supérieures sont trop souvent démenties par l’expé- 
rience. 

Et puis, quelle arme dangereuse livrée à la mauvaise foi! 
Que d’appels abusifs qui n’ont d’autre objet que d’éluder indé- 
finiment l'exécution de l'engagement le plus sacré, de la déci- 
sion la plus équitable ! 

Il y a sans doute quelque chose de vrai dans ces observa- 
tions : on pourrait même en ajouter d’autres pour montrer les 
inconvénients possibles des deux degrés de juridiction, mais 


1 V.t. X, p. 436 et 546; t. XI, p. 265; t. XIIL, p. 258 et 345. 


218 PROCÉDURE CIVILE. 


elles n’en affajblissent pasles avantages réels, incontestables, et 
qui ont fait de cette règle, à toutes les époques, la base fonda- 
mentale et comme une nécessité de notreorganisation judiciaire, 

Il serait- d'autant plus inutile de raviver aujourd’hui cette 
controverse qu’elle s’est pour ainsi dire éteinte d’elle-même 
dans l’histoire de notre législation. 

Et sans remonter au droit romain et à ancien droit français 
qui avaient admis et organisé l'appel, sans revenir même au 
droit intermédiaire si amoureux d'innovations et qui’n’osa ja- 
ruais se permettre celle-ci (malgré quelques hésitations de 
l'Assemblée nationale), n’avons-nous pas vu dé nos jours ce 
principe de l’appel, cette garantie, ce bienfait d’un second 
examen, recevoir une sanction nouvelle par une multitude 


de lois et spécialement par celles des 11 avril 1838 et 


3 mars. 1840, qui ont eu précisément pour objet d'élever le 
taux du dernier ressort (de mille à quinze cents francs). Il 
est remarquable que dans la discussion approfondie de ces. 
lois, discussion où les amendements ne furent pas ménagés, 
nulle voix ne s’éleva contre ce droit d’appel, ainsi proclamé 
une fois de plus et toujours respecté d’ailleurs par nos diverses 
constitutions, par celles-là même qui essayaient, en d’autres 
points, d'altérer notre système judiciaire. 

Nous l’avons déjà dit : que le taux du dernier ressort puisse 
encore être élevé soit pour les justices dé paix, soit pour les tri- 
bunaux de première instance ; que cette élévation paraisse com- 
mandée par l’accroissement des richesses mobilières et l’affai- 
blissement corrélatif du signe monétaire, ce sont là des questions 
réservées et qui viendront à leur jour ; mais dont la solution 
loin d’ affaiblir le principe de l’appel n’en sera au contraire que 
la reconnaissance et l'application. | 

Mais à côté de ce grand principe, désormais incontesté, 

s'élèvent des questions secondaires qui ne sont pas sans gra- 
- vité et sans intérêt. 

Il en est deux surtout qui rentrent plus spécialement dans le 
plan de cet essai et autorisent ainsi notre examen : 

1° Peut-on renoncer à l’appel, c’est-à-dire au second degré 
de juridiction ? 

2° Peut-on renoncer de même au premier degré, © 'ést-à-diré 
saisir de plano le juge supérieur ? 

Ces deux questions corrélatives et dominées en apparence 


d 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 219 


par les mêmes principes, sembleraient aussi devoir appeler la 
même solution. Il n’en est pas LOHIeIO plus: et chacune d'elles 
veut un examen séparé. 

La première, celle de savoir si les parties peuvent, d’un 
commun accord, renoncer avant le jugement de première În- 
stance, au droit de l’attaquer par l’appel, semblait ne devoir pas 
soulever de sérieuses difficultés ; elle a rencontré néanmoins 
une assez vive opposition. | 

Sous l’ancien droit français, cette renonciation anticipée 
n'était pas admise. On la considérait comme une attejnte à l’au- 
torité un peu jalouse des parlements, et comme une dérogation 
à un principe d’ordre public qui ne pouvait fléchir devant la 
volonté des parties : si formelle que fut l’expression de cette 
volonté, elle demeurait impuissante, comme non avenue et 
nulle de plein droit. Les parties n’avaient pas mêmé besoin de 
8e faire relever de leur consentement !. 

Mais l’Assemblée Constituante qui n’avait pas le même culte 
pour l'autorité des parlements, et qui semblait la redouter en- 
core au moment même où elle venait de s’éteindre, se montra 
beaucoup plus facile, et nous le dirons OPA beaucoup 
plus raisonnable en ce point. 

Voici, en effet, les termes de l’article 6, titre 4, de la loi du : 
16-24 août 1790 : 

« En toutes matières personnelles, réelles ou mixtes, à quel- 
que somme ou valeur que l’objet de la contestation puisse mon- 
ter les parties seront tenues de déclarer au commencement de la 
procédure si elles consentent à être jugées sans appel, et auront 
encore pendant le cours de l’instance la faculté d’en convenir, 
auquel cas les juges de district prononceront en premier el en 
dernier ressort. » 

On s’est demandé d’abord si cette disposition avait survécu 
à nos lois nouvelles, et en interrogeant ces lois on s’est aperçu 
d’une étrange lacune, d’un oubli d’autant plus regrettable qu'il 
a seul causé les difficuliés que nous examinons. 

. Notre Code autorise bien la renonciation à l'appel devant les 
juges de paix : c’est la disposition formelle de l’article 7, 

Il autorise bien la même renonciation devant les tribunaus 

de commerce. L'article 639 le dit en termes exprès, 


41 V. Merlin, Répertoire, v° Appel, S 7 ; Dallos, au même mot, p. 38, n° 221. 


290 PROCÉDURE CIVILE. 


Même disposition quant à l’arbitrage dans l’article 1010. 

Mais quant aux fribunauzx civils, quant aux questions ordi- 
paires pas un mot ni dans le Code de RE ni dans aucune 
autre de nos lois. 5 

- Et chose plus singulière ! Ces Codes, comme on l’a vu, ont 
été modifiés précisément en ce qui touche le dernier ressort. 

L'article 639 du Code de commerce, remplacé quant au chif- 
fre par la loi du 3 mars 1840, répète textuellement : « Les tri- 
bunaux de commerce jugeront en dernier ressort 1°. toutes les 
demandes dans lesquelles les parties justiciables de ces tribu- 
naux et usant de leurs droits auront déclaré vouloir être jugées 
définitivement et sans appel. » 

Et cette disposition ttérative pour les tri bunses de commerce 
ne se retrouve pas dans la loi parallèle et antérieure du 
11 avril 1838 sur les tribunaux civils et ici elle eût été d'autant 
plus nécessaire qu’elle ne se trouvait pas comme l’autre, écrite 
déjà dans nos Codes. 

Ce silence absolu, prolongé, gardé volontairement, en pleine 
conhaissance de cause, en présence des trois dispositions for- 
melles relatives aux juges de paix, aux tribunaux de com- 
merce, aux arbitres, ce silence, disons-nous, a inquiété d’ex- 
cellents esprits et a fait croire à quelques-uns que la renon- 
ciation à l’appel n’étail point permise devant les tribunaux 
civils. 

Ils ont pensé d’abord que la loi du 16-24 août 1780 n’exis- 
tait plus en présence de l’article 1040 du Code de procédure 
civile, qui dispose en termes formels qu’à compter du 1°’ jan- 
vier 1807, toutes lois, coutumes, usages et règlements relatifs 
à la procédure seront abrogés. 

Ils ont pensé ensuite que la lacune volontaire du droit com- 
mun ne pouvait pas être comblée à l’aide d’emprunts faits au 
droit exceptionnel ; que celui-ci, au contraire, emprunte sou- 
vent au premier ses dispositions générales pour éclairer ou 
pour compléter des dispositions spéciales ; c’est la raison, c’est 
l'usage, c’est la loi ; mais il ne faut pas les interyertir et trans- 
planter un article du Code de commerce dans le Code de pro- 
cédure civile, alors surtout que celui-ci, mis deux fois en de- 
meure, a refusé de l’écrire. 

Nous devons convenir que la lacune signalée n’est que trop 
réelle, et que si le législateur n’avait voulu édicter qu’une 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 291 


seule fois le droit de renoncer à l’appel, il eût été plus satis- 
faisant et plus logique que le droit commun posât d’abord la 
règle qui de là serait passée naturellement au droit excep- 
. tionnel, au lieu de la faire remonter de celui-ci à celui-là, 
contre toutes les habitudes juridiques. 

Mais en examinant la question d’un point de vue e plus élevé, 
il est impossible d’admettre qu’une disposition aussi favorable 
que celle qui permet de renoncer à l’appel, ait été précisément 
déniée aux causes civiles ordinaires, c’est-à-dire aux causes 
les plus nombreuses et qui tiennent la plus large place soit 
dans les prévisions de la loi, soit dans la pratique. 

Il y avait donc même raison de décider sinon raison plus à im- 
périeuse.. 

Mais en dehors des règles de procédure, n’y a-t-il pas un 
principe supérieur qui domine la question et la résout ? Tout 
citoyen maître de ses droits ne peut-il pas valablement en 
disposer et même y renoncer par transaction, compromis ou 
autre contrat librement consenti ? Les deux degrés de juridic- 
tion sont de droit public, en ce sens que nul ne peut en être 
privé malgré lui; mais quand il donne son consentement, 
quand il reçoit celui de son adversaire, cette convention qui 
porte sur un objet licite ne devient-elle pas la loi des parties ? 

Cet argument, pris dans les notions essentielles du droit, nous 
semble préférable à ceux qu’on est allé chercher laborieusement 
dans le rapprochement des textes, dans les analogies trom- 
peuses de juridiction, dans les débris d’une vieille loi. 

Après de longues hésitations, la majorité des auteurs et des 
arrêts est revenue à celte opinion, mais ils ont encore été divisés 
sur les moyens de solution!. : 

Les uns se prévalent uniquement des règles du droit excep- 
tionnel qu'ils appliquent à ERRE au droit commun, par voie 
de conséquence. 

Les autres soutiennent que l’article 6 de la loi du 24 août 1790 


1 V. Henrion de Pensey, t. 1, p. 374. — Merlin, Répertoire et Questions 
de droit, v° Prorogation de juridiction. — Toullier,t. 1, p. 62 et suiv. — 
Pigeau, liv. Il, tit. 4, chap. 1. — Favard de Langlade, t. I, p. 160. — Chau- 
veau sur Carré, t. 1, p. 27 et suiv., et question 1634. — Bonnier, p. 130, 
ne 147. — Dalloz, vis Appel et Prorogation de juridiction. — Tallandier, 
p. 361 et suiv. — Boitard, t. 1}, p. 190.— Benech, t. SI, p. 420. — Poncet, 
t. 1, p. 460. —- Freminville, t, I, p. 504 et suiv. . 


292 | PROCÉDURE CIVILE. 


subsiste encore, mais seulement dans la partie qui Pere de 
renoncer à l’appel. 

- D'autres, enfin, se rallient au principe normal de la liberté 
des conventions que nous venons de rappeler. - 

C’est à ce principe que la Cour de cassation a donné elle- 
même la préférence. 

« Attendu, disait-elle dans son ver du 4 février 1829 (Sirey, 
1831, 1, 56), qu’il n’en est pas de la règle des deux degrés de 
juridiction comme de la compétence rafione materiæ, qui, 
tenant essentiellement à l’ordre de juridiction et à ce titre régis 
par les principes de l’ordre public, ne peuvent recevoir aucune 
atteinte ni par le silence ni même par l’adhésion des parties; 
qu’il est permis et devant les juges de paix et devant les tribu- 
naux de première instance de consentir à être jugé en dernier 
ressort, les parties étant seules intéressées aux deux degrés de 
juridiction; c'est toujours une question d'intérêt privé, d'intérêt 
individuel, et les tribunaux qui jugent sont dans des cas sembla- 
bles constitués légalement les juges de la cause et des parties.» 

Un autre arrêt de la. même Cour, du 27 août 1840 (Sirey, 
1840, 1, 307), considère aussi « que la volonté des parties n’est 
pas enchaînée par la loi au point dé ne pouvoir déroger à la 
régie des deux degrés de juridiction. » 

Eofin , l’arrêt le plus récent sur cette matière est du 26 juin 
1855. On voit qe la porn dure encore. Cet arrêt est ainsi 
conçu : 

« Attendu que le droit d’appel est une faculté accordée par 
Ja loi à celui qui a été condamné en première instance, et que 
de même qu’on peut renoncer à cette faculté après le jugement, 
aucune loi n'interdit aux parties d'y renoncer, soit avant le juge- 
ment, soit avant toute contestation; que la disposition de l'ar- 
ticle de la loi du 24 août 1700 n’a pas été abrogée en ce point » 
(arrêt de la chambre des ire . 26 jee on (Sirey, 
1855, 1, 708). 

Ce dernier motif était peut-être bete le premier semblait 
suffire. Ils ne concordent pas, d’ailleurs, parfaitement. Si l’on 
admet la renonciation paree qu'aucune lot ne la défend, pour- 
quoi exhumer une ancienne loi qui autorise cette renonciation, 
alors surtout qu’il est fort douteux qu’un fragment de cette loi 
ait résisté à l’article 1040 que nous venons de rappeler? 

Est-il bien facile de comprendre, en effet, que la nouvelle loi 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 293 


qui remplaçait l’ancienne ait voulu conserver un article isolé de 
celle-ci, et l’ait même coupé en deux pour en sauver une partie 
et laisser périr l’autre? Ce procédé, rarement usité, aurait dû 
être plus explicite. L’abrogation de l’article 6 et de la loi en- 
tière de 1799 nous a paru complète, sans exception ni réserve, 

Peut-être eût-il été désirable que cet article fût conservé ou 
reproduit, non dans une partie de sa disposition, mais dans son 
ensemble. On aurait ainsi comblé sa lacune signalée dans nos 
Codes, quant aux affaires ordinaires; et d’un autre côté on au- 
rait, sans gêner la liberté des plaideurs, facilité l’abréviation 
de beaucoup de procès. 

On a vu, en effet, que cet article exigeait seulement que les 
parties fussent tenues, au début ou pendant le cours de l’in- 
stance, de déclarer si elles voulaient être e jugées en premier ou 
en dernier ressort. 

Elles pouvaient à leur choix sénondté négativement ou affir- 
mativement. Les plaideurs illettrés étaient ainsi prévenus et 
mis en demeure de s’expliquer; ils ne le sont pas aujourd'hui. 
Les plaideurs plus instruits peuvent douter eux-mêmes de cette 
faculté, puisque de graves jurisconsultes doutent encore et que 
la question se débattait naguère devant la Cour de cassation. 

Le fait est que cette fäculté n’est presque jamais exercée de- 
vant les tribunaux ordinaires. C’est exactement comme si elle 
n’existait pas, comme si elle était ignorée des juges, des justi- 
ciables et de leurs conseils; comme si le système contraire 
avait prévalu dans nos lois. 

Ne pourrait-on pas raisonnablement espérer, sans se livrer 
à de trompeuses illusions, que si ce droit de renoncer à l’appel 
était dégagé des nuages qui l'entourent, s’il était mis au grand 
jour d’une manière absolue et sans distinction ni argumenta- 
tion possible, s’il était bien expliqué aux plaideurs et bien com- 
pris par eux, ne pourrait-on pas espérer, disons-nous, qu il en 
serait fait un plus fréquent usage devant les tribunaux civils, 
comme devant les juges consulaires, devant les juges de paix 
et devant les arbitres? Et ce serait là, à notre sens, un immense 
bienfait, si réduite que ft la D dans laqueHe on l'ac- 
cepterait. 

. Sur le tout, et malgré la diversité des opinions, malgré les 
détours qu ‘elles ont pris pour arriver, en définitive, au même 
résultat, ce résultat est aujourd’hui parfaitement acquis, et on 


994 PROCÉDURE CIVILE. 


peut le signaler, en ces termes, aux plaideurs de toutes les 
classes : « Ce n’est pas seulement devant les tribunaux de paix, 
de commerce et d’arbitres qu’on peut renoncer à l’appel, on le 
peut aussi, malgré le silence de la loi, devant les tribunaux 
civils, soit par acte public, soit par.acte privé, soit par des 
actes CEMMJNAISIaIres signés des parties maîtresses de leurs 
droits, » 

La seconde question, celle qui consiste à savoir si, par contre, 

les parties peuvent, toujours d’un commun accord, renoncer au 

premier degré de juridiction et saisir de plano, omisso medio, 
le juge supérieur, est plus grave et plus difficile, soit en théo- 
rie, soit dans la pratique; aussi a-t-elle divisé plus profondé- 
ment les jurisconsultes. Le plus grand nombre incline cepen- 
dant vers l’affirmative. 

L’argument capital de cette dons est puisé dans la Honuon 
précédente, 

S'il est vrai, dit-on, que la RE des deux ie de juridie- 
tion puisse fléchir devant la volonté des parties maîtresses de 
leurs droits, pourquoi ne leur serait-il point permis de renoncer 
au premier comme au second degré? 

La renonciation au premier degré serait même plus favorable, 
puisque les parties peuvent s'affranchir ainsi des lenteurs et 
des frais d’une instance à peu près inutile, car, en définitive, 
l'affaire doit aboutir au juge supérieur. Il est bien entendu, en 
effet, qu’il ne peut s’agir ici que des causes sujettes à l'appel. 

M. Dalloz nous apprend, dans son excellent Répertoire 
PV Degrés de juridiction, qu’il avait plaidé la thèse contraire, 
en 1824, devant la Cour de cassation, mais qu’il avait perdu 
son procès. En effet, la Cour jugea alors, comme elle avait jugé 
avant, comme elle continua à juger depuis, « qu’il pouvait être 
lérogé par la volonté des parties à la règle des deux degrés de 
juridiction, et que notamment une Cour d’appel pouvait, du 
consentement des parties, statuer sur leur contestation, bien 
qu’elle n’ait pas été portée devant le tribunal de première in- 
stance. » - | 

Le savant avocat, converti par ces arrêts, a professé depuis 
leur doctrine, mais non, toutefois, sans quelque hésitation. 

« C’est une grave question, dit-il (p. 233), que celle de sa- 
voir si la règle des deux degrés de juridiction est d’ordre public, 
en ce sens qu’il ne soit pas au pouvoir des parties d’y renoncer, 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 295 


ou st, au contraire, les parties peuvent, d’un commun accord 
tacite ou exprès, franchir le premier degré de juridiction et por- 
ter de plano leur contestation devant la Cour. » 

Il cite pour l’affirmative les arrêts dont nous venons de par- 
ler et l'opinion de quelques auteurs’. « Cette opinion, dit-il, 
facilite aux plaideurs le moyen de s’affranchir de la nécessité 
de parcourir tous les degrés de juridiction. Il n’en peut résulter 
de graves inconvénients pour l’économie de l’ordre judiciaire, 
d’abord parce que le concours des deux parties est nécessaire, 
ensuite parce qu’il faut encore que la Cour d’appel consente à 
juger, et que les Cours d’appel ne manqueront pas de se dessai- 
sir d'office toutes les fois qu’il leur paraîtra utile que le premier 
degré de juridiction soit préalablement épuisé, ou bien lors- 
qu'elles remarqueront que les demandes se multiplient de 
manière à absorber une partie considérable du temps qu’elles 
doivent à la décision de jugements émanés des juridictions 
inférieures. » 

Nous voudrions que cette opinion fût la seule vraie, car elle 
rentre complétement dans la pensée et le but de notre travail, 
l’'abréviation des procès, et un des meilleurs moyens dt 
teindre ce but serait assurément d'autoriser les plaideurs à 
s'affranchir du premier degré de juridiction aussi bien que du 
second. | 

Mais nous éprouvons à cet égard, malgré de si imposantes 
autorités, des doutes sérieux, que nous demandons la permis- 
sion d’énoncer en peu de mots : 

D'abord, nous ne saurions admettre l’argument d’analogie. 
Puissant quelquefois, cet argument est souvent dangereux, Il 
nous paraît l’être ici. Il ne faut pas, en effet, conclure à priori 
du second au premier degré; la faculté de renoncer à l’un n’em- 
porte pas nécessairement la faculté de renoncer à l’autre. 

Ce n’est pas la loi qui encourage cette assimilation, car, 


1 Ces arrêts, indépendamment de ceux rapportés sur la première question, 
_ sont les suivants : 11 mars 1807 et 1er avril 1818, rapportés l’un et l’autre 
Collection nouvelle, année 1818, p. 524 ; — 16 juin 1824, rendu contre la 
plaidoirie de M. Dalloz ; — 4 février 1829 : Sirey, 1831, 1, 56; — 22 décembre 
1833 : Sirey, 1834, 1, 350 ; — 27 avril 1840 : Sirey, 1840, 1, 507. — Parmi les 
auteurs qui ont approuvé cette jurisprudence, on peut citer, indépendam- 
ment de M. Dalloz : Bonnier, t. I, p. 130, n° 147; — Tallandier, p. 363, 
n° 361, etc. ‘ 
XIV. 15 


926 PROCÉDURE CIVILE. 


ainsi qu’on l’a vu, elle a trois textes formels pour autoriser la 
renonciation à l’appel, et pas un seul qui perte de franchir 
le premier degré de juridiction. 

Ce silence, ce contraste seraient déjà bien significatifs. 

Mais la pensée de la loi s’est autrement révélée. 

Si l'on parcourt, en effet, le Code de procédure, et notamment 
le titre De l'appel, si l’on relit avec soin nos décrets organiques 
de 1808 et de 1810, on demeure convaincu que les Cours impé- 
riales, si justement dénommées Cours d'appel par la loi de 
Pan VIII, he furent instituées, en effet, que pour juger sur ap- 
pel, que pour apprécier une décision déjà rendue, que pour 
faire un second examen de la même affaire, mais à la condition 
_ d’être légalement saisies par un acte d'appel valable, dont l’ob- 
jet, les formes et les délais furent, à toutes les époques, déter- 
minées soigneusement, minutieusement par la loi elle-même. 
En un mot, que ce n’est pas une demande qu’on porte devant 
la juridiction supérieure, mais un jugement qu’on lui défère. 

. Il serait inutile de rappeler ici l4 longue série des disposi- 
tions d’où ressort cette vérité; quelques-unes seulement. 


L'article 464 défend de former en cause d’appel aucune de- 
mande nouvelle, et à plus forte raison un procès nouveau tout 
entier. 

L'article 473 donne en certains cas aux Cours impériales le 
droit d’évoquer et de juger le fonds, bien qu'il n’ait pas été jugé 
en première instance. Cette sage disposition, dont les Cours 
impériales font chaque jour une si intelligente application, ne 
sert qu’à mieux confirmer la règle qui exige avant tout un pre- 
mier jugement et un acte d’appel contre ce jugement. Hors de 
là, point de compétence possible, point de juridiction pour le 
juge supérieur, sauf quelques cas ne dont nous par- 
lerons tout à l'heure. 

L'article 473 n’aurait pas de raison d'être si cette règle 
n'existait pas. Il est là comme une exception. 

1l en serait de même de l’article 472 relatif à l'exécution des 
jugements dans les cas d’infirmation. Le consentement des par- 
ties ne peut pas modifier ces dispositions. 

Les titres entiers du même Code, touchant Le règlement de 
juges et le renvoi d’un tribunal à un autre pour cause de suspi- 
cion légitime, ne se compreadraient pas davantage, 


ÉTUDES JUDICIAIRES. _. 997 


Ce serait assurément le cas ou jamais de renvoyer directe- 
ment devant une Cour impériale ou d'autoriser les parties à la 
saisir elles-mêmes ; mais la loi s’y oppose. Elle veut absolument 
qu’à défaut d’un tribunal la cause soit renvoyée devant un 
autre tribunal. Elle veut que ce premier degré de juridiction 
soit épuisé, quels que soient, dans ce cas, les embarras, les 
lenteurs et les évolutions de procédure. La Cour de cassation 
elle-même ne pourrait pas, dans son omnipotence, s’écarter de 
cette règle, même avec le consentement exprès des parties. Ici 
leur volonté est impuissante; elle se brise contre la volonté 
formelle de la loi. 


L'article 2 du décret organique du 20 avril 1810 dispose que 
« les Cours impériales connaïîtront des matières civiles et cri- 
minelles, conformément aux Codes et aux lois du royaume. » 
Or, encore une fois, les lois et les Codes, loin de permettre aux 
plaideurs de saisir directement les Cours impériales, et à celles- 
_ci de prononcer, se sont appliquées, au contraire, à réglementer 
séparément chaque degré de juridiction , afin qu ’on ne puisse 
les confondre sous aucun prétexte. 


C'est ici qu’ils conservent, dans toute sa plénitude, ce ca- 
ractère d'ordre public auquel il n’est pas permis de déroger par 
des conventions particulières (art. 6, Code Nap.). Autorisées 
formellement pour le premier Cas, elles ne l’ont pas été, elles 
ne devaient pas l’être pour le second, sous peine de jeter un 
trouble profond dans toute notre organisation judiciaire. 


En vérité, si le système que nous combations était appliqué 
aussi largement qu’il est enseigné, on pourrait aller jusqu’à 
dire que Îles tribunaux de première instance et les justices de 
paix elles-mêmes sont à peu près inutiles, et qu'il ne resterait 
qu’à les supprimer. 


Dans une question de cette nature, il paraît inutile d’opposer 
des autorités à des autorités ; qu’il nous soit permis seulement 
de rappeler l’opinion d’un magistrat, le plus compétent, selon 
nous, sur la question d'organisation judiciaire. | 


« Les Cours d'appel, dit M. Henrion de Pensey (t. 1, p.411, 
2e éd.), ont la plénitude de l’autorité judiciaire ; leur juridiction 
est universelle ; bornée aux affaires dont la connaissance leur 
est dévolue par la voie de l’appel, il y aurait de leur part incom- 
pétence, si elles se permettaient de statucr sur une demande 


998 | PROCÉDURE CIVILE. 


principale qui n’aurait pas subi le premier degré de juridiction.» 

Mais au lieu de multiplier les citations, voyons si celles qu’on 
nous oppose ont bien toute la portée qu’on veut leur donner. 

Rappelons d’abord que ces opinions, et nous le disons à leur 
éloge, ont élé émises en général avec une grande réserve et 
sans dissimuler la gravité de la question. | 

Les écrivains les plus fermes dans leur système nous parais- 
sent l’avoir un peu compromis par la restriction suivante, déjà 
indiquée par M. Dalloz : « Les Cours saisies directement, si 
elles se trouvent trop encombrées, ou même par d’autres mo- 
tifs, pourront juger ou ne pas juger, à leur volonté; elles de- 
vront toujours la préférence aux causes qui leur viennent par 
appel, etc. » 

Qu’est-ce à dire? Le droit existe ou n’existe pas. 

S'il existe , il faut l’admettre sincèrement et lui donner loyale 
satisfaction ; dès l’instant que vous admettez l’assignation di- 
recte d’un commun accord, devant les Cours impériales, elles 
seraient obligées de juger sous peine de rendre cet accord illu- 
soire. Nous l’avons déjà dit ailleurs : les juridictions ne s’éla- 
blissent pas ainsi ad libitum d’une manière vague, indécise, 
selon le caprice des parties ou les convenances du juge, et pour 
ainsi dire sous condition potestative de la part de ce dernier. 

1! n’y a ici, encore une fois, d’autre pouvoir que celui dela loi. 
Elle n’accorde pas cette latitude facultative, cette option 
étrange laissée au magistrat supérieur de juger ou de ne juger 
pas, selon sa volonté, selon la nature des causes, selon le 
chiffre des inscriptions aux rôles, selon telle autre circon- 
stance accidentelle. 

On dit bien que les cours ainsi directement saisies par les 
parties pourront juger comme tribunal arbitral. 

Il est aisé de voir que cette objection présuppose, comme la 
précédente, que le droit de citation ou de présentation directe, 
devant les cours impériales, n’existe pas réellement : mais 
quelle serait d’ailleurs la portée de cette objection nouvelle? 

On peut comprendre jusqu’à un certain point que les mem- 
bres d’une compagnie, pris isolément, consentent par un 
mouvement de charité et de bienfaisance à devenir exception- 


1 Voir, dans le méme sens, Toullier, t. I, p. 62; Berriat-Saint-Priz, Pon- 
cet, Tallandier, etc. 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 999 


nellement arbitres pour ramener la paix dans une famille. Les 
exemples sont rares, et il est peut-être désirable qu'ils devien- 
nent plus rares encore : car un magistrat se doit tout entier aux 
fonctions importantes dont il a l’honneur d’être revêtu. 

Mais qu’une chambre entière d’une Cour impériale se con- 
stitue en tribunal d’arbitres, qu’elle se soumette aux conditions, 
aux formes, aux délais, aux conséquences, aux caprices d’un 
compromis, cela choque tellement les habitudes, les devoirs et 
les convenances judiciaires, que toute autre réfutation serait 
superflue, 

Il n’en est pas moins vrai, dit-on enfin, que la Cour de cas- 
sation a formellement décidé par plusieurs arrêts, que les par- 
ties pouvaient d’un commun accord saisir la juridiction supé- 
rieure, sans s'inquiéter du premier degré ; et on rappelle les 
motifs de ces arrêts rendus tant sur la première que sur la 
deuxième question. 

Nous étions impatients d'arriver à cette objection la plus 
forte de toutes en apparence. 

Nous disons ainsi, car cette fois encore la jurisprudence de 
la Cour de cassation a été mal comprise, mal expliquée, mal 
appliquée ; c’est le moment de la rétablir dans son véritable 
sens, et de faire cesser toutes les équivoques. 

Oui sans doute, dans quelques-uns de ces arrêts, le rédac- 
teur des motifs a peut-être énoncé la proposition en des termes 
trop absolus dont on essaye d’abuser. : 

Mais qu’on pénètre plus attentivement dans les on de 
chacun de ces arrêts et dans l’esprit qui les a dictés et on sera 
bien vite convaincu qu’on a singulièrement exagéré leur portée. 

Nous venons de les relire tous, et dans aucun il ne s'agissait 
d’une citation directe devant la Cour omisso medio. Dans ous 
au contraire, la Cour avait été déjà saisie par un acte d'appel. 
On discutait seulement pour savoir si le juge supérieur, de- 
vant lequel on se trouvait déjà, pouvait du consentement des 
parties, statuer sur des chefs qui n’avaient pas été soumis aux 
premiers juges, et les arrêts cités faisant l'application des 
articles 464 et 473 et du principe que les parties en instance 
pouvaient d’un commun accord débattre des points non jugés, 
ces arrêts, disons-nous, ont décidé, selon les circonstances 
particulières de chaque espèce, que les Cours impériales léga- 
lement saisies pouvaient prononcer sur ces chefs nouveaux, 


230 PROCÉDURE CIVILE. 


Voilà tout ce qui résulte des arrêts cités. 

Le plus notable d’entre eux, celui dont.on se prévaut davan- 
tage est à la date du 1° août 1818 ; or, il fut précisément 
rendu sous la présidence de M. Henrion de Pensey dont on 
connaît maintenant l’opinion. 

Répétons que dans l’espèce de cet arrêt, comme dans toutes 
les autres espèces, il ne s’agissait que de proroger avec plus ou 
moins d’étendue les pouvoirs du juge supérieur déjà saisi. 

Et dans l’espèce de l’arrêt de 1824 rendu contre la plaidoirie 
de M. Dalloz, il s’agissait de l’appel en cause d’un garant non 
assigné en première instance ; mais là aussi un acte d’appel 
avait déjà porté devant la Cour l’instance principale. 

Nous pouvons donc écarter tous ces arrêts, ou pour mieux 
dire, les revendiquer en faveur de notre opinion, malgré les 
motifs trop généraux de quelques-uns. È | 

La théorie des auteurs, soumise au même examen, nous 
conduit à peu près au même résultat, car ils ont soin, pour la 
plupart du moins, de limiter la faculté d’évocation aux questions 
nouvelles portées incidemment devant les Cours impériales. 
Or, ces deux expressions présupposent nécessairement un acte 
d'appel préalable, condition essentielle ou, pour mieux dire, 
seul moyen légal de se présenter devant elles, sauf quelques 
rares exceptions qui, ainsi que nous l’avons dit, ne font que 
confirmer la règle *. 

Ainsi on peut dire, en définitive, que sur cette question il y 
a eu plutôt équivoque, confusion, malentendu que diversité 
réelle d'opinions. | 

Toutes peuvent, à nolre sens, se résumer et se concilier 
ainsi : 

Non, il n’est pas interdit aux Cours impériales saisies par 
un acte d’appel valable, de statuer, du consentement des par- 
ties, sur des demandes portées pour la première fois devant 
elles, et cela malgré la disposition de l'article 464, en dehors 
des cas prévus par l’article 473. 

Mais elles ne peuvent sans violer les lois de leur institution 


1 Parmi ces exceptions, on peut indiquer les difficultés qui s'élèvent sur 
l'exécution, l'interprétation ou les dépens d’un précédent arrêt, les règle- 
ments de juges dans le cas prévu par l’article 263, $ 2, du Code de procé- 
dure civile, sur l'appel des arrêtés du conseil de préfecture en matière d'é- 
lections (art. 33 de la loi du 19 avril 1833). 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 231 


et commettre un excès de pouvoir, prononcer sur une instance 
entière portée directement devant elles sans avoir subi le pre- 
mier degré de juridiction. 

C’est là, entre les deux points extrêmes, que nous paraît 
être encore la vérité. Elle ressort du texte et de l’esprit de 
toute notre législation. 

Mais est-il désirable que cette législation soit modifiée, ques- 
tion plus élevée et plus philosophique qui fait naître un autre 
ordre d'idées et appelle moins les dissertations ‘du juriste que 
les méditations du législateur. 

Il ne serait pas étonnant que le désir de voir introduire 
quelques modifications sur ce point, eût exercé une secrète 
influence sur l’esprit de ceux qui pensent qu’elles existent déjà. 
Il leur est arrivé d'interpréter la loi actuelle, non pas comme 
elle est, mais comme elle devrait être à leur sens, erreur à 
laquelle n’échappent pas toujours les intelligences les plus 
exercées. 

Frappées des avantages considérables qui pourraient résul- 
ter de cette faculté de présentation ou de citation directe devant 
le juge supérieur, elles ont cru la lire dans la loi et demandent 
par. cela même qu’elle y soit introduite, si elle ne s’y trouve 
déjà. 

Remarquons d’abord que ce ne serait pas une innovañion 
dans nos lois. 

Nous avons vu que les parlements n’admettaient pas volon- 
tiers la renonciation à l’appel, c’est-à-dire à leur juridiction. 

Ils étaient plus faciles pour la renonciation au premier degré, 
c'est-à-dire pour l’assignation directe devant eux. 

ls ne l’accordaient, à la vérité, qu’à des plaideurs privilégiés 
et à des causes privilégiées aus. | 

C'était un avantage exceptionnel dont joyissaient à titre de 
puissance et d'honneur, les causes du roi, des princes, des grands 
seigneurs, de quelques établissements publics*. 


+ « À peine le parlement fut-il rendu sédentaire à Paris, dit M. Henrion de 
Pensey (t. 1, p. 86), que la majesté de son costume, sa dignité dans l’exer- 
cice de ses fonctions, la sagesse de ses arrêts et l’usage où étaient les rois 
de délibérer avec lui sur les plus grands intérêts de l’État, le rendirent l’ob- 
jet de la vénération universelle. Le droit d’avoir cette Cour pour juge immé- 
diat fut mis au rang des plus belles prérogatives; les rois se l’attribuaient 
pour toutes les causes qui intéressaient leur domaine et leur couronne, et le 


232 PROCÉDURE CIVILE. 


Certains parlements étaient moins exclusifs, moins aristo- 
cratiques ; ils avaient étendu les exceptions très-restreintes 
faites par le parlement de Paris. | 

Il en était même qui avaient effacé toutes les disrelione et 
qui ouvraient leur accès direct à tous les plaideurs et à toutes 
_les causes. 

Parmi ces derniers parlements, nous citerons celui. de Pau. 
Merlin, dans l’ancien Répertoire, v° Parlement, s'exprime 
ainsi, p. 593 : 

« Ce qu’il y a encore de à ce parlement (de Pau), 
c'est que toutes parties ont droit, en quelque cause que ce soit, de 
se pourvoir directement au parlement sans essayer les juridic- 
ions inférieures des jurats ou celle des sénéchaux royaux. » 

C’est, en effet, ce qui est attesté par les commentateurs de la 
coutume de Béarn et par les certificats de la matricule de 
l’ordre des avocats qui rappellent « que la haute justice appar- 
tient au roi en cette province et qu’elle est rendue dans les 
lieux où il n’y a pas de seigneurs médiats par le parlement 
seul, sans néanmoins que dans ceux où il y a des jurats royaux 
le plaignant soit obligé de se pourvoir en première instance 
devant eux, les Béarnais ayant le privilége de se pourvoir di- 
rectement au parlement pour toutes les affaires, sauf en ce qui 
regarde la police et les amendes dues aux seigneurs médiats 
pour effusion de sang, etc. | 

Et remarquons bien que ce droit de saisir nn le 
juge supérieur n’était pas subordonné à la volonté réciproque 
des plaideurs ; le demandeur assignait de plano devant le parle- 
ment, et le défendeur était obligé de comparaître. 


conféraient aux grands du royaume et aux établissements publics qu’ils vou- 
laient le plus favoriser. L'hôpital général de Paris en jouissait encore en 
1789... » — « C'était encore, dit-il page 293, un des priviléges du procureur 
général de porter directement à la grand’chambre du parlement les affaires 
dans lesquelles il était partie principale. » Il cite l'ordonnance de 1453, qui la 
première établit le droit de saisir de plano la juridiction supérieure. 

1 Certificat du 1°" mars 1763. — Les législations étrangères offrent de pa- 
reils exemples. On lit notamment dans le dictionnaire de M. Prost de Royer, 
ve Appel, D. 448 : « Les Gentoux : la jurisprudence des appels est fort simple 
chez ce peuple célèbre, qui subsiste depuis tant de siècles avec sa simplicité 
et ses mœurs primitives. Jl y est libre aux parties de se faire juger de suite 
en dernier ressort, en s'adressant directement aux magistrats. » La même 
faculté existe dans le royaume des Pays-Bas, où les parties peuvent, par un 
consentement réciproque, franchir le premier degré de juridiction. | 


ÉTUDES JUDICIAIRES. 233 


Cette comparution forcée n’est plus dans nos lois ni dans no8S 
mœurs, et nul ne songe à la rétablir ni à la regretter. 
_ Mais la comparution volontaire des deux parties ! mais la fa- 
culté de convenir qu’on franchira le premier degré de juridic- 
tion pour aller de prime-abord demander justice au magistrat 
supérieur! La question revêt un autre caractère et une autre 
importance : non pas, encore une fois, au point de vue de la 
loi et de la pratique actuelle, mais dans la prévision théorique 
d’une loi nouvelle. 

Divisés sur le premier point avec d’honorables écrivains, nous 
le sommes moins peut-être sur le second ; nous serions même 
tenté de nous associer à leurs vœux, si la réalisation en est 
aussi facile qu'ils le pensent. | 

Tout le monde reconnaît que ce serait un moyen infaillible 
d’abréger les procès; or c’est là, à notre sens, un point capi- 
tal, un grand résultat à rechercher au risque de quelques in- 
convénients. 

L'expérience, bien que réduite à certains cas et à certaines 
localités, a pleinement répondu à la sage pensée des anciens 
législateurs. Pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui? 

S’il fallait, comme on le craint, acheter ce bienfait au prix 
de notre organisation judiciaire ; s’il fallait bouleverser nos 
Codes, sacrifier sans nécessité des intérêts professionnels et 
des droits acquis, on devrait reculer devant celte idée, si sé- 
duisante qu’elle apparaisse. 

Mais ces craintes ne sont-elles pas exagérées ? le droit com- 
mun ne reste-t-il pas intact et à l’usage de tous? Nul ne sera 
privé, en effet, de l’avantage de suivre les phases diverses de 
notre procédure, de soumettre sa cause à deux examens suc- 
cessifs, d'accomplir consciencieusement les formalités de notre 
Code sans en négliger aucune. Seulement on réclame la faculté 
exceptionnelle de se passer de quelques-unes dans certains cas, 
et toujours à la condition substantielle d’un mutuel consente- 
ment. 

C’est ici que peuvent se reproduire les autorités que nous 
venons de combattre; c’est leur véritable place : ‘elles y re- 
prennent la force qui tout à l’heure semblait leur manquer. 

Qu'on ne craigne rien, a-t-on dit, pour notre économie ju- 
diciaire, car il faut l'accord de toutes les parties. 

Et cet accord est-il donc si facile à obtenir quand on n’a pu 


934 PROCÉDURE CIVILE. 


s’accorder sur rien, quand tous les essais de conciliation ont. 


été inutiles, quand le procès a éclaté et que les esprits aigris 
sont décidés à braver toutes ses conséquences? 

Cette considération si pleine de justesse semble, il est vrai, 
enlever à notre question tout son intérêt pratique; elle réduit 
aussi à leur juste valeur les craintes exprimées sur le trouble 
apporté dans les habitudes judiciaires et dans l’exercice de 
quelques professions. 

Mais à côté de ces plaideurs intrépides et passioonés qui, 
loin d’abréger les procès, voudraient les prolonger, ne peut-il 
pas s’en rencontrer (et il s’en rencontre, nos recueils judiciaires 
l’attestent) de plus raisonnables, de mieux inspirés, de mieux 
conseillés? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, une infinité de cas où l’on 
n’a recours aux tribunaux que pour obéir à certaines précau- 
tions exigées par la loi et remplir d’un commun accord la for- 
malité d’un jugement définitif? Les plaideurs de cette espèce, si 
réduit qu’en füt le nombre, trouveront-ils donc la loi inflexible 
à leurs convenances et à leurs intérêts? | 

S’ils expriment loyalement la bonne et sage résolution d’être 
jugés à moins de frais, à moins de temps, et de se présenter 
dans cet objet au juge supérieur devant lequel ils devraient né- 
cessairement arriver plus tard, leur sera-t-il donc répondu ? 

« Vous êtes trop pressés ; 1l vous faut commencer par le com- 
mencement. Le premier degré de juridiction a été créé en votre 
faveur; vous ne pouvez sans ingratitude refuser ce bienfait de 
la loi. Quelque impatient que vous soyez d'arriver au terme de 
vos angoisses, si légitimes, si favorables que soient les motifs 
qui vous le font désirer à l’un et à l’autre, rien ne peut vous li- 
bérer de cette épreuve; allez d’abord en première instance con- 
stituer un avoué, choisir un avocat, subir les plaidoiries ou 
l'instruction écrite, obéir aux formes, aux délais, aux inci- 
dents, aux tarifs, à la procédure entière du Code, et puis vous 
recommencerez tout cela devant la Cour. C’est bien elle qui 
doit dire et qui dira, en effet, le dernier mot, mais non pas si 
vite. Votre procès finirait trop tôt ; il doit durer; il peut, il doit 
se diviser en plusieurs procès; il aura au moins deux époques 
distinctes, deux stations et comme deux étapes ; et bien qu’elles 
soient chères et longues, les étapes de la procédure, vous ne 
pouvez ni les éviter ni les abréger; vous devez, malgré vous, 
les parcourir l’une et l’autre dans toute leur étendues toute 


ÉTUDES JUDICIAIRES. | | 233 


convention contraire est mise à néant. Ne dites pas que la loi 
vous protége un peu plus que vous ne le voudriez; il ne vous 
appartient pas de discuter les conditions de cette protection et 
de vou y soustraire. » 

Une pareille réponse pourrait Dion: ne pas satisfaire tous les 
esprits, et il en est, nous pouvons l’affirmer, qui désireraient 
s'être trompés quand ils ont soutenu que cette réponse était au- 
torisée par la loi actuelle, et qui ne s’effrayeraient pas d'une 
disposition nouvelle qui viendrait adoucir ce qu'une telle règle 
peut avoir de rude et d'illogique. . 

Mais enfin, si l'exception réclamée paraissait trop absolue, 
si l’on craiguait de voir réaliser quelques-uns des inconvénients 
signalés, si l’on persistait, en un mot, à interdire en thèse gé- 
nérale la renonciation au premier degré, à la différence du se- 
cond, ne pourrait-on pas au moins l’accorder exceptionnelle- 
ment, comme les anciennes ordonnances, non à des priviléges 
de noblesse, mais à des prMilges de malheur, de famille, de 
situation ? | - 

Ils seraient faciles à discerner les cas où la faculté de renoncer 
au premier degré produirait tous ses avantages sans offrir le 
moindre danger. 

On trouverait au besoin dans la loi elle-même le Sat de 
ces distinctions. 

Les causes qui intéressent l’État ne sont pas Duioüre sou- 
mises aux deux degrés de juridiction, les questions d’enregis- 
trement, pär exemple; et bien qu’elles offrent souvent de sé- 
rieuses difficultés de droit et qu’elles portent sur des sommes 
considérables, les tribunaux de première instance les jugent en 
dernier ressort, L'appel est interdit. 

Ainsi, quand ces causes et autres de même nature ne doivent 
subir qu’un seul degré de juridiction, pourquoi le premier au 
lieu du second? Ce dernier n’offrirait-il pas plus de garanties, 
d’après la présomption de la loi elle-même? | 

Pourquoi ne pas augmenter le nombre de ces causes excep- 
tionnelles, pour les faire jouir du même avantage, de la même 
faveur ? | 

Ce n’est point seulement la cause des mineurs et autres in- 
capables qui sont dispensés par la loi (art. 49) du prélimi- 
naire de conciliation, maïs aussi une infinité d’autres affaires 
où les parties sont néanmoins maîtresses de leurs droits. Là 


236 PROCÉDURE CIVILE. 


aussi et dans les autres dispositions qui s’y réfèrent, on pour- 
rait puiser de nombreuses et sages exceptions pour dispenser 
de l'instance, nous avons presque répété du préliminaire du 
premier degré, des procès qui par leur chiffre doivent arriver 
au second, et qui, par leur nature, commandent la promptitude 
et l'économie. 

Ces exceptions nouvelles, à défaut de la règle générale, ne 
dépareraient pas nos lois. Elles en montreraient, au contraire, 
l'esprit sage, libéral, respectueux pour les conventions licites. 
Le sentiment qui dicterait ces conventions, loin d’être com- 
primé, devrait, au contraire, être protégé, encouragé; ce ne 
serait pas, encore une fois, un privilége accordé à telle classe 
de plaideurs, maïs une espèce de récompense offerte à ceux 
qui, divisés par leur procès , auraient au moins le bon sens de 
s'entendre pour l’abréger et obtenir justice avec moins de bruit, 
avec moins de scandale quelquefois, et toujours avec plus de 
promptitude et d'économie. Les causes ainsi introduites d’un 
commun accord devant le juge supérieur, au lieu d’être expo- 
sées à un déni de justice facultatif ou rejetées à la fin du rôle, 
comme on le demande, nous sembleraient, au contraire, de- 
voir obtenir un tour de faveur. 

Voilà, en abrégé (car le sujet est vaste), les considérations 
qui permettraient de s’associer aux vœux formels ou tacites en 
faveur de cette importante modification; mais comme elle se 
rattache à l’ensemble de notre système judiciaire si fort et si 
complet, malgré quelques imperfections, nous ne pouvons que 
l'indiquer avec la prudente réserve dont on nous a donné 
l’exemple , et appeler sur elle de nouvelles études et un examen 
plus approfondi. LAVIELLE,. 

( La suite à une prochaine livraison. ) | 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 237 


_ DES LSÉRALITÉ EN FAVEUR DES ÉTABLISSEMENTS DE BIENFAISANCE | 


NON LÉGALEMENT RECONNUS. 


Par M. C. DE BAULNY, docteur en droit, auditeur au Conseil d'État. 


L'un des caractères distinctifs de notre époque est le déve- 
Joppement inouï de l’esprit d’association ; plus l’individu ac- 
quiert la conscience de son impuissance, plus le sentiment de 
sa faiblesse le dispose à chercher dans l’union la force qui 
manque à ses efforts isolés; le réveil des idées religieuses, Pex- 
pansion de la charité et de la philanthropie se sont manifestés 
surtout par la création d’une variété infinie d’associations de 
bienfaisance. Ce puissant levier leur a donné une énergie d’ac- 
tion qui comptera parmi les titres de gloire les plus légitimes 
de notre siècle. Toutefois, cet instinct qui porte aujourd’hui les 
particuliers à mettre en commun leur travail et leurs capitaux 
rencontre dans notre législation des obstacles qui l’arrêtent 
quelquefois, qui le ralentissent toujours. Notre ancienne mo- 
narchie déjà , pour les établissements de mainmorte, avait une 
déflance dont les ordonnances de 1666"et de 1749 sont l'irré- 
cusable témoignage , et qui se couvrait de principes empruntés 
surtout à l’économie politique. La révolution changea cette dé- 
fiance en haine implacable et aveugle; les établissements même 
civils et de pure bienfaisance ne furent pas épargnés. « Lais- 
» sons , » disait Barrère, chargé de préparer un projet de loi sur 
l'assistance publique, « laissons à l’insolent despotisme la fas- 
» tueuse construction des hôpitaux pour engloutir les malheu- 
» reux qu’il a faits... Dans une république, tout ce qui peut 
» établir la dépendance d’homme à homme doit être proscrit . » 
Un pauvre, s’il ne voulait se dégrader, devait donc mourir de 
faim plutôt que de recevoir un secours d’une autre main que 
de celle de l’État : cette théorie faillit ruiner à jamais les éta- 
blissements que la piété séculaire des ancêtres avait préparés 
pour le soulagement de toutes les misères et de toutes les in- 
firmités ?, 
La force des choses ramena bientôt à des mesures plus pra- 


4 Moniteur, séance du 22 floréal an Il. 
# Voir les lois des 27 floréal et 23 messidor an II. 


9238 | DROIT CIVIL. 


tiques. L'État, renonçant à absorber loute vie dans sa vie, re- 
connut à côté de lui des personnalités distinetes, quoique d’une 
nature inférieure et subordonnée; mais il se réserva le droit 
exclusif de leur donner l’existence légale. Nous n’avons pas à 
examiner ici si cette prérogative, conforme d’ailleurs au droit 
traditionnel du pays, est en harmonie avec les principes nou- 
veaux de la liberté civile. Parmi les établissements de bienfai- 
sance, un certain nombre des plus importants ont été l’objet 
d’actes du pouvoir souverain qui les ont classés soit parmi les 
établissements publics, soit parmi les établissements d'utilité 
publique‘. La plupart n’ont pas reçu cette consécration off- 
cielle, soit que l’exiguité de leurs ressources et la précarité de 
leur existence n’aient pas permis de leur donner cette haute 
sanction, soit que leur organisation intérieure et leurs ten- 
dances n’aient pu se plier aux exigences administratives. Ils 
n’ont qu’une existence de fait, et la législation qui les régit se 
réduit aux articles suivants du Code pénal : 


« Art. 291. Nulle association de plus de vingt personnes dont 
le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours mar- 
qués pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques 
ou autres, ne pourra se former qu'avec l’agrément du gouver- 
nement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique 
d'imposer à la société. 

» Art. 292. Toute association de la nature ci-dessus exprimée 
qui se sera formée sans autorisation, ou qui, après l'avoir ob- 
tenue , aura enfreint les conditions à elle imposées, sera dis- 
soute. 

» Art. 294. Tout individu qui, sans la permission de l’auto- 
rité muuicipale, aura accordé ou consenti l’usage de sa maison. 
pour la réunion des membres d’une association même auto- 
risée, ou pour l’exercice d’uh culte, sera puni d’une amende de 
seize francs à deux cents francs. » 


Les associations non reconnues sont donc soumises au bon 
plaisir de l’autorité supérieure quant à leur existence, de l’au- 
torité municipale quant à leurs réunions. Malgré tous les dan- 
gers attachés à une pareille position, elles ont conquis dans la 


4 La première de ces catégories dépend directement de l’administration; 
la seconde conserve un caractère privé; toutes deux jouissent de la capacité 
civile. re | 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 239 


société une place importante et respectée; beaucoup d’entre 
elles marchent de pair avec les établissements de bienfaisance 
officiels; elles ont des statuts réguliers, des budgets considé- 
rables, des réunions solennelles: elles possèdent des rentes, 
des immeubles même, et souvent la bienveillance de l’admi- 
. nistration se manifeste par des subventions communales ou dé- 

partementales. Mais toute la sympathie du pouvoir exécutif ne 
saurait les relever de l’incapacité absolue dont la loi les frappe 
et que la loi seule pourrait faire disparaître. Les tribunaux leur 
sont fermés; elles ne peuvent acquérir à titre onéreux que sous 
le nom de personnes interposées, et en courant tous les risques 
qu'entraîne ce mode de procéder ; elles ne peuvent recevoir 
que des donations manuelles. Le législateur, qui les connait 
quand il s’agit de les punir, ne les connaît plus quand il s’agit 
de les protéger. 

Il arrive tous les jours que des legs sont faits à des établis- 
sements non reconnus, mais dont l’utilité est unanimement 
proclamée. L'administration se trouve alors en face d’un devoir 
rigoureux : répudier un bienfait destiné au seulagement des 
classes souffrantes. Summum jus, summa injuria! On a pensé 
qu’il y avait un moyen d’assurer l’exécution de ces libéralités, 
et de concilier le respect de la loi et l'intérêt des pauvres. Ce 
moyen consiste à dire que les indigents sont les véritables lé- 
gataires, et à substituer le maire, qui est leur représentant lé- 
gal , à l'établissement désigné, qui est sans qualité pour figurer 
dans un décret. Cette doctrine, d’un grand intérêt pratique, 
soulève de graves questions de droit tant civil qu'administratif. 
Le Conseil d’État, tout en adoptant le principe, s’est souvent 
séparé du ministère de l’intérieur quant aux applications qu’il 
convenait d'en faire. 

De ses décisions s’est formée une jurisprudence qui, soumise 
à une étude superficielle, semble présenter quelques contradic- 
tions, mais dont un examen plus sérieux démontre la constance 
et l’unité. Dans ces derniers temps, le ministre de l’intérieur, 
qui se croyait en face d'opinions hésitantes et mal définies, erut 
devoir provoquer une solution de principe. : 

Une dame Leclerc avait légué une rente de 189 francs à la 
crèche de Saint-Philippe du Roule, établissement non reconnu. 
Le préfet de la Seine proposait que le directeur général de l’as- 
sistance publique fût autorisé à accepter ce legs au nom des 


940 | DROIT CIVIL. 


pauvres mères du 1° arrondissement de Paris. Par une dépêche 
en date du 26 janvier 1858, le ministre demanda qu'à cetie 
occasion la section de l’intérieur fit connaître les règles 
qu’elle entendait suivre sur cette matière délicate. Ce fut 
l’objet d’une étude longue et consciencieuse. M. le conseiller 
d'État baron de Bussierre apporta dans le rapport de cette af- 
faire des vues à la fois élevées et pratiques, et, tout en justifiant 
le Conseil d’État des contradictions qui lui étaient imputées, il 
mit en relief, à côté des principes de droit qu’il fallait respec- 
ter, les règles de bonne administration qui devaient en modérer 
l'application. | : 
La section de l’intérieur, à laquelle le président du Conseil 
d’État avait bien voulu apporter le concours de ses lumières et 
l’autorité de son expérience, adopta, le 7 décembre 1858, un 
avis dont nous croyons devoir reproduire le texte, qui sera 
comme la base de toute cette étude ; nous examinerons ensuite 
Ja jurisprudence qu’il résume au point de vue, 1° du droit, 2° de 
la bonne administration. | 
« La section de l'intérieur. . . . . 
» Sur la question de principe. . . . ., vu, etc. . . . .; 
» Considérant qu’aux termes de l’ordonnance réglementaire 
» (du 2 avril 1817), c’est aux maires qu’il appartient d'accepter 
» les dons et legs faits pour le ORNE et l’instruction des 
» pauvres ; 
» Que, dès lors, l’autorité municipale est fondée à réclamer 
» l’autorisation d’accepter les legs faits à des établissements 
» non légalement reconnus, lorsque ces legs portent évidem- 
» ment le caractère de dispositions faites au profit, soit de la 
» généralité des pauvres, soit d’une catégorie spéciale des in- 
» digents de la commune; * 
» Considérant toutefois qu’il importe de réserver à l'autorité 
» supérieure une entière liberté d’appréciation des demandes 
» de cette nature ; | 
» Considérant, en effet, que l’extrême variété des circon- 
» stances d’espèces-doit conduire, dans cette matière, à des 
» décisions diverses, et que le consentement donné par les hé- 
» ritiers à la délivrance des legs ne peut pas être considéré 
» comme le seul motif, ni même comme le motif principal de 
» décider; que s’il est vrai, comme l'indique M. le ministre de 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 241 


» l’intérieur dans sa dépêche ci-dessus visée , que ce consente- 
» ment doit, en règle générale, lever tous les doutes en ce qui 
» touche les chances de contestations judiciaires qu’il importe 
» d'éviter aux communes, il peut arriver aussi que nonobstant 
» l'adhésion des héritiers, le gouvernement ne juge pas à pro- 
» pos d’autoriser, l’acceptation deslegs par l’entremise de l’au- 
» torité municipale, soit parce que les libéralités ne lui parai- 
» traient pas rentrer suffisamment dans le cadre des prévisions 
» de l’ordonnance réglementaire de 1817, soit pour tout autre 
» motif résultant des circonstances de chaque espèce ; 


» Mais que, d'autre part, il est possible aussi que le consen- 
» tement des héritiers ne paraisse même pas nécessaire ; 


» Qu’en effet le testateur, tout en désignant comme léga- 
» taire un établissement charitable non légalement reconnu, 
» peut avoir employé des termes tels et être entré dans des ex- 
» plications si formelles qu'aucun doute ne saurait s’élever sur 
» l’intention qu’il avait de gratifier de sa libéralité, nou pas 
» l’établissement charitable lui-même, en sa qualité pérson- 
» nelle, mais uniquement la classe spéciale d’indigents à 
» laquelle l'établissement désigné consacre ses soins. 


» Qu'il existe d’ailleurs un grand nombre d’établissements 
» charitables qui, bien que non légalement reconnus, se rat- 
» tachent par des liens si étroits à l'administration municipale, 
» soit par l’effet de subventions fixes et annuelles qui leur sont 
» attribuées sur le budget communal, soit même par les dé- 
» tails de leur organisation intérieure, qu’ils peuvent être con- 
» sidérés comme ayant réellement acquis le caractère d’éta- 
» blissements communaux ; 

» Et qu’enfin le respect de la volonté des testateurs et l’inté- 
» rêt des pauvres doivent conduire à rechercher, autant que 
» possible, l'interprétation la plus FNOMDIELS l’accomplisse- 
» ment des legs ; | 


» Considérant que c’est en se plaçant suivant les particula- 
* rités de chaque espèce aux divers points de vue qui viennent 
» d'être indiqués, que le Conseil d’État et la section de l’inté- 
» rieur ont pris, dans cette matière, des décisions dont les 
» contradictions signalées par M. le ministre de l’intérieur ne 
» SOnt qu'apparentes et qui découlent réellement des mêmes 
» principes. nu 

XIV, 16 


249 DROIT CIVIL. 


» Est d'avis : 
» Qu’en règle générale, il y a lieu d’autoriser les adminis- 

» trations à accepter les libéralités faites à des établissements 
» non légalement reconnus, lorsque ces libéralités rentrent 
» dans les prévisions de l’ordonnance réglementaire du 2 
» avril 1817, sauf toutefois l’appréciation des circonstances 
» particulières de chaque espèce et en se conformant d’ailleurs 
» à la jurisprudence établie par les prenne du conseil 
» d’État. 

» En ce qui touche le legs fait à la crèche de Saint-Philippe 
» du Roule, vu... etc. 

_» Considérant que la destination du legs de la dame veuve 
» Leclerc est évidemment de concourir au soulagement des 
»* mères indigentes du 1° arrondissement de Paris; 

5 Considérant que la légataire universelle de la testatrice 
» consent à la délivrance du legs ; . 

» Considérant d’ailleurs que ledit legs consiste dans la nu- 
»" propriété d’une inscription de rente dont les arrérages devront 
» recevoir, après l’extinction de l’usufruit dont cette rente est 
» grevée, la destination indiquée par la testatrice ; que dès lors, 
» il importe, dans l'intérêt des pauvres, que l’autorité muni- 
» Cipale intervienne dans l’acceptation du legs, afin d'assurer 
» à perpétuité son emploi charitable conformément aux inten- 
» tions de la testatrice ; 

» Considérant qu’en autorisant le directeur de l'assistance 
» publique à Paris à accepter le legs de la dame veuve Leclerc, 

» l’autorité supérieure prendrait une décision qui n’aurait rien 
»# d’inconciliable avec celle résultant de l'avis du 30 octo- 
» bre 1855, relatif à un legs fait à la crèche du 11° arrondis- 
» sement de Paris; 

» Qu’en effet, dans l’espèce à laquelle se rapportait ledit 
» avis, il s'agissait du legs d’une somme de cent francs, somme 

» minime dont les héritiers consentaient la délivrance, et dont 
» la distribution immédiate, conformément aux intentions du 
» testateur, était par conséquent suffisamment assurée, sans 
» qu’il ait paru nécessaire de faire intervenir l'autorité muni- 
» cipale; 

» Est d'avis : 
» Qu'il y a lieu d’autoriser le directeur de l'administration 
» générale de l’assistance publique à Paris à accepter le legs de 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 243 


» Ja nu-propriété d’une rente de 189 francs, sur l’État, fait pàr 
» la dame veuve Leclerc, au profit des mères pauvres du 1° ar- 
» rondissement de Paris, pour être ernployé conformément 
» AUX intentions de la testatrice. » 


. La première question que soulève cet avis est celle-ci : 

L'administration a-t-elle, aux termes de nos lois, un droit 
véritable à exiger la délivrance des libéralités faites dans de 
pareilles conditions ?.Nous examinerons ensuite les droits que 
peut avoir l’établissement non reconnu in dans le testa- 
ment. 

I. Droit de l'autorité municipale. — Le maire, représentant 
légal des pauvres, aux termes de l’article 3 de l'ordonnance du 
2 avril 1817, peut-il intervenir toutes les fois que ceux qu'il 
représente. ont intérêt à l'acceptation d’un legs? La jurispru- 
dence admet l’affirmative. Elle se fonde sur la règle d’interpré- 
tation : potius ut valeant quam ut pereant, règle reproduite 
dans les termes les plus formels par le Code Napoléon : 


» Art. 1157. Lorsqu'une clause est susceptible de deux sens, 
on doit plutôt l’entendre dans celui avec lequel elle peut avoir 
quelque effet, que dans le sens avec lequel elle n’en pourrait 

produire aucun. » 


La Cour de cassation applique cet article dans une matière 
analogue à la nôtre. En matière de substitutions prohibées, 
toutes les fois qu’une clause peut être comprise dans un sens 
licite, le tribunal suprême refuse d'admettre l'interprétation qui 
la ferait tomber sous le coup de la loi. | 

Pourquoi pe pas appliquer i ici ce système équitable: 2. 

Une somme est léguée à un établissement notoirement connu 
pour consacrer toutes ses ressources au soulagement des indi- 
gents, ou, ce qui sera plus fréquent, d’une classe spéciale d’in- 
digents. Quel est le véritable légataire ? Ne perdons pas de vue 
ce principe élémentaire de notre droit civil qui veut don s’at- 
tache à l'intention plutôt qu’au sens littéral des mots, et disons 
que le véritable légataire est.celui qui profite de la libéralité, 
et non celui entre les mains de qui passent les fonds, mais qui 
ne saurait sans crime en retenir la moindre parcelle. Je ne 
vois dans cet agent de distribution, désigné par le défunt, | 


1. Nap., art. 1156. 


244 DROIT CIVIL. 


qu'un fidéi-commissaire, un exécuteur testamentaire ; il est 
vrai que le testateur a prescrit l'emploi de son ministère ; mais 
aux.termes du Code Napoléon, art. 900, les conditions impos- 
sibles ou illicites sont, en matière de dons et legs, réputées 
non écrites ; la disposition testamentaire est donc scindée et il 
subsiste un legs pur et simple en faveur des pauvres. Dès lors, 
rien ne s'oppose à ce que leur représentant légal intervienne 
pour leur en assurer le bénéfice. Les héritiers pourront soute- 
nir devant les tribunaux que la volonté du défunt a été mal 
comprise, et qu’il voulait assurer la prospérité de l’œuvre dé- 
signée, plutôt que le soulagement des indigents ; s’ils triom- 
phent, l’administration sera déclarée sans qualité pour accepter 
et le legs sera caduc; mais la preuve à faire leur incombera et 
la présomption sera en faveur des pauvres représentés, aux 
termes de l’ordonnance du 2 avril 1817, par l’autorité munici- 
pale. 

La jurisprudence est d’accord avec la doctrine que nous 
. venons d’exposer. Appliquée depuis longtemps par le Conseil 
d’État, cette théorie vient d’être formellement consacrée par 
l’avis du 7 décembre 1858. « L'autorité municipale est fondée 
» à réclamer l’autorisation d’accepter les legs faits à des éta- 
» blissements non légalement reconnus, lorsque ces legs portent 
» évidemment le caractère de dispositions faites au profit soit 
» de la généralité des pauvres, soit d’une catégorie spéciale des 
» indigents de la commune. » 

Nous avons traité la question à un point de vue abstrait eten 
supposant le caractère de la libéralité reconnu par tous les in- 
téressés. Mais à quels signes reconnaître ce caractère ? Comment 
distinguer si le legs est fait aux pauvres ou à l’établissement 
dénommé : c’est une question d’appréciation fort délicate dont 
la solution appartient aux tribunaux, dont le Conseil d’État doit 
aussi se préoccuper pour ne pas ouvrir la porte à des procès et 
à des prétentions téméraires. Nous ne pouvons que signaler les 
considérations qui ont le plus fréquemment déterminé ses dé- 
cisions et qui se rapportent : 1° au caractère de l’établissement 
désigné, 2° à la nature du legs, 3° aux termes du testament. 

1o Caractère de l'établissement. Il faut vérifier s’il s’agit d’un 
établissement de bienfaisance dans le sens légal du mot, ce qui 
met immédiatement en dehors toutes les œuvres exclusivement 
religieuses, la grande œuvre catholique de la Propagation de la 


2 De. Re — —_—_— 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 245 


foi, par exémple. Les œuvres qui s’occupent au contraire exclu- 
sivement du soulagement de telle ou telle misère, donnent lieu 
sans difficulté à l’application de notre doctrine. Les exemples 
abondent. Le sieur Bouctot avait laissé 10,000 francs à la 
société de charité maternelle de Rouen. « La société ne peut 
» être autorisée à accepter ce legs, mais ce n’est pas un motif 
» pour que les pauvres mères surchargées d’enfants ne pro- 
» fitent point de la libéralité du testateur ‘. » Signalons aussi 
un avis conçu dans des termes analogues, relatif à l’acceptation 
d’un legs fait à l’établissement protestant de Neuhoff pour l’édu- 
cation des enfants pauvres ?. 

Une circonstance qui a toujours eu une influence détermi- 
nante sur les décisions du Conseil d’État, est le concours offi- 
ciel des communes à l’action de l'établissement non reconnu. 
Il arrive souvent que des œuvres créées par la féconde initia- 
tive de la charité privée prennent avec le temps un caractère 
presque municipal : l'administration accorde des secours tem- 
poraires, puis des subventions annuelles; d’autres fois, elle 
fonde des bourses; l’organisation intérieure reste distincte de . 
l'assistance publique, telle que les lois la constituent; mais ce 
fait seul, que le nom de l'établissement figure au budget com- 
munal, justifie l'intervention du maire? le: Conseil d’État y 
trouve la garantie que la volonté du défunt sera exactement 
suivie, et que l'établissement désigné ne marche pas dans une 
voie contraire aux tendances du gouvernement. Voici un des 
exemples les plus remarquables que nous offre la jurisprudence : 
Un legs avait été fait à la maison des orphelins de Metz; un 
avis préparatoire du 21 novembre 1851, demanda des rensei- 
gnements sur le caractère de cet établissement, et le ministre 
de l’intérieur, par une lettre du 4 février 1852, fit connaitre : 
» Que la ville de Metz entretenait, depuis 1848, moyennant une 
_» somme de 1,000 francs, quatre bourses à l'établissement des 
» orphelins. » 

Cette déclaration fit cesser tout scrupule, et la section de l’in- 
térieur donna un avis favorable à la date du 18 mars 1853 ; et 
depuis elle a persisté dans la même doctrine par deux autres 
avis, le premier du 18 mars 1852, le second du 3 janvier 1859, 


1 Avis du Conseil d'État du 11 juillet 1849; rapporteur, Pérignon. 
* Legs Goënner. — Avis de la section de l’intérieur, 23 septembre 1856 ; 
rapporteur, de Basredon. 


216 DROIT CIVIL. 


qui fut considéré comme une conséquence nécessaire des prin- 
cipes proclamés par l’avis du 7 décembre 1858, 

La reconnaissance postérieure de l’établissement légataire 
peut être considérée comme une circonstance plus déterminante 
encore; aux termes du Code Napoléon, article 725, elle ne 
peut avoir d’effet rétroactif, mais elle démontre en fait la mo- 
ralité de l’œuvre et le hayt patronage que lui accorde l’admi- 
nistration ?. 

Le caractère de la libéralité et le droit de l’autorité municipale 
ne soulèvent en réalité de difficultés sérieuses qu’à l’occasion 
des œuvres qui ne sont ni exclusivement religieuses, ni exclu- 
sivement philanthropiques. Il existe un très-grand nombre 
d’associations, dont les membres mus par la charité chrétienne 
s’occupent du soulagement des misères temporelles, mais cher- 
chent avant tout, dans leurs actes de bienfaisance, à se sanc- 
tifier eux-mêmes et à ramener à une vie meilleure ceux qu'ils 
assisient. À ce but complexe répondent diverses dépenses qui 
ne sauraient figurer sur le budget de l’assistance légale ; aussi 
ne saurait-on, sans violation manifeste des intentions du testa- 
teur, substituer à ces œuvres l’autorité municipale qui a d’au- 
tres devoirs et d’autres tendances. Le défunt savait que les 
secours distribués par l'intermédiaire choisi par lui prendraient 
un caractère particulier ; il a voulu contribuer au développement 
d'une œuvre dont il connaissait l'esprit; et peut-être était-il 
dans sa pensée d’en grandir l’influence morale autant que d’ac- 
corder une aumône à quelques indigents. On conçoit que la 
puance que nous nous efforçons de faire saisir est souvent bien 
délicate. Elle n’a pas cependant échappé à la perspicacité du 
Conseil d’État, qui avait constamment refusé de statuer sur les 
legs faits aux conférences de Saint-Vincent-de-Paul, par exem- 
ple. Le ministre de l’intérieur, attribuant à l'avis du 7 décembre 
1858 une portée exagérée, proposa de faire accepter par l’auto- 
rité municipale deux legs faits en faveur des conférences de 
Thionville et de Meiz. La prudence éclairée de la section de 


1 Voir dans le même sens un projet de décret autorisant une fondation de 
bourse dans la maison de Sainte-Adélaïde, établissement non reconnu, etun 
avis du 21 juillet 1858 ; rapporteur, de Baulny (consistoire israélite de Bor- 
deaux). | 

2 Voir les avis déjà cités des 11 juillet 1849 (société de charité maternelle 
de Rouen) et 23 septembre 1856 (établissement protestant de Neuhoff). 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS, -— LIBÉRALITÉS. 247 


l’intérieur refusa de le suivre dans cette voie et demeura fidèle 
à l’ancienne jurisprudence :, 

2 Nature de l'objet légué. S'agit-il d’un immeuble ou d’une 
rente, l'intention du testateur est d’assurer aux pauvres un 
avantage perpétuel dont l'intervention de leur représentant 
légal rendra ja conservation plus certaine, C'est précisément 
l'espèce qui a donné lieu à l’avis du 7 décembre 1858. Supposez, 
au contraire, que le testateur ait laissé un tableau destiné à 
être placé dans la salle où le conseil de l’œuvre tient ses séances, 
quel avantage en retireront les classes souffrantes? en quelle 
qualité leur tuteur se présenterait-il? Le seul but du défunt a 
été de donner quelque éclat aux réunions de l’œuvre ou de 
perpétuer le souvenir de son nom. 

8° Termes du testament. L'intervention de l’autorité munici- 
pale, au lieu et place de l'établissement désigné, n’est légitime 
qu’autant qu’elle est fondée sur l'interprétation de la volonté 
du défunt. Si les termes da testament n’admettent pas cette 
interprétation, si, par exemple, le défunt a déclaré que son legs 
serait caduc s’il ne pouvait s’exécuter rigoureusement, il serait 
impossible de passer outre. L'article 900 ne serait pas applicable 
ici. Il ne s’agit pas, en effet, d’une condition impossible ou 
illicite; il s’agit de décider, par voie d'interprétation, qui a 
qualité pour se porter héritier. Si le testament donne lui-même 
cette interprétation, aucune considération, pas même l'intérêt 
des pauvres, ne peut nous autoriser à nous en écarter. Substi- 
tuer un héritier à l'héritier désigné, sous ce seul prétexte que 
celui-ci serait incapable aux termes de l’article 725, serait un 
acte arbitraire auquel le Conseil d'État ne se prêterait jamais, 
et auquel les tribunaux refuseraient toute sanction, si, par ha- 
sard, il venait à se produire. 

D’autres fois, telle libéralité qui, d’après les règles ordinaires, 
n'aurait pas été de nature à êlre acceptée, sera conçue en 
termes si généraux que tout scrupule cessera, et que l’inter- 
vention de l’autorité municipale pourra être exceptionnellement 
admise. Nous ne citerons qu'un exemple : Une demoiselle Périn 
avait fait un legs de 300 francs aux pensionnaires des sœurs de 
Saint-Vincent-de-Paul , établies sur la paroisse de l’Abbaye- 
aux-Bois. Cet établissement n'ayant pas d’existence légale, le 


1 Avis du 3 janvier 1859; rapporteur, Paixhans. 


248. : | DROIT CIVIL. 


ministre des cultes proposait de ne pas statuer sur le legs. La 
section émit un avis contraire en se’ fondant sur les termes du 
testament d’où il résultait : « Que ce legs, dans la pensée de la 
» testatrice, devait profiter moins aux sœurs qu’à leurs pen- 
» sionnaires ; que ces pensionnaires sont de pauvres orphelines 
» auxquelles les sœurs donnent à la fois l'instruction religieuse 
» et des secours temporels. » La section proposa, en consé- 
quence, de faire accepter ledit legs par le directeur de l’Assistance 
publique, « mesure qui assurera l’exécution des intentions 
» pieuses et charitables de la demoiselle Périn!. » 

Il, Droits de l'établissement non reconnu. — Il est incontes- 
table qu’il ne puise aucun droit dans l’autorisation accordée à 
l'autorité municipale; mais cetle autorisation peut-elle lui 
nuire? Si l’objet légué lui a déjà été délivré, le maire pourra- 
t-il le revendiquer, ‘ou, regardant cette délivrance comme non 
avenue, aura-t-il recours contre l’héritier ? S'il s’agit d’immeu- 
bles ou de capitaux, les administrateurs de l’établissement se- 
raient sans titre pour les détenir. Quant aux héritiers, ils seront 
protégés par leur bonne foi et, au besoin, par l’article 1240 du 
Code Napoléon. S’il s’agit d’une somme destinée à être employée 
immédiatement, et que la bonne foi des administrateurs et leur 
probité ne soient pas suspectées, il n’y aura pas lieu de les 
chicaner sur l’emploi qu’ils en ont fait. Le legs a tourné, 
comme Île voulait le testateur, au profit des pauvres, Il n’y a 
eu, en définitive, qu’une irrégularité qui constitue un cas de 
gestion d'affaire, ou, pour parler le langage administratif, de 
comptabilité occulte. Ce ne serait que dans des cas tout à fait 
exceptionnels que la responsabilité personnelle des administra- 
teurs ou des héritiers pourrait être sérieusement engagée. 

L’incapacité légale, dont l’article 725 frappe les établisse- 
ments non reconnus est si absolue que leur reconnaissance pos- 
térieure ne saurait les en relever rétroactivement. C’est là une 
règle élémentaire que nous n’aurions pas cru devoir rappeler si 
l’administration n’avait pas cherché quelquefois à en fair fléchir 
la rigueur. Dans un rapport envoyé au Conseil d’État, le ministre 
de l’intérieur proposait de faire accepter directement, par le 
légataire désigné, un legs fait à un établissement reconnu de- 
puis l’ouverture de la succession. Il se fondait sur ce que 


1 Avis de la section de l’intéricur, 18 mai 1858 ; rapporteur, de Salverte. 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 249 


l’œuvre existait de fait à cette époque , et sur ce que, de noto- 
riété publique, l'intention de ses administrateurs était, dès le 
début, d’en régulariser la situation. .« Cette doctrine est au 
» surplus conforme à l’esprit de l’article 906 du Code Napoléon, 
» puisqu’en 1840 Neuhoff avait déjà un commencement d’exis- 
» tence, et qu’on peut dire qu’il était déjà conçu. » Cette singu- 
lière interprétation fut écartée par deux avis déjà cités !, 

Si les établissements non reconnus sont absolument sans 
qualité pour se porter comme héritiers, ont-ils au moins le 
droit d'exiger que l’administration se serve de leur intermé- 
diaire? Le mode de distribution prescrit par le testateur consti- 
tue-t-il une condition essentielle dont la non-exécution entraîne 
la caducité du legs? Cette question s’est souvent présentée 
. devant le Conseil d'État, à propos de la rédaction du décret 
d'autorisation. Ce décret doit-il, par une clause spéciale, don- 
ner à cette obligation une sanction en ordonnant que les fonds 
soient remis à l’œuvre désignée pour être exclusivement dis- 
tribués par son intermédiaire? En admettant l’affirmative, les 
héritiers pourront, si l’on s’écerte de la lettre du testament, 
demander Ja révocation du legs en vertu des articles 954 et 
1049 du Code Napoléon. Ce système est très-spécieux. La ré- 
vocation, pour inexécution des conditions, peut avoir lieu 
toutes les fois que les conditions ne sont ni impossibles ni illi- 
cites, aux termes de l’article 900. Or, l’intervention de l’œuvre 
présente si peu ces caractères, qu’en fait l'administration s’em- 
presse presque toujours de l’accepter. L'opinion contraire paraît 
consacrer une sorte de epoliation au profit de l’assistance off- 
cielle. Elle viole le vœu du défunt; elle irrite les établissements 
charitables ; elle jette la défiance dans Pesprit des héritiers; 
elle peut refroidir le zèle des particuliers et tarir la source de 
nombreux bienfaits qui seraient venus accroître le patrimoine 
des pauvres. Ces considérations sont puissantes, mais non sans 
réplique. Du moment qu'il est constant en fait que les pauvres 
sont les seuls légataires, et qu’ils bénéficieront seuls de la libé- 
ralité, il ne saurait être question de confiscation. Qu'on ne dise 
pas non plus que l’œuvre existant, rien ne s’oppose à ce que 
les fonds lui soient remis; une existence de pure tolérance, 


: Avis du Conseil d'État, 11 juillet 1849 : rapporteur, Pérignon; et de la 
ection de l'intérieur, 23 septembre 1856 : rapporteur, de Bosredon. - 


DA 


230 DROIT CIVIL, 


dont le sort ne dépend que da bon plaisir de la police, est de 
nulle valeur aux yeux des tribunaux. Ne serait-il pas contraire 
à l'esprit comme au texte de la loi, qu’un établissement reconnu 
devint le prête-nom d’un établissement non reconnu qui pro- 
fiterait, grâce à ce subterfuge, des -avantages accordés par 
VÉtat à ceux qui se sont liés à lui par les concessions mu- 
tuelles d’un véritable contrat synallagmatique? Aussi les décrets 
d'autorisation doivent-ils être conçus en termes tels qu'il soit 
constant que la classe d’indigents qu’a en vue le testateur pro- 
fitera exclusivement de sa libéralité; maïs en même temps 
V’établissement non reconnu ne doit pas être nommé quand cela 
est possible, ou si la clarté exige qu’il soit désigné, la rédac- 
tion ne doit créer aucun lien de droit entre lui et Padminis- 
tration. | | 

: Nous ne voulons pas dire qu’il ne soit pas du devoir de l’au- 
torité municipale de s'attacher à exécuter ensuite aussi exacte- 
ment que possible les volontés du testateur; l’établissement 
désigné ne sera pas spolié, et l’administration supérieure veil- 
lera à ce que les fonds lui soient fidèlement remis; ce sera une 
obligation morale d'autant plus sacrée qu’elle n’aura pas de 
sanction légale. Mais l'établissement peut tomber; l’adminis- 
tration peut avoir de graves et légitimes motifs pour lui retirer 
tout voncours, peut-être même pour en exiger la dissolution; 
dans cos diverses circonstances, on sentira l'avantage qu’il y a 
à ne pas lier imprudemment la validité d’un legs à l'existence 
précaire d’une institution particulière; l'administration trouvera 
dans les termes du décret qui aura autorisé l'acceptation du 
legs, la faculté d’en appliquer le montant au soulagement des 
mêmes misères, mais par un autre intermédiaire. 

Différentes formules plus ou moins heureuses ont été essayées 
dans les décrets d'autorisation; nous ne rappellerons que la 
rédaction de l’avis du 7 décembre 1858, parce qu’elle dit tout 
ce qu'il faut dire, et rien de plus : « 1l y a lieu d'autoriser le 
» directeur de l’Assistance publique à accepter le legs fait par 
» la dame Leclerc en faveur des mères pauvres du 1er arrondis- 
» gserhent de Paris, pour être employé conformément aux in- 
» tentions de la testatrice ‘. » 

t Cette rédaction reproduit en termes presque identiques celle qui avait 


été antérieurement adoptée pour faire accepter, « au nom des pauvres mères 
» surchargées d'enfants, » le legs fait à la Société maternelle de Rouen. 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 24 


Quels que soient les termes employés, les tribunaux n’au- 
rajent le droit d'intervenir, sur la plainte des héritiers ou des 
exécuteurs testamentaires, que dans le cas où l’autorité muni- 
cipale détournerait de son objet les fonds destinés au soulage- 
ment d’une misère particulière. Même alors, la révocation du 
legs ne serait admise qu'avec une extrême réserve; elle a, en 
effet, un caractère pénal, Et quelle faute ont commise les pau- 
vres lorsque le tuteur qu'ils ne se sont pas choisi, mais que la 
loi leur impose, a prévariqué à leur détriment? Le legs ne se- 
rait en réalité caduc que dans le cas où la classe souffrante à 
qui il est destiné viendrait à disparaître, ce qui pourrait se 
présenter s’il s'agissait des victimes d'un événement accidentel 
ou d’un fléau qui ne se serait pas reproduit. 

Nous avons parcouru jusqu'ici les questions de droit que sou- 
lève notre matière. Mais l’administrateur n’a pas, comme Île 
juge, un seul devoir, jus dicere; il examine aussi ce qui est utile 
et opportun : de là des décisions qui semblent se contredire et 
qui jettent souvent de l'obscurité dans sa jurisprudence. On 
l’aceuse de ne pas connaître les limites de son droit, moins sou- 
vent parce qu’il les a franchies que parce qu'il s’est arrêté avant 
de les atteindre. L'avis du 7 décembre 1858, provoqué par des 
malentendus de cette nature, en prend occasion pour tracer des 
règles de bonne administration qui doivent nous arrêter un 
instant, | 

La première, qui est commune à toutes les matières admi- 
nistralives, est qu’il ne faut chercher dans chaque décision 
qu’une solution d’espèce ; les motifs qui déterminent le Conseil 
d'Etat étant tirés tantôt des règles du droit, tantôt des particula- 
rités de l’affaire, ne sauraient se traduire en axiomes invaria- 
bles : de là, dans sa jurisprudence, une flexibilité qui n’est pas 
de l’imconséquence. 

Que doit-on faire quand les héritiers refusent leur consente- 
ment à la délivrance du legs? Les règlements exigent qu'ils 
soient mis en demeure, mais ce n’est qu’une voie d'instruction. 
Lorsqu'il s’agit d'établissements non reconnus, on a paru jus- 
qu'ici attacher à ce consentement une importance que nous 
croyons exagérée ; on en a fait une condition nécessaire ; et 
d’autre part, lorsqu'il existait, on croyait superflu d'examiner 
plus longtemps la légalité d’une interprétation admise par les 
intéressés eux-mêmes. Incertaine sur la valeur du mode qu’elle 


252 | “DROIT CIVIL. 


employait, l’administration voyait dans l’acquiescement des 
héritiers une garantie qui faisait taire ses scrupules. Cette pré- 
occupation se reconnaît visiblement dans la dépêche du ministre 
de l’intérieur du.26 janvier 4853. L’avis du 7 décembre 1858 
corrige ce qu’il y avait là de trop absolu. Le droit de l’autorité 
municipale vient de la loi et non du consentement des héri- 
tiers; c’est même en présence de leur cupidité ou de leur 
mauvais vouloir qu’il est utile de l’armer du droit de veiller 
aux intérêts des pauvres. Une grande réserve n’en doit pas 
moins lui être recommandée; son intervention peut froisser 
bien des susceptibilités ; d’ailleurs elle soulève des questions 
de droit si délicates qu’il est du devoir de l’administration su- 
périeure de ne pas prêter la main à des prétentions téméraires. 
Lorsque le consentement des héritiers existe, tous les dangers 
disparaissent. Quant à nous, nous irons volontiers plus loin 
que la jurisprudence ; nous voudrions que les héritiers fussent 
appelés non-seulement à donner un consentement général, mais 
à se prononcer sur l’intervention de l’autorité municipale. Ce 
serait le moyen d’éviter de leur part tout reproche d’avoir voulu 
surprendre leur bonne foi. 

Lorsqu'il y a de leur part des réserves formelles contre l’in- 
tervention municipale , et qu’en même temps il y a certitude 
morale qu’ils exécuteront le legs , le Conseil d’État agira sage- 
ment en n’usant pas du droit dans toute sa rigueur et en s’abs- 
tenant par esprit de conciliation. C’est dans ces circonstances 
qu’il a rendu, relativement à un legs fait à divers établissements 
de la ville d’Elbeuf, une décision qu’on lui a reprochée à tort, 
comme contraire à sa jurisprudence habituelle. C’est une sim- 
ple appréciation de fait qui n’entame en rien la solution théo- 
rique À. | 
_ L'avis du? décembre 1858 insiste d’autre part, sur ce point, 
que malgré le consentement des héritiers il peut ne pas y 
avoir lieu d’autoriser l’acceptation du legs. Quelle que soit la 
rédaction du décret, l’acceptation aura presque toujours pour 
effet de faire figurer au budget communal une subvention égale 
au montant du legs; de là des rapports entre l'établissement 
et l’administration, rapports qu’il peut être convenable d’éviter 
entièrement. | 


1 Avis du Conseil d'État, 26 décembre 1849. Legs Lebailly; rapporteur, de 
Bussierre. | 


ÉTABLISSEMENTS NON. RECONNUS. —- LIBÉRALITÉS. 953 


La nature et l'importance du legs doivent aussi être prises 
en très-sérieuse considération. Lorsqu'il s’agit d’une somme 
modique et une fois payée, quelle sera l'utilité du décret, 
sinon de multiplier les frais? Avant que l’instruction ne soit 
terminée, le montant du legs aura presque toujours été dépensé, 
et Pautorisation tardive qui interviendra ne pourra produire que 
des chicanes. Lorsqu'il s’agit, au contraire, d’assurer aux pau- 
vres la jouissance d'un immeuble ou d’une rente, l'intérêt est 
réel. La bonne volonté actuelle des héritiers n’assure aucune- 
ment l’avenir du legs, puisque eux ou leurs représentants 
pourront, à une époque quelconque, revendiquer l'immeuble 
ou se refuser au payement de la rente. Cette distinction, d’après 
l'avis du 7 décembre 1858 , suffit pour expliquer l’opposition 
qui existe entre la solution proposée par cet avis et celle qui 
avait été adoptée trois ans auparavant, relativement au legs 
d’une somme de 100 francs aux crèches du 11° arrondissement . 

Nous croyons avoir suffisamment démontré que, malgré 
quelques diversités d'espèces , la jurisprudence s’est toujours 
montrée fidèle aux principes généraux éprouvés par l’expé- 
rience, et que l’avis du ? décembre 1858 n’a fait que consacrer. 


APPENDICE. 


Des legs faits aux établisseménts religieux non reconnus. 


Nous croyons utile, en terminant, d’appliquer les principes 
que nous avons indiqués à une matière soumise à des règles 
presque identiques. Les legs faits à des établissements religieux 
peuvent-ils être acceptés par la fabrique qui représente la 
paroisse comme le maire représente la commune? 

Cette question a été laissée de côté par l’avis du 7 décembre 
1858, parce que le ministre compétent n’en avait pas saisi le 
Conseil d’État. Elle se présente surtout à l’occasion des confré- 
ries. Ces associations, reconnues par notre ancien droit comme 
. personnes légales, ont été supprimées par la loi du 18 août 
1792. La haine qui s’appesantissait sur les œuvres même civiles 
de bienfaisance, était plus inexorable encore à l'égard de celles 
qui avaient un caractère religieux. « Un état vraiment libre ne 
»"doit souffrir dans son sein aucune corporation, pas même 


Avis de la section de l’intérieur, 30 octobre 1855. Legs Pélicier ; rappor- 
teur, Hudaut. | 


254 | DAOIT CIVIL, 


» celles qui, vouées à l’enseignement public, ont bien mérité 
» de la patrie. » Tel fut le préambule mis par l’évèque consti- 
tutionnel Torné en tête de cette loi qui, entre autres disposi- 
tions, supprimait : « les familiarités, confréries , pénitents de 
» toutes couleurs, pèlerins et toutes autres associations de piété 
» ou de charité. » Cette interprétation de la liberté politique 
fut accueillie par les plus vifs applaudissements!, Sous cette 
législation, non-seulement les confréries n’étaient pas recon- 
nues, mais elles étaient prohibées, Quand la persécution vint à 
cesser, elles se rétablirent dans un grand nombre de paroisses ; 
mais le gouvernement ne crut pas devoir leur rendre l’existence 
légale. « D’après les décrets du 28 messidor an XIII et 30 dé- 
» cembre 1809, qui attribuent aux fabriques les biens des con- 
» fréries, il est incontestable que les confréries sont supprimées 
» et qu’elles n’existent que par tolérance. Le gouvernement ne 
s peut donc prendre à leur égard une décision qui tendrait à 
» laisser supposer qu’elles sont au nombre des établissements 
» ecclésiastiques reconnus par la loi*, » 

Cette situation donne lieu à une jurisprudence analogue à 
celle que nous avons étudiée. Avouons cependant que les pré- 
cédents sont à Ja fois moins nombreux et plus difficiles à con- 
cilier. 

Un grand nombre de Série: ont pour but simplement 
d’aider la fabrique, sous la direction spirituelle du curé, à don- 
per une pompe plus grande aux cérémonies du culte catholique: 
les legs qui leur sont faits peuvent alors être considérés commé 
faits à la paroisse, qui acceptera par l’entremise de son repré- 
sentant légal, sauf à celui-ci à se conformer, quant au mode 
d'emploi, aux intentions du testateur. 

Il est un cas surtout où cette intervention de la fabrique est 
commandée par les considérations dé l’ordre le plus élevé. Il 
est de foi pour les catholiques que les prières des vivants, que 
la célébration surtout de la messe sont utiles aux âmes du pur- 
gatoire. Aussi, lorsque un testateur demande des messes, C’est 
dans l'espoir que soh âme profitera dans l’autre vie de cet acte 
de prévoyante piété; quant au minime profit matériel que l’éta- 
blissement légataire tirera de cette fondation, il y pense bien 
peu ou plutôt il n’y pense nullement. Priver le testateur des 


4 Voir le Moniteur, séance du 6 avril 1792. 
2 Voir les décisions ministérielles des 21 avril 1821 et 16 ai 1831. 


ÉTABLISSEMENTS NON RECONNUS. — LIBÉRALITÉS. 255 


prières qu’il a demandées parce qu’il a mal compris le carac- 
tère légal des confréries, ce serait violer une volonté sacrée 
par un mesquin attachement à la lettre de la loi dont on mé- 
connaîtrait entièrement l’esprit ; le Conseil d'État a évité cet 
écueil, et lorsqu'il a.été constant que, dans un legs fait à une 
confrérie, l’intention principale du défunt était d’assurer l’exé- 
cution de services religieux, il a appelé la fabrique à accepter 
la fondation. Un. sieur Pambrun avait légué une somme de 
400 francs à la confrérie du Saint-Sacrement établie à Ba- 
guères, à la charge de faire célébrer annuellement quatre 
messes pour le repos de son âme. Un projet d’ordonnance por 
tant acceptation par la fabrique de la fondation de quatre 
messes fut l’objet d’un avis interlocutoire où le comité de l’in- 
térieur disait : « que cette disposition présentait l'inconvénient 
» de ne pas fixer le chiffre de la valeur acceptée, et qu’il serait 
» à craindre que le conseil de fabrique ne prétendit profiter de 
» l’intégralité du legs de 400 francs'.» L'affaire revint au 
Conseil d’État avec une déclaration de l’exécuteur testamen- 
taire ; « qui, ayant parfaite connaissance de la volonté du tes- 
» tdteur, s’empresse d'affirmer que son intention était de faire 
» une chose profitable à l’Église et que, si la confrérie du Saint- 
» Sacrement a été nommée, ce n’a été que parce que le testa- 
» teur lui-même avait fait partie de cette confrérie et pour té- 
»* moigner simplement par là le désir qu'il avait que cette 
» somme fut plus particulièrement employée avec la participa- 
» tion de la confrérie. » Cette déclaration fit taire tous les scru- 
pules et le comité, allant au delà de la rédaction qui lui avait 
d’abord paru trop favorable à la fabrique, autorisa cet établis- 
sement à accepter, dans son intégralité, le legs de 400 francs. 
« Il y a lieu de remarquer que leur existence (des confréries) 
» se confond avec celle des fabriques ; qu’en effet, les confré- 
» ries ne sont que des réunions volontaires de personnes pieuses 
» qui, de l’agrément des fabriques, et même ordinairement 
» encouragées par elles, s'occupent des différents soins du 
» culte. Par ces motifs, les legs faits en faveur des confréries 
» doivent être acceptés par les fabriques, parce que ces der- 
» nières seules sont vraiment légataires, quoique sous une 
» fausse dénomination?. » | 


1 Avis du comité de l’intérieur, 20 décembre 1833 ; rapporteur, Lueas. 
3 Avis du comité de l’intérieur, 10 juillet 1836 ; rapporteur, Lucas, 


256 | DROIT CIVIL. 


Ce remarquable avis de principe semblait trancher la ques- 
tion. Nous vayons cependant quelque temps après le Conseil 
d’État refuser, contrairement à la proposition du ministre des 
cultes, d’autoriser l’acceptation par la fabrique de Courgeon 
d’un legs fait à la confrérie du Purgatoire*. Il est vrai qu’il n’y 
avait pas de fondation de services religieux et que les héritiers 
demandaient la réduction du legs ; cette solution peut être con- 
sidérée comme fondée principalement en fait, 

La décision suivante est plus difficile à expliquer. La demoi- 
selle Raviot avait légué une somme de 2000 francs à une con- 
frérie pour la construction d’un autel que cette confrérie s'était 
engagée à faire élever dans l’Église de Saint-Bénigne à Dijon; 
les héritiers avaient déjà remis les fonds entre les mains du 
curé ; l'espèce se présentait donc dans les conditions les plus 
favorables : l’autorisation fut cependant refusée sur ce seul 
motif que le légataire était incapable de recevoir. | 

L'avis du ? décembre 1858 tranchait une question trop inti- 
memernt liée à celle qui nous occupe actuellement pour ne pas 
exercer sur elle une influence décisive ; aussi la section de l’in- 
térieur fit-elle une judicieuse application des principes qu'elle 
venait de proclamer, lorsqu'elle revint, et dans des termes 
presque identiques, à la doctrine de lavis de 1835 en autorisant 
la fabrique de Saint-Pierre à Avignon à accepter le legs fait 
sous condition de services religieux à la confrérie de la sainte 
Vierge établie dans cette paroisse *?. 

Signalons cependant une différence qui ch E entre Îles 
confréries et les établissements de bienfaisance. Pour ces der- 
niers, il y a présomption en faveur de l’autorité municipale et 
c’est aux intéressés à faire la preuve contraire ; quant aux con- 
fréries, la situalion n’est pas la même, et le droit de la fabrique 
doit résulter soit du caractère particulier de la confrérie, soit 
des conditions imposées par le testateur ; il est facile, en par- 
courant les archives du Conseil d’État, de se convaincre que 
l'acceptation par la fabrique n’a jamais été autorisée qu’à titre 
exceptionnel et en considération des circonstances particulières 
à chaque affaire. | C. DE BAULNY. 


1 Avis du Conseil d’État, 10 avril 1840 ; rapporteur, Dubois. 

3 Avis du comité de législation, 8 décembre 1846; TADDORISNE, de Mon- 
tesquiou. 

à Avis de la section de l’intérieur, 11 mars 1859, rapporteur, Paixhans. 


ACTION PAULIENNE, 9257 


AOTION PAULIENNE. : 


Le créancier peut-il obtenir la révocation d’une donation par contrat 
de mariage faite en fraude de ses droits, sans être tenu de prouver 
la connivence frauduleuse des époux donataires? 


Par M. J. Kruc-Basse, docteur en droit, substitut du procureur impérial 
à Saverne. j 


Parmi les questions que l’action paulienne ou révocatoire a 
soulevées dans son application, se présente celle de savoir à . 
quelles conditions le créancier peut obtenir contre les époux la 
révocation d’une donation faite par contrat de mariage; en d'au- 
tres termes, le créancier est-il obligé de prouver que les époux 
donataires ont colludé à la fraude du débiteur qui a constitué la 
dot, ou peut-il obtenir la révocation de la donation, lors même 
que les époux sont de bonne foi? 

La position du créancier vis-à-vis des personnes qui ont con- 
tracté avec le débiteur, est, comme on sait, plus ou moins favora- 
ble, suivant que l’acte attaqué comme frauduleux est à titre gra- 
tuit ou à titre onéreux: La doctrine etla jurisprudence ont en effet 
suivi, dans cette matière, les principes si équitables et si ration- 
nels du droit romain, Si l’acte est à titre gratuit, il suffit que le 
créancier prouve la fraude de son débiteur; dans ce cas, il n’a 
pas besoin d'établir que le donataire s’est rendu complice de la 
fraude; la donation est révoquée alors même que le donataire 
est de bonne foi, car l’équité exigeait qu’on vint plutôt au se- 
‘cours du créancier”’qui est sur le point de perdre le sien , que 

du donataire qui ne court d’autre js que celui de ne point 
s'enrichir. : 

Au contraire, si l’acte attaqué comme udiaue est à titre 
onéreux, la position du créancier est moins facile; non-seule- 
ment il doit alors prouver la mauvaise foi de son débiteur, mais 
encore la complicité de l’acquéreur qui a traité avec ce dernier. 
Dans ce cas, il fallait choisir entre les intérêts également res- 
pectables du débiteur trompé et de l’acquéreur de bonne foi ; 
or, d’après les règles du droit, on devait donner la préférence 
à Pacquéreur, c’est-à-dire à celui qui se trouve en possession. 
Ainsi le créancier ne peut obtenir la révocation d’un acte à 
titre onéreux qu’en prouvant la CoPuson frauduleuse de Vac- 
quéreur. | 
XIV. | 17 


fi 


9258 DROIT CIVIL. 


On le voit, la question que nous avons posée sera donc réso- 
lue différemment, suivant qu’on attribuera à la donation par 
contrat de mariage le caractère d’acte à titre gratuit ou d'acte 
_B titre onéréux. 

Si l’on consulte le droit romain, on trouve une solution de la 
question qui nous occupe à la loi 25, $$ 1 et 2, au Digeste, 
titre : Quæ in fraudem creditoris (42, 8). Voici comment cette 
loi s'exprime : « Si a socero fraudatore sciens gener accepit 


.» dotem, tenebitur hac actione (pauliana).....; Quod si is 


» (gener) ignoraverit, filia autem scierit, tenebitur filie,.…, Si 
» vero uferque scierit, uterque tenebitur, at si neuéer scierit, 
» quidan existimant , nibilominus in filiam dandam actionem : 
» In maritum autem, qui ignoraverit, non dandam actionem : 
_» non magis quam in creditorein, qui a fraudatore, quod ei 
» deberetur, acceperit ; cum is indotatam uxorem ducturus non 
» fuerit. » 
Ainsi le jurisconsulte Venuleius, chez lequel ce fragment a 
‘été puisé, admet une distinction. Quant au mari, le dot doit 
être considérée comme un acte à titre onéreux, et la créancier 
ne peut en obtenir la révocation qu’autant qu’il prouve que le 
mari s’est rendu complice de la fraude. Mais il en est autre- 
ment quant à la femme; celle-ci reçoit la dot à titre de pure 
Jibéralité; aussi le créancier n’a pas besoin de prouver qu'elle 
8 colludé à à la fraude. 
_ En France, on suivait, avant la révolution, le solution du 
jurisconsulte romain : « La révocation, dit Furgole, a lieu non- 
» seulement pour les donations simples, mais encore pour 
.» les constitutions de dot... Mais si le mari & reçu la dot, on 
» distingue s’il a connu la fraude ou non; au second ess, les 
» créanciers ne peuvent pas agir contre lui, parce qu’il est 
» considéré comme créancier ou acheteur; mais au premier 
» cas, Ja révocation a lieu. Que s’il s’agit de l'intérêt de la 
.» femme, à laquelle la dot a éié constituée, on n’examine pas 
» si elle a eu connaissance de la fraude, paree qu’à son égard 
» c’est une libéralité et un titre lucratift, » Maintenant que 
faut-il décider sous l'empire du Code Napoléon ? 
. L'article 1167 est, comme on sait, le seul qui parle de l’ac- 
tion paulienne; il pose en principe que les créanciers peuvent 


1 Test., ch, 11, sect, 1, n° 20. 


ACTION PAULIENNE. 959 


‘attaquer les actes faits par leur débiteur en fraude de leurs 
droits, mais sans entrer dens aucun détail sur les règles qui 
régissent l'application de cette faculté. C'était donc à la doctrine 
et à la jurisprudence 8 déduire ces règles de Fe de la légis- 
lation actuelle. 

Les auteurs qui ont traité la ne qui nous occupe ont, 
-en général, admis les traditions du droit romain. Ils appliquent 
à notre droit la distinction que faisait le jurigconsulte romain 
-eatre le mari et la femme. Le créancier doit, suivant eux, 
prouver le concert frauduleux du mari, pour pouvoir obtenir 
‘contre lui le révocation de la donation faite par contrat de 
mpriage, tandis que cette preuve est inutile et Pupernue vis-à- 
yis de la femme !. | - 


La Cour de cassation a, aù contraire, rejeté cette adaction 


et décidé, par plusieurs arrêts, que le créancier ne peut triom- 
pher dans son action, aussi bien contre la ferme que contre le 
mari, qu'en prouvant qu'ils avaient pris part à la Le du 
donateur ?. 

Nous avons peine à admettre l’un ou l’autre de ces Érbneu 
Il nous semble, au contraire, que la donation par contrat de 
mariage constitue wis-à-vis des deux époux une véritable libé- 
ralité, et qu'il faut par conséquent décider que la révocation 
doit en être prononcée, quoique les époux aient ignoré la He 
du donateur, 

Et d’abord, neus cherchons en vain le motif sur lequel les 
auteurs se sont appuyés pour faire revivre aujourd’hui la dis- 
tinction que le droit romain faisait entre le mari et la femme. 
Si le jurisconsulte romain professe £ette distinction, quoiqu’a- 
vee un peu d’hésitation (quidam existimant, dit-il}, c’est qu’elle 
trouve peut-être sa justification dans le rôle tout à fait passif 
que jouait la femme dans le mariage. Le mari seul avait, en 
effet, la puissance paternelle et le gestion de tous les iaiérâts ; 
la dot devenait ss propriété. Dès lors il devait aussi, seul, sup- 
porter toutes les charges du mariage, et on concluait que lui 


1 Buranton, t. X, n° 579. — Zachariæ, t II, $ 813, note 16, édit. de 
MM. Aubry et Rau. — Troplong, Contr. de mariage, t. ], $ 131. — Dalloz, 
47, 1, 129, et 47, 1, 241. 

? Arr. du 25 février 1845; Dall., 46, 1, 174. — Arr. du 2 mars 1847; Dall., 
47, 1, 129.-— Arr. du 28 jnin 1847; Dall., 47, 4, 241. Arr. du 14 mars 1848; 
Dall., 48, 1, 66. — Arr. du 24 mai 1848 ; Dall., #8, 1, 172, 


+ 


960 DROIT CIVIL. 


seul recevait la dot à titre onéreux, ad sustinenda matrimonii 
onera. | ke. 0 

_Il en est bien autrement en droit français. Eu effet, la femme 
doit concourir comme le mari aux charges qui naissent de leur 
union ; la loi lui impose, conjointement au mari, l'obligation 
de supporter la charge la plus lourde du mariage, c’est-à-dire 
l'entretien des enfants ; car, aux termes de l’article 203 du Code 
Napoléon, les époux contractent ensemble, par le fait seul du 
mariage, l'obligation de nourrir, entretenir et élever leurs en- 
fants. D'un autre eôté, elle contribue aussi à la dotation des 
enfants communs, be qu'à l’entretien du ménage. Si doncil 
était vrai que les charges que le mariage fait peser sur le mari 
pussent, à son égard, changer le caractère de la donation par 
contrat de mariage et en faire un acte à titre onéreux, on ne 
verrait pas pourquoi la loi serait plus rigoureuse pour la femme, 
qui a les mêmes charges à supporter. 

Aussi la jurisprudence de la Cour de cassation scale rejeté 
la doctrine des auteurs et ne fait-elle aucune différence entre 
Je-mari et la femme. En cela elle est plus logique que les au- 
teurs *. Mais nous ne saurions non plus adopter le système de 
la Cour de cassation; nous pensons, au contraire, que la dona- 
tion par contrat de mariage est, pour le mari comme pour la 
femme, une simple libéralité. 

Examinons en effet les raisons sur lesquelles s’appuie la Cour 
suprême pour décider le contraire. Elles se trouvent déduites 
dans les motifs de l’arrêt du 2 mars 1847. | 
. « Attendu, dit cet arrêt, que la disposition de l’article 1167 
» du Code, qui permet aux créanciers d'attaquer les actes faits 
» en fraude de leurs droits, ne doit pas recevoir une extension 

»-illimitée; 

» Que d’abord, hors des cas sécidlenent sévie par les ar- 
» ticles 446 et 447 de la loi du 28 mai 1838, la condition 
 * essentielle des actes est qu’outre le préjudice éprouvé par les 
» créanciers, il y ait eu un concert frauduleux ; 

» Que d’une autrè part, pour déterminer les effets de la fraude 
» dans les conventions, la loi a toujours distingué soit à l’égard 
» des parties contractantes , soit à l'égard des diverses espèces 
» de contrats ; 


1 Arg. des articles 1438, 1439, 1448, 1537, 1575 ou Code Napoléon. 
? V. les arrêts cités plus haut. 


ACTION PAULIENNE. 961 


» Qu’elle ne frappe de nullité les actes frauduleux qu’à l’égard 
* des parties qui ont pratiqué la fraude ou qui y ont participé, 
» si ce n’est lorsqu'il s’agit d'actes passés à titre purement 
» gratuit. 


» Attendu qu'aux termes de l'article 1540 du Code civil la 


* dot a pour destination essentielle de mettre le mari en. état 
» de supporter les charges du mariage ; 

» Que, d’après l’article 1547, ceux qui constituent la dot sont 
»* tenus à la garantie des objets constitués, ce qui est un des 
» éféments du contrat onéreux et répugne aux dispositions pu- 
» rement gratuites ; 

» Que, suivant l’article 1395, les conventions matrimoniales 
» sont irrévocables ; 

x Que de ces dispositions combinées il résulte évidemment 
» que la constitution de dot par contrat de mariage n’est pas 
»* une disposition faite à titre purement gratuit, puisqu’elle pro- 
» duit des obligations dont il n’est pas permis aux parties con- 
» tractantes de s’affranchir , la Cour, etc.‘. » 

La Cour de cassation n’a donc pas cherché à prouver, comme 
on l’a fait quelquefois, que la dot est, d’une manière absolue, 
un acte à titre onéreux quand elle émane des parents. Elle a 
soutenu, au contraire, que c’est un acte sui generis; à titre gra- 
tuit, quand on l’envisage au point de vue du donateur; à titre 
onéreux, si on la considère au point de vue des époux. 

Il est en effet évident qu’en dotant leurs enfants les parents 
font une pure libéralité, puisque l’article 204 du Code Napoléon 
a consacré la maxime du droit coutumier : Ve dote qui ne veut. 

On soutiendrait d’ailleurs en vain, dans le cas qui nous oc- 
cupe, que l'obligation de doter est tout au moins un devoir de 
conscience pour les parents, et qu’ainsi la dot est moins une 
libéralité que l’accomplissement d’une obligation naturelle. En 
effet, personne n’oserait soutenir qu’un débiteur qui se sait 
ruiné, et qui n’a pu doter son enfant qu’en frustrant ses créan- 
ciers, n’a fait que remplir un devoir imposé par le droit naturel. 


1 Dans l’espèce, les créanciers demandaient la révocation d’une dot consti- 
tuée sous le régime dotal; mais les mêmes raisons peuvent être invoquées 
pour ou contre la révocation de la donation par contrat de mariage faite au 
profit de l’un des époux, sous tout autre régime conjugal. Nous ne distin- 
guerons donc pas entre les donations faites par contrat de mariage sous les 


divers régimes. 


+ 


262: DROIT CIVIL, 


Aussi, nous le répétons, la jurisprudence n’a vu dans la do- 
nation par Contrat de mariagé un acte à titre onéreux qu’au: 
regard des époux. Le motif de cette décision, t’est que la dot 
est constituée aux époux avec la destination de les mettre ëti élat 
de supporter les charges du mariage. | 

Mais cela suffit-il pour faire de la donation par ua de 
mariage un acte à titre onéreux? Nous ne le pensohs pas. En 
effet, un acte est à titre onéreux lorsqu'il fait naître, à la charge 
du stipulant, des obligations qui sont la conséquence immédiate 
et directe de cet acte, en d’autres termes, lorsqu'il lui impose des 
obligations en retour et comme équivalent des avantages qu’il 
retire de l’acte, Mais ici les charges du mariage découlent-elles 
directement et immédiatement de la dot? Pèsent-ellés sur les 
époux parce qu’ils ont reçu une dot, comme l'obligation de 
payer le prix pèse sur l’acheteur parce qu’il est devenu pro- 
priétairé de la chose achetée? Évidemment not; les charges du 
mariage naissent du fait même du mariage, indépendamment de 
toute donation par eontrat de mariage ; si bien qu’elles grèvent 
les époux, alors même que la dot n’a pas été payée ou qu’il n’y 
a pas eu de dot constituée. 

La déduction de la Cour de cassation ne nous semble donc 
pas rigoureusement exacte; aussi cherche-t-on souvent un 
appui dans cette considération que les époux n’auraient pas 
contracté mariage s'ils n’avaient compté sur la dot. C’est l’ar: 
gument qu’invoque le jurisconsulte romain quand il dit : « Ih- 
dotatam uxorem (meritus) ducturus non fuerit. » On voit que 
le terrible « sans dot ! » élait connu avant Molière! 

Ce serait sans doute faire trop d'honneur au désintéressemént 
de notre siècle que de soutenir que de nos jours les mariages ne 
se font plus jamais en vue de la dot. Quoi qu’il en soit, la présomp- 
tioü sut laquelle s'appuie Venuléius ne peut être admise comme 
présomption de droit ; ce serait faire du mariage un véritable 
marché. Cette considération ne peut donc avoir aucune in- 
fluence dans la question. | 

Examinons maintenant les dispositions de la loi dans lÎes- 
quelles la jurisprudence a cru trouver la justification de sa 
Nhéorie. Ces dispositions s’éxpliquent parfaitement, à à notre 
avis, sans qu'il en résulte que la dot soit un acte onéreux pouf 
les époux. 

La Cour a d’abord invoqué l’article 4547 du Code Nepoléen : 


ACTION PAULIENNE. 263 


aux térrnes duquel le donateur doit garantie pour la dot; or la 
garantie, dit l’arrêt du 2 mars 1847, est un des éléments du 
contrat onéreux, et répugne aux dispositions à titre gratuit. 
Cela ne nous semble pas exact ; sans doute, la garantie n’est 
pas due, en thèse générale pour les libéralités, mais elle ré- 
pugne si peu aux actes de ce genre que rien n’empêche les 
parties de stipuler qüe le donateur devra garantie au donataire!, 
Il faut en effet distinguer dans toute espèce de contrat, les con- 
ditions qui sont de l’essence de l’acte, celles qui sont de 8a na- 
ture, enfin celles qui ne s’y trouvent stipulées que par accident*. 
Le garantie est de la nature des actes onéreux ; elle ne se trouve 
qu’accidentellement dans les actes à titre gratuit; mais de 
même que le vendeur pourra convenir qu’il ne garantira pas la 
chose vendue, sans que cette circonstance vienne changer la 
nature juridique de l'acte, de même aussi le donateur pourra 
promettre la garantie, sans que la donation ne prenne le carac- 
tère d’un contrat onéreux. Tout le monde est d’accord là-dessus. 
En matière de dot le législateur a lui-même exigé la garantie 
du donateur ; la raison en est facile à trouver. Quand il s’agit 
de marier un enfant, que de parents sont tout disposés à pro: 
mettre une dot qu’ils ne pourront jamais payer ! La maxime de 
Loisel « en mariage, il trompe qui peut® » n’a rien perdu de sa 
vérité. C’est évidemment pour combattre cet abus, que les 
articles 1440 et 1547 ont exigé la garantie. . 
L'arrêt du 2 mars 1847 ajoute que la révocation de la dot 
porterait atteinte à l’irrévocabilité du contrat de mariage. 
Le contrat de mariage est irrévocable, cela est vrai; mais 
‘il n’en résulte pas que les choses données seront, dans tous les 
cas, irrévocablement acquises aux époux. Les biens donnés ne 
peuvent en effet leur être transmis que dans l’état où ils se 
trouvent lors de la donation. Supposons qu’un immeuble donné 
apparlienne à un tiers, ou qu’il soit hypothéqué, ou encore, 
qu’il soit frappé d’un droit de réméré ; l’irrévocabilité du con- 
trat de mariage fera-t-elle obstacle à la revendication, ou à 
l’action hypothécaire ou enfin à l’action en résolution du ven- 
deur à réméré? De même aussi, la donation par contrat de 
mariage ne peut éteindre le droit du créancier sur les biens du 


_ Toullier, t. XIV, $ 90. | 
3 Pothier, Traité des obligations, part. I, chap. 1, art. 1, S 3. 
3 Institutes cout., t. II, liv. 1, n° 105. 


s 


264 DROIT CIVIE.. 


débiteur qui lui servent de gage; car, remarquons-le bien, . 
l’action paulienne; est sinon une action réelle, du moins une 
de ces aclions que la doctrine appelle in rem scripta, en d’au- 
tres termes, elle suit le gage du créancier entre les mains des 
tiers. On ne peut donc pas dire que l’irrévocabilité du contrat 
de mariage scra atteinte par la révocation de la dot. | 

Mais nous admettons, pour un moment, que Ja donation par 
contrat de mariage soit un acte onéreux pour les époux ; la 
conséquence de ce principe sera nécessairement que ces dona- 
tions ne seront pas sujettes au rapport ; puis, qu’elles ne seront 
pas réductibles quand le donateur aura outre-passé la quotité 
disponible; enfin, qu'elles ne pourront être révoquées par 
cause de survenance d'enfant. En effet, si les époux peuvent - 
répondre victorieusement au créancier trompé, que la dot leur 
a été constituée à titre onéreux, pourquoi ce langage n’aurait- 
il aucun succès, quand ils l’opposeront à leurs cohéritiers ou 
au donateur lui-même ? 

On peut même ajouter que dans ces derniers cas, les objec- 
tions dés époux seraient plus conformes à l'équité, que lors- 
qu’elles s’adressent au créancier. En effet, la donation faite en 
fraude des droits du créancier est entachée, dès son origine, 
d’un vice radical, et, si l'époux a ignoré l’insolvabilité du do- 
nateur, c’est en définitif sa propre faute. Au contraire la dona- 
tion dont on demande le rapport ou la réduction, comme celle 
dont on exige la révocation pour survenance d’enfant, ont eu 
l’une comme l’autre une source légitime et elles ne sont deve- 

nues attaquables que par suite d'événements ete diffi- 
ciles à prévoir par les époux. 

Il semblerait donc que les auteurs qui ont, vu | dans la dot, 
au moins. vis à vis du mari, un acte à titre onéreux, auraient 
dû a fortiori décider que ni le rapport, ni la réduction, ni la ré- 
vocation de la donation par coma de mariage ne peuvent at- 
teindre l’époux. 

Chose étonnante ! Aucun d’eux n’a songé à à soutenir ce SyS- 
tème; tous au contraire sont d’accord pour décider que la 
donalion par contrat de mariage est sujette au rapport, à la 
réduction et à la révocation pour cause de survenance d'enfant, 
sans réserver aucun droit au mari. Cette décision est en effet la 
seule soutenable, mais comment se concilie-t-elle avec le carac- 
tère d'acte onéreux qu’ils donnent à Ja dot? Ces auteurs Con- 


TRAVAUX COMMUNAUX, 26 


damnent donc eux-mêmes le principe qu’ils posent en matière 
d'action paulienne*. L 
En résumé, nous pensons qu'on est fondé à soutenir que le 
donation par contrat de mariage est un acte à titre gratuit aussi 
bien par rapport au mari que par rapport à la femme et que 
par conséquent, le créancier doit obtenir la révocation d’une 
pareille donation, lorsqu'elle est faite en fraude de ses droits, 
sans être tenu de prouver la complicité des époux donataires. 
KRUG-BASSE. 


DE LA LÉGISLATION CONCERNANT LES TRAVAUX COMMUNAUX , 


ET DE L'URGENCE D’Y APPORTER UNE PAÉUERTION PAR VOIE LÉGISLATIVE. 


Par M. SERRIGNY, professeur de droit administratif à la Faculté de droit 
de Dijon. 


L'organisation de nos communes actuelles et l’existence du 
régime municipal paraissent une chose si naturelle aux hommes 
de notre génération, qu’ils sont tentés de croire que ce régime 
a toujours existé. Il n’en est pourtant rien, et cette opinion se- 
rait une étrange erreur. 

. Avant notre révolution de 1789, le mot commune, dans le 
sens que nous lui donnons aujourd’hui, n'existait même pas 
dans la langue juridique française, et l’Assemblée Constituante, 
à défaut d’un mot qui rendit parfaitement l’idée que nous y at- 
tachons, employait ordinairement les mots suivants : ville, 
bourg, paroisse ou communauté de campagne, dans ses lois d’or- 
ganisation administrative : c’est ce que l’on peut voir notam- 
ment dans les lois des 14 et 22 décembre 1789, On comprend 
que le nom manquäât là où la chose n’existait pas. En effet, les 
habitants des villages n'étaient rien dans l’ordre politique et 
administratif, Le curé avait la tenue des actes de l’état civil ; le 
seigneur avait la police, la justice et la voirie; les habitants, 
qui étaient les hommes du seigneur, ne pouvaient s’assembler 
qu’ avec sa permission pour délibérer sur les rares affaires qui 


1 Zachariæ, Aubry et Rau, vol. IV, 6 630, et vol. V, 6 709, n° 2.— Traité 
des donations de M. Troplong, II, n° 899; III, n° 1388. 


266 DROIT ADMINISTRATIF. 


intéressaient leurs biens communaux, et ils nommalent un syn- 
dic pour suivre les effets de leurs délibérations. C’est assez dire 
qu’il tie restait à peu près rien aux habitants de ce qui constitue 
lés attributions municipales actuelles, si ce n’est quelques me- 
sures relatives à la jouissance de leurs biens communaux. 

_ Chose singulière! on ne trouve à peu près rien dans nos his- 
toires du droit municipal sur ces communautés villageoises si 
nombreuses et si intéressantes. On s’est beaucoup occupé da 
régime municipal des cités romaines et des villes érigées en 
communes par des chartes de nos rois et de nos ducs; mais sur 
ce qui touche le régime des communautés villageoises, on ne 
trouve presque rien dans nos historiens. C’est dans les terriers 
des anciens seigneurs que se trouvent tous les none de cette 
histoire, qui attend son écrivain. 

Toutes les communautés d'habitants ayant obtenu une orga- 
nisation municipale politique et administrative par la loi du 
14 décembre 1789, la logique des idées conduisit à leur dénnier 
une dénomination uniforme, èt c’est ce que fit la Convention 
par le décret du 10 brumaire an II (31 octobre 1793), portant 
que « toute dénomination de ville, bourg et village sont supprti- 
» mées, et que celle de commune leur est substituée. » | 

Depuis cette naissance à la vie du régimé municipal, qui re- 
monte à moins de soixante-dix ans, les communes étant devé- 
nues des circonscriptions administratives en même temps 
qu’elles étaient des corporations, elles ont tendu constamment 
à se modeler sur la grande communauté nationale ou l’État, 
dünt elles forment des parties distinctes fondues dans un centre 
commun, concourant à former un tout unique. C’est principa- 
lément sous le FAREOr des travaux à exécuter que cette tendancé 
s’est manifestée, et c’est le seul rapport dont je veux m'occuper 
ici, et encore sous un point de vue restreint. 

Ce qui caractérise nos temps modernés, c’est l'immense dé- 
véloppement donné ayx travaux publics entrepris par l'État, 
par les départements et par les communes. Quand on examine 
tout ce qui s’est fait depuis moins de soixante-dix ans, dans nos 
câmpagnes, en constructions de maisons communes, de mai- 
sons d'écoles, de chemins vitinaux, de fontaines, etc., on est 
porté à penser qu'il 4 été fait, dans cet espace de temps, plus 
de travaux communaux qu’il n'en avait Sel exécuté cons les dix 
siècles antérieurs. | 


TRAVAUX COMMUNAUX. 267 


Pour faciliter la confection de ces travaux, il a fallu appro- 
prier la législation à ce but, et faire jouir les cominunes des. 
avantages et des priviléges qu’elle assure à la construction des 
travaux publics nationaux. C'est ce qui a été fait en partie, 
mais en partie seulement, et ce qu’il s'agit de continuer, en 
faisant marcher la AE dans la voie d’assimilation suivie 
pat la pratique. 

Pour fe citer que les principaux cas d’extension aux travaux 
communaux des avantages accordés aux travaux publics géné- 
raux, nous indiquérons seulement : 

1° La loi du 28 plüviôse än VIIT, qui accorde aüx communes 
la jutidiction privilégiée du cotiseil de préfecture pour lés con- 
testätioüs entre elles et les éntrepreñeurs, et pour la fixation des 
indemnités dues à raison des torts et dommages causés par les 
fouilles de matériaux ét les occupations de terrains. Et, pour le 
dire en passant, il avait fallu une appréhension singulière de la 
part des membres du Conseil d’État de la Restauration, pour 
qu'ils aient pu répudier (de 1824 à 1830) la juridiction que leur 
dontiait cette loi. Les tribunaut judiciaires et les Cours 8e mon- 
traient singulièrement inintelligents de l'esprit de nos lois et 
du mouvement qui entraine nos sociétés modernes dans Îles 
voies du progrès, en refusant d'appliquer cette loi aux travaux 
comtiünaux jusqu’à l'existence du tribunal des conflits. 

2° La loi du 16 septembre 1807 s’est montrée plus explicite 
dans l’assimilation qu'elle a faite des travaux publics généraux, 
départementaux et communaux, sous le rapport des règles 
concernant les plus-values, les éexpropriations, les occupations 
deterrains et prises de matériaux, les expertises et la juridiction 
(Veir titre VII et XD); et l’on & peine à comprendre qu'il ait 
fallu arriver jusqu’à l'existence éphémère du tribunal des con- 
flits, pour faire apercevoir ces assimilations aux magistrats 
judiciaires. 

8° La loi du 21 mai 1836 sur les chemins vicinaux, par là 
création des agents voyers, qui sont des espèces d'ingénieurs 
au petit pied, 4 étendu l’assimilation des travaux communaux 
avec les grands travaux publics, en formant des hommes versés 
dans les connaissances nécessaires à la construction et à l’en< 
tretien des chemins vicinaux, pour employer utilement les res- 
sources immenses fourmes par cette lei. 

4 Sous le rapport des formes des adjudieations des travaux 


268 DROIT ADMINISTRATIF. 


communaux, l'ordonnance royale du 14 novembre 1837 accorde 
aux communes les mêmes garanties et les mêmes facilités que 
l’ordonnance du 4 décembre 1836 avait établies pour les tra- 
vaux publics généraux. En effet, tous ces travaux peuvent jouir 
des trois modes d’entreprises : — sur adjudication avec con- 
currence illimitée, — sur soumissions restreintes, — ou d’après 
des marchés stables et de gré à gré, selon les circonstances. 

Il reste un point capital, immense, sur lequel la législation 
est en arrière de l'utilité publique, et dont la pratique journalière 
signale une profonde lacune, qui réclame une réformation ur- 
gente ; je veux parler du privilége accordé aux ouvriers em- 
ployés par les entrepreneurs, et aux fournisseurs de matériaux. 
On sait que la loi du 26 pluviose an II (14 février 1794) accorde 
implicitement ce privilége lorsqu'il s’agit. de travaux publics 
nationaux. Le texte de cette loi révèle les nécessités pratiques 
qui l'ont fait naître. En effet, il arrive très-souvent que les 
entrepreneurs de travaux publics sont des hommes d’industrie 
qui ont peu ou point de capitaux, et qui comptent s’en procurer 
avec le prix des travaux qu’ils ont entrepris. Si malheureusement 
ils ont des créanciers qui pratiquent des saisies-arrêts ou des 
oppositions sur ce prix, à l’instant les ouvriers et les fournis- 
seurs de matériaux ne sont pas payés,-et les travaux languissent 
ou s'arrêtent complétement. C'est ce qui était arrivé quand 
parut la loi du 14 février 1794, qui interdit les saisies-arrêts ou 
oppositions sur le prix des travaux nationaux à tous autres 
créanciers qu'aux ouvriers employés par les entrepreneurs et 
aux créanciers pour fournitures de matériaux. Les inconvé- 
nients auxquels la loi citée avait pour but de remédier étaient 
si grands, qu’elle déclare nulles et non avenues les saisies- 
arrêts et oppositions PES antérieurement jusqu’ au HJour de 
ladite loi. 

D'après son texte et sa ce décret n'était. que pro- 
visoire et devait servir seulement jusqu’à réorganisation défint- 
tive des travaux publics. Cette organisation s'étant faite par de 
simples décrets ou ordonnances, et l'établissement des priviléges 
étant une matière qui appartient au domaine du législateur, il 
est arrivé que le provisoire créé par la loi de 1794 a subsisté 
indéfiniment, sans modifications jusqu’à ce jour. 

Les créances des ouvriers employés par les entrepreneurs de 
travaux communaux, et celles des fournisseurs de matériaux 


‘TRAVAUX COMMUNAUX. 969 


employés dans ces travaux, jouissent-elles du privilége accordé 
par la loi du 26 pluviôse an 11? Le texte de cette loi et la juris- 
prudence de la Cour de cassation leur refusent invariablement 
ce privilége. La rubrique et le texte du décret législatif précité 
ne mentionnent que les travaux pour le compte de l'État ou pour 
le compte de la nation. Il est, dès lors, manifeste que, quelque 
favorable que soit la position de ces créanciers, il n’était pas 
possible de les placer sous l’empire de cette loi spéciale et de 
les faire jouir du privilége qu’elle accorde à ceux qui ont con- 
tribué à la confection des travaux de l’État. (Voir Cour cass., 
12 décembre 1831; Devill., 32, 1, 275. — Lyon, 21 janvier 
‘1846; Devill., 46, 2, 262.) 
Il est ui au oinE: que les mêmes raisons qui ont fait 
accorder le privilége de la loi du 26 pluviôse an II aux travaux 
“publics nationaux, militent également pour l’accorder aux tra- 
vaux communaux, qui sont réputés des travaux publics à d’au- 
tres égards. Voici, en effet, ce qui arrive tous les jours, et dont 
j'ai été bien souvent témoin. Des travaux communaux sont 
adjugés à un entrepreneur plus ou moins solvable, qui s’em- 
presse de les remettre (malgré les défenses à lui faites par son 
cahier de charges), moyennant un rabais convenu, à un sous- 
entrepreneur encore moins solvable. Celui-ci commence l’exé- 
cution des travaux, et ensuite il tombe en faillite, ou bien c’est 
l'entrepreneur direct qui tombe en faillite avant d’avoir payé 
les ouvriers et les fournitures de matériaux. Tous ces créanciers 
spéciaux se présentent et demandent à être payés par préfé- 
rence aux autres créanciers de l'entrepreneur sur ce qui lui 
reste dû par la commune ; ou bien encore, il arrive souvent 
que l’entrepreneur, avant "de tomber en faillite, a fait des ces- 
sions-transports à d’autres créanciers de ce qui lui revient sur 
ces trafaux, et ces cessions, bien que notifiées au receveur 
municipal, sont contestées par les ouvriers qui invoquent un 
droit de préférence , en se fondant sur l’article 1798 du Code 
Napoléon, ainsi conçu : « Les maçons, charpentiers et autres 
» ouvriers qui ont été employés à la construction d’un bâtiment 
» ou d’autres ouvrages faits à l’entreprise, n’ont d’action contre 
» celui pour lequel les ouvrages ont été faits que jusqu’à concur- 
» rence de ce dont il se trouve débiteur envers l'entrepreneur, 
» au moment où leur action est intentée, » | 
Presque tous les auteurs qui ont écrit sur cet article , à l’ex- 


270 DROIT ADMINISTRATIF. 


ception de Delvincourt, en ont conclu qu’il accorde aux ouvriers 
une action directe contre Je propriétaire de l'ouvrage, jusqu'à 
concurrence des sommes dont il reste débiteur envers l’entre- 
preneur, au lieu d’une action oblique du chef de }’entrepreneur. 
Cette opinion entraîne pour conséquence l'établissement d’un 
privilége en faveur des ouvriers, à l'encontre des autres créan- 
ciers de l’entrepreneur tombé en faillite. Si elle était fondée, 
l’article 1798 du Code Napoléon placerait les ouvriers employés 
par les entrepreneurs communaux dans une position parfaite- 
ment analogue à celle que la loi du 26 pluviôse an II 8 faite aux 
créanciers des ouvriers pour travaux de l’État, 
Mais malheureusement je ne pense pas qu'il en soit ainsi. 
En effet, si les ouvriers de l’entreprenenr communal avaient 
une action directe sur les sommes à lui dues pour prix de tre- 
vaux entrepris, il en résulterait, pour conséquence nécessaire, 
‘un privilége en leur faveur, à l’encontre de la masse des créan- 
ciers de l'entrepreneur failli, puisque cette action leur apparle- 
. nant directement, les autres créanciers de l’entrepreneyr ne 
pourraient venir en concours avec eux sur le résultat de cette 
action. C’est en cela que consiste l'intérêt de la question de 
savoir si l’action mentionnée par l’article 1798 est une action 
directe ou üne action oblique, ou, en d’autres termes, si cette 
action est une application du droit commun écrit en l’article 
1166 du Code Napoléon, ou bien si c’est une action dérogatoire 
au droit commun , et créant un droit particulier pour les ou- 
vriers de l’entrepreneur de travaux communaux ou particuliers. 
Or, la Cour de cassation a jugé, par un arrêt mémorable du 
14 janvier 1854, que l’article 1798 n’accorde pas aux ouvyriers 
employés à une construction faite à l’entreprise pour compte 
d’une commune, le privilége que la loi du 26 pluviôse an JI 
établit en faveur dés ouvriers à des travaux publics nationaux, 
d’où elle conclut que l'entrepreneur a pu céder ce prix au pré- 
judice des droits des ouvriers employés par l’entrepreneur des 
travaux communaux. (Voir Devill., 54, 1, 441.) Voici les ppotifs 
de cet arrêt : 
« Attendu que l’article 1798 n’accorde aux ouvriers-qui ont 
» été employés à une construction faite à l'entreprise , d'action 
»* directe contre le propriétaire que jusqu’à concurrence de œæ 
»* dont il se trouve débiteur envers l’entrepreneyr au moment 
» où leur action est intentée; qu’en permettant à l'entrepreneur 


\ 


TRAVAUX COMMUNAUX. 271 


+ de toucher le prix des travaux avant que les ouvriers soient 
» payés, cet article lui reconnaît nécessairement le droit d’en 
» disposer sans fraude par voie de cession; — que, quand il use 
» de ce droit, le propriétaire cesse, par l’effet de la signification 
» qui lui est faite du transport, d’être le débiteur de l'entrepre- 
* neur, et que, dès lors, l’action des ouvriers ne peut atteindre 
» des sommes qui, bien qu’encore dans les mains du proprié- 
» taire, n’appartiennent plus à l’entrepreneur; — que leur re- 
» connaître le droit de se faire payer sur ces sommes, par 
» préférence au cessionnaire, ce serait créer en leur faveur un 
» privilége que la loi du 26 pluviôse an Il accorde bien aux 
» ouvriers pour le payement de leurs salaires sur les sommes 
» dues aux entrepreneurs des travaux de l’État, mais qui ne 
» peut être étendu au cas de travaux exécutés pour le compte 
» des communes ou des particuiiers. » L | 
La solution donnée par cet arrêt me semble parfaitement juri- 
dique. 11 est très-exact de dire que les ouvriers employés par 
un entrepreneur de travaux communaux n’ont point de privi- 
lége sur les sommes dues à l’entrepreneur par la commune. 
‘La solution serait la même s’il s'agissait de travaux particu- 
Jiers. Aux motifs donnés par l'arrêt ci-dessus transerit, j’ajou- 
terai un autre argument péremptoire, tiré de l’article 549, ainsi 
conçu : « Le salaire acquis aux ouvriers émployés directement 
» par le failli, pendant lé mois qui aura précédé la déclaration 
» de faillite, sera admis au nombre des créances privilégiées, 
» au même rang que le privilége établi par l’article 2101 du 
» Code civil pour le salaire des gens de service. » | 

Il résulte de cet article 1° que les ouvriers d’un entrepreneur 
ent, dans sa faillite, un privilége, mais limité à leurs salaires 
dus pour un mofs seulement, et que ce privilége est général et 
s'étend à tous les effets mobiliers du failli, à la différence du 
privikége accordé, par la loi du 26 pluviôse an II, aux ouvriers 
des travaux publics nationaux, qui comprend le montant inté- 
gral de leurs salaires, et ne porte que sur le prix dû par l’État, 
qui est le propriétaire ou le maître de l’ouvrage; | 

9° Que les ouvriers d’un entrepreneur de travaux privés ou 
communaux n’ont aucun privilége contre la faillite du proprié- 
taire de l’entreprise, par la raison qu’ils n’ont pas été employés 
directement par ce propriétaire, comme le veut l’article 549 du 
Code de commerce, mais par l'entrepreneur; donc ils à’ont pas 


272 DROIT ADMINISTRATIF. 


l’action directe contre ce propriétaire de l’entreprise, puisque, 
s’ils avaient celte action directe, ils en auraient le profit, car le 
résultat d’une action appartient à ceux qui ont l’action. 


Cela posé, je dois signaler une contradiction qui me choque 
dans les motifs de l’arrêt si mémorable du 18 janvier 1854, dont 
ka solution est d’ailleurs parfaitement juridique. Cette contra- 
diction existe, à mon sens, dans le premier considérant, suivant 
lequel « l’article 1798 n’accorde aux ouvriers qui ont été em- 
» ployés à une construction faite à l’entreprise, d’action directe 
» contre le propriétaire que jusqu’à concurrence de ce dont il 
» se trouve débiteur envers l'entrepreneur au moment où leur 
» action est intentée. » — Il est contradictoire de dire, d’une 
part, que les ouvriers ont une action directe sur le prix des ou- 
vrages auxquels ils ont concouru, et, d'autre part, qu’ils n’ont 
pas de préférence ou de privilége sur ce prix; car demander si 
l’action est directe ou oblique, c'est demander : 1° si les créan- 
ciers seront payés sur ce prix par préférence aux autres créan- 
ciers de l’entrepreneur; 


C'est demander, 2° si les seuls ouvriers seront admis à pra- 
tiquer des saisies-arrêts ou oppositions sur ce prix, ou si le 
même droit appartiendra aux autres créanciers de lentrepre-. 
peur avant que les ouvriers soient désintéressés ; - 


C’est demander, 3° si l'entrepreneur pourra céder ou non cé 
prix à des tiers avant que les ouvriers de l’entrepreneur soient 
payés ; 

C’est demander, en un mot, si la loi du 26 pluviôse an II est 
spéciale aux travaux publics nationaux, ou si elle doit s’appli- 
quer aussi aux {travaux publics communaux. Or la Cour de cas- 
sation a jugé, par l'arrêt du 18 janvier 1854 : 1° que les ouvriers 
d’un entrepreneur de travaux communaux n’ont pas le privilége 
de la loi du 26 pluviôse an I, et que l’article 1798 C. Nap. n’a 
point cette portée ; 


2 Que lentrepreneur a pu céder ce prix à des tiers sans que 
les ouvriers soient admis à critiquer cette cession faite sans 
fraude. 


Cette solution entraîne, par voie de conséquence, la recon- 
naissance du droit des autres créanciers de l’entrepreneur de 
travaux privés ou communaux, de pratiquer des saisies-arrêts 
et de les faire valider au préjudice des ouvriers qui n’auraient 


TRAVAUX COMMUNAUX. 973 


point formé d’opposition avant que les jugements de validité 
fussent passés en force de chose jugée. 

Donc il est inexact et inconséquent d’ajouter que l’action 
donnée par l’article 1798 du Code Napoléon aux ouvriers est 
directe, puisqu'elle ne produit aucun des effets d’une action 
directe ; donc l’arrêt du 18 janvier 1854 est inconséquent avec 
lui-même, dans l’un de ses motifs, en qualifiant cette action de 
directe. Mais on sait que l’autorité de la chose jugée ne s’attache 
qu’au dispositif et non aux motifs des arrêts. Il doit en être 
de même de sa force doctrinale , et je pense que les mots action 
directe sont un lapsus échappé au rédacteur de l'arrêt, et qui 
ne doit avoir aucune influence sur la portée de cette décision. 

J'attache d’autant plus d'importance à mon observation, que 
l’arrêtiste fait sur cet arrêt la note suivante, qui me semble 
entièrement fausse : « Il est constant que les ouvriers ont, pour 
» le payement de ce qui leur est dû, un droit direct contre celui 
» pour le compte de qui ces ouvrages ont été faits, » etc. (Suit 
une indication détaillée d’arrêts et d'auteurs qui consacrent 
ou professent cette doctrine.) Dans mon opinion, l’arrêt du 18 
janvier 1854 est la condamnation de cette opinion, enseignée 
par un grand nombre d’auteurs; et voilà pourquoi j’attache une 
si grande importance à cette décision, dont la portée me semble 
méconnue par l’arrêtiste estimable dans le recueil de qui je 
l'ai puisée. - 

Quel est donc le sens de l’article 1798 du Code Napoléon ? 
C’estune disposition du même genre que celle de l’article 1753, . 
et qui a pour objet de préciser la position du propriétaire vis- 
à-vis des ouvriers de l’entrepreneur; et il limite et détermine 
les engagements du propriétaire quant au payement du prix, 
sans s’occuper de décider comment et par quel genre d'action 
ces ouvriers pourront se faire payer de ce qui leur est dû : 
« Ils n’ont d’action contre lui que jusqu’à concurrence de ce 
» dont il se trouve débiteur envers l’entrepreneur, au moment où 
» leur action est intentée. » C’est une garantie donnée au pro- 
priétaire que les payements faits par lui à l'entrepreneur sont 
pleinement libératoires , même à l'égard des ouvriers, comme 
Particle 1753 garantit au sous-locataire que les payements non 
anticipés faits par lui sont pleinement libératoires, même à l’é- 
gard du propriétaire. Voilà tout ce qu’il y a dans l’article 1798. 
Ceux qui ont vu dans ce texte une action directe, dont il n’est 

XIV. 18 


974 DROIT ADMINISTRATIF. 


pas dit un mot, ont embrouillé toutes les idées des ete sur 
son interprétation. 

En résumé, on voit que les travaux des communes, bien que 
considérés comme des travaux publiés et jouissant de presque 
tous les priviléges des travaux de l’État, ne participent cepen- 
dant pas à l’avantage considérable accordé à ces travaux par la 
loi du 26 pluviôse an II. Or c’est là une lacune immense dont 
j'ai vu très-souvent résulter des dommages considérables à l’en- 
coùtre des communes, dont les travaux sont mal exécutés 
quand, ce qui arrive souvent, les entrepreneurs ou sous-èntre- 
preneurs sont insolvables. Que l’on consulte à cet égard les 
préfets, les sous-préfets, les maires et tous les hommes qui ont 
vu de près les affaires administratives et judiciaires, il n’y aura 
qu’une voix pour constater les inconvénients immenses que je 
prends la liberté de signaler. 

J'ajoute qu'outre l’utilité de ce privilége pour nos 87, 000 
communes, qui font exécuter tant de travaux et qui ont tant 
besoin d’être protégées à l’égal de l’État contre les méfaits et 
l’insolvabilité des entrepreneurs, rien n’est plus juste que le 
privilége que je demande en faveur des ouvriers et des fournis- 
seurs de thatériaux pour les travaux communaux, car ce sont 
eux qui créent les ouvrages dont le prix est à distribuer, La 
publicité et la notoriété des travaux communaux empêchent, 
d’ailleurs, que les tiers soient trompés par l’expectative du prix 
de ces mêmes travaux, avant le payement des ouvriers et des 
fournisseurs de matériaux. Si le législateur consacrait ce privi- 
lége, il n’en pourtait sortir que des avantages sans aucun in- 
convénient. On pourrait, à cette occasion , refondre la loi pro- 
visoire du 26 pluviôse an I] sur le privilége des travaux publics, et 
l’étendre aux travaux communaux, en résolvant quelques-unes 
des plus graves difficultés auxquelles son application a donné 
lieu dans la pratique. Ce serait combler une des lacunes Îles 
plus urgentes de notre législation. SERRIGNY, 


\ 


CHEMINS. —— PRÉFET. — COMPÉTENCE. 275 


CHEMINS. — PRÉFET. — COMPÉTENCE. 
Par M. Per, doyen des présidents de chambre à la Cour impériale de Douai. 


Monsieur LE RÉDACTEUR EN CHEF, 


En faisant à ma petite brochure sur les Chemins l’honneur 
d’océuper une place dans la Revue critique de législation et de 
jurisprudence, vous m'avez procuré de la part de vos lecteurs 
des adhésions qui me flattent infiniment , et dont il est juste 
que je vous remercie , puisque c’est à votre savante publication 
que je les dois. Mais elles m’ont attiré en même temps bien des 
questions et des provocations auxquelles la bienveillance que 
l’on me témoigne me fait un devoir de répondre , quoique je 
sois bien peu disposé à avoir la prétention d’être une autorité 
en cetie matière, pas plus qu’en aucune autre. On me demande 
mes idées; je vous en envoie quelques-unes. Vous en ferez ce 
que vous voudrez. | 

Je ne vous parlerai aujourd’hui que _ la compétence de l’au- 
torité administrative. 

Les recueils judiciaires nous on chaque jour des dé- 
cisions en si grand nombre, et souvent si contradictoires, qu’il 
faut bien reconnaître que l’on n’est pas encore bien d’accord 
sur les principes. Pour moi, il est un point de départ qui , en 
ne le perdant pas de vue, me sert toujours à résoudre facilement 
toutes les difficultés, c’est celui-ci : Un chemin est déclaré vici- 
nal ou il ne l’est pas; s’il est classé comme vicinal, compétence 
de l'autorité administrative; s’il ne en pas, compétence de 
l'autorité judiciaire. 

Dans une dissertation que le savant professeur, M. Chauveau 
Adolphe, a eru devoir publier dans son journal du Droit admi- 
nistratif, 4 cahier de 1855, j'ai dit que le droit du préfet se 
restreint aux chemins vicinaux ; j'ai invoqué à l’appui de mon 
opiaion celle de M, Proudhon, qui nous enseigne, dans son 
Traité du domaine public, t. II, page 212, que les préfets ont 
bien l’autorité suffisante pour reconnaître l'opportunité de l’ou- 
verture d’un chemin vicinal, là où il n’y en a pas encore, pour 
déclarer si un chemin déjà établi et reconnu comme une voie 
publique, doit être placé sur le tableau des chemins vicinaux, 
pour ordonner les rectifications qui peuvent être à opérer dans 


976 | DROIT ADMINISTRATIF. 


la direction d'un chemin vicinal ; mais que là se bornent leurs 
pouvoirs et qu’ils n’ont le droit ni de s’emparer du fonds d’au- 
trui, ni de connaître d’une question de propriété. J’ai rappelé 
qu’en commentant la loi du 98 juillet 1824, M. Proudhon nous 
dit encore, page 229, n° 5092, qu’il faut regarder comme constant 
qu’il n’y a de soumis aux règles des chemins vicinaux que ceux 
qui ont été positivement rangés dans cette classe par un arrêté 
de l'administration. J’ai reproduit, enfin, le n° 971, où le même 
auteur nous dit qu’à l’égard des chemins publics qui ne sont 
ni grandes routes, ni chemins vicinaux, quel que soit l’objet 
des plaintes ou contestations qui peuvent s'élever à leur sujet, 
les conseils de préfecture ne peuvent jamais en connaître, parce 
qu’ils n’ont reçu aucune mission en ce qui les concerne, sous 
quelque rapport que ce soit; et de là il résulte que tant que le 
préfet n’a pas préjudiciellement fait placer un chemin sur le 
tableau des chemins vicinaux, l’autorité administrative est 
incompétente, 

Ainsi M. Proudhon pose nettement le en et je dis comme 
lui, et après lui, si le chemin n’est pas vicinal, le préfet n’est 
pas compétent ; et par suite j'arrive à conclure que toutes les 
difficultés qui peuvent surgir à l’égard de tous les autres che- 
mins, doivent être examinées au point de vue du droit commun. 
Quand le chemin est vicinal, le préfet est compétent , et la loi 
du 21 mai 1836 est applicable ; mais quand le chemin n’est pas 
classé comme vicinal, la loi du 21 mai 1836 n’est pas applicable, 
le préfet est incompétent et l’autorité administrative n’a aucun 
droit d'intervenir dans la contestation, soit qu’il s’agisse d'un 
chemin rural, soit qu’il s’agisse d’un chemin communal, d’on 
chemin d’exploitation, d’un chemin d’enclave, d’un chemin 
de. servitude, peu importe, il suffit qu LL ne s’agisse pas d’un 
chemin classé comme vicinal. 

Je pose, comme on le voit, le principe comme absolu, et je 
ne crains pas d’ajouter qu'il ne souffre aucune exception, parce 
que la loi du 21 mai 1836 est déjà elle-même une exception 
au droit commun, exception qui doit être par conséquent ren- 
fermée dans ses limites. 

Le Conseil d’État et tous les tribunaux ont fait bien des fois 
application de ce principe, qui me paraît incontestable. Com- 
ment se fait-il donc qu'il soit encore méconnu? Évidemment 
c’est parce qu'on le perd de vue, en s’égarant dans les circon- 


CHEMINS. — PRÉFET. — COMPÉTENCE. 977 


stances de détails ou les considérations plus ou moins puis- 
santes d’une espèce particulière. Je pourrais citer bien des 
exemples, mais je n’en connais pas de plus frappant que celui 
que j'ai déjà signalé dans la dissertation dont j'ai parlé ci- 
dessus. 

Au mois d'octobre 1853, M. Ternuick, percepteur des contri- 
butions directes à Bois-Bernard, s’empara d’un sentier qui 
longe les haies du village, et intercepta toute communication 
-par la plantation d’une haie vive. 

Le sieur Sylvain, l’un des riverains intéressés à la conserva. 
tion de ce sentier, appela M. Ternuick au possessoire, devant 
le juge de paix. 

M. Ternuick se défendit en soutenant qu’il ne s ’agissait que 
d’un passage de tolérance. 

Le juge de paix mit la cause en délibéré ; et le délibéré fut 
long, car il se prolongea du 9 mars au 1° juin 1854. 

Pendant ce temps, M. le préfet ordonaa une enquête de com- 
modo et incommodo sur la question de suppression du sentier. 

Elle fut faite, le 14 mai 1854, par le juge de PRES le juge 
qui délibérait. 

Le 28 mai 1854, arrêté du préfet du Pas-de-Calais, qui auto- 
rise la suppression du sentier au profit de M. Ternuick, à la 
charge par lui d’en fournir un autre sur son terrain. 

Le 1°" juin 1854, jugement de M. le juge de paix, qui décide 
que le sentier n’est qu'un passage de tolérance. 

Il serait bien difficile de concilier ces prétentions et ces dé- 
cisions; mais cela est étranger à la 2neenos que nous exami- 
nons. 

Appel de la part du sieur Sylvain, et, le 11 août 1854, juge- 
ment qui déclare que M. le juge de paix avait méconnu les faits 
et les principes, avait fait une fausse application de la loi et 
rendu un jugement qui devait être infirmé. En conséquence, 
statuant sur le litige, le tribunal dit que Ternuick,”°en plantant 
la haie, avait commis un trouble à la jouissance et possession 
de Sylvain, et le condamne, à titre de FoHmager et intérêts, à 
tous les dépens. 

Le sieur Sylvain crut qu’il était im ble de reconnaître et 
de consacrer, d’une manière plus nette, les faits qu’il avait 
articulés et le droit qu’il avait réclamé; il crut pouvoir, après 
signification et sommation, enlever la haie qui formait obstacle 


278 DROIT ADMINISTRATIF. 


à la jouissance des droits de passage dont il était reconnu en 
possession. Comme on va le voir, il se trompait. L'arrêté du 
préfet, intervenu pendant l’instance judiciaire, et dont cepen- 
dant on ne s'était pas prévalu en cause d'appel, était resté de- 
bout, destiné à produire des conséquences désastreuses pour lui, 

M. Ternuick assigna le sieur Sylvain en dommages-intérêts, 
pour avoir arraché la haie; et par jugement du tribunal d'Arras, 
du 10 janvier 1855, attendu que la possession était devenue 
litigieuse par suite d’actes de l’autorité administrative inter- 
venus pendant le procès, et attendu que le jugement du 11 août 
1854 n’ordonnait pas la destruction de la haie, condamne Sylvain 
aux dommages-intérêts à libeller et aux dépens. 

Ainsi il est jugé par le jugement du 11 août 1854 que Sylvain 
avait la possession et la jouissance du sentier, 

Et par le jugement du 10 janvier 1855 il est jugé qu'il ne 
peut ni posséder le sentier ni en jouir. 


Voilà l’effet des actes administratifs intervenus podant | le 


procès; c’est le tribunal qui le dit, 

Si tel devait être l’effet de l’arrêté du préfet, il est bien re- 
grettable que le tribunal ne l’ait pas dit dans son jugement du 
.11 août 1854, alors qu’il le pouvait, cer, bien que l’on ne se 
.fût pas prévalu de cet arrêté devant lui , il devait en connaître 
l'existence et la date tout aussi bien le 11 août 1854 que le 
.10 janvier 1855; le sieur Sylvain n'aurait pas été induit en 
erreur, il n'aurait pas consommé sa ruine par le payement des 
dommages-intérêts et des frais considérables engendrés par 
leur libellé, 

Quoi qu’il en soit, je puis dire que le tribunal d’Arras s’est 
trompé en donnant à l’arrêté du préfet une portée qu’il ne sau- 
rait avoir, en disant dans son jugement du 10 janvier 1865, 
que la possession était devenue au moins liligieuse par suite 

d'actes administratifs intervenus pendant le procès, puisque 
lui-même a depuis, et par jugement du 31 décembre 1856, jugé 
. formellement que ces mêmes actes administratifs intervenus 
entre l'administration et le sieur Ternuick, relativement au 
sentier dont s’agil, n'ont élé et n'ont pu étre contractés que sauf 
. des drauts des tiers et sous la réserve de ces droits. 

Pour moi il a toujours été évident que l'arrêté du préfet 
constituait un excès de pouvoir et ne pouvait avoir aucune 
influence sur les décisions judiciaires. Le sentier n’était pas 


CHEMINS. —— PRÉFET.—- COMPÉTENCE. 970 


classé comme vicinal, et le préfet n’avait pas à intervenir dans 
upe contestation entre deux propriétaires riverains, dont l’un 
prétendait, devant l’autorité judiciaire , avoir un droit de pes- 
sage, et l’autre soutenait que ee droit de passage n’était qu'un 

passage de tolérance. | 

M. le ministre de l'intérieur h’a pas partagé cet avis ; car les 
habitants de Bois-Bernard ayant réclamé l’annulation de l’ar- 
rêlé du préfet, Son Excellence a décidé, le 14 février 1658, 
qu'ayant reconnu que le sentier faisait partie des voies pu- 
bliques de la commune de Bois-Bernard, le préfet , en pronon- 
çant la suppression du sentier, n’avait fait qu'ssr du droit que 
lui confère l'arrêté du 23 messidor an V. 

J'en demande pardon à Son Excellence, mais je trouve ici 
une fausse epplication de l’arrêté du 23 messidor an V, qui n’é- 
tait relatif qu'aux chemins vicinaux, et qui, d’ailleurs, à été 
absorbé et remplacé par la loi du 21 mai 1836, qui restreint 
aux chemins vicinaux classés les droits des préfets, Qu'importe 
donc que le préfet du Pas-de-Calais ait reconnu ou non que le 
sentier dont il s’agit faisait partie des voies publiques de Bois- 
Bernard? Est-ce que toutes Jes voies publiques sont à la dispo- 
sition du préfet? Que ce soit un chemin rural , un chemin com- 
magal, un chemin d'exploitation, un passage de tolérance, peu 
importe; dès que le chemin n’est pas classé comme vicinal, 
Je préfet n’avait ni droit ni qualité pour intervenir. Qu'importe 
.que le sentier fût public en ce sens qu’il était fréquenté par tous 
ceux qui sont à portée de ç’en servir? Il n’était pas publie dans 
le sens légal, puisque la loi ne reconnaît pour chemins publies 
que les chemins classés comme vicinaux. Ces principes, que 
j'ai toujours soutenus avec la plus entière conviction, notam- 
ment par mon article de 1855, sont devenus incontestables au- 
jourd’bui en présence de l'arrêt que la Cour de cassation a rendu 
le 24 juin 1856, qui est ainsi motivé : 

« Attendu que depuis la promulgation de la loi du 21 mai 1836 
» le caractère de chemins publics ne peut plus être accordé 
» qu'aux chemins vicinaux reconnus et maintenus comme tels ; 
* qu'ils font seuls partie du domaine public, et que les anciens 
» chemins publics perdent leur destination par le défaut e 
» classement administratif. » 

Cet arrêt se trouve dans le recueil de Dalloz, volume 1857, 
partie 1"°, page 90. 


280 | DROIT ADMINISTRATIF, - 


En Dubliaue mon article, l'honorable M. Chauveau y a joint 
une note dans laquelle il avance tout d’abord qu’il ne partage 
" pas tous les principes que j’ai émis, et j'avoue que ma première 
impression a été d’être effrayé d’une dissidence qui devait me 
faire croire que je m'étais trompé ; mais j'ai été bientôt ras- 
suré en voyant que cette dissidence était. plus apparente que 
réelle, puisque d’accord sur tous les points, M. Chauveau lui- 
même. ne signale qu’une opposition restreinte à la conclusion. 
J'ai dit que le préfet avait commis un excès de pouvoir et 
M. Chauveau pense que M. le ministre a eu raison de décider 
que l’arrêté d'homologation n’était pas vicié d’excès de pou- 
voir. Nous sommes d'accord, il ne s’agit que de bien nous en- 
tendre. Sans doute, si arrêté du préfet n’était qu’un arrêté 
d'homologation, un arrêté homologuant une cession, une 
vente, une convention, un contrat quelconque de la commune, 
il n’y aurait pas excès de pouvoir. Cet arrêté qui ne serait qu’un 
acte de tutelle administrative, un acte de pure administration, 
serait très-légal et rentrerait dans les droits comme dans les 
devoirs du préfet, mais il y a incompétence et par conséquent 
excès de pouvoir lorsque le préfet, au lieu d'approuver une ces- 
sion ou üun contrat quelconque consenti par une commune, 
ordonne la suppression d’un chemin non vicinal au profit d’un 
riverain, à la charge par lui d’en fournir un autre plus loin sur 
son terrain, En un mot, il n’y a pas excès de pouvoir, lorsque 
le préfet se borne à approuver, en exécution de la loi du 18 juil- 
let 1837, mais il y a excès de pouvoir lorsqu'il statue et or- 
se d'office une suppression et un échange. Je crois que si 

M. Chauveau avait connu tous les faits, il n’aurait trouvé aucune 
différence entre son opinion et la mienne, 

Cest pour arriver à ce résultat, auquel j ’attache beaucoup 
d'importance, que je demande la permission de faire remarquer 
que M. le Ministre ne s’y est pas mépris, puisque dans sa dé- 
cision il constate que le préfet a statué au point de vue de la 
voirie, et j'ajouterai qu’il ne pouvait pas S'y méprendre ayant 
sous les yeux l'arrêté du préfet qui vise tout à Fa fois la loi 
de 1837 et la loi de 1836. 11 ne peut d’ailleurs être douteux 
pour personne qu’un simple arrêté du préfet homologuant seu- 
lement une convention de la commune n’aurait pas arrêté le 
tribunal d’Arras ni la Cour impériale de Douai qui, adoptant les 
motifs des premiers juges, a confirmé le jugement du 10 jan- 


CHEMINS. — PRÉFET. — COMRÉTENCE. . 281 


vier 1855 qui décide que la possession était devenue au moins 
litigieuse par suite d'actes de l'autorité administrative intervenus 
pendant le procès. 


Je me résume, et je dis : 

La compétence de l’autorité préfectorale est restreinte aux 
chemins classés comme vicinaux. La loi du 21 mai 1836 ren- 
ferme tous ses droits ; c’est une exception unique au principe 
consacré par l’article 545 du Code Napoléon. Toutes les autres 
voies de communication, chemins ruraux, carrières, passages, 
sentes, sentiers, forment des propriétés communales qui sont 
régies par les règles ordinaires et le droit commun. Si une 
commune veut disposer d’une de ces voies de communication, 
elle le peut en remplissant toutes les formalités voulues par la 
Joi de 1837 et avec l’approbation dupréfet, tuteur légal des 
communes ; mais ce n’est pas le préfet qui cède, qui vend ou 
qui échange, c’est la commune et, par suite, c’est à la commune 
que doivent s’adresser toutes les réclamations des tiers. L’ap- 
probation du préfet n’est rien, elle n’est qu’une formalité qui 
habilite la commune à contracter, mais qui ne peut ni conférer 
ni modifier aucun droit. L’approbation suit le sort de l’acte, et 
tombe ou subsiste avec lui. Si l’autorité judiciaire, seule com- 
pétente, en prononce la nullité ou l’inefficacité, l’approbation 
tombe par une conséquence nécessaire ; mais ce n’est pas contre 
elle que sont dirigées les actions des tiers. C’est le contrat de 
Ja commune qui est attaqué; c’est sur ce contrat que porte la 
décision judiciaire, et non sur l'approbation préfectorale. Donc, 
en fixant le sort d’une cession faite par une commune, les tri- 
bunaux n’empiètent pas sur les attributions de l’autorité admi- 
nistrative, dont ils n’ont pas à se préoccuper POP vider un 
différend de la compétence judiciaire. 

Si les principes sont vrais, c’est donc avec raison que j'ai 
soutenu l’incompétence et l'excès de pouvoir du préfet du Pas- 
de-Calais; et par une conséquence inévitable, le ministre de 
l’intérieur a eu tort de maintenir cet arrêté en décidant que le 
préfet ayant reconnu que le sentier faisait partie des voies pu- 
bliques de Bois-Bernard, il n'avait fait qu’user de son droit en 
prononçant la suppression. 

Il en résulte aussi nécessairement que de son côté l’autorité 
judiciaire a méconnu les principes, le tribunal d’Arras en ju- 


282 | DROIT ADMINISTRATIF. 

geant que la possession de Sylvain était devenue au moins lili 
gieuse par suite d'actes de l'autorité administrative, intervenus 
pendant le procès, et la Cour impériale de Douai en Fo 
les motifs'et en confirmant la décision. 

Ces décisions ont fait au sieur Sylvain une position aussi 
triste que bizarre, et elle est assez extraordinaire pour mériter 
d’être signalée en deux mots : Le sieur Sylvain en est arrivé à 
ne savoir plus où s’adresser, puisque d’une part l’autorité judi- 
ciaire lui dit : Vous avez des droits, mais les actes administra- 
tifs sont un obstacle à ce que vous en jouissiez, et que de l’autre 
le ministre répond : Le prefet a usé de son droit, adressez-vous 
à l’autorité judiciaire. 

Sylvain a recouru à l’autorité de la Cour de cassation, mais, 
par arrêt du 2 décembre ‘1858, cette Cour « répondu : 

« Attendu que la demande en dommages-intérêts était uni- 
» quement fondée sur le fait violent et arbitraire de la part du 
» défendeur qui avait renversé et arraché une haie litigieuse, 
» et que l'arrêt, qui en reconnaissant ces faits à la charge du dé- 
» mandeur, l’a condamné à des dommages-intérêls, n’a violé 
» aucune loi; — rejette. » 

Je termine en priant ceux qui ne voudraient pas adopter les 
principes que je viens de développer, d’enseigner à Sylvain où 
il pourra trouver des juges pour apprécier ses droits de passage 
sur le sentier supprimé par M. le préfet du Pas-de-Calais; ce 
serait un service rendu à la science, et dont, pour mon comptes, 
jé serais très-reconnaissant. PETIT. 


PRÊT A INTÉRÊT. —— USURE. | 983 


BIBLIOGRAPHIE. 


DU PRÊT A INTÉRÉT, DE L'USURE, 


ET DE LA LOI DU à SEPTEMBRE 1807. 


Par M. Romeuière, avocat, auteur du Commentaire de la loi sur les sociétés 
en commandite et de la loi sur l'arbitrage forcé1. 


Compte rendu par M. Corrmières, docteur en droit, ancien avoeat 
à la Cour de cassation. 


Il est certaines minces brochures qu’on préfère à de gros 
volumes; d’abord parce qu'il ne faut pas beaucoup de temps 
pour les lire, ensuite parce qu’on y trouve quelquefois de bonnes 
choses et peu de mots. 

Telle est celle qu’a récemment publiée M. Romiguière, au su- 
jet d'une question grave soumise au conseil d’État il y a quel- 
ques mois sur la demande des chambres de commerce et dont la 
solution est impatiemment attendue : faut-il maintenir ou abro- 
ger la loi du 3 septembre 1807, sur le taux de l'intérêt de l’ar- 
gent? . 

Sous l’ancienne législation, il était formellement interdit de 
stipuler des intérêts dans un prêt d'argent; une ordonnance du 
mois de mai 1539 prononçait des peines sévères contre ceux 
qui violaient une telle prohibition. 

C'était, par une appréciation rigoureuse du dogme religieux ; 
enlever au prêt le caractère d’un contrat civil. 

Aussi, par un décret des 3-12 octobre 1789, l’Assemblée na- 
tionale décide qu’on pourrait, à l’avenir, prêter l'argent à terme . 
fixe, avec stipulation d'intérêt, suivant le taux déterminé par 
la loi, sans entendre rien innover aux usages du commerce. 

On sait que l’usage depuis longtemps admis entre les com- 
merçants est de percevoir un supplément de l'intérêt ordinaire, 
sous le titre d’escompte ou de commission. 

Le décret de 1789 décidait implicitement que l'intérêt du prêt 
non commercial n'excéderait pas le taux qui serait déterminé 
par la loi: | | 


. 4 Chez Guillaumin et C°, libraires, rue Richelieu, 14. 


284 | BIBLIOGRAPHIE. 


Voici les dispositions du Code civil sur cette matière. 

Après avoir sanctionné dans l’article 1905 le droit de stipuler 
des intérêts pour simple prêt soit d’argent, soit de denrées ou 
autres choses mobilières, les rédacteurs du Code s’expriment 
ainsi dans l’article 1907 : 


« L'intérêt est légal ou conventionnel. L'intérêt légal est fixé 
par la loi. L'intérêt conventionnel peut excéder celui de la loi, 
toutes les fois que la loi ne le prohibe pas. » 


Le titre X, livre III, auquel appartiennent ces articles, a été 
publié le 19 mars 1804. Ainsi, à partir de cette époque, on a 
pu dans les contrats de prêt stipuler valablement un intérêt 
quelconque, par cela seul qu'aucune disposition législative, 
pendant les trois années qui suivirent la promulgation du Code 
civil, n’avait fixé le taux de l'intérêt légal. 

Le souverain qui avait pris une part si active à l’élaboration 
de nos Codes était parti de ce grand principe, que si les 
mœurs peuvent améliorer les lois, les lois peuvent à leur tour 
exercer une influence utile sur les mœurs. 

Des hommes cupides avaient spéculé sur la faculté de fixer 

arbitrairement le taux de l'intérêt, et la plupart des prêts étaient 
devenus des contrats usuraires ; il était urgent d'arrêter un 
abus qui avait déjà fait tant de victimes, et c’est dans de telles 
circonstances qu’intervint la loi du 3 septembre 1807. 

Cette loi fixe l’intérêt légal en matière civile à 5 pour 100, et 
eu matière de commerce à 6 pour 100 sans retenue. 

Elle pose en principe que l’intérêt conventionnel ne doit pas 
excéder l'intérêt légal ; de sorte qu’il ne peut intervenir de sti- 
pulation à cet égard que pour fixer le taux de l'intérêt au- 
dessous de 5 ou 6 pour 100, selon qu’il s’agit d’un prêt civil ou 
commercial. 

D’après les articles 3 et 4 de cette loi, les prêteurs qui avaient 
exigé un intérêt supérieur pouvaient être poursuivis en resli- 
tution des sommes illégalement perçues, et être traduits devant 
les tribunaux correctionnels comme coupables d'usure, s'ils 
avaient habituellement consenti des RP one de l'intérêt 
légal. 

Aujourd’hui qu’un demi-siècle s’est écoulé depuis sa Rule 
gation, faut-il rapporter ou modifier profondément la loi 
de 1807 ? Telle est la question discutée par M. Romiguière; il 


PRÊT A INTÉRÊT. — USURE. 285 


n'hésite pas à se prononcer pour laffirmative; et quand ils 
auront lu sa brochure, beaucoup de gens CL sans doute 
cette opinion, 

Si nous présentions avec tous leurs développernents les 
moyens de diverse nature que l’auteur présente à l’appui de 
sa thèse, nous serions exposés à ce que ce compte rendu dé- 
passât l’étendue de l’ouvrage soumis à notre examen, ce qui 
serait contre toutes les règles de la polémique. 


« Nous reconnaissons, dit M. Romiguière, que la loi de 1807 
a été utile, nécessaire si l’on veut. Il nous reste à examiner si 
elle l’est encore aujourd’hui, et à quel degré. Pour éclairer ce 
point, il faut interroger les faits, la pratique et l’ensemble de 
la situation économique et financière du pays. » 


S’expliquant d’abord sur les faits, l’auteur affirme, d’après 
les statistiques judiciaires, « que l’usuré n’existe plus que comme 
un accident circonscrit dans les bas-fonds de l’industrie, et 
avec des proportions tellement restreintes qu’elle ne mérite 
plus l’honneur d’être considérée comme une plaie sociale ou 
un danger public. » 


Il ajoute que le législateur ne doit porter atteinte au prin- 
cipe vital de la liberté des conventions que momentanément 
et lorsqu'il s’agit de faire cesser un abus devenu intolérable. 


Du fait par lui constaté et de la maxime qu’il vient de poser, 
M. Romiguière tire la conséquence que la loi de 1807 a perdu 
. beaucoup de son utilité. 

Dans l’opinion de l’auteur qui combat à ce sujet celle qu’a 
émise son confrère, M. Paillard de Villeneuve, dans des articles 
publiés par la Gazette des tribunaux, la loi de 1807 a porté une 
atteinte grave au crédit public, notamment lors de la crise 
financière et monétaire de 1856, que les hommes compétents 
attribuent, dit-il, en partie à ce que cette loi n’avait pas permis 
à la Banque de France de lutter contre l’abserption de son nu- 
méraire par une élévation d'intérêt proportionnée à celle des 
autres places de commerce. 

Pour prouver que la loi de 1807 n’est plus en harmonie avec 
les mœurs et les besoins de l’époque, M. Romiguière fait re- 
marquer que les tribunaux restent inactifs en présence de 
nombreuses violations flagrantes de la loi qui sont de notoriété, 
puisque les journaux les signalent tous les jours au public. Il 


286 | BIBLIOGRAPHIE. 


cite à cet égard les emprunts faits par des sociétés en dessus 
de l'intérêt légal, et les reports sur les effets publics, ainsi que 
sur les actions industrielles, qui ne sont qu’un préé sur gage, 
comme l’a jugé la Cour de cassation, et qui assure au prêteur 
un intérêt de 10, 12, quelquefois même de 20 pour 100. 


À cette occasion, l’auteur s'exprime ainsi : « Les esprits 
s’habituent peu à peu au mépris d’une loi qui n'est pas appli- 
quée, De là à la révolte contre cette loi, il n’y a qu’un pas. 
Est-ce là ce que veulent les partisans de la loi de 1807? et 
n’est-il pas bien mieux inspiré celui qui, au nom des prin- 
cipes éternels de justice et de moralité publiques, fait des vœux 
pour que la loi soit faite de telle sorte qu’elle réponde aux 
besoins matériels et moraux, et qu’on puisse toujours l'invoquer 
hautement contre tous? » 


Plusieurs lois et ordonnances d’une date postérieure prou- 
vent, d’ailleurs, que le législateur n’a jamais considéré lui-même 
la loi de 1807 comme fixant, relativement au taux de l’intérêt, 
une limite qu’il n’était pas permis de franchir, M. Romiguière 
rappelle à ce sujet deux décrets impériaux, des 1% et 18 jan- 
vier 1814, qui avaient suspendu pour un an l'exécution de : 
cette loi, d’abord pour les prêts des dépôts de marchandises, 
ensuite pour tous autres prêts à intérêt; ainsi qu'une ordon- 
nance royale du 7 décembre 1835, qui applique à nos posses- 
sions du nord de l’Afrique le principe de liberté consacré par le 
Code civil , relativement à la fixation dü taux de l’intérêt con- 
ventionnel, el qui, à défaut de convention, porte à 10 pour 100 
le taux de l'intérêt légal; enfin la loi du 19 juillet 1857, qui 
permet à la Banque de France d’excéder le taux légal, non- 
seulement pour l’escompte des effets de commerce, mais encore 
pour des prêts sur dépôt de valeurs. 


Ce dernier fait conduit M. Romiguière à conclure que la 
violation de la loi de 1807, permise à la Banque de France, en- 
traîne nécessairement cette violation de la part des banquiers 
et des commerçants qui servent d’intermédiaire aux marchands 
et aux industriels dont la seule signature ne serait pas admise 
à la Banque de France; car ils sont obligés d'exiger un 
escompte ou iñlérêt, non-seulement égal, mais supérieur à 
celui que la Banque elle-même se fait payer. 


« Ainsi, dit-il, la loi de 1807 existe encore de fait, mais son 


PRÊT À INTÉRÊT. — USURE. 287 


autorité morale est détruite à tel point qu’on peut affirmer, 
en saine logique, qu’elle est virtuellement anéantie... Le Corps 
législatif, en votant la loi de 1857, s’est engagé fatalement à 
supprimer la loi de 1807 ; et les bons effets qu’a produits le re- 
tour aux vrais principes ne sont pas de nature à inspirer des 
regrets n1 à faire reculer, » 


M. Romiguière dit que la Hollande vient d'abroger la loi de 
1807, et que la Prusse elle-même en a suspendu l'exécution. 
« Le principe de cette loi, ajoute-t-il, est répudié partout! et 
l’on proposerait à la France seule, entre toutes les nations, de 
reprendre ce principe, après l'avoir 2pantonne naguère pour 
un minime intérêt! » - 


Dans les dernières pages de son écrit, l’auteur examine les 
deux modifications qu’on propose dans la loi de 1807, au lieu 
d’en prononcer franchement l’abrogation. 


Ces modifications consisteraient : 1° à établir une distinction 
entre les matières civiles et les matières commerciales , et à 
n’accorder que pour ce dernier la fixation libre des intérêts ; 
2° à abolir dans la loi de 1807 le principe de l’immobilité de 
l'intérêt légal, en y substituant une disposition qui permettrait 
de le modifier suivant les circonstances. 


Il fait observer que la distinction entre le prêt civil et le prêt 
commercial serait injuste, et qu’il serait, d’ailleurs, facile d’é- 
luder la disposition de la loi, en donnant au premier de ces 
prêts la forme et les apparences d’un prêt commercial. 


La seconde modification proposée, dit-on, par plusieurs 
chambres de commerce, que l'intérêt légal fût au même taux 
que celui de la Banque de France, qui peut se modifier à son 
gré, au-dessous du maximum fixé, est encore plus inacceptable 
aux yeux de M. Romiguière. Comment admettre, en effet, 
qu’un règlement de la Banque qui peut changer d’un moment 
à l’autre, eût l'autorité de la loi pour attacher à certains faits le 
caractère de délits ? 

« Le principe de la liberté pour la stipulation des intérêts 
(dit l’auteur en terminant) a certainement entraîné quelques 
abus, et il n’en sera pas exempt, surtout au début de son établis- 
sement, de même que la liberté d'industrie et l'abolition 
du monopole ont produit quelques excès dans la concurrence, 
Mais ces abus amoindris chaque jour, et aujourd’hui circonscrits 


Cd 


288 BIBLIOGRAPHIE. 


et limités, n’ont plus les proportions d’un danger public à 
mettre en balance avec les conditions de crédit qui font de la 
liberté une nécessité sociale et politique constatée par le pou- 
voir lui-même... C’est pour nous une vérité démontrée que 
l’abaissement du taux de l’intérêt ne peut résulter d'aucune 
limitation légale, mais seulement de l’abondance du capital de 
l'épargne, capital qui s’accroît avec la prospérité publique, et 
qui s’amoindrit lorsque celle-ci diminue. Hors de ces principes, 
nous ne voyons que déception, et nous croyons dans le faux 
ceux qui laissent égarer leur philanthropie à la recherche de 
restrictions et de pénalités qui aggraveraient les plaies sociales 
au lieu de les cicatriser. » 

Nous pensons avoir fait suffisamment l’éloge de cet écrit en 
l’analysant avec soin. 11 est digne d’une curieuse attention de 
la part de tous ceux qui s’occupent de questions financières et 
d'économie politique. COFFINIÈRES. 


EXAMEN DOCTRINAL. 289 


EXAMEN DOCTRINAL 


Des arrêts rendus en matière d'enregistrement. 
Par M. G. DEMANTE, professeur à la Faculté de droit de Toulouse. 


SOMMAIRE. 


ES 


1. Droit de mutation par décès ; Privilége de l'Administration sur Les revenus 
des biens à déclarer. 

2. Payement avec subrogation; Obligation. et quittance; Exigibilité d’un 
seul droit. 

3. Reprises de la femme mariée sous le régime de la communauté; — Re- 
nonciation; — Acceptation; — Reprises du mari. 

4. Legs de somme n’existant pas en nature dans la succession ; Déduction 
des valeurs. 

5. Acquisition en commun; Accroissement aux survivants de la part des 
prémourants; Société; Tontine. 

6. Donation de somme payable au décès du donateur; Quasi-usufruit. 


La Cour de cassation a rendu, depuis deux ans, plusieurs 
arrêts notables en matière d'enregistrement, Quoique rien ne 
soit à dédaigner dans cetle partie, encore trop négligée, de la 
jurisprudence , nous choisirons, pour abréger, les questions 
qui nous paraissent offrir le plus d’intérêt à la généralité des 
jurisconsultes, soit à raison des principes qu’elles soulèvent, 
soit à cause de leur application quotidienne. La diversité des 
matières ne nous permettant pas un classement méthodique, 
nous nous attacherons à l’ordre chronologique des arrêts, toutes 
les fois que la liaison des idées n’y sera pas contraire. 

1. Cassar., 23 suiN 1857. — Droit de mutation par décès; 
Privilége de l'administration sur les revenus des biens à déclarer. 
— Quatre arrêts du même jour ont tranché la longue contro- 
verse, relative au privilége réclamé par l’administration, pour 
le recouvrement du droit de mutation par décès !. Il est désor- 
mais constant que le privilége de l'administration se borne aux 
revenus des biens à déclarer, ce qui doit s’entendre des reve- 
nus courus postérieurement au décès. On assure que le gouver- 


1 J'ai moi-même pris part à cette controverse dans la Revue (tome I de 
1855). J'ai dit ailleurs (Principes de l'enregistrement, n°° 668 et suiv.) ce que 
la réflexion et la critique m’ont amené à modifier dans la doctriñe que j’a- 
vais d’abord enseignée. — Voyez encore dans la Revue (tome I] de re une 
dissertation de M. Serrigny. 

XIV. 19 


290 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


nement prépare en ce moment un projet de loi pour établir le 
privilége sur les capitaux, vainement réclamé pour le Trésor 
dans l’état actuel de la législation, Il est doné inutile d’insister 
quant à présent sur plusieurs questions secondaires , auxquelles 
peut donner lieu la jurisprudence actuelle de la Cour de cassa- 
tion. Espérons que le législateur saisira cette occasion de régler 
plusieurs points délicats, qui 8e rattachent plus ou moins direc- 
tement à la théorie du privilége du Trésor, en matière de mu- 
tation par décès. Telles sont notamment les questions qui 
concernent : — les successions béneficiaires, — les successions 
vacantés, — la séparation des patrimoines, — la faillite, Ne 
serait-ce même pas le cas de réformer le principe si rigoureux 
du droit fiscal , qui ordonne de liquider l'impôt sur la valeur 
brute de la succession, « sans distraction des charges? » La 
Belgique nous a donné sur ce point un exemple qui mérite 
d’être étudié’. On peut juger par l'expérience de ce pays 
voisin s’il est vrai que ce principe exorbitant soit la seule 
sauvegarde contre l’esprit de fraude, ou si, tout au contraire, 
il n’y aurait pas moyen de rendre le système de la loi plus 
équitable, sans rien ôter à l'efficacité de la perception de 
l'impôt. | 

9. Cassar., 19 sanvier 1858 (Répertoire-Garnier; n°969). — 
— Payement avec subrogation; Obligation et quittance ; Exi- 
gibilité d'un seul droit. — La jurisprudence n’est pas seulement 
‘une science de raisonnement dialectique; elle doit tenir grand 
compte des traditions, du receptum jus. On peut transporter au 
droit civil cette belle pensée de Bossuet, relative au droit poli- 
tique, que citait récemment un de nos ccllaborateurs? : « Il y 
» a des lois fondamentales qu’on ne peut changer. Il est même 
» très-dangereux de changer, sans nécessité, celles qui ne le 
» sont pas. » Les esprits ardents s’accommodent mal de tant 
de mesure. Si une théorie consacrée leur paraît mauvaise, ils 
la changent, sans souci de l'autorité des anciens. Mais ces 
innovations entraînent souvent des conséquences imprévues, 
que peut-être leurs auteurs seraient les premiers à désavouer. 
Ces conséquences se développent fréquemment en matière 
fiscale, et l’on ne sait pas assez dans le monde judiciaire à 


1 Voir les lois citées par M. Le Gentil, Dissertations juridiques, t. 1, 
p. 315, et par M. Garnier, Répertoire général d'enregistrement, n° 13240. 
% M. Laferrière, dans cette Revue, t. I de 1858, p. 473. 


en mme 2e iege mie e TRE n . 


= ts mn = 2 


EXAMEN DOCTRINAL. 291 


quel point les élucubrations théoriques réagissent sur la pra- 
tique administrative de l’enregistrement. C’est là ce qui est 
arrivé dans la matière du payement avec subrogation. À mon 
avis, si l’on tient compte de la filiation historique des idées, 
la subrogation est, en réalité, une cession de créance, mais 
une cession dépouillée de tout caractère de trafic, une cession 
de la créance au pair. Cette absence de spéculation fait que, 
vis-à-vis du créancier primitif, l'opération produit tout l’effet 
d’un payement, tandis que, vis-à-vis du créancier nouveau, 
c'est une vraie cession. Il suit de là que l'opération ne doit pas 
être décomposée en un emprunt et une quittance, donnant lieu 
à deux droits particuliers, mais que l’emprunt et la quittance 
sont les deux parties d’un même tout, comme sont dans la 
vente l'obligation de livrer la chose et le payement du prix; 
qu’ainsi un seul droit, le droit d'obligation (1 pour 100), est 
exigible , à raison du transport de la créance sur la tête du 
subrogé. Ce résultat était admis depuis longtemps dans la 
pratique pour tous les cas de subrogation conventionnelle *, 

soit que la subrogalion ait eu lieu par la volonté du créancier, 
soit qu’elle s’opère par la volonté du débiteur (V. art. 1250 
C. Nap.). Mais on se rappelle que notre regrettable confrère et 
ami, Marcadé, avait fortement attaqué la théorie généralement 
admise sur la subrogation. Reprenant avec la verve qui lui est 
propre la théorie contraire, il avait soutenu que le payement 
avec subrogation n’a rien de commun avec le transport-cession, 
que c’est un vrai payement, opérant extinction absolue de la 
créance ancienne, et qu’ensuite il vient à naître une seconde 
créance sur laquelle la loi, par une faveur spéciale, permet de 
transporter les accessoires de la première ?. L’argumentalion 
est particulièrement saisissante dans le cas où la subrogation a 
lieu par la volonté du débiteur, car il implique, à ce qu'il 
semble , qu’une cession s’opère sans la participation active du 
créancier cédant, et parfois même malgré lui! Aussi ce fut dans 
ce cas que l'administration de l'enregistrement souleva le débat, 
eu se prévalant de l’autorité de Marcadé. Dans l’espèce, disent 
les défenseurs de la perception cumulative , l'emprunt et la 


1 Pour ce qui est de la subrogation légale, il va sans difficulté qu'un seul 
droit est exigible, et que ce droit est celui de libération (0,50 pour 100). Voir 
nos Principes de l'enregistrement, n° 545. 

3 Voir Marcadé, sur l’article 1236 du Code Napoléon. 


292 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


quittance sont deux opérations indépendantes l’une de l’autre, 
donnant lieu conséquemment chacune à un droit particulier. 
Peu importe que l’emprunt ait été fait en vue de la quittance; 
si je vends un domaine pour faire l’acquisition d’un autre, deux 
droits de transmission ne seront-ils pas encourus? fl doit en être 
de même au cas proposé”. — Si l’administration eût obtenu gain 
de cause sur ce premier point, elle aurait peut-être étendu 
la même doctrine au cas où la subrogation conventionnelle 
s’opère par la volonté du créancier. A force de distinguer la 
subrogation du transport, la théorie de Marcadé peut mener 
jusque-là. Mais cette prétention n’a pu être soulevée. La Cour 
de cassation a décidé que dans tous les cas de subrogation 
conventionnelle un seul droit, le droit d’obligation (1 pour 100), 
est exigible. Que la subrogation ait lieu par la volonté du 
créancier ou par la volonté du débiteur, « dans l’un et l’autre 
. » cas, disent deux arrêts du 19 janvier 1858, le créancier, ou 
» Ja loi pour lui, est censé faire la cession de la créance à 
» celui dont les fonds servent à le désintéresser. — Cette 
» créance est transmise à ce dernier avec les hypothèques et 
» autres garanties qui y sont attachées; le débiteur n’est pas 
» libéré, il ne fait que changer de créancier. — On rentre ainsi 
» dans les termes de l’article 10 de la loi du 22 frimaire an VII, 
» d’après lequel, en cas de transmission de biens, la quittance 
» donnée par le même acte, pour tout ou partie du prix entre 
» les contractants, n’est pas sujette à un droit particulier d’en- 
_» registrement. » On voit qu’ici, comme en tant d’autres ma- 
tières , le règlement de la perception de l’impôt dépend entiè- 
rement d’une théorie purement civile, comme la conséquence 
d’un syllogisme ressort de ses prémisses, Admettant les pré- 
misses civiles posées par la Cour de cassation, je ne puis 
qu’applaudir à la conséquence qui en est déduite par elle sur 
le terrain du droit fiscal. 

3. CHAMBRES RÉUNIES, 16 3ANVIER 1858 ; Cassar., 3 et 24 aoUT 
1853 (Répertoire-Garnier, nos 953, 1065, 1086). — Reprises de 
la femme. — Cette tutelle du droit civil sur le droit fiscal a été 
surtout manifeste dans la fameuse controverse relative aux re- 
prises de la femme, mariée sous le régime de la communauté?. 


1 Voir le Journal de l'enregistrement, art. 16869, n° 17. 
* Voir à ce propos les observations de M. Pont, Revue, t. 1 de 1855, p. 399. 


EXAMEN DOCTRINAL. 293 


Il était reçu depuis longtemps que, dans l’exercice de ses re- 
prises, la femme, sauf l’effet de son hypothèque légale, ne 
pouvait prétendre auçune préférence sur les créanciers de la 
communauté ou du mari. Cela était admis généralement quand 
la femme avait accepté la communauté, et à fortiori quand elle 
l'avait répudiée. La Cour de cassation, pour les deux hypo- 
thèses, consacra la doctrine contraire par une série d’arrêts 
nombreux, dont le premier est en date du 15 février 1853. Ne 
pouvant attribuer à la femme un droit de préférence à titre de 
créance privilégiée , la Cour posa en thèse que « la femme qui 
» renonce à la communauté peut, comme la femme qui l’accepte, 
» exercer ses reprises d titre de propriétaire el non de créan- 
» cière. » (Arrêt du 11 avril 1854.) Le revirement de la juris- 
prudence, en matière civile, réagit immédiatement sur la per- 
ception établie pour le cas de renonciation. Avant 1853, la Cour 
décidait que la femme renonçante, en exerçant ses reprises sur 
les conquêts de la ci-devant communauté, recevait une dation 
en payement passible du droit proportionnel. C’était conforme 
aux précédents historiques ! et aux principes du droit civil, tels 
que la Cour les concevait alors. Mais du jour où la femme était 
déclarée propriétaire à l’encontre des créanciers du mari, elle 
devait l’être aussi bien à l'encontre de l’administration de l’en- 
registrement. La conséquence était forcée, car, à moins d’un 
texte formel de la loï fiscale, on ne peut admettre que les opé- 
ratious des parties soient autres sous le rapport du droit civil, 
autres pour la perception de l’impôt. Aussi la Cour ne recula 
pas devant cette conséquence. On lit dans les motifs d’un arrêt 
de cassation du 10 juillet 1855, « que la femme qui renonce à 
» la communauté, comme celle qui l’accepte, exerce ses reprises 
» sur les biens meubles et immeubles, provenant de cette com- 
» munaulé, à titre, non pas de créancière, mais de propriétaire, 
» et qu'ainsi il n’est pas dû de droit proportionnel de mutation 
» sur les biens ainsi repris par elle. » Cette proposition, comme 
on voit, s’appuyait exclusivement sur la théorie civile qui ve- 
nait de prévaloir. Cette théorie elle-même ayant été renversée, 
en matière civile, par l'arrêt vraiment solennel du 16 janvier 
1858, il n’était pas douteux que la Cour, en matière fiscale, ne 
revint à ses premiers crrements, en déclarant le droit propor- 


1 Voir Bosquet, Dictionnaire des domaines, v° Remploi, n° 4. 


* 


294 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


tionnel exigible sur les reprises de la femme renonçante. Dès 
le mois de juin dernier, je n'avais pas hésité à émettre celte 
conjecture ‘. Deux arrêts de cassation, l’un du 3, l’autre du 
24 août 1858, n’ont pas tardé à confirmer cette prévision. 

Un instant même on a pu craindre une réaction extrême, 
L'arrêt des chambres réunies est intervenu dans une espèce où 
la communauté avait été répudiée par la femme. Cependant le 
rédacteur de l’arrêt a embrassé la question dans son ensemble, 
et relativement, soit aux repriscs du mari, soit à celles de la 
femme acceptante, il est dit dans les motifs « que c’est à titre 
» de créancier que chaque époux prélève soit le prix de ses 
» propres aliénés , soit les indemnités qui lui sont dues par la 
» communauté, conformément aux n° 2 et 3 de l’article 1470 
» du Code Napoléon ; — qu’en effet, l’action n’a alors pour 
» cause qu’une diminution du patrimoine de l’un des époux et 
» un profit corrélatif fait par la communauté; — que cette 
» cause ne produit pas un droit de propriété sur des objets 
» déterminés, et qu’il n’en résulte qu’une créance et une action 
» mobilière, » Il suivrait de cette théorie, en droit fiscal ?, 
qu'un droit proportionnel serait exigible toutes les fois qu’à 
raison de ses reprises ou indemnités, l’un des époux se ferait 
attribuer dans la communauté une part supérieure à celle de 
son conjoint. Cette prétention a été très-anciennement soulevée ; 
mais une décision du ministre des finances, du 18 juillet 1817, 
l'ayant condamnée, la question n’a pas eu occasion de se pro- 
duire depuis lors devant les tribunaux. Cette décision me pa- 
raît conforme aux vrais principes de la matière; l'époux qui 
se trouve rempli de ses reprises et indemnités en effets prove- 
pant de la communauté, n’acquiert pas ces effets à titre nouveau; 
il en était déjà copropriétaire ; l'attribution qui lui en est faite 
n’est donc pas une dation en payement, mais bien une opération 
de partage ; d’autre part, la théorie des soultes est manifeste- 
ment étrangère à l’hypothèse, d’où il suit qu'aucun droit pro- 
portionnel ne doit être encouru, dans l’espèce, ni à titre de 
dation en payement , ni à titre de soulte. L'administration a 
compris ces considérations , et elle s’est montrée conséquente 
à elle-même lorsque, en transmettant aux préposés les arrêts 


4 Voir Principes de l'enregistrement, n° 651. 


3 Au point de vue du droit civil, voir les observations de MM. Pont et 
Mimerel, Revue, t. I de 1858, p. 4 et 106. | 


EXAMEN DOCTRINAL, | 295 


précités des 3 et 24 août 1858, relatifs au cas de répudiation 
de la communauté, elle a déclaré que, pour les reprises du 
mari et pour celles de la femme acceptante, la décision de 1817 
devait continuer d’être suivie (V. l’Instruction générale 2137, 
6 12). : 

4. Cassar., 30 mars 1858 (Répertoire-Garnier, n° 997). — 
Legs de somme n’existant pas en nature dans la succession ; 
Déduction des valeurs, — Voilà cinquante ans que l’on discute 
sur la portée d’un Avis du Conseil d’État-du 10 septembre 1808, 
relatif à la perception des droits de mutation par décès, au cas 
où les sommes léguées n'existent pas en nature dans la suc- 
cession. Celte controverse n’est pas propre à nous édifier 
grandement sur la bonté du procédé d'interprétation légis- 
lative ou quasi-législative des lois. S'il est vrai que les lois 
antérieures présentaient de l’obscurité sur la question, l’Avis 
du Conseil d'État, considéré lui-même comme ayant force 
de loi, est venu, par une rédaction ambiguë, compliquer le 
travail de l'interprète. Mieux vaut, malgré ses imperfections, 
le système inauguré par la loi de 1837. En donnant à la Cour 
de cassation la solution définitive de la question de droit, dans 
l'espèce du procès, ce système attribue indirectement aux arrêts 
des chambres réunies une autorité presque égale à celle qu’ob- 
tenaient jadis les arrêts de règlement; mais cette autorité est 
toute morale; la discussion demeure ouverte; l'opinion publique 
conserve sa liberté d’allure. Ainsi il n’est pas à craindre qu’une 
controverse nouvelle vienne à surgir sur nd de la 
loi interprétative.… 

| Nam quis custodiet ipsos 
Custodes? 

Revenons au document qui nous inspire ces réflexions, et 
pour en comprendre le véritable sens, voyons dans quelles 
circonstances il est intervenu. | 

Quand la chose léguce existe en nature dans la succession, 
la propriété en est directement transmise du défunt au léga- 
taire. 1] va sans difficulté que l'héritier ou le légataire universel 
n’est pas tenu d’acquitter l'impôt sur cet objet. Mais lorsque la 
chose léguée n'existe pas en nature dans la succession, le legs 
consiste en une charge imposée à l'héritier‘; cette ue ce ne 


1 Dans la suite de la discussion, je comprendrai sous le nom générique 
d’héritier le légataire soit universel, soit à titre universel. : 


296 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


fait pas que la propriété de l’entier patrimoine du défunt ne 
" repose sur la tête de l'héritier, et comme la valeur de ce patri- 
moine, pour la liquidation de l’impôt, est déterminée « sans 
» distraction des charges, » il s’ensuit qu’en vertu des principes 
généraux du droit fiscal, l'héritier, nonobstant les legs parti- 
culiers de l’espèce, doit acquitter l’impôt sur la valeur intégrale 
de la succession. Non contente de ce résultat, l’administration 
prétendait en outre percevoir cumulativement un droit propor- 
tionnel à raison de la transmission opérée au bénéfice du léga- 
taire particulier. Cette prétention était abusive, et le Conseil 
d’État décida, avec raison, « que lorsque les héritiers ou léga- 
» taires universels sont grevés de legs particuliers de sommes 
» d'argent non existantes dans la succession, et qu’ils ont ac- 
» quitté le droit proportionnel sur l'intégralité des biens de 
» cette même succession, le même droit n’est pas dû pour ces 
» legs. — Conséquemment les droits déjà payés par les léga- 
» taires particuliers doivent s’imputer sur ceux dus par les 
» héritiers ou légataires universels. » Appréciée uniquement 
dans son dispositif, la décision du Conseil d’État ne sort pas 
des bornes de l'interprétation judiciaire, et mène au résultat 
suivant : — 1° Droit proportionnel liquidé ‘sur l’intégralité de 
la succession, à raison du degré de parenté de lhéritier avec le 
défunt; — 2° Nul droit proportionnel sur la transmission secon- 
” daire qui s'opère de l'héritier au légataire particulier, parce que 
cette transmission (ainsi que cela est reconnu pour les charges 
apposées à une donation entre-vifs) est une disposition dépen- 
dante de la transmission qui s’opère du défunt à l’héritier. — 
Mais le Conseil d’État, à ce qu’il semble, ne l’entendait pas 
ainsi. On lit dans les motifs de sa décision « que la délivrance 
» deslegs particuliers, soit qu’ils consistent en effets réellement 
» existant dans la succession, soit que les légataires universels 
» ou les héritiers doivent les payer de leurs propres deniers, 
» n’opère point de mutation de ces derniers aux légataires parti- 
» culiers ; — que dans les deux cas, la loi ne regarde Îles héri- 
» tiers ou légataires universels que comme de simples inter- 
» médiaires entre le testateur, qui est censé donner lui-même, 
» ct les légataires particuliers qui reçoivent, » etc. Les rédac- 
teurs modernes des lois oublient trop souvent que, non plus 
que le sénat romain , ils ne peuvent changer les rapports de 
droit résultant de la nature des choses ; « nec enim naturalis 


EXAMEN DOCTRINAL. 297 


» ratio auclorilale senatus commutari poluil ! » Quand l'héritier 
paye de ses propres deniers la somme léguée, qui n’existe pas 
en nature dans la succession , il est évident que ce payement 
opère une mulation de cet héritier au légataire particulier. 
L’affirmation contraire du Conseil d’État, répétée dans maintes 
décisions judiciaires, n’a pas peu contribué à entretenir dans 
la. discussion une confusion fâcheuse. Il y a donc mutation de 
l'héritier au légataire; mais cette mutation secondaire ne doit 
pas subir d'impôt, parce que c’est une disposition dépendante 
de la mutation qui s’opère du défunt à l’héritier. Voilà tout ce 
que signifie la proposition du Conseil d’État. Ce n’est pas tout: 
l'Avis du Conseil met sur la même ligne tous les legs particu- 
liers, soit qu’ils existent ou non en nature dans la succession. 
Dans lun et l’autre cas, le testateur est censé donner lui-même ; 
c'est-à-dire le testateur, qui donne réellement lui-même 
aux légataires les objets existant en nature dans la succession, 
est censé donner aussi bien, directement, les legs que lhéritier 
paye de ses propres deniers. Dans ce dernier cas seulement est 
la fiction légale. Cela posé, puisque les legs existant en nature 
sont déduits de la masse des biens pour la liquidation du droit 
de mutation dû par l’héritier, il est conséquent, lorsque les legs 
n’existent pas en nature, d’en déduire la valeur et d'admettre 
ainsi l’héritier à faire, dans ce cas, la distraction des charges. 
C’est sans doute enfreindre le texte formel de la loi de frimaire; 
mais ainsi le veut l’esprit de la décision du Conseil d’État, qui, 
suivant l'opinion commune, a elle-même force de loi. L’admi- 
nistration admet ce procédé, pour la facilité du calcul, toutes 
les fois qu’il n’en résulte aucun préjudice pour le Trésor. Mais 
quand il est plus avantageux d’agir autrement, elle enjoint aux 
préposés de procéder, non plus par déduction des valeurs, mais 
par impulation des droits. Si le légataire universel , par exem- 
ple, est tenu, comme personne non parente, du droit de 
9 pour 100, il paye ce droit sur l'intégralité du patrimoine, 
sauf à déduire le droit moins élevé que doit, sur la somme 
léguée, le légataire, parent du défunt. Voilà ou mène le système 
de l’imputation des droits, suivi jusqu’à ce jour par l’adminis- 
iration. L'arrêt de cassation du 30 mars 1858, rendu sous la 
présidence de M. le premier président Troplong, a consacré, 
au contraire, le système de la déduction des valeurs. Ce dernier 
système est conforme à la décision du Conseil d’État dont il 


298 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


s’agit, car l’esprit de ce document est d’assimiler eomplétement 
aux legs d'objets existant en nature dans la succession, les 
legs de sommes qui n’y existent pas. J'avais déjà enseigné 
cette doctrine avant de connaître l’arrêt‘; aujourd’hui, avec 
plus d’assurance , je persiste dans mes conclusions. 

5. Cassar., 1° et 14 suix 1858 (Répertoire-Garnier, nos 1009 
el 1018). — Acquisition en commun ; Accroissement aux sur- 
vivants de la part des prémourants ; Société ; T'ontine. — Quand 
une acquisition est faite en commun par plusieurs, avec clause 
d’accroissement aux survivanis de la part des prédécédés, un 
droit de mutation est-il encouru à raison de cet accroissement ? 
Quelques auteurs le nient ; l’acquisition faite par les survivants, 
disent-ils, procède du contrat de société et ne doit pas plus 
que ce contrat lui-même encourir un droit proportionnel. Mais, 
en pratique, la question ne fait pas de doute : un droit propor- 
tionncl est considéré comme exigible. Reste à savoir quel est 
ce droit. L'administration prétend percevoir un droit de muta- 
tion par décès ; comme la clause dont il s’agit intervient pres- 
que toujours entre personnes non parentes, l'impôt serait donc 
alors de 9 pour 100. La Cour de cassation a maintes fois déci- 
dé, au contraire, « que le droit d’accroissement des parts des 
» prédécédés au profit des survivants, est une clause aléatoire 
» qui, établie pour tous, constitue pour chacun d’eux, relative- 
» ment aux autres, un contrat commutatif, aléatoire et à titre 
» onéreux. » ( Arrêt du 9 avril 1856, Rép.-Garn., n° 706. — 
Comp. Arrêts des 8 août 1848 (Devull., 48, 1,665); 9 avril 1852; 
10 août 1853 ; 26 avril 1854 ; Rép.-Garn., nos 13,76,159.) Ainsi, 
d’après la Cour de cassation, le droit proportionnel, exigible 
dans l'espèce, est de 5,50 pour 100. Relativement à cette fixa- 
tion du droit proportionnel, la Cour n’a jamais varié. Mais sur 
la question même d'exigibilité, un arrêt de cassation du 
1® juin 1858 semble, au premier abord, contrarier toute la ju- 
risprudence précédente. Il s'agissait, dans l’espèce, d’une s0 
ciété tontinière, dûment autorisée par le gouvernement. La Cour 
a décidé « qu’une tontine est une association d’une nature 
» particulière, dans laquelle, du moment que l’association se 
» forme, et par l'effet seul de la convention, chaque associé 
» aliène son droit de propriété au profit de la masse et du der- 


1 Principes de l'enregistrement, p. 472 et 635. 


EXAMEN DOCTRINAL, 299 


» nier survivant, en se réservant l’éventualité d’un droit de 
» survie ; — que, dès ce moment, par l’effet des conventions 
» sociales, la propriété, avec les chances d'augmentation qui 
» résultent du contrat, réside tout entière dans l'être moral qui 
» compose l'association tontinière,» etc., d’où il suit que le décès 
de chacun des actionnaires n’opère aucune mutation et ne 
donne ouverture à aucun droit proportionnel. Cet arrêt marque- 
t-il un revirement dans la jurisprudence de la Cour de cassa- 
" tion? On ne peut l’admeitre, quand on voit, quelques jours 
plus tard, le 14 juin, la même chambre de la Cour, dans l'es- 
pèce d’une acquisition en commun, confirmer de la façon la 
plus explicite sa jurisprudence antérieure. Faut-il chercher la 
raison de la différence dans la nature particulière des associa- 
tions toutinières ? Il est vrai que des auteurs graves refusent 
à la tontine le caractère d’une société, proprement dite. Il n'y 
a pas là, disent ces auteurs, la chance de bénéfices à venir, 
qui est de l’essence du contrat de société ; dans la tontinr, le 
fonds commun n’augmente pas ; il est aujourd’hui ce qu’il était 
hier ; il sera demain ce qu’il est aujourd’hui... Je suis peu 
touché de cet argument. Le fonds commun n’augmente pas, 
mais le nombre des parties prenantes diminue, par suite le bé- 
néfice de chacune augmente d’autant ; c’est là le profit aléatoire 
qui a engagé chacun des associés à entrer dans l’opération. Au 
surplus, le langage, expression spontanée du bon sens, pro- 
teste contre ce système, car il est impossible pour caractériser 
la tontine de trouver un autre mot que celui de société ou d’as- 
soctation ; ainsi l’objection revient à dire que la société tonti- 
pière n’est point une société! Cependant l'arrêt du 1° juin fait 
allusion à cette doctrine, en disant « qu'une tontine est une 
» association d’une nature particulière, » etc. Mais la vraie rai- 
son de décider contre l’exigibilité du droit proportionnel, c’est 
que la propriété, dans l’espèce, réside dans l’être moral qui 
compose l'association. Ce motif est applicahle à toutes les so- 
ciétés et corporations, légalement autorisées, lesquelles ont in- 
contestablement, d’une manière absolue et complète, le carac- 
tère d’un étre moral, distinct de la personne des associés, 
Remarquons, à ce propos, que les sociétés et corporations de 
cette nature, notamment les sociétés anonymes, sont assujet- 
ties par la loi du 20 février 1849 à une taxe annuelle représen- 
tative des droits de mulation entre-vifs et par décès, Toutes les 


300 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


fois que cette taxe est acquittée, on ne doit pas hésiter à re- 
fuser la perception du droit proportionnel, lors du décès de 
chaque associé. Est-ce à dire que réciproquement, le‘droit pro- 
portionnel soit dû toutes les fois qu’une société n’acquitte pas 
la taxe? Je ne le pense pas. La doctrine de l’arrêt du 1°r juin 
me paraît applicable toutes les fois que la société, autorisée ou 
non, constitue vraiment un être moral, distinct de la personne 
des associés. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir cette théorie 
délicate de l’éfre moral sur laquelle 1! règne encore tant de mal- 
entendus *. Mais enfin tout le monde m'accordera, je pense, 
que l'éfre moral n'existe pas, quand plusieurs personnes font 
une acquisition en commun, sans avoir en vue d’autre objet 
que celui de devenir copropriétaires du fonds, et cela suffit 
pour venger la Cour de cassation du reproche de contradiction 
entre ses deux arrêts du mois de; juin 1858, intervenus à qua- 
torze jours de date. 

6. Reo., 6 mar 1857 ; CassaT., 6 DÉCEMBRE 1858 (Rép.-Garn., 
n° 841 et 1126). — Donation de somme payable au décès du 
donateur; Quasi-usufruit.— La donation d’une somme, payable 
au décès du donateur, peut constituer cependant une donation 
entre-vifs, en ce sens qu’elle investit immédiatement le dona- 
taire d’un droit actuel et irrévocable. Ce droit, à ce qu’il 
semble, n’est rien autre chose qu’une créance ; voilà où l’on 
arrive par l’analyse purement rationnelle de l’opération. Si l’on 
s’en tient là, la donation échappe à l’impôt proportionnel ; car 
d’une part, en fait d’obligation, la loi ne tarife que les obliga- 
tions contractées sans libéralité, ct d'autre part, en fait de do- 
nation, la loi impose seulement les transmissions de propriété 
ou d’usufruit, La jurisprudence ne s’est pas arrêlée à cette 
ebjection, et avec raison. En effet, en remontant aux origines 
de notre législation civile, on aperçoit que la donation d’une 
somme, payable à terme, était considérée anciennement comme 
une donation actuelle, en propriété, des écus qui composent la 
soinme ; la propriété se trouvait transférée au donataire par 
une tradition feinte, grâce aux clauses de constitut et de pré- 
caire. Le tarif de la loi fiscale a élé combiné en vue de cet 
ancien état du droit civil, dont le Code Napoléon porte encore 


© 1 Voir dans cette Revue, années 1854 et 1855, deux dissertations de M.Thiry 
qui sont de nature à dissiper plus d’un de ces malentendus. 


EXAMEN DOCTRINAL. 301 


la trace en plusieurs passages (V. art. 894, 938, 949). La Cuur 
de cassation était donc bien inspirée lorsque, dans ses arrêts 
du.8 juillet 1822 et du 15 mars 1825 ( Dalloz, Nouv. Répert., 
v Enregistrement, n° 3796 ), elle déclarait le droit proportionnel 
exigible sur la donation dont il s’agit, en se fondant expres- 
sément sur ce qu'une telle donation « forme une transmission 
actuelle de la propriété, » ou encore sur ce qu’elle « consti- 
» tue une transmission acluelle, effective, irrévocable de la 
» somme donnée. » S’il en est ainsi, ladite somme ne se trouve 
plus dans les biens du donateur à son décés ; il faut donc la 
déduire de son patrimoine, sans violer en cela le principe du 
droit fiscal : la valeur des biens imposés s’apprécie sans dis- 
traction des charges. Le donataire n’invoque pas contre l’hé- 
ritier du donateur l'exécution d’une charge ; il prend la somme 
donnée, comme étant déjà sienne. La conséquence a été ad- 
mise par la Cour de cassation (V. arrêts du 18 février et du 
1er avril 1829 ; Dalloz, tbid., 3805). Mais l’administration, par 
une lutte persévérante, est arrivée à regagner pied à pied le 
terrain qu’elle avait perdu sur ce point. Voici quelles ont ëté 
les phases diverses de ce revirement : Les arrêts qui avaient 
admis la distraction de la somme donnée avaient statué sur des 
donations faites à des héritiers présomptifs, qui ensuite étaient 
effectivement venus à la succession des donateurs. Dans l’une 
des espèces (18 février 1829), la donation était faite à un fils; 
dans l’autre (1° avril 1829), à des neveux. Bien que cette cir- 
constance ne fût nullement relevée dans les motifs des arrêts, 
l'administration la considéra comme déterminante, et elle fit 
prévaloir la non-distraction, dans un cas où les donataires 
n’étaient ni héritiers ni légataires du donateur décédé (arrêt du 
2 avril 1839, Dalloz, 3806 ). Puis le principe de la nou-distrac- 
tion gagnant chaque jour du terrain, il se trouva que les héritiers 
en ligne directe furent seuls admis, soit à déduire les sommes 
données du patrimoine héréditaire, soit à imputer sur Je mon- 
tant des droits de mutation par décès les drotts payés sur la do- 
nation entre-vifs. La faveur de la ligne directe l’'emporta ainsi, 
pendant plusieurs années, sur les conséquences extrêmes des 
principes qui commençaient à prévaloir. Ce tempérament, outre 
sa grande équité, pouvait se défendre par la considération sui- 
vante : Les héritiers présomptifs, en ligne directe, sont les seuls 
qui, à proprement parler, reçoivent des donations à titre d’avan- 


302 / REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


cement d'hoirie, puisqu'ils sont les seuls auxquels la qualité d’hé- 
ritier soit assurée par la loi contre la dernière volonté de leur 
auteur, Lors donc qu'un droit proportionnel a été acquitté sur 
une donation en avancement d'hoirte, il est particulièrement ri- 
goureux de considérer qu’au décès du donateur la somme 
donnée 8e trouve encore dans son patrimoine , et de faire payer 
un second droit de mutation sur cette même valeur. 

Cette considération n’est pas étrangère aux documents ad- 
ministratifs qui ont statué sur la question, mais on n’en trouve 
aucune trace dans la rédaction des arrêts. Aussi, lorsque enfin 
le débat a été soulevé judiciairement, la généralité des motifs 
des arrêts précédents (20 novembre 1849, 31 janvier 1854, 
19 juin 1856, etc.) a entraîné la Cour de cassation à faire à la 
ligne directe l'application du ÉROSIRE de la non-distraction 
des charges. 

Cette dernière évolution a été accomplie par l'arrêt du 
6 mai 1857. C’est maintenant aux parents qu'il appartient 
d’aviser. Une rédaction attentive des contrats de mariage per- 
met, avec toute loyauté, d’éviter ou d’atténuer la lourde charge 
que cette nouvelle jurisprudence fait peser sur les familles *. 
On peut même trouver un appui à cet égard dans Île récent 
arrêt du 6 décembre 1858. D’après cet arrêt, quand uñe somme 
est donnée sous réserve d’usufruit, et que le donataire est 
investi expresssément de la nue propriété de ladite somme, la 
délivrance faite au donataire, lors de l'extinction de l’usufruit, 
est [a remise d’une chose qui lui est propre, « et ne saurait 
» constituer l’acquit d’une charge de succession dans le sens 
» de la loi fiscale. x Ainsi la somme donnée doit être déduite 
du patrimoine du donateur, pour la liquidation des droits de 
mutation, ouverts par le décès de celui-ci. Il faut remarquer 
cependant que relativement aux choses fongibles ;, comme est 
une somme d’argent, l’usufruit et la nue propriété n'existent 
que par fiction ; qu’en définitive le droit du quasi-propriétaire 
de la somme se réduit à une pure créance. Cependant l'arrêt 
du 6 décembre entre bien dans l’esprit de la loi, en faisant à 
la matière du quasi-usufruit l’application des princi dé relatifs 
: à la réunion de l’usufruit à la propriété. 

Ces mêmes principes dominent la théorie des donations 


4 Voir la combinaison proposée, Principes de l'enregistrement, n° 610. 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 303 


entre-vifs, payables au décès du donateur. Les arrêts de 1899 
en avaient fait la juste application; nous regrettons que les 
arrêts postérieurs aient slatué en sens opposé. 


G. DEMANTE. 


ÉTUDE SUR LES VENTES DE MEUBLES OU MINEUR. 


Par M. Coin-DeLisLe, avocat à la Cour impériale de Paris. 


QUESTION. 


Dans quels cas le tuteur doit-il ou peut-il vendre les meubles corporejs 
ou incorporels du mineur ou de l’interdit? — Quand doit-il vendre dans 


la forme judiciaire? — Avec quelle précaution et en présence de gpi 
doit-il faire ces ventes? 


SOMMAIRE, 


1. Six opinions diverses sur la question de savoir quand le tuteur peut 
vendre seul et sans autorisation les biens meubles corporels ou incor- 
porels de l’interdit ou du mineur. 

1° Après la première vente après décès, et à l’exception des rentes 
sur l’État ou sur particuliers, le tuteur pet vendre librement meubles 
corporels ou incorporels. 

2° Il ne peut alors vendre librement que les meubles incorporels : 
les meubles corporels sont toujours soumis à l’article 452 du Code 
Napoléon. 

8° Parmi ceux qui appliquent l’article 452 aux meubles corporels 
ou incorporels, lés uns veulent qu'après la première vente le tuteur 
ne soit plus tenu de vendre aux enchères, les autres qu’il ne doit rien 
vendre autrement. 

4 D'autres veulent l’autorisation du conseil de famille pour toutes 
les ventes de meubles incorporels. 

5° D'autres en dispensent pour les meubles de peu de valeur. 

6° Enfin la sixième opinion soumet généralement toutes les ventes 
de meubles corporels ou incorporels faites au cours de la tutelle, à 
l’article 452 du Code Napoléon et aux formalités du titre V du livre il 
de la II° partie du Code de procédure. 

2. Les trois premières opinions laissent trop à l’arbitraire du tuteur ; la qua- 
trième rend son administration presque imposstble, et l’histoire des 
différents projets du Code civil prouve qu’elle doit être rejetée. 

3. La cinquième opinion, sur la distinction des meubles précieux ou de vil 
prix, a son fondement dans la nature des choses; mais elle est trop 

vague pour avoir passé dans le texte de la loi. Nous la croyons cepen- 
dant dans son esprit ,-et laissée à l'interprétation judiciaire. 

4, Texte et division de l’article 452 du Code Napoléon, 


304 DROIT CIVIL. 


5. Dans l'article 452, le mot meubles comprend les meubles par détermina- 
tion de la loi comme les meubles par leur nature. —— Réfutation des 
arguments tirés de ce que le mot meubles est employé seul dans l'ar- 
ticle 452, et de son éloignement de l’article 457. 

6. Réponse à l'argument tiré de ce que le titre de la Distinction des Biens 
n’était ni voté ni discuté lors de l’adoption du titre de la Minorité. 

_. Examen. 

7. Réponse à l'argument tiré de ce que l’article 452 parle dés meubles à 
conserver en nature. 

8. Réponse aux arguments tirés de l'esprit et du but de la loi. 

: 9, Notre doctrine n’a pas les dangers qu’on lui suppose. 

10. De.la vente après décès. Quels délais ont été successivement proposés 
par l’ordonnance d'Orléans, par les arrêtés de Lamoignon, par les di- 
vers projets et par le Code. 

11. Cette vente ne se borne pas aux effets qui dépérissent ou d’une conser- 
vation dispendieuse. 

12. Si le mois est insuffisant à prendre parti sur l'acceptation, la vente doit 
être retardée. 

13. Quand il y a acceptation, le tuteur doit hâter la vente, à moins que l’in- 
térêt du mineur ne commande d’en retarder une partie. 

14. La question est une question d’équité et d’appréciation des faits. 

15. Transition aux formes de la vente. 

16. Elle doit être faite en présence du subrogé tuteur. 

17. Elle se fait aux enchères, par un officier public, et dans les formes ré- 
glées au Code de procédure. — Dissentiment avec les auteurs, notam- 
ment avec M. Toullier. 

18. Raisons générales pour repousser cette opinion. 

19. L’ordonnance du président y est requise. 

20. Conclusion. Ensemble des formalités, 

21. Les ventes que le tuteur peut avoir à faire au cours de la tutelle se fe- 
ront dans la même forme, et sans autorisation du conseil de famille. 

22. La pratique veut, dans ce cas, un conseil de famille. 

23. C’est au subrogé tuteur à convoquer la famille, s’il croit utile de s’op- 
poser au projet de vente formé sans nécessité. 

24. Point de formes judiciaires ni d'enchères pour les ventes de fruits, pour 
les ventes de pure administration, pour celles résultant d’un cas for- 
tuit, même quand il s’agirait de meubles incorporels exposés à être 
perdus. 

25. Grains et autres denrées dont les mercuriales attestent le prix courant. 

26. Coupes de bois arriérées pendant la vie du défunt. 

27. De la futaie qui dépérit et qu’on est forcé d’abattre. 

28. De la vente des matériaux d’un bâtiment à abattre. 

29. Du cas où les formes indiquées aux deux numéros précédents n’aure” 
pas été remplics. 

80. Des carrières. 

81. Des carrières ouvertes par le défunt pour l'usage de son domaine. 

82. Des carrières non ouvertes. 

38. De la carrière exploitée commercialement par le défunt. 

34. Des carrières exploitées dans le terrain d’autrui. 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 305 


35, Des carrières qui doivent être vendues dans les formes immobilières. 
Restriction possible pour les carrières exploitées à ciel ouvert. 

36, Des carrières considérées comme servitudes sous le terrain d'autrui. 

37. De l'exercice de la jouissance paternelle sur les carrières, quand le dé- 
funt ne les a ouvertes que pour les besoins de son fonds. | 


88. De la jouissance légale de la carrière dont le défunt avait l’exploitation 
commerciale. | 


89. Transition aux meubles incorporels. | 

40. Loi du 24 mars 1806, sur les rentes appartenant aux mineurs et interdits. 

41. Elle est fondée sur la distinction entre les meubles précieux et les meu- 
bles vilis pretri. ; 

42. Limitation. 


43. Application de la loi dans lee cas où il se trouve dans la succession des 
rentes sur l’État de diverses espèces. 


44. Si la loi du 24 mars 1806 est applicable aux autres valeurs négociables 
à la Bourse. 


45. En droit, il faut répondre négativement. 


46. La pratique a dérogé au droit. Jusqu’à quel point elle doit être suivie. 
47. Des ventes de rentes sur particuliers. 


48. Tous autres droits incorporels ne doivent être vendus par le citènes que 
dans les formes de l’article 452 combinées avec le titre de la Vente du 
mobilier, au Code de procédure civile. 

49. Insuffisance du conseil de famille pour valider une vente de gré à gré. 

50. Cependant la nullité n’est que relative au mineur, et dans la mesure de 
son intérêt. 

51. Suite. 


52. De la transmission des offices. 


Nous avons écrit dans cette Revue (V. ci-dessus, p. 97 et 
p. 193) un Examen doctrinal de la jurisprudence des arrêts 
et des auteurs sur les ventes des meubles corporels ou incor- 
porels, en cas de bénéfice d’inventaire. Notre objet principal 
était d’y démontrer que la jurisprudence des Cours supérieures 
était et devait être plus indulgente pour les ventes sans forma- 
lités de biens meubles que pour les ventes immobilières, et 
qu’il y avait une foule de cas où les ventes d’objets mobiliers, 
malgré leur irrégularité, ne devaient pas faire prononcer la 
déchéance du bénéfice. Ce sujet nous a amenés à étudier plu- 
sieurs questions également graves sur l’étendue du mot meubles 
et du mot mobilier au Code civil et au Code de procédure 
civile, sur la nécessité d’une autorisation de justice pour toutes 
les ventes judiciaires, et nous avons suivi, pour les héritiers 
bénéficiaires, l'application des principes à diverses espèces pra 
tiques, afin de bien faire saisir jusqu’où peut aller l'indulgence 


judiciaire ; puis, saisissant cette occasion, nous croyons avoir 
XIV. 20 


306 __ DROIT CIVIL. 


fait un travail utile, en déterminant bien, selon chaque espèce, 
quelles ventes de meubles sont judiciaires, quelles sont volon- 
taires pour l'héritier. | 

Il nous a semblé que ce travail serait incomplet, si nous 
n’appliquions les mêmes principes , en les suivant dans leurs 
conséquences, aux ventes à faire par les tuteurs pour leurs pu- 
pilles. Notre doctrine sur l’exéquation des formes de ventes 
judiciaires pour les meubles corporels et pour les meubles in- 
corporels, et la nécessité, pour tous ceux qui sont tenus de 
vendre judiciairement, de recourir à l’ordonnance présiden- 
tielle, semblant devoir y acquérir un nouveau degré d’évidence ; 
et les similitudes et les différences entre la position du tuteur 
et celle du majeur héritier bénéficiaire selon les diverses 
espèces à développer, deviendront dans ce second travail Ja 
preuve de ce qua nous avons établi dans le premier. 


1. Jamais il d'y 8 eu de question générale plus embarrassée 
d'opinions diverses que celle de savoir quand le tuteur peut 
vendre seul, sans conseil de famille ni présence du subrogé 
tuteur, les biens meubles, corporels ou incorporels, du mineur 
ou de l’interdit. 

1° Selon les uns, qui partent rigoureusement de ce principe 
que le tuteur, représentant la personne du mineur, agit toujours 
loco domini, il n’est soumis à des formalités pour les ventes de 
meubles que dans les cas déterminés par la loi; et, comme 
dans leur opinion, l’article 452 du Code Napoléon ne s'étend 
ni aux meubles incorporels en aucun temps, ni aux meubles 
corporels que le tuteur jugerait à propos de vendre au cours de 
la tutelle postérieurement à la vente faite après décès, et qu’en 
fait de meubles incorporels, il n’y a que les rentes soit sur par- 
ticuliers, soit sur l’État, pour lesquelles la loi ait tracé des formes 
spéciales de vente, ils pensent que, dans tous les autres cas et 
la vente après décès ayant été effectuée, le tuteur peut aliéner 
loco domini tout aussi librement que le propriétaire, même par 
acte de gré à gré, et sans la présence du subrogé tuteur, sauf 
sa responsabilité comme tuteur, et sauf encore à rechercher la 
fraude contre les tiers et à la prouver. 

2° Une seconde opinion modifie la première quant aux meur- 
bles corporels seulement. Si le tuteur trouve bon de vendre 
des meubles corporels au cours de la tutelle, il sera forcé de 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 307 


suivre les formes de vente tracées par l’article 452 du Code 
Napoléon. Ainsi il y aura, dans ce cas, nécessité de vendre aux 
enchères publiques et en présence du subrogé tuteur; mais s’il 
s'agit de vente de droits incorporels, créances, même hypothé- 
caires, etc., etc., le tuteur pourra traiter seul, à l'amiable , et 
hors la présence du subrogé tuteur. 

8 Une troisième opinion regarde Particle 452 comme s’ap- 
pliquant aux meubles incorporels, ainsi qu'aux meubles corpo- 
rels, Elle amènera deux conséquences opposées, suivant que 
ses sectateurs regarderont Je tuteur comme agissant /oco domini 
après la première vente !, ou comme mandataire chargé, dans 
tous les cas, de vendre aux enchères; les uns voudront donc 
que les droits incorporels et les meubles, par leur nature, soient 
vendus aux enchères, en présence du subrogé tuteur, même 
après la première vente; les autres voudront, au contraire, que 
meubles corporels et incorporels puissent être aliénés par le 
tuteur, librement , sans surveillance et sans conseil de famille. 

4° Une quatrième opinion consiste à exiger l’autorisation du 
conseil de famille pour toutes les ventes de meubles incor- 
porels. 

5° Une cinquième revient à la distinction qu'on faisait autre- 
fois entre les meubles de peu de valeur et les meubles précieux, 
qui, dans le droit romain, ne pouvaient être vendus que par le 
décret du juge, de sorte que lorsque les meubles incorporels 
seraient de peu de valeur, le tuteur en pourrait disposer sans 
contrôle ; mais quand ils paraîtraient d’une valeur importante, 
le tutear n'en pourrait disposer, même par vente aux enchères, 
qu'après l'autorisation du conseil de famille et l’homologation 
du tribunal. On a même été plus loin, et l’on a fait des traités de 
vente amiable en vertu d’autorisation du conseil de famille, 
dont l’homologation a été prononcée, ce qui a Jhaiciaement 
dispensé de mettre aux enchères. 

Dans la plupart de ces diverses opinions, on pense que l'ar- 
ticle 459 du Code Napoléon se suffit à lui-même, qu’il n'est 
écrit que pour un cas spécial, pour la première vente. On pense 
qu’il est inutile de le combiner avec les dispositions de la F'ente 
du mobilier et du Bénéfice d'inventaire au Code de procédure. 


On dira souvent première vente ou vente après décès, pour celle qui se 
ait après la clôture de l'inventaire. : 


308 DROIT CIVIL. 


6° Enfin, une sixième opinion, qui est aussi la nôtre, est que 
la vente des meubles corporels et incorporels d’une succession 
échue à un mineur, est non-seulement gouvernée par l’article 
452 du Code Napoléon , mais qu’elle l’est encore par le titre V 
et par le titre VIII du livre I] de la seconde partie du Code de 
procédure civile ; qu’ainsi en thèse générale, et sauf les excep- 
tions établies par un texte, toufe vente de biens meubles corpo- 
rels ou incorporels, formant le fonds des biens de mineurs, ne 
devrait être faite que par officier public, aux enchères, en vertu 
de l’ordonnance du président et en présence du subrogé tuteur, 
-et qu’il faut une loi spéciale ou des circonstances particulières 
pour qu’on ajoute à ces formes , celle de l’autorisation du con- 
seil de famille, que le tuteur peut, d’ailleurs, toujours demander 
, dans les autres circonstances qui lui semblent difficiles, quoi- 
que non prévues par la loi, mais sans préjudice alors de sa res- 
ponsabilité personnelle. | 
2. La première, la seconde et la troisième opinion, en tant 
qu’elles permettent de vendre des droits incorporels sans sur- 
veillance aucune, nous effrayent. Le tuteur qui n’a point d’im- 
meubles suffisants pourra ruiner le mineur, soit qu’il agisse 
frauduleusement, soit que, dans les meilleures intentions du 
monde, il dénature les biens mobiliers pour les remplacer par 
d’autres valeurs offrant moins de solidité. D’ailleurs, nous ne 
croyons nullement qu’une pareille doctrine ait jamais existé 
avant le Code civil. Le dernier état du droit romain avait sin- 
gulièrement restreint, pour le tuteur, le pouvoir de vendre loco 
domini. La loi 2 au Code de Administr. tut., ajoutant aux pro- 
hibitions précédentes de vendre les biens ruraux, défendit aux 
tuteurs de vendre, sans nécessité ni décret du juge, non-seule- 
ment les maisons de ville, mais même l’argenterie et tous 
meubles précieux, et réduisit l'exercice du droit de vendre, 
aux eflets vieillis et usés, aux bestiaux superflus et aux choses 
qui se détérioreraient en les conservant. L’ordonnance d’Or- 
léans de 1560, article 102, ordonnait bien aux tuteurs et cura- 
teurs de faire une vente par autorité de justice, sitôt après l’in- 
ventaire, des meubles périssables , et d'employer en rentes et 
héritages, par avis de parents, les deniers en provenant... 
Mais de là on ne pouvait pas conclure à la liberté de vendre à 
l’amiable les autres meubles ni les droits incorporels mobiliers. 
Comment donc concluerait-on aujourd’hui de l’article 452 du 


+ 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 309 


Code civil, que les droits incorporels mobiliers, non compris 
dans la vente après décès, resteraient à la libre disposition du 
tuteur, pour les vendre quand bon lui semblerait? 

La quatrième opinion est éminemment conservatrice des 
biens du mineur; elle consiste à exiger l’autorisation du conseil 
de famille pourtoutes les ventes de droits incorporels mobi- 
liers, appartenant au mineur. Mais cette opinion est bien gênante 
et entraîne dans des frais, souvent pour choses de néant. D’ail- 
leurs elle a le défaut de ne s’appuyer d’aucun texte. On voit 
bien dans l’article 452 que le tuteur doit s'entendre avec le 
conseil de famille sur les meubles qu’il veut conserver; mais 
on ne lit nulle part qu’il doit réunir ce conseil pour ceux qu’il 
trouvera de bonne administration de vendre par la suite; et cela 
suffit pour ruiner cette opinion si conservatrice, qui a pourtant 
été longtemps la nôtre. 

Ce qui achève de ruiner l’opinion à laquelle nous avons re- 
noncé, c’est Ja comparaison des divers projets du Code civil. 
” Celui qui a été fait en l’an [V, par la commission de classifi- 
cation des lois (3e projet de Cambacéres) , était conçu dans un 
système qui faisait du tuteur un administrateur gouverné par un 
conseil de famille, lequel recevait son compte {ous les ans et 
réglait (sauf les dépenses imprévues et utiles) les dépenses de 
tutelle pour l’année suivante. Après avoir déterminé (art. 221) 
la forme de la vente des immeubles, ce projet voulait que les 
meubles fussent vendus ou conservés selon l’avis du conseil de 
famille (art. 292, Fenet., t. 1, p. 218). Là le mot meubles était 
certainement opposé à immeubles, et lorsque le conseil de 
famille avait résolu la vente, le tuteur devait y faire procéder, 
deux mois après le dernier acte de l'inventaire. 

Le projet suivant (celui présenté au Conseil des Cinq-Cents, 
au commencement de l’an VIII, par la commission de classifi- 
cation des lois, connu sous le nom de projet Jacqueminot) 
voulait que « dans la décade de l'inventaire, le tuteur, même 
» père ou mère, fit vendre les meubles compris en l'inventaire, 
» réglât la dépense du mineur et celle de l’administration des 
» biens, défendait d’excéder les revenus du mineur pour les 
» dépenses de nourriture, entretien, éducation, » et donnait « au 
» conseil de famille, suivant les circonstances, le pouvoir d’au- 
» toriser le tuteur, même le père ou la mère, à disposer du 
» mobilier du mineur, tant pour son éducation que pour son 


310 _ DROIT CIVIL. 


» établissement. » Ces projets défendaient donc émplicitement 
au tuteur, après la vente qui suit l’inventaire, d’en faire aucune 
autre sans l’autorisation du conseil de famille, puisque le con- 
seil n’avait lui-même le pouvoir de l’autoriser que pour des 
cas spéciaux, | | 
Les travaux précédents furent remis à la commission spéciale, 
nommée par le gouvernement en l’an VIII pour la rédaction 
du Code civil; ils se retrouvent au projet de cette commission 
au titre De la Minorité, de la Tutelle et de lÉmancipation, ar- 
ticles 69 à 73, sans autre modification que celle résultant de la 
jouissance ligale accordée aux père et mère. L'article 71, qui 
contient cette modification, est, sauf $on paragraphe final, 
semblable à Particle 453 du Code civil. Si ce projet n’avait 
pas été modifié lui-même, il faudrait encore convenir qu'aucun 
mouble n’aurait pu être vendu, après la prentière vente, que de 
l'autorisation du conseil de famille, pour la raison que nous 
venons de déduire à l’occasion du projet Jacqueminot. 
Mais est venu ensuite le projet de la section de législation du 
Conseil d’État, La section a proposé, et ont été adoptés sans 
discussion, les articles 453, 453, 454 et 455; or, ce qu’il faut 
remarquer ici, c’est que dans le projet primitif de la section, 
présenté à la séance du 26 frimaire an X, ne se trouvaient pas, 
même en germe, les articles 454 et 455. Ceux-ci n’ont été ine 
sérés que dans la rédaction à communiquer au Tribtnat. Mais en 
empruntant les articles 452 et 453 au projet Jacqueminot ou au 
projet de l’an VIII , la section leur a fait éprouver des chénge- 
ments importants. Le premier a été de ne soumettre ni la tutelle 
. du père ni celle de ka mère, à la condition de règlement, par le 
conseil de famille, de la dépense du mineur et des dépenses 
d'administration; le second, à l’égard du tuteur étranger, a été 
de ne permettre ce règlement que par aperçu, ce qui fait ren- 
trer modérément le tuteur dans le droit d'apprécier lui-même 
les dépenses à faire; le troisième changement a été de rayer 
ce paragraphe injuste, que le tuteur ne pouvait excéder la puis- 
sance des revenus pour les frats de nourriture, entretien et 
éducation du mineur, ce qui inspire la pensée qu’en aliénant 
quelque meuble pour les besoins impérieux de subsistance et 
d'éducation, le tuteur, pauvre quelquefois comme le mineur 
lui-même, n’a pas, en ce cas, besoin de consulter le conseil de 
famille; le quatrième changement enfin a été la suppression 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 311 


de l’article qui confère au conseil de famille le pouvoir d’auto- 
riser le tuteur à disposer du mobilier du mineur pour son 
éducation ou pour son établissement; de sorte qu’aujourd’hüi il 
résulte de ces modifications qu’il est permis quelquefois au 
tuteur, surtout au tuteur légal, et s’il en est besoin, de vendre 
tout ou partie du mobilier, pour l'éducation et l’établissement 
du mineur, sans avis de parents. Donc, bien que l’article 459 
ordonne au tuteur de se concerter avec le conseil de famille, 
sur les meubles qu’il aura à conserver en nature, c’est pousser 
le raisonnement trop loin que d’en conclure qu’après la première 
vente le tuteur est toujours tenu de consulter le conseil de : 
famille sur les meubles qu’il croit devoir vendre dans la suite. 

3. La cinquième opinion sur la distinction entre les meubles 
de peu de valeur et les meubles précieux, a quelque chose d’at- 
trayant et de plausible. Pour un objet d’une faible valeur et 
dans un moment de besoin, il faut éviter les frais et les len- 
teurs; la loi du 24 mars 1806 et le décret de 1813 en fournis- 
sent des exemples : quand le mineur n’a qu’une rente d’un 
revenu de 50 francs ou qu’une action de la Banque, le tuteur a le 
droit d’en faire le transfert ; mais cette limite doit-elle être con- 
sultée quand il s’agit d’autres biens corporels ou incorporels ? 
On examinera plus tard cette question et celles qui en dépen- 
dent, et l’on reconnaîtra l’impossibilité d'établir une règle gé- 
nérale, là où la loi a sans doute voulu que les juges se déci- 
dassent par la différence des espèces, par l'équité et la bonne 
foi des parties. 

4, J'ai dit ci-dessus que dans la plupart de ces opinions di- 
verses, on regardait l’article 452 du Code Napoléon, comme 
devant se suffire à lui-même et qu’on refusait de le combiner 
avec le Code de procédure civile. Je crois devoir examiner ici, 
l'article 452 en lui-même, car il a été quelque temps seul en 
vigueur avant la publication du Code de procédure de 1807. Ce 
n’est qu’ensuite que je viendrai au Codé de procédure civile, 

Voici donc les termes et la division en trois parties de cet 
article 452. — Délai dans lequel le tuteur fera procéder à la 
vente après décès : « Dans le mois qui suivra la clôture de l'in- 
ventaire.»— Descriplion des formes de la vente : « Le tuteur 
» fera vendre, en présence du subrogé-tuteur, aux enchères 
» reçues par un officier public, et après des affiches ou publi- 
» cations dont le procès-verbal fera mention. » — Objets qui 


312 DROIT CIVIL. 


doivent être vendus : « Tous les meubles autres que ceux que 
» le conseil de famille l'aurait autorisé à conserver en nature.» 

5. La plus grande difficulté dans l'interprétation de cet ar- 
ticle est de savoir s’il parle de tous les meubles par leur nature 
et par la détermination de la loi, ou seulement des meubles par 
leur nature. À nos yeux la loi se sert ici du mot meubles dans 
l’acception dés articles 516 et 535 du Code Napoléon, pour 
tout ce qui n’est pas immeuble, en d’autres termes pour tout ce 
qui est censé meuble d’après les règles établies au titre De la 
. Distinction des biens. ‘ 

Le mot meubles ne peut pas ici se borner aux meubles meu- 
blants définis dans l’article 534. L’interprétation serait trop 
restreinte. | 

Le mot meubles ne peut pas s’interpréter non plus dans le 
. sens de l’article 533, sous prétexte que le mot est employé seul 
dans la disposition de l’article 452 : nous l'avons démontré en 
parlant des ventes par l'héritier bénéficiaire (.p. 123, n° 45). 

Si l’on ne peut dans l’article 452, appliquer aux mots « {ous 
les meubles » ni la définition de l'article 533 ni celle de l’ar- 
ticle 534, la loi n'offre donc plus à y appliquer que la seule dé- 
finition de l’article 535 et dès lors il semble conforme aux textes 
d'entendre l’article 452 « de tout ce qui est censé meuble cor- 
» porel ou incorporel , d’après les règles établies par le titre de 
» la Distinction des biens. » Sauf au tuteur à faire approuver par 
le conseil, la conservation qu’il entend faire de certains effets 
corporels ou incorporels dont la vente serait plus onéreuse que 
profitable au mineur, et à qui elle serait quelquefois nuisible. 

Nous avons déjà démontré au même lieu (n° 46 et suiv.) que 
dans l’article 796 du Code Napoléon, les mots objets ou effets 
et dans l’article 986 du Code de procédure, les mots effets mo- 
biliers s’entendaient également des méubles POLPOrElE et des 
meubles incorporels. 

Que, dans l’article 805 du Code Napoléon, le mot menves 
comprenait même les meubles incorporels. 

Que, dans l’article 989 du Code de procédure, le mot ob 
lier comprenait aussi les meubles incorporels, n°’ 43 et sui- 
vants, p. 121. | 

Nous avons expliqué comment le mot meubles avait dans les 
articles 805 et 826 du Code Napbléon toute l'étendue légale 
fixée par l’article 535, quoique dans l'usage et quand il ne se 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 313 


trouve pas de dettes actuellement exigibles, ou ne vende sou- 
vent que des meubles corporels. 

Il y'a les mêmes raisons pour donner au mot meubles dans. 
l’article 452 le sens étendu de l’article 535 comme :il l’a dans 
les articles 805 et 826, et de l'entendre de éout ce qui n’est pas 
immeuble, 

On soutient que non : 1° parce que le mot meubles est em- 
ployé seul dans l’article 452, et que, bien qu’il y ait à vendre 
dans une succession plus de meubles corporels que le mot 
meuble n'en comprend dans l’article 533, cependant rien n’em- 
pêche qu’on ne l’étende aux meubles corporels sans distinc- 
tion, ni qu’on ne repousse de sa compréhension tout le mobilier 
incorporel. 

Nous répondons qu entendu ainsi, l’article serait insuffisant, 
puisqu’il y a des meubles incorporels qui doivent nécessaire- 
ment être vendus dans un temps voisin de l’ouverture de la 
succession, tels qu’un fonds de commerce, un brevet d’inven- 
tion, le droit de nouvelle édition d’un ouvrage dont la pre- 
mière ne se trouve plus dans le commerce, etc., etc., etc. 

Nous ajoutons (comme nous l’avons démontré à l’égard du 
bénéfice d’inventaire ,) que le mot meubles pour être em- 
ployé seul dans un article, n’est pas pour cela employé seul 
dans la loi, quand il s’y trouve placé en opposition avec le mot 
immeuble. Dans un autre article complétant la matière dont 
traite le législateur (art. 450), la gestion du tuteur comprend les 
meubles et les immeubles du mineur. Le législateur règle dans 
les articles 452 et 453 le mode de vente ou de garde quant aux 
meubles, et par l’article 457, il règle la défense d’aliéner les 
immeubles et les exceptions à cette défense. Donc, l’article 452 
parle des meubles en général, corporels ou incorporels, par 
opposition aux immeubles. 

Pour démontrer l'isolement du mot meubles de l’article 4592, 
argumentera-t-on de la distance entre cet article et l’ar- 
ticle 457 ?. 

Qu'importe ? cet article est dans le règlement des pouvoirs 
du tuteur sur les meubles et sur les immeubles et dans la 
même section que les articles 457 à 459 ; donc, les deux règles 
sont placées par opposition l’une à l’autre ; donc, meubles y 
signifie tout ce qui n’est pas immeuble. 

Cette distance entre les articles opposés est souvent plus 


914 DROIT C{VIL. 


longue ; comme quand un titre porte : #ente du mobllier, et 
le titre suivant, /’ente des biens immeubles. ‘ 

Dans le projet de la section de législation à la séance du 
26 frimaire an X (V. Fenet, t. X, p. 559 et 560 }, l’article 452 
(alors 54) sur la vente des meubles ; l’article 453 (alors 55) sur 
le droit de garde des père et mère, ayant la jouissance légale, 
précédaient immédiatement l’article 56 (aujourd’hui 457) sur les 
seuls cas d’aliénabilité des immeubles. L'opposition entre les 
deux dispositions était dès lors évidente pour tous les yeux. 
L’intercalation des articles 454, 455 et 456 qui statuent aussi 
sur les meubles n’a pu rien changer au sens primitif. 

L'opposition était bien plus évidente encore dans le troi- 
sième projet de l'an IV (Fenet, & 1, p. 218); nous l'avons si- 
ghalé ci-dessus. | 

Disons donc que par son texte, l’article 452 comprend toute 
espèce de meubles ; donc, ce n’est pas de la place qu’occupe ce 
ot que peuvent venir les ltmitations à l’étendue des ventes 
mobilières après le décès. 

6. On insistera, et l’on dira, 2 que du cs de l’article 452, 
on ne peut pas tirer cette étendue de signification, parce qu’à 
l’époque où a été voté le titre de la Minorité, de la Tutelle ét 
de l'Émancipation, celui de la Distinction des Biens n’était pas 
encore voté. 

Raison ninemient. mauvaise, et quoiqu ‘elle & Soit en usage 
dans les discussions du Palais, injurieuse aux auteurs du Code 
civil. Les auteurs du Code ont toujours eu des vues d’ensemble, 
et par conséquent connaissaient et Le vocabulaire d'usage, et le 
vocabulaite qu’ils s'étaient faits sur le mot meubles dans le pro- 
jet de la commission de l’an VIII. Le projet de lan IV, ar- 
ticle 317, « réputait meubles l’usufruit des choses mobilières ; 
»-les obligations et les actions qui ont pour objet des sommes 
» exigibles ou des effets mobiliers et les rentes perpétuelles et 
5 viâgères sur la république et sur les particulièrs , » et dans 
l’usage ancien, sauf l’immobilisation fictive des rentes, quand 
la loi parlait des meubles, on entendait par là généralement 
tout ce qui n’était pas immeuble. | 

Sur ce point, nous ne voulons d’autre autorité que ces paroles 
de Meslé, auteur d’un Traité des minorités, imprimé en 1752 : 
« Les biens sont meubles ou immeubles. Les meubles sont 
» meubles meublants, bestiaux, fruits et revenus, effets ou dettes 


VENTES DE MAUBLES DU MINEUR. 315 


». aclives el passives, titres, papiers, renseighements et argent. 
» Les immeubles sont les maisons, héritages et rentes actives 
» @t passives. » (On sait que ces dernières sont mèubles au- 
jourd’hui.) 

: En effet, nous devons croire que l’article 102 de l'ordonnance 
d’Orléans de 1560, conçue en termes si généraux, parlait des 
meubles périssables, de quelque classe qu’ils fussent. En voici 
le texte : « Article 102. Les tuteurs et curateurs seront tenus, 
» sitôt qu’ils auront fait inventaire des biens appartenant à leurs 
» pupilles , faire vendre par autorité de justice les meubles pé- 
» rissables, et employer en rentes et héritagés, par advis de 
» parents et amis, les deniers qui'en proviendront, avec ceulx 
» qu’ils auront trouvez comptant, à peine de payer, en leurs 
_» propres noms, le profit desdits deniers. » 

Or, les meubles incorporels, tels que dettes actives sans 
hypothèque ni fidéjusseur, achalandage de fonds de boutique, 
droit à un bail que le mineur ne peut continuer utilement, sont 
meubles périssables tout aussi bien que les meubles corporels, 
susceptibles d’être altérés par l’usage; et, d’un autre côté, la 
charge de faire vendre les meubles par autorité de justice, ne 
pouvait pas restreindre le sens du mot metble aux meubles 
corporels, puisque l’article 102 de l'ordonnance n’indiquait pas 
l'officier vendeur, plus que l’article 453 du Code Napoléon. 

Il est vrai qu’un sièele environ après l’ordonnance, le sens 
de cet article 102 semblait fixé aux meubles côrporels par la 
jurisprudence du Châtelet, qui avait pris pour guide les arrêtés 

du président de Lamoignon. On sait ce qu’étaient ces arrêtés : 
le résultat de conférences, pour arriver àfixer des points de droit 
controversés. 11 y avait ou il devait y avoir bien des controverses 
sur cet art. 109 de l'ordonnance d'Orléans. Que veut dire : « sitôt 
» qu’ils auront fait inventaire? » Quel délai accorder raisonnable- 
ment au tuteur? Quels meubles sont meubles périssables ? Peut-on 
comprendre dans la vente des meubles utiles, quoique périssa- 
bles? Les dettes actives y peuvent-elles être comprises ? La 
famille devait-elle être consultée? Comment régler le profit des 
deniers dus par le tuteur en ces de négligence ? Comment le 
régler quand il n’aura pas vendu du tout ? etc., etc. 

Les arrêlés offraient des résolutions sages sur tous ces 
points. « La vente après décès aura lieu dans deux mois, après 
l'affirmation de l'inventaire, et elle ne portera que sur les meu- 


316 DROIT CIVIL. 


bles corporels, car elle sera faite par un sergenit (art. 69). » — 
« S’il y a juste cause d’en réserver aucuñs pour les mineurs, ils 
ne seront compris dans la vente, selon l'avis des parents. Ils 
pourront encore être conservés s’il y a dernière volonté sur ce 
point des père ou mère défunts (même article). » — « On ne 
vendra pas, du moins actuellement, les bestiaux d'exploitation 
ni ceux de cheptel, soit pendant Ja durée des baux, soit jusqu’à 
ce que les biens soient affermés (art. 70 et 71), et à l’égard des 
meubles précieux et ordinaires étant dans les maisons de cam- 
pagne, les tuteurs se gouverneront pour leur vente et conserva- 
tion, selon l'avis des parents. » Par les articles suivants sont 
réglées les peines du retard. Enfin l’article 79 porte : « Les 
» dettes actives des mineurs ne seront mises aux enchères, 
» vendues, ni adjugées en gros, mais les tuteurs feront les 
» diligences nécessaires pour-en poursuivre le recouvrement 
» contre les débiteurs d’icelles. » Ce qui prouve bien que dans 
l’intervalle d’un siècle à l’autre l’article 102 de l’ordonnance 
d'Orléans avait été entendu aussi des biens incorporels , et que 
des tuteurs avaient vendu en gros, et par la vote des enchères, 
l’ensemble des dettes à recouvrer. 

Le troisième projet de Cambacérès était aussi général que 
l'ordonnance d’Orléans; il s’était à la fois inspiré de l’ordon- 
nance de 1560 et des arrêts de Lamoignon;'il avait emprunté 
à l’ordonnance d'Orléans la généralité des termes, en disant : 
« Article 222. Les meubles seront vendus ou conservés, selon 
l’avis du conseil de famille. » Il avait emprunté aux arrêtés le 
délai pour la vente. Article 223 : « Lorsque le conseil a résolu 
la vente, le tuteur doit y faire procéder, publiquement et par 
enchères, deux mois après le dernier acte de l’inventaire. » 
Ainsi, dans l’article 293, il se sert de termes assez généraux, 
comme l'ordonnance et comme le Code civil, pour ne déter- 
miner en rien une classe d'officiers publics , et par conséquent 
pour ne pas exclure les meubles incorporels. 

Qu’a fait ensuite le Code civil ? Au lieu de se servir des mots 
« les meubles, » il a dit : « fous les meubles, » sauf ceux que 
la famille aurait autorisé à conserver... et de plus il a eu le 
même soin que l’ordonnance d'Orléans et que le projet de 
l’an IV, de ne pas déterminer par quel officier public la vente 
serait opérée. Et l’on voudrait que, contrairement à son vocabu- 
Jaire fixé par l’article 535 et au vocabulaire ancien, les mots : 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 317 


« Tous les meubles » ne dussent pas s'entendre des meubles 
1RCOEPOrR , même quand ils sont périssables ! C’est une erreur 
qu'on ne saurait *TOP réfuter, ni trop souvent, js qu'elle est 
invétérée! 

7. L'on insiste et l’on se refuse à unnedre dans ces mots: 
« tous les meubles, » les meubles incorporels, parce que ces 
mots « conservés en nature » ne conviennent qu'aux meubles 
corporels. 

Nous croyons que c’est encore une erreur. 

En premier lieu, est-il bien vrai qu’un meuble incorporel 
ne puisse être jamais conservé en nature? Nous pensons, par 
exemple, que ne pas vendre un brevet d'invention, et Je garder 
pour que le mineur prêt d’atteindre sa majorité ou soh émanci- 
pation en puisse faire usage, c’est conserver en nature te brevet 
d'invention, lequel est pourtant un meuble incorporel. Est-ce 
que ce n’est pas garder en nature des actions de compagnies de 
finance et d'industrie, que de ne lés pas vendre à l'ouverture 
d’une succession, afin que les père ou mère en aient la jouis- 
sance légale jusqu’à l’âge compétent pour le mineur? C’est dé- 
naturer le sens des mots français que d’y chercher un autre sens. 

En second lieu, les biens pour lesquels les tuteurs ont le 
droit de demander la conservation én nature, sont ceux que les 
pere et mère, ayant la jouissance légale, sont autorisés à récla- 
mer, et dont il est dressé état estimatif. Or, les père ou mère 
tuteurs 'ont la jouissance légale des biens corporels et incorpo- 
rels; et certes, s’ils veulent conserver la jouissance légale de 
certains biens meubles incorporels , tels qu’un fonds de com- 
merce, un brevet d'invention, une propriété littéraire, rien 
n'empêche qu’on n’en fixe, par expertise, la valeur au temps 
de l’ouverture de {a tutelle, pour cette valeur être remise en 
tout ou partie , si la chose est éteinte pour partie ou en totalité 
au temps de la cessation de la jouissance, car les droits incor- 
porels peuvent souvent entrer dans les choses dont il faut dresser 
l'état estimatif, comme nous l’avons prouvé dans le commen- 
taire des donations et testaments (p. 252, n° 4, 5, 6et 7), d’a- 
près les meilleurs auteurs et les arrêts. Ajoutons encore que les 
mots conserver en nature, remettre en nature, reprendre en 
nature, répugnent si peu aux droits incorporels eux-mêmes, 
que la femme reprend ou prélève, sur la masse de le commu- 
nauté, « ses biens personnels qui ne sont point entrés en com- 


318 DROIT CIVIL. : 


munauté , s'ils existent en nature, » dit l’article 1470; et ces 
biens personnels peuvent être des rentes, des créances > Un 
fonds de commerce et autres droits incorporels. 

8. Ce ne sont pas seulement les termes de l’article 459 qu'il 
faut consulter, répond-on dans le système contraire, c’est 4° 
son esprit et son but. Or, son esprit ne peut être de dépouiller 
le mineur des placements certains qu’a faits le défunt, et son 
but évident est de contraindre le tuteur d'échanger, dans un 
court délai, les meubles corporels périssables contre un prix 
certain et susceptible d'emploi. 

Certes, nous sommes aussi d'avis que l'esprit de la loi n'a pu 
être que, par une vente sans limites, le tuteur déplaçât des fonds 
utilement placés. par le défunt; nous disons seulement que 
l'esprit de la loi est que le tuteur, aussitôt qu’il est éclairé sur 
l'avoir de la succession par l'inventaire, et après qu'il a étudié 
toutes les valeurs mobilières de la succession, doit réunir la famille 
etluiexposer,en présence du subrogé tuteur etsousla présidence 
du juge de paix, quels sont les meubles corporels ou incorporels 
qu’ilest bon de conserver. Quand les valeurs incorporelles con- 
sisteront généralement en placements sûrs, i} se fera autoriser à 
les conserver toutes; quand ellés consisteront dans des valeurs 
variables, ou dans des valeurs qui paraissent devoir périr, 
telles que les actions dans certaines compagnies, ou qui péri- 
ront dans un temps déterminé, comme les brevets d’invention, 
le tuteur se gardera, dans les cas ordinaires, d’en demander la 
conservation ; quand il y aura des dettes actives dans la suoces- 
sion, le tuteur aura soin de ne demander la conservation que de 
ce qui n’est pas nécessaire au payement des dettes passives 
actuellement exigibles ; enfin, il se gouvernera suivant les cir- 
constances et les besoins, et il ne conservera en nature que ce 
que le conseil de famille aura voulu qu’il conservât. 

C'est là ce que dit la loi : « Le tuteur fera vendre tous les 
meubles... » puis elle ajoute une limitation : « AUTRES QUE ceux 
que le conseil de famille l'aura autorisé à conserver. » La loi a 
donc ordonné au tuteur d'examiner quels meubles corporels ou 
incorporels il était convenable et atile de conserver. Le subrogé 
tuteur est le surveillant légitime du tuteur; il doit donc, de son 
côté, examiner la même question. Le conseil de famille doit 
décider s’il egt sage que ces meubles, quelle que soit leur nature, 
soient conservés du moïas actuellement; s'il est d'avis sur les 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 319 


observations du subrogé tuteur, d’autoriser la conservation de 
certaines valeurs incorporelles et de certains meubles corporels, 
tout le reste sera vendu; et le tuteur datif deviendra responsable 
suivant les circonstances, même des pertes résultant des chan- 
gements de cours des valeurs LS qu'il n’aura pas été 
autorisé à conserver. 

Il ne s’agit que d'une délibération sérieuse qui liquide tout 
d’un coup ce qui restera à l'administration du tuteur, La lai 
ordonne cette délibération, soit dans le conseil de famille qui 
statue sur l’acceptation, soit dans un conseil de famille tenu 
après l’acceptation, Ce n’est pas pour rien que la loi a dit: 
« {ous les meubles, » là où les arrêts de Lamoignon exoluaient 
de la vente, les dettes actives et les meubles précieux, La loi 
actuelle n’a pas voulu les en exclure de plein droit; elle a 
donc voulu que le tuteur examinât ce qu’il jugeait périssable 
et le fit vendre, et qu'il soumiît au conseil de famille quels 
meubles il jugeait d’une conservation assez certaine et d’un rap- 
port annuel assez certain pour n’être pas actuellement vendus. 

Quant à l’argument tiré de ce que le but de la loi est de con-. 
vertir en argent des meubles purement stériles , il faut y ré- 
pondre que ce n’est pas le but unique de la vente , prescrit par 
l'article 452°. Elle a encore pour but de liquider la succession 
et de payer les dettes et les charges. Pourquoi donc, si ces 
dettes et charges excédaient la valeur des meubles corporels, 
les meubles incorporels ne seraient-ils pas vendus pour payer 
les dettes? Pourquoi, d’ailleurs, ne seraient-ils pas vendus si le 
tuteur et la famille ne les jugent pas assez solides ou assez 
avantageux pour le mineur ? 

Ainsi, il faut tenir pour certain que l'article 452 est commun 
aux meubles corporels et aux meubles incorporels; de soric 
qu’il ne reste plus qu’une seule objection contre notre doctrine, 
à savoir 5° que cette doctrine est sujette à une foule d’inconvé- 
nients, parce que la loi n’astreint pas le tuteur à demander 
l'autorisation du conseil de famille pour vendre, et qu’en con- 
séquence il sera en son pouvoir d’aliéner, sans distinction, tout 
le mobilier du mineur, même les rentes sur particuliers et les 
créances hypothécaires, sous prétexte d’obéir à l’article 452 et 
de remplir un devoir, | 

1 Nous n’entendons pas dire par là qu’il ne soit pas sage et convenable 
quelquefois de ne pas vendre certains meubles stériles en revenus. : 


3920 DROIT CIVIL. 


9. Nous n’entendons pas dire que s’il prénait au tuteur la 
folle envie de vendre sans nécessilé, cause ni raison, tout ce qui 
compose le mobilier incorporel du mineur, créances hypothé- 
caires, rentes sur particuliers, avant que d’avoir fait déterminer 
par le conseil de famille quels biens meubles il voulait gardrr. 
ce tuteur pourrait persister dans une aussi mauvaise voie 5 
prétexte qu’il ne fait que remplir un devoir. Il ne peut”  :.: 
‘qu’en présence du subrogé tuteur, et le subrogé tutet . it 
comme le tuteur connaître l'inventaire, les biens dans 
nature et le montant des dettes : le tuteur doit donc mettn 
subrogé tuteur en demeure d’être présent à la vente, et celui- 
ci arrêterait la vente par un référé devant le président du tri- 
bunal et par une convocation du conseil de famille, en dési- 
gnant les objets qu’il conviendrait de garder. C’est évident. 
D'ailleurs un pareil exercice du pouvoir du tuteur dès le com- 
mencement de sa gestion, serait un fait attestant notoirement 
son incapacité et autoriserait de la part du subrogé tuteur une 
demande en destitution conformément à l’article 444, $ 2° du 
Code Napoléon. Donc, la doctrine que le mot meubles a dans 
l'article 452 toute son étendue générique n’a pas et‘ne peut 
avoir les dangers qu’on lui suppose. 

10. Examinons maintenant dans quel délai le tuteur fera 
vendre après décès. C’est la première partie de l’article 452. 

L'article 102 de l’ordonnance d'Orléans portait : « sitô{ après 
l'inventaire » ; les arrêtés de Lamoïgnon « deux mois après 
l'affirmation de l’inventaire » ; le troisième projet du Code civil 
de l’an IV, « deux mois après le dernier acte de l'inventaire, et 
après que le conseil aura résolu la vente ; » le projet Jacque- 
minot « dans la décade de la clôture de l'inventaire ; » le projet 
de la commission du gouvernement « dans les dix jours»; le 
projet de la section de législation et le Code lui-même « dans 
le mois qui suivra la clôture de l'inventaire.» 

Il est évident que le « silôt après » de l’ordonnance laissait 
à déterminer un délai moral ; que « les deux mois » des arrêtés 
de Lamoignon étaient calculés sur les quarante jours pour dé- 
_ libérer, accordés par l’ordonnance de 1667, pour accepter ou 
répudier ; qu’il en est de même du projet Cambacérès, et que 
« la décade » ou « les dix jours » des projets Jacqueminot et de 
la commission de l’an VIII étaient insuffisants. 

Le projet de la section de législation et le Code Napoléon, àr- 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 321 


ticle 452 ont accordé un délai d’un mois après la clôture de 
l'inventaire. ; 

11. De là cette première question : ne s’agirait-il donc dans : 

cet article 452, que de la vente de ce qui doit périr prochai- 
nement ou de ce qui serait d’une conservation dispendieuse, 
puisque la vente doit se faire avant l’expiration des délais pour 
délibérer? 
.” La réponse doit être négative. Il s’agit dans l’article 452 de 
tout ce dont l’intérêt bien entendu du mineur exige la vente 
actuelle ; il s’agit d’une vente après acceptation, car la lecture 
de l’article 452 suppose un tri préalable d'objets à conserver 
pour le mineur et pour son usage personnel, ce qui fait PARPEse 
l’acceptation antérieure. 

Or, il y a des objets qui peuvent être si près de périr et si 
dispendieux à conserver qu’il soit nuisible d’attendre la rédac- 
tion de l’inventaire. L'article 452 ne faisant courir le mois que 
de la clôture de l'inventaire, ne concerne donc pas les ventes 
faites pour éviter la perte imminente et l’excès de dépenses 
conservatrices. Ces ventes urgentes peuvent se faire au cours 
de l'inventaire, ou même auparavant. 

Ces ventes pressantes sont réglées pour les mineurs comme 
pour les majeurs par Particle 796 du Code civil et par l’ar- 
ticle 986 du Code de procédure civile, Elles se font sans attri- 
bution de qualité et par autorisation du président. Le tuteur 
n’a pas à prendre pour cela d'autorisation de Ja famille. 

12. Quand les rédacteurs du Code civil ont fixé le délai d’un 
mois, même quand les rédacteurs du projet Jacqueminot et du 
projet de l’an VIII ont fixé le délai de dix jours, ils ont supposé 
id quod plerumque fit, que l’acceptation avait été faite au cours 
de l'inventaire ou immédiatement après. Il est donc certain 
que si le tuteur a eu besoin de quarante jours fixés par l’ar- 
ticle 795 pour délibérer sur l'acceptation et en soumettre les 
chances fâcheuses et les avantages au conseil de famille, le 
tuteur n’aura pas dû faire la vente générale après décès, avant 
Ja délibération qui l’aura autorisé à accepter. 

43. Mais cela ne veut pas dire qu’à partir de son acceptation 

il aura nécessairement le délai d’un mois pour vendre les objets 

que le conseil de famille ne l’aura pas autorisé à conserver. 

Dans les cas ordinaires, quelques jours de plus ou de moins 

peuvent ne pas porter préjudice ; maïs l’esprit de l’article 452, 
XIV. 21 


322 DROIT CIVIL. 


et celui de l’ordonnance de 1560, des arrêtés de Lamoignon 
et des divers projeis du Code civil est si exprès sur la hâtiveté 
dans ces ventes, qu’une fois l’acceptation faite tardivement, le 
tuteur ne peut être trop pressé. 


Cependant comme l'article 452 est écrit dans l'intérêt du 
mineur, le tuteur ne doit pas hâter la vente contre les intérêts 
du mineur. Quand même le tuteur aurait, dans le délai prescrit 
par la loi, vendu une partie des meubles, le mineur ne pour- 
rait trouver une cause de dommages-intérêts dans le fait du 
tuteur d’avoir retardé la vente de certains meubles jusqu’à une 
saison où la vente devait être plus avantageuse. 


14. Dans les questions de ce genre, tout doit être réglé prin- 
cipalement par l’équité et la bonne foi ; seulement quand le 
tuteur est en retard la présomption est contre lui : mais s’il 
‘prouve soit une cause physique, soit une cause morale de retard ; 
s’il démontre que la rigueur des circonstances a dû, dans une 
pensée d'intérêt pour le mineur, le contraindre à différer la 
vente, les magistrats le renvoient absous et font bien. 


15. Nous avons jusqu’à présent examiné la iroisième partie 
de l’article 452 sur les meubles à vendre et la première partie 
du même article sur l’époque de la vente après décès. Mainte- 
nant abordons la deuxième partie de l’article 452 sur les formes 
‘à suivre par le tuteur dans la vente des meubles appartenant 
au mineur. 


16. La vente doit être faite «en présence du subrogé tuteur.» 
Ceci est essentiel. 


Tenons bien que dans notre droit, le subrogé tuteur est le 
surveillant légal du tuteur pendant toute la durée de son admi- 
nistration : il ne disparaît pas aussitôt après l'inventaire, 
comme sous notre ancien droit coutumier : ses fonctions durent 
pendant toute la tutelle. 

S'il doit être appelé aux ventes, ce n’est certes pas dans la 
crainte que le tuteur n’en dissimule le prix : les ventes sont 
faites aux enchères reçues par un officier public et cela est 
suffisant pour écarter tout soupçon. 1] est appelé aux ventes, 
parce qu’il doit savoir tout ce qui sort de l’actif du mineur, et 
parce que s’il est de l’intérêt du tuteur de tout vendre pour sim- 
plifier son administration, il peut être de l’intérêt du mineur de 
conserver certains biens meubles en nature : donc, il est du de- 


4 


ln 1 _ 


mn 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 023 


voir du subrogé tuteur de convoquer la famille pour en délibérer. 

Ainsi la présence du subrogé tuteur est essentielle à toute 
vente mobilière des biens du mineur. 

17. La vente sera faite aux enchères reçues par un officier 
public. Le Code dans l’article 452 pas plus que dans les ar- 
ticles 796, 805 et 826 ne désigne l’officier qui procédera à la 
vente pour les raisons que nous avons données en parlant des. 
ventes par bénéfice d'inventaire (V. ci-dessus, p. 119 et 
120, n° 42). Le Code civil n’est pas un Code de compétence. 

Le Code ajoute : « et après des affiches et publications dont 
le procès-verbal de vente fera mention. » ]] s’est reporté aux 
usages existant dans les diverses localités sur la publicité des 
ventes aux enchères, En attendant un Code de procédure, le 
Code civil a voulu qu’au moins le procès-verbal fit mention 
que des affiches avaient été apposées, ou que les publications 
d'usage dans chaque lieu avaient été faites. 

Depuis est venu le Code de procédure. Il semble que l’ar- 
ticle 452 du Code civil doit être complété par le Code de pro- 
cédure, qui abolit tous les anciens usages sur la procédure; et 
pourtant les auteurs, Toullier en tête, s'élèvent contre cette 
vérité, et l’on soutient, d’après eux, que l’article 452 du Code 
Napoléon se suffit à lui-même, et que les titres V et VIII du 
livre IT de la Il° partie du Code de procédure civile sont étran- 
gers à la vente des biens meubles des mineurs, qu’ils soient 
corporels, qu’ils soient incorporels, 

Posons au contraire comme règle certaine que, même Gite 
les ventes de biens meubles appartenant à des mineurs, les rè- 
gles du Code de procédure sont les RUSAISIRES exigés de lar- 
ticle 452 du Code Napoléon. 

18. Nous réfuterons la doctrine de Toullier par des raisons 
analogues à celles que nous avons déjà données relativement à 
l'héritier bénéficiaire. | 

En imposant à quelques personnes l’obligation de vendre pu- 
bliquement, les articles 452, 805 et autres n’ont indiqué que 
les formes protectrices de élévation du prix de la vente, et le 
législateur, en les indiquant, n’a pas renoncé à faire des lois de 
procédure qui fixeraient les formes préliminaires et accessoires 
de la vente. 

Au contraire, le législateur promettait un Code de procédure 
au temps où il faisait son Code civil, 


324 DROIT CIVIL. 


La promesse est ancienne; on la trouve même dans le projet 
de l’an IV. 

Nous avons démontré que d’après le plan du Code de procé- 
dure, le titre de la vente du mobilier s’appliquait à toutes ventes 
de meubles par l’héritier bénéficiaire, (V. ci-dessus, p. 121 et 
suiv.) | 
Comment ne serait-il pas commun aux mineurs, qui sont 
toujours héritiers bénéficiaires? . 

Pourquoi ne leur serait-il pas applicable, quand l’article 952, 
au même titre, dit expressément que le titre tout entier a été écrit 
pour les re et autres incapables? En effet, avoir dit qu’on 
ne pouvait se soustraire aux formalités contenues à ce titre que 
lorsque toutes les parties- seront majeures et libres de leurs 
droits, c’est avoir obligé les mineurs ou autres a et 
leurs tuteurs à s’ y Soumettre. | 

Il faut donc repousser le système de M. Toullier et de ceux 
que son autorité a séduits, et appliquer pour la vente des biens 
meubles des mineurs les règles du Code de procédure. . 

19. On ne veut pas de l’ordonnance d’autorisation du prési- 
dent, parce que pour le tuteur vendre est un devoir, et que l’au- 
torisation est dans l’article 452. Quand ce serait un devoir ab- 
solu, le tuteur n’en est pas moins soumis à requérir l’autorisation 
du magistrat chargé d'examiner si ce devoir est rempli oppor- 
tunément et avec intelligence. On s’est déjà expliqué sur la 
nature de l’ordonnance. (V. ci-dessus, p. 195 et suiv.) 

D'ailleurs, il faut bien reconnaître que les ventes faites par 
le tuteur pour liquider une succession ne sont pas des ventes 
purement volontaires ; elles sont ventes par autorité de jusiice, 
et n’admettraient pas l’action rédhibitoire au profit des ache- 
teurs (G. Nap., art, 1049). Il faut convenir encore que le tuteur 
n’a point à requérir l'autorisation du tribunal, car ce seraient 
là des frais en pure perte. Il y aurait donc des ventes par 
autorité de justice qui pourraient s’effectuer sans l’ordre d’un 
magistrat, ordre qui remplace le titre exécutoire des ventes for- 
cées. Une pareille anomalie ne pourrait résulter que d’un texte 
exprès. 

M. Toullier invoque aussi le renvoi que l’article 945 du Code 
de procédure civile fait à l’article 826 du Code Napoléon, pour 
en conclure que cet article 945 et les suivants ne sont pas ap- 
plicables aux ventes du mobilier du mineur, parce que lar- 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 3925 


ticle 945 ne rappelle pas l’article 452 du Code Napoléon. Nous 
avons déjà répondu à cette argumentation à l’occasion du béné- 
 fice d'inventaire. Nous y renvoyons. (V. ci-dessus, p. 197 et suiv.) 

20. De l'examen que nous venons de faire, il faut donc tirer 
cette règle générale que, sauf les exceptions prévues par les 
lois, tous les meubles corporels ou incorporels appartenant à 
des mineurs doivent être vendus aux enchères, de l’autorisa- 
tion du président et en vertu de son ordonnance sur requête, 
par l'officier public compétent choisi par le tuteur, après pla- 
cards, publications ou annonces dans les journaux, ainsi qu’il 
est réglé par les articles 617, 618, 619 et 621 du Code de pro- 
cédure civile, selon la nature des objets à vendre, et ce dans le 
lieu où sont les effets, ou dans tous autres prescrits par l’or- 
donnance, en présence du subrogé tuteur, et, s’il y a lieu, en 
présence des parties ayant droit d'assister à l’inventaire, de- 
meurant ou ayant élu domicile dans la distance de 5 myria- 
mètres, ou elles appelées à domicile ou à domicile élu, et que la 
vente aura lieü sans qu’il y ait besoin d'appeler personne pour 
les non-comparants, pas même en cas d'absence du tuteur re- 
quérant, dont l'officier public constatera seulement au procès- 
verbal l’absence ou la présence (V. les art. 945 à 950 C. proc.), 
et sans qu’il y ait en besoin d'autorisation du conseil de famille. 
21. D’après ce que nous venons de dire, il n’y a pas de dif- 
ficultés lors de la vente après décès; mais si plus tard il sur- 
vient des besoins nouveaux, les ventes devront-elles se faire 
dans les formes prescrites par l’article 452 combiné avectles 
dispositions du Code de procédure ? 
:- Aucun article du Code civil ou du Code de procédure n’or- 
donne, en pareil cas, d’assembler la famille; mais aucun ar- 
ticle de ces Codes ne confère au tuteur le droit de vendre dans 
une auûtre forme que celle prescrite par l’article 452 du Code 
Napoléon. Le tuteur n’est loco domini qu'autant que la loi l’a 
bien voulu. Dès qu’elle ne lui a conféré d’une manière générale 
que le droit de vendre publiquement et aux enchères, et en pré- 
sence du subrogé tuteur, il doit faire les ventes ultérieures dans 
les mêmes formes que la première. | 

Et d’un autre côté, il n’a pas besoin de l’assentiment de la 
famille, puisqu'il lui a seulement autrefois demandé l’autorisa- 
tion de garder en nalure ce que les circonstances le forcent à 
vendre aujourd’hui. Or le gouvernement du mineur et de ses 


326 DROIT CIVIL. 


biens n’est pas dans la main du conseil de famille, et un avis 
apprabatif de la conservation des meubles en nature n’est pas. 
une défense pour l’avenir de vendre des meubles, s’il survient 
des besoins réels. | 

22. Cependant, dans la pratique des affaires, on croit faire 
sagement pour le tuteur de convoquer un çonseil de famille, 
quand survient la nécessité de vendre des biens meubles non 
compris dans la vente après décès. Si aucune loi ne le lui or- 
donne, on répond qu'aucune loi ne le lui défend; qu'il ne serait 
pas en son pouvoir d'empêcher qu’au jour éloigné de la reddi- 
tion du compte, 1l ne s’élevât contre lui une présomption dé- 
favorable pour n’avoir pas convenablement mesuré ses moyens 
administratifs dès le début de sa gestion ; qu’il trouvera par là 
même le moyen de convertir la présomption fâcheuse en une 
présomption favorable, en constatant pour l’avenir, par une dé- 
libération de famille, la situation à une époque contemporaine 
de celle où le fonds mobilier aura été entamé. 

23. Nous répondons que siaucune loi ne défend au tuteur d’as- 
sembler un conseil de famille, nous n’en voyons cependant pas 
la nécessilé quand le tuteur est le père ou la mère; et que nous 
ne la comprendrions pour le tuteur datif que quand le subrogé 
tuteur trouverait que la vente est acte de mauvaise gestion, ou 
en nierait la nécessité : dans ce cas, le subrogé tuteur con- 
NOUuerS le conseil de famille. Un conseil de famille que la loi 
n’a pas exigé, et dont les membres ne sont pas responsables, 
paraît souvent n'avoir élé convoqué que pour donner au tuteur 
un bill d’indemnité; ce n’est donc vraiment que lorsque le su- 
brogé tuteur s'oppose à la vente projetée qu’il peut y avoir lieu 
à convocation, Le subrogé tuteur est le surveillant du tuteur ; 
on conçoit son opposition et la convocation qu’il demande. Mais 
de la part du tuteur qui admnnistre la personne et les biens du 
pupille, dont le subrogé tuteur, éclairé par des états annuels, 
ne désapprouve pas le projet de vendre de nouveaux biens 
meubles, rien n’est à faire puisqu’il trouve dans la présence de 
ce subrogé tuteur à la vente, et dans l’exactitude de ses propres 
comptes, la défense naturelle des ventes de meubles qu’il fait 
en temps de nécessité. 

24. Après avoir ainsi posé les principes et établi la théorie 


générale. entrons dans les détails et voyons s’il y a des limi- 
tations à la doctrine. 


4 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 3927 


D'abord, puisque le tuteur est administrateur, il est évident 
qu’il n’a besoin de l’autorisation de personne ni de la pré- 
sence du subrogé tuteur, ni de publicité (quoiqu'il fasse bien 
de recourir à la publicité dans les cas importants), pour faire 
les ventes de pure administration, celles des fruits recueillis 
depuis l’onverture de la succession, même des coupes ordinaires 
de taillis ou de futaies, selon lnénisement. 

Le tuteur n’a besoin de l’autorisation de personne ni de la 
présence du subrogé tuteur, ni de publicité, même avant d’avoir 
fait prendre qualité à son mineur, pour les ventes journalières 
ou les ventes résultant d’un cas fortuit et qu’il faut faire sur-le- 
champ, telles que les ventes d’arbres fruitiers, morts sur pied 
ou abattus par un ouragan, celles des cuirs des bestiaux morts 
par accident, et d’autres choses de ce genre. Il en‘faut dire au- 
tant des ventes qui seraient d’assez peu d'importance pour que 
les frais d’une vente publique absorbassent une grande partie 
de leur produit. 

En général, nécessité n’a pas de loi. Donc, quand certains 
- meubles corporels ou incorporels sont frappés par un événement 
qui doit en causer la perte, le tuteur fait bien d’en faire la vente, 
même à l’amiable, car il tient lieu de père au pupille, et le bon 
père de famille en ferait autant. En effet, c’est administrer, et 
administrer sagement, que de prendre sur soi de disposer ab- 
solument d’une chose dont la perte est imminente. Aussi ne 
doit-on pas désapprouver toujours la cession d’une créance sur 
un débiteur en fuite, faite à un autre créancier du même débi- 
teur, ni la cession d’un titre sur un failli qui n’a pu payer ses 
dividendes ou qui les payerait difficilement, ni la remise d’une 
dette à un insolvable, moyennant un avantage actuel. Quoique 
toutes ces choses semblent dépasser le pouvoir du tuteur, il 
peut les faire hardiment s’il a le soin, au temps de l’événement, 
de réunir les preuves des circonstances qui lui commandent 
d'agir ainsi, et de les conserver pour le jour du compte. 

25. Malgré la nécessité de la publicité des ventes, nous ne 
croyons pas qu’on puisse se plaindre de la vente que le tuteur 
aurait faile, seul et sans enchères, de grains et autres denrées, 
dont le prix est fixé par les mercuriales, et qui se seraient 
trouvés dans la succession (car ceux recueillis depuis sont fruits 
et revenus, et soumis à son pouvoir d'administration, ainsi 
qu’on vient de le dire). Nous avons exposé des doutes et des 


328 : DROIT CIVIL. 


distinctions à ce sujet , pour l’héritier bénéficiaire , parce qu’à 
l'égard de celui-ci, il faut craindre une déchéance du bénéfice. 
(V. p. 204, n° 72) Mais cette crainte n’existe pas relativement 
au mineur, et comme le tuteur n’est exposé qu’à se voir forcé 
en recette, s’il a fait un marché désavantageux , il est évident 
que toutes les fois qu’il aura vendu de gré à gré, au prix des 
mercuriales ou au-dessus, personne n’aura rien à Jui reprocher, 
car il paraïîtrait impossible d’établir le moindre préjudice. 

926. Nous avons parlé, à l’occasion de l’héritier bénéficiaire, 
des coupes de bois arriérées par la négligence du défunt. Ici, 
la même question se présente pour le tuteur. Il n’y a pas d’or- 
donnance à prendre pour rentrer dans l’aménagement; mais 
comme entre lui et le mineur il y a toujours la question de savoir 
s’il a vendu le plus avantageusement possible, il sera au moins 
prudent de vendre publiquement aux enchères et en présence 
du subrogé tuteur, car, bien que l’action de rentrer dans l’amé- 
nagement soit un acte d'administration, la vente est pour partie 
vente d’un meuble de la succession, au moins jusqu’à concur- 
rence de la valeur qu'avait la coupe arriérée : au temps du décès 
de l’auteur. 

27, Quant à la vente d’une futaie qui dépérit, dont il a été 
traité déjà pour l’héritier bénéficiaire, nous pensons que le 
tuteur doit régulièrement convoquer un conseil de famille pour 
se faire autoriser à la vendre, et que la délibération doit être 
homologuée par le tribunal, en chambre du conseil, après que, 
par une voie d'instruction, le tribunal aura vérifié le fait. La 
destruction d’une futaie est une chose tellement importante dans 
la fortune d’un mineur, qu'il ne faut pas que la connivence 
d’un subrogé tuieur et l’insouciance d’un conseil de famille 
puissent priver un mineur d’une pareille ressource au temps 
de son étabiissement. 

Il faut nécessairement remplir 1ci les formes ds articles 457 
et 458, car, bien que le sol ne sera pas vendu, la futaie n’en 
est pas moins immeuble. 

Mais une fois la futaie condamnée à être abattue, le tribunal 
a décidé par là même qu’elle cesserait d’être immeuble par 
accession, et par conséquent les formalités de la vente des biens 
immeubles, tant à l’article 459 du Code Napoléon qu’au titre VI 
du livre IT de la deuxième partie du Code de procédure civile, 
deviennent superflues et frustratoires, La vente se fera dans la, 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 329 


forme de l’article 452 du Code civil et du titre V de la vente du 
mobilier, en présence du subrogé tuteur. 

On a expliqué ailleurs (V. p. 207, n° 78) ce qu’il y avait à 
faire s’il existait en pareil cas des créanciers hypothécaires 
” dans une succession bénéficiaire. 

28. Ce qui vient d’être dit devrait être suivi encore dans le 
cas où le tuteur voudrait détruire un bâtiment; dans le cas oùil 
voudrait vendre dans les formes mobilières les immeubles par 
destination (meubles par leur nature), faisant partie par acces- 
sion ou incorporation d’une maison, d’une usine ou d’une ex- 
ploitation rurale, glaces, boiseries antiques, statues et pein- 
tures faisant partie du bâtiment, ustensiles d'exploitation, 
animaux attachés à la culture. La mort du précédent proprié- 
taire a fixé la qualité d'immeubles par destination sur toutes les 
choses, même encore mobiles par elles-mêmes, qu'il avait 
placées dans le fonds pour son service et son exploitation. On 
ne peut régulièrement diminuer de ces parties intégrantes le 
fonds immobilier, sans l’avis de la famille et sans lautorité de 
la justice, qui aura à examiner l'intérêt que peut avoir le mineur 
à augmenter ses capitaux aux dépens des accessoires immobi- 
liers par la fiction de la loi, ou à conserver ces accessoires 
attachés réellement ou fictivement à l’immeuble. Si la justice 
prend ce dernier parti, la vente projetée n'aura pas lieu; si, au 
contraire , elle homologue l’avis de famille, les immeubles par 
destination auront, du jour du jugement, repris leur nature pri- 
mitive de meubles, et ne pourront être vendus que dans la forme 
mobilière, avec les RRRCADUORS requises pour la vente du mo- 
bilier du mineur. 

29. De ce que nous venons de dire sous les nombres 27 
et 28, il ne faudrait pas se hâter de conclure à la nullité de la 
vente de ces divers objets faite par le tuteur sans ces précau- 
tions, surtout quand la livraison est consommée, ni même en 
conclure certainement à une action fondée en dommages-inté- 
rêts contre le tuteur. Nous supposons le tuteur et les acheteurs 
gens de bonne foi; et, s’il en est ainsi, si les deniers ont tourné 
au profit du mineur, il n’y aura que deux questions à examiner: 
1° Les changements que le tuteur a fait subir aux immeubles, 
et qu’il ne pouvait leur faire subir de son plein chef, ont-ils été 
déterminés par quelque nécessité qu’un bon père de famille 
aurait dû surmonter de.la même manière? 2° Le tuteur a-t-il 


_ 330 DROIT CIVIL. 


tiré des choses vendues un prix égal à celui qu’il aurait tiré 
- probablement d’une vente aux enchères? Comme le jugement 
de la tutelle est toujours un jugement basé sur la bonne foi, 
l'équité et l’utilité de la gestion, il est évident que si les deux 
questions sont résolues affirmativement, le tuteur repoussera 
Ja demande. Mais aussi les  L sont contre lui! et, 
après un long temps, comment prouvera-t:il avec certitude l’état 
de dépérissement de la futaie,. l’inutilité pour les immeubles 
de bâtiments ruinés et celle des autres objets accessoires? Par 
quels documents établira-t-il que les ventes à l'amiable qu’il en 
a faites ont produit au moins un prix égal aux prix des choses 
pareilles dans le même pays et dans le même temps? Il y a de 
l’imprudence à courir les chances d’un procès dans l’avenir, 
quand la loi a établi des formes salutaires. Un tuteur, surtout 
un tuteur datif, s’il connaît le cœur humain, doit s’attendre à 

n'être regardé au jour du compte que comme un. intendant 
infidèle. 

30. C’est une question que de savoir si le tuteur sera tenu 
de consulter le conseil de famille et de suivre les autres forma- 
lités des articles 457 et 458, soit pour continuer dans l'intérêt 
du mineur ou pour ouvrir l'exploitation d’une carrière, soit pour 
vendre sous une forme ou sous une autre, à des tiers, le droit 
d'exploiter un espace de terrain déterminé. 

Nous pensons que sur ce point important il faut générale- 
ment consulter le conseil de famille et distinguer, comme le fait 
l’article 598 du Code Napoléon, entre les carrières ouvertes par 
le défunt pour y établir une exploitation, et les carrières non 
ouvertes. 

Quant aux carrières ouvertes par le défunt , il faut sous-dis- 
tinguer si elles n’ont été ouvertes par lui que pour l'usage de 
son domaine ou pour former une exploitation commerciale. 

31. Si elles n’ont été ouvertes par lui que pour l’usage de 
son domaine, il n’y a pas eu de la part du défunt la destination 
de changer la face du terrain et la qualité de l’immeuble. Il n’y 
a pas eu, par le propriétaire, volonté de détruire les cultures 
et les plantations pour tout sacrifier à l’extraction des fossiles. 
Or, si le tuteur voulait vendre le droit d’exploiter cette carrière 
commercialement, il en résulterait qu’il changerait ainsi la 
nature d’un bien immeuble et en mobiliserait les matériaux. 
Donc, pour. y parvenir, il sera tenu de se faire autoriser par le 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 531 


conseil de famille, en lui prouvant l’avantage qu’il y aura pour 
le mineur de distraire de l’immeuble ces parties adhérentes, 
immeubles aujourd’hui, et de demander et obtenir l’homologa- 
tion du tribunal, conformément aux articles 457 et 458 du Code 
Napoléon. Par conséquent, l’effet du jugement sera de déter- 
miner la masse de pierre, de plâtre ou autre espèce de fossile, 
à devenir mobilière en la séparant judiciairement du fonds 
immobilier, comme il a été dit ci-dessus, n°’ 27 et 28, de la 
futaie qui dépérit, des ventes de bâtiments à démolir et d’au- 
tres immeubles .par destination; et la vente devra être faite 
ensuite, suivant les formes de la vente mobilière, déterminées 
par l’article 452 et le titre V de la vente du mobilier au livre IH 
de la deuxième partie du Code de procédure civile, 

32. On sent qu’il doit en être de même, à plus forte raison, 
quand le défunt n’aura ouvert aucune carrière sur son fonds, 
et que le tuteur y reconnaitra l’existence certaine d’un fossile 
utile au commerce. Il faudra suivre les formes indiquées ci- 
dessus avant que de vendre le droit de l’exploiter, ou que 
d’exercer.ce droit dans l'intérêt du mineur; car une carrière 
non ouverte n'est pas encore une carrière, c’est un lieu propre 
à en établir une. C’est un immeuble en état de culture dont il 
faut changer le mode de jouissance et souvent détruire la su- 
perficie. 

33. Quand il s’agit d’une carrière exploitée nee 
ment par le défunt, il y a déjà destination du père de famille 
qui a voulu mobiliser les produits de ses terres en les exploi- 
tant ainsi ; et c’est beaucoup. L’ensemble d’une carrière est en 
quelque sorte un fonds de commerce et d'industrie ayant en 
magasin des produits exploités et des matières vénales à mettre 
en œuvre. Mais ce n’en est pas moins un fonds territorial con- 
servant sa nature d'immeuble pour tout ce qui n’est pas extrait, 
même quand les travaux préliminaires à l'extraction seraient 
fails comme quon a fait la découverte dans une carrière à 
ciel ouvert, ou qu’on a établi la bouche ou le puits dans les 
carrières par le cavage. Or les pierres ne deviennent meubles 
que lorsqu'elles sont détachées du sol ou qu’elles doivent l'être. 
L'article 598 du Code Napoléon permet bien à l’usufruitier de . 
profiter des carrières ouvertes ; mais ce n’est pas déclarer la 
masse meuble : c'est dire seulement que l’usufruitier mobilisera 
ce qu'il en exploitera. Ainsi on ne peut échapper à ce principe, 


332 DROIT CIVIL. 


que les pierres non exploitées demeurent immeubles. Done, le 
tuteur qui n’est qu’administrateur est, dans ce cas comme dans 
les deux cas précédents, soumis à demander l’autorisation du 
conseil de famille et l’homologation du tribunal pour vendre ce 
fonds de cemmerce de carrière et les pierres à extraire. Et en 
supposant que le périmètre de la carrière fût tout entier sur le 
fonds du carrier, la vente à en faire, quand le tribunal l’aura 
ordonnée, sera une vente purement mobilière, comme dans les 
cas précédemment prévus (C. Nap., art. 452; C. proc., 
art, 945 et suivants), sauf les charges à imposer pour que le 
fond soit rendu en bon état. 

34. Il y a des carriers qui n’exploitent que les terres d’au- 
trui. Ils achètent le droit de fouiller par le cavage, ou d'extraire 
à ciel ouvert les fossiles qui se trouvent dans un terrain dont 
les limites sont déterminées par le contrat; quelquefois ils 
acquièrent ce droit par location des terrains où se trouvent les 
matériaux à extraire. Dans ce cas, toute leur exploitation est 
purement mobilière ; et s’ils viennent à laisser un héritier mi- 
eur, le droit d'extraire les pierres de la carrière se vend avec 
le fonds de commerce lui-même et le droit au bail par vente 
purement mobilière, conformément à l’article 452 du Code 
Napoléon et au titre de la vente du mobilier au Code de procé- 
dure, sans qu’il soit besoin d’autorisalion, ni du conseil de 
famille, ni du tribunal. Il suffit de l’autorisation du président 
et de la présence du subrogé tuteur, quand il n’y a pas eu au- 
torisation du conseil de famille de conserver en nature. 

35. Les ventes de carrières peuvent être aussi en certains 
cas regardées comme ventes d'immeubles et être faites après 
autorisation du conseil de famille et homologation du tribunal 
dans les formes des ventes de biens immeubles de mineurs 
prescrites par l’article 459 du Code Napoléon, l’article 954 du 
Code de procédure et autres auxquels il renvoie. 

Ce sera d’abord quand le défunt aura été propriétaire du ter- 
rain renfermé dans le périmètre de la carrière, et que le tuteur 
à cause de l'impossibilité de continuer l’exploitation pour le 
mineur et de l’avis du conseil de famille, proposera à l’homo- 
Jogation du tribunal de joindre la vente du fonds de commerce 
à la vente du fonds immobilier. On comprend que l'immeuble, 
base et aliment de l’exploitation, est ici le principal ; que le fonds 
de commerce n’en est que l’accessoire ; et qu’en conséquence 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 333 


tout doit être fait alors selon les formes prescrites pour les 
ventes d'immeubles. 

Mais cette forme ne doit être suivie pour les carrières à ciel 
ouvert que si la vente du tout, de la masse et du fonds immo- 
bilier, est nécessaire pour les Peso de la liquidation, car les 
immeubles des mineurs doivent être conservés autant qu’on le 
peut faire; car un terrain exploité à découvert peut souvent, au 
fur et à mesure de l’extraction, être remis en état de culture ou 
de place à bâtir au moyen de certains travaux à prévoir au 
cahier des charges, ce qui justifie le mode de vente mobilière 
dont il a été parlé n° 33. 

Il est évident qu’il n’y aura aussi à prendre que le mode de 
“vente mobilière, quand l’extraction se fera par le cavage, puis- 
que la superficie reste sauve ; et ce ne serait alors que les be- 
soins de la succession et de sa liquidation qui pourraient légi- 
timer la vente immobilière du fonds. | 

36. Mais il y a un cas où la vente immobilière paraît néccs- 
saire ; c’est quand le carrier travaillant par bouche ou par puits, 
n’élant propriétaire immobilier que d’une portion de sa carrière 
et généralement de l’entrée, puits ou bouche, et des pièces 
avoisinant, a acquis de ses voisins le droit de fouille ou de for- 
tage qui consiste à exploiter souterrainement les terres d’autrui 
et à en extraire les fossiles en laissant ciels ct piliers et en fai- 
sant remblais suffisants pour soutenir la superficie. 

Ce droit de fouille et de fortage est en soi une servitude 
réelle, établie sur les fonds voisins pour le service de la car- 
rière et de la bouche de cavage destinée à l’extraction , quand 
il a été contracté au profit du propriétaire de l'entrée de la 
carrière. 

Au contraire, s’il a été contracté au profit d’un carrier à loca- 
tion, parce que la masse de ce voisin était contigué à celle que 
le propriétaire lui avait donnée à extraire, ce droit ne peut être 
qu’un droit personnel et mobilier. 

C’est du premier cas qu'il s’agit ici. 

Il est évident que si le mineur n’approche pas de sa majorité, 
un pareil droit de propriété et de servitude sera pendant toute 
sa minorité une valeur inerte pour lui, ce sera même un em- 
barras puisqu'il répondrait pendant ce temps des fontis et ébou- 
lements qu’éprouverait le sol supérieur faute de surveillance 
sur les galeries et les piliers. 


e 


334 DROIT CIVIL. 


Il est donc utile au mineur de vendre sa propriété à la car- 
rière et son droit de servitude aux fortages ; et la vente por- 
tant principalement sur un immeuble et sur les servitudes 
actives qui y sont attachées, sera faite dans les formes de la. 
vente des biens immeubles, 

37. Nous avons distingué plus haut, pour les carrières ou- 
vertes au temps de la succession, celles dont le défunt ne s'était 
servi que pour l'utilité de son fonds, et celles dont 1 avait fait 
l’objet d’une spéculation commerciale. 

Il n’y a pas de doute que le père ou la mère, ayant la jouis- 
sance propre et légale des biens de l’enfant dont ils sont tuteurs, 
n’ait le droit de jouir des carrières ouvertes comme en jouissait 
le propriétaire avant son dècès, ; 

Pas de difficultés quand le défunt n’en jouissait que selon les 
besoins dé son fonds, l’usufruitier légal n’a pas le droit d’en 
faire commerce; alors il n’y a pas lieu même d’en faire l’esti- 
mation dont parle l’article 453, car, dans l’espèce, on ne trouve 


-pas même la pensée de mobilisation. Si le père, usufruitier 


légal, se sert plus tard de la carrière, ce sera au profit du fonds. 

38. Mais si le précédent propriétaire a fait de la carrière 
l'objet d'un commerce, le père ou la mère aura évidemment, 
sur ce bien du mineur, l’usafruit légat que coufère au survivant 
l’article 384 du Code Napoléon > Bu titre De la puissance paler- 
nelle. 

L'exploitation d’une éhière considérée en elle-même est le 
mode de jouissance qui lui est propre; la destination commer- 
ciale, qui a été donnée par le père de famille à cette extraction, 
est la mesure de l’usufruit, 

Pendant la durée de cet usufruit, le mineur n’a que la nue 
propriété. Sans la volonté du père tuteur, la vente de la carrière 
ne pourrait avoir lieu qu’à la charge de l’usufruit temporaire. 

- D'ailleurs, si l’intention du père ou de la mère tutrice était 
de diriger l’éducation du mineur, de manière à ce que plus 
tard il embrassât la profession de carrier, là vente serait abso- 
lument contraire à leurs vues de famille. 

De plus, pour un malheur arrivé dans une famille, forcera- 
t-on le père de famille, s'il est carrier, à abandonner un fonds 
d'exploitation commerciale qu’il aura créé? Y forcera-t-on 


la mère tutrice, qui compter sur ces richesses fossiles pour 


élever ses enfants et les former au travail ? 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 395 


Recourra-t-on à une licitation qui aura souvent pour résultat 
de faire passer l’immeuble à un étranger? | 

D'un autre côté, ce mode de jouissance paternelle semble 
pourtant ruineux pour le mineur, parce que, surtout pour les 
carrières de pierre à bâlir, } FR OCAOE altère la valeur intrin- 
sèque de l'immeuble. 

Comment donc agir dans ce cas, quand le père ou la mère 
veulent conserver l'exploitation pendant la durée de la ; JOUR 
sance légale ? | 

La conduite des parties intéressées nous semble toute tracée 
par la combinaison des ariicles 452, 453, 457 et 458 du Code 
Napoléon, 


Demander à conserver une exploitation commerciale, c’est 
demander à conserver ou à acquérir uh droit mobilier. 


Demander à exercer cette exploitation sur un immeuble, 
c’est demander à mobiliser une partie de l'immeuble, ou, en 
d’autres termes, c’est demander que tout ce qu’on tirera de 
l'immeuble din mobilier, et tombe à ce titre dans la pro- 
priété mobilière du père ou de la mère qui le demande ainsi, 
au fur et à mesure que les choses seraient extraites de l’im- 
meuble. | 


Or le droit d’usufruit paternel sur les choses meubles n’est 
pas aussi absolu que l’usufruit contractuel ou testamentaire; il 
est moins un droit d’usufruit proprement dit qu’un reste de nos 
anciennes garde noble et garde bourgeoise, où les père et mère 
gagnaient les fruits en compensation des frais de garde. 


C’est à cause de cette origine et à cause du devoir naturel 
qui défend au père de s’enrichir aux dépens de l’enfant, que 
les père et mère ayant la jouissance propre et légale des biens 
du mineur, et en conséquence dispensés de vendre les meubles, 
n’ont pas le droit de les absorber, de les donner à des tiers ou 
autrement, de les dissiper pour le montant de la prisée portée 
en l’inventaire. Il doit en être fait, à leurs frais, une estimation 
nouvelle à juste valeur pour remplacer les meubles qui ne 
pourraient être représentés en nature (art. 453). C'est à cause 
de cette origine et parce que dans notre pensée le mot meubles 
est générique dans les articles 452 et 453, que nous estimons 
qu’un père tuteur peut garder un brevet d'invention dont le 
privilége expirera au cours de la tutelle pour le prix qu'aura 


330 DROIT CIVIL. 


fixé l'expert assermenté devant le juge de paix, à la charge par 
le père de remettre à l’enfant la valeur estimative quand la 
jouissance légale des biens finira. Le principe est donc celui- 
ci : l’usufruit paternel doit se concilier avec l’obligation de 
rendre la chose ou sa valeur estimative. . 

Ceci posé, quand le père veut conserver en nature la carrière 
en cours d’exploilation, dont les pierres sont destinées à de- 
venir meubles au fur et à mesure de l’extraction, il doit faire 
connaître son intention au subrogé tuteur qui fera estimer 
dans la forme de l’article 453 la valeur de la masse de chaque 
pièce à extraire, comprise dans le périmètre, en ayant égard 
à la puissance de la masse et aux difficultés que présente le 
recouvrement. Cette estimation faite, comme ces pierres non 
extraites sont encore immeubles et ne sont mobilisées qu’an 
fur et à mesure de l'extraction, il faut recourir aux articles 457 
et 458 pour acquérir le droit de les mobiliser tant par l’autori- 
sation du conseil de famille (qui peut, suivant les circon- 
stances, indiquer les conditions qu’il jugera utiles) que par 
l’homologation du tribunal. A la fin de la jouissance paternelle, 
l'estimation de chaque pièce extraite par le tuteur formera un 
article de recette dont les intérêts ne courront qe du jour où 
aura fini l’usufruit paternel. | 

39. Après cette énumération de ces divers cas de vente, ap- 
pliquée principalement aux meubles corporels, nous arrivons 
plus spécialement aux meubles incorporels : ils doivent aussi, 
comme on l’a prouvé plus haut, être vendus par le tuteur, en 
vertu de lordonnance du président, aux enchères, après les 
affiches et publications prescrites par le Code de procédure ci- 
vile, par un officier public, et surtout en présence du subrogé 
tuteur. C’est là la règle générale. 

40. La loi du 24 mars 1806 a dérogé au Code civil, en ré- 
glant que les rentes sur l’État 5 pour 100, appartenant à des 
mineurs ou à des interdits, seraient valablement transférées à 
la Bourse par leurs tuteurs ou curateurs, d’après le cours léga- 
lement constaté du jour du transfert, savoir : les rentes de 
50 francs et au-dessous, sans autorisation spéciale, pourvu que 
le mineur ou lnterdit n’eût aucune autre inscription de rente 
5 pour 100; et les rentes au-dessus de 50 francs, pourvu que le 
tuteur ou curateur fût autorisé à cette vente par le conseil de 
famille. É 


- 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 337 


‘Ainsi point de RES de subrogé tuteur, d'affiches ni de 
publications. 

41. Ce qu'il faut remarquer ici, c’est l'esprit de la loi. Le 
mineur peut être pauvre et avoir des besoins. Le tuteur n’est pas 
tenu d’y pourvoir de suo, maïs il doit y pourvoir sur les biens 
du mineur ; et comme les formalités sont coûteuses, il en est 
dispensé si la succession ne possède en rentes sur l’État que 
50 francs en 5 pour 100. 

Ainsi se trouve établie, pour un cas particulier, la distinction 
que nous avons signalée plus haut des meubles de peu de va- 
leur et des meubles précieux, distinction qui ne peut pas être 
tranchée par une formule dans les cas ordinaires. Quand le 
meuble est de peu de valeur, quand le besoin est urgent, il 
ne faut pas échancrer une faible ressource par des frais hors de 
proportion avec la valeur de la chose ; et la nécessité l’em- 
porte sur la loi. Le tuteur fait ee à quoi il est obligé par devoir 
et par humanité, sans recourir à personne; et le besoin prouvé, 
les circonstances bien connues des tribunaux, le tuteur ne sera 
jamais responsable d’avoir fait une vente d’un meuble de faible 
valeur; mais bien que la loi spéciale en donne un exemple, la 
loi générale s’est bien gardée d’écrire nulle pe l'exception. 
Une fois écrite, on en aurait abusé. 

42. L'objet spécial de la loi du 24 mars 1806 est la sollici- 
tude du gouvernement pour la responsabilité du trésor public. 
Ainsi, quels que fussent les besoins du mineur, le tuteur ne 
pourrait, sans une autorisation formelle du conseil de famille, 
négocier 50 francs de rente sur une rente de plus forte valeur ; 
ni une rente de 50 francs s’il y en avait une autre, ne füt-elle 
que de 10 francs, dans les biens du mineur. 

43. Quoique la loi du 24 mars 1806 ne parle que des rentes 
5 pour 100 consolidés, elle doit s’appliquer aux rentes créées 
depuis par le gouvernement : aux rentes 3 pour 100, 4 pour 100 
et 4 1/2 pour 100. L'État n’avait, lors de cette loi, qu’ane seule 
espèce de rentes perpétuelles inscrites au grand-livre. La légis- 
lation faite pour cette espèce de rentes, et pour régler dans quels 
cas le trésor n’élait pas responsable des mutations opérées sur 
le grand-livre, a dû régir les rentes de création nouvelle, ou 
qui ont remplacé des rentes DIÉRÉIONIERS, | 

De là plusieurs conséquences : | 

C’est quand le mineur ou l’interdit n’a qu’nne rente sur l'État 

XIV. 22 


238 DROIT CIVIL. 


de 50 francs et au-dessous, que le tuteur a le pouvoir de la né- 
gocier sans autorisation. Donc, s’il se trouve dans le domaine du 
pupille une rente 3 pour 100, une rente 4 pour 100 et une rente 
4 1/2 pour 100 (dont aucune n’excède 50 francs, mais qui, 
réunies, produisent un revenu de plus de 50 francs), l’autorisa- 
tion du conseil de famille est nécessaire. | 

Donc encore, l'autorisation de la famille ne sera pas néees- 
saire si la rente 4 1/2 pour 100, 4 pour 100 ou 3 pour 100 n'ex- 
cède pas 50 francs. La loi approuve, jusqu’à cette limite de 
revenu, la faculté du trésor d’opérer le transfert sans auto- 
risation de la famille; la loi a permis au tuteur d’aliéner seul 
jusqu’à 50 francs de rente isolée. Pourquoi donc, comme le 
veulent quelques jurisconsultes, restreindre le droit de celui-ci 
à 30, 40 ou 45 francs de rente? La loi est encore une loi spé- 
ciale : suivons-en donc le texte, sous peine de substituer notre 
arbitraire à eelui de la loi. Ne disons pas : « la loi a eu en vue 
le capital,» quand elle a déterminé par son texte le droit de 
vente sur le revenu même. 

44. Faudya-t-il appliquer la loi du 24 mars 1806 aux autres 
valeurs négociables à la Bourse ? ; 

En théorie, la loi du 24 mars 1806 et le décret de 1813 ne 
peuvent être étendus hors de l’objet qu'ils ont eu spécialement 
en vue, ni pour d'autres valeurs que les rentes sur l'État et les 
actions de la Banque de France. 

Certes, personne ne prétendra que cette loi et ce déeret doi- 
vent être appliqués à d’autres valeurs dans la partie qui permet 
au tuteur d’aliéner seul et sans formalité une rente isolée de 
50 francs, ou une action isolée de la Banque de France. L’es- 
prit de la loi de 1806 permettait au tuteur, sans autorisation 
quelconque, sans surveillance du subrogé tuteur et sans aucune 
formalité, de diminuer le revenu de son pupille d’une somme 
annuelle de 50 francs; le décret de 1813 y ajoute Ja faculté de 
le diminuer encore du montant annuel des dividendes que la 
Banque de France paye au propriétaire d’une de ses actions. 
Or si l’on en fait autant quand on trouvera dans une succession 
une rente isolée de 50 francs et au-dessous sur l'État français, 
d’autres rentes isolées sur plusieurs États étrangers, une action 
isolée de chacun de nos nomhreux chemins de fer et des che- 
mins de fer étrangers, une action isolée de nos mille et une so- 
ciétés anonymes de banque, de commerce et d’industrie, qu’en 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 339 


résultera-il surtout pour le cas où ces valeurs isolées, chacune 
dans son espèce, seraient bonnes et fructueuses? Il en résul- 
tera que, dans un cas possible et plus fréquent qu'on ne pense, 
le tuteur, sans le contrôle du subrogé tuteur et à l’insu de ce- 
lui-ci, aura diminué le revenu annuel du pupille de dix fois, 
vingt fois, trente fois 50 francs ou peut-être plus, en rentes di- 
verses ou en dividendes fructueux. Donc, indépendamment du 
principe qui défend d'étendre les lois spéciales, les inconvé- 
nients sont tels et si nombreux, que l'évidence empêcherait 
d’appliquer la loi de 1806 aux rentes isolées sur les États étran- 
gers, aux actions de toute autre compagnie que la Banque de 

France. La loi et lo décret sont spéciaux à des valeurs publi- 
ques et déterminées. Il est défendu de les appliquer à autre 
chose. Donc un tuteur ne peut jamais négocier sans aulorisa- 
tion une rente au-dessous de 50 francs d’un État étranger, ni 
une action d’une compagnie autre que la Banque de France. 

- 45. Dès qu'une partie de la loi de 1806 démontre que cette 
loi est limitative, elle a nécessairement le même caractère dans 
sa seconde partie que dans la première. Il suffit de la lire pour 
reconnaître qu’elle n’exempte des règles de la procédure , des 
publications et des affiches, que les seules rentes sur l’État et 
les seules promesses d'inscriptions de rente; donc, tout le reste 
est soumis aux règles du droit commun ; et la Cour de Douai a 
évidemment dit justice et droit dans son arrêt Freimaud, du 
28 juin 1843, en professant dans les motifs cette vérité : « que 
» la loi du 24 mars 1806, et plus tard le décret du 5 septembre 
» 1813, en simplifiant les formalités à remplir par le tuteur, 
» pour la vente des rentes sur l’État et des actions de la Banque 
» de France, ont laissé subsister les règles que l’article 402 
» prestrit indéfiniment pour la vente de tous les meubles du 
» mineur, même pour la vente des rentes ou créances sur les 
» particuliers , et d'actions et intérêts dans les compagnies de 
. » finance ou d'industrie. » 

46. Cependant il est passé dans la pratique d'appliquer, par 
voie d’analogie, la loi du 24 mars 1806 à tous les effets qui 
sont cotés à la Bourse, de sorte qu’avec l’autorisation du con- 
seil de famille, le tuteur pourra vendre à la Bourse des rentes 
sur les États étrangers et des actions des chemins de fer, des 
canaux et des entreprises commerciales et industrielles. 

Cet usage est contraire au texte de la loi, et cependant il faut 


340 DROIT CIVIL. 


avouer qu’il serait utile en le réduisant aux valeurs qui se 
trouvent tellement en faveur auprès du public, qu’elles sont 
journellement cotées à la Bourse, de manière que le prix n’en 
pourrait augmenter, si on les vendait après affiches et publica- 
tions. Là, le nombre des offres et le nombre des demandes 
forment la baisse ou la hausse de la marchandise aussi sûre- 
ment que les enchères dans une vente par autorité de justice, 
parce que sur les choses journellement cotées, l’heure de la 
Bourse est pour tout acheteur une affiche qui l’y appelle. D’un 
autre côlé, la précaution d’un avis de famille garantit que le 
subrogé tuteur est instruit de la vente. Ainsi, quoique ce soit 
au législateur à déterminer quelles sont les valeurs appartenant 
aux mineurs, qu’il serait permis de vendre à la Bourse au 
cours du jour ; quoique le législateur, après avoir fondé le droit 
en 1806 pour les rentes françaises, ait attendu onze ans avant 
que de l’étendre en partie aux actions de la Banque, et quoique 
ce ne soit pas aux tribunaux à anticiper sur une distinction 
qui ne doit être que l’œuvre du pouvoir législatif, nous croyons 
que l’usage introduit est sans danger si on le restreint dans la 
pratique à ne vendre à la Bourse, au cours du jour, que les 
seules valeurs négociables habituellement et journellement 
cotées. Dans ces limites, l’usage semble inspiré par l’esprit de 
la loi d'exception. Au delà de ces limites, la sage lenteur du 
législateur à déclarer en 1813 la loi de 1806 commune aux 
actions de la Banque, proteste contre toute autre exception au 
droit commun. Ki 

47, Les rentes sur particuliers appartenant à des mineurs se 
vendent régulièrement soit à l’audience du tribunal, soit par- 
devant notaire, sur la demande du tuteur autorisé d’un avis de 
parents, ou sur la demande du mineur émancipé, assisté de son 
curateur. Elles se poursuivent, à la diligence du tuteur, sur une 
requête présentée au président du tribunal, communiquée au 
ministère public comme en matière immobilière, et c’est au 
tribunal à décider, sur la requête et sur l’ordonnance qui lui 
est soumise, si la vente sera faite à l’audience ou devant un 
notaire commis par le tribunal. De quelque manière que ce 
soit, elle doit toujours être faite en présence du subrogé tuteur. 

48. Outre les cas qui viennent d’être énumérés, il n’y a pas 
de droits incorporels mobiliers que le tuteur ne puisse vendre 
sans autorisation du conseil de famille, mais en présence du 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 341 


subrogé tuteur, et aux enchères : actions dans les compagnies, 
intérêts dans les sociétés, droits d’auteur, brevets d’inven- 
tion, droits à un bail, créances quelque importantes qu’elles 
vient, etc., etc., et les formalités de l’article 452 au Code 
Napoléon, combinées avec le titre De la vente du mobilier au 
Code de procédure civile, suffisent. 

Pourquoi demander des délibérations de famille là où la loi 
n’en exige pas? Quand elle ordonne d’assembler la famille, c’est 
pour valider les opérations spéciales du tuteur et leur donner 
force et vigueur, tant contre le mineur qu’au profit des tiers 
contractant avec le tuteur. Mais quand elle se tait sur cette for- 
malité, la justice doit se défier de la formalité même, comme 
de toute précaution superflue. 

49. On cherche aussi à éluder, par une ‘autorisation de 
famille, la vente aux ie de certaines valeurs incorpo- 
relles, en présentant au conseil de famille un acquéreur à con- 
ditions déterminées. Par exemple, la vente d’un fonds de 
commerce ou d’un fonds industriel, sous prétexte qu’il y a soit 
des procédés, soit des détails commerciaux qui ne doivent pas 
être connus de tous. Pour d’autres biens, on en fait autant, et 
l'on sait toujours trouver des motifs spécieux à faire adopter 
par le conseil de famille. Mais on aura beau être ingénieux à 
colorer ces ventes du nom de traités consentis par la famille, 
les motifs qui les auront dictés ne seront jamais une excuse 
suffisante pour le tuteur, si la chose n’a pas été vendue à sa 
valeur réelle. Les enchères et la publicité sont nécessaires aux 
ventes de biens de mineurs, car elles sont le seul moyen qu’ait 
eu le législateur pour s’assurer de la vérité du prix et des 
efforts du tuteur pour obtenir le prix le plus élevé. 

50. Toutes ces règles sont bien sévères. Pourtant, il ne faut 
pas plus'outrer leur sévérité en matière de meubles incorporels 
qu’en fait de meubles corporels. Puisque, en effet, la loi n'a 
pas, pour la seule absence des formalités, établi de nullité 
absolue des ventes, il faut convenir que les ventes mobilières 
faites de gré à gré par les tuteurs, ne sont frappées que d’une 
nullité relative à l'intérêt des mineurs, et dans la seule mesure 
de ces intérêts. Par conséquent, quand les mineurs se plain- 
dront et revendiqueront la chose, les acheteurs se défendront 
par les fins de non recevoir tirées ou de ce que le prix a tourné 
au profit du mineur, ou de ce que la chose a été acquise à sa 


343 DROIT CIVIL. 


juste valeur. Si donc le prix est juste, et qu’il ait tourné au 
profit du mineur, l’action sera non recevable contre le tiers. Si 
le prix a tourné au profit du mineur, mais qu'il ait été insuffi- 
sant, le tiers sera tenu de le parfaire. La règle générale sera 
donc la nullité contre le tiers acquéreur, qui pourra faire valoir 
les exceptions d'utilité et de juste prix; et souvent, si le tuteur 
est solvable, il pourra exiger que ses biens soient préalablement 
discutés. Quant au tuteur, l’action contre lui est l’action de 
tutelle pour les dommages-intérêts, dont il pourra quelquefois 
se défendre par la nécessité et les circonstances. 

51. Cependant il y aura toujours des contrats de gré à gré 
pendant le cours d’une tutelle, même au commencement, quand 
il faut tirer pañti de l’industrie qu'a délaissée le défunt. Souvent 
un tuteur prudent trouvera qu’il vaut mieux traiter avec un suc- 
cesseur qui présente une solvabilité réelle , que de courir la 
double chance d’enchères qui élèveront le prix, et d’un adjudi- 
eataire dont la solvabilité serait contestable. Si le tuteur con- 
sulte sur ce point la famille, et que la famille et le subrogé 
tuteur surtout soient de son avis, qu’il contracte alors hardi- 
ment, en présence du subrogé tuteur, car les tribunaux proté- 
geront toujours le tuteur qui aura, de bonne foi, fait un acte 
utile à son mineur. 

Dans le cours de la tutelle, il se présente des circonstances 
où le tuteur est contraint à des dépenses inattendues. IL fait 
bien de consulter le conseil de famille pour y parer ; mais il ne 
le peut pas toujours, soit que l'affaire presse trop et que la 
partie contractante ne veuille pas attendre, soit parce que la 
famille est difficile à réunir à eause des distances et dela sai: 
son, comme il arrive à la campagne. Que le tuteur alors con- 
tracte, si l’affaire est sage et bien conçue : les tribunaux 
sanctionneront toujours, en cas de difficultés ultérieures ce que 
le tuteur aura fait par nécessité, par exemple, la vente de 
créances pour donner des aliments au mineur, pour ses frais 
d'éducation et d’instruction, pour lui acquérir un remplaçant 
au service militaire, (surtout si le mineur a déjà une profession, 
ou lespérance d’y arriver); pour payer une dette de la suc- 
cession qui. n’était pas connue, ou qui n’était pas exigible lors 
, de l'inventaire, pour faire face au rachat d’un immeuble vendu 
par le défunt, avec faculté de réméré. Dans tons ces cas et 
autres innombrables, la vente de créances et autres droits in- 


VENTES DE MEUBLES DU MINEUR. 343 


corporels est acte de bonne gestion et administration, quane 
elle est faite à un prix convenable. 

Quant aux tiers, qui achetent du tuteur, ils n’ont en réalité 
qu'un moyen d’assurer leur droit de propriété, c’est de bien 
faire constater que le prix a tourné au profit du mineur; car, 
Hs savent par le titre même qui leur est cédé, que la chose est 
celle du mineur ; ils savent par la loi que le tuteur était chargé 
de vendre aux enchères : s’ils s’assurent que le prix tournera 
au profit du mineur, ils n’auront plus à craindre une revendi- 
. cation, et n'auront à se défendre que d’un supplément de prix. 
Pour constater l’emploi dans les cas importants, le plus sûr 
est d’imposer en payaut, la charge déterminée d'emploi et de 
faire mentionner dans les actes postérieurs l’origine des de- 
piers; mais comme il n’y a pas de loi qui l’ordonne ainsi, le 
tiers aura toujours le droit de prouver l'utilité du prix pour le 
mineur, par les circonstances du fait, par les dépenses utiles 
qu’aura faites le tuteur dans le temps qui aura suivi la vente et 
même par le compte de tutelle qui doit être la base de l’action 
du mineur en nullité de la vente. 

52. La transmission des offices ést toujours chose d'urgence 
et n’est pas susceptible d'enchères. Il en est de même quand 
le droit à la présentation dù candidat appartient à un mineur. 
H faut donc appliquer ce qui a été dit plus haut. 

Comme ici on se trouve en matière administrative, et que 
lorsque le droit de présentation appartient à un mineur, les 
circulaires ministérielles exigent que le conseil de famille soit 
consulté sur la cession et que le subrogé tuteur intervienne, il 
n’y à pas à balancer, pour remplir ces formalités, puisque 
l'autorité a le droit d'imposer, en matière de cession d'office, 
toutes les conditions qu’elle juge convenables, et certes, c’est 
dans l'intérêt du mineur que cette règle s’est établie en chan- 
cellerie. 

Il paraît en outre qu’en chancellerie, on exige de us que 
V’avis du conseil de famille soit homologué par le tribunal. 

Il est à désirer que la chancellerie revienne sur cette déci- 
sion dont le moindre inconvénient est de faire perdre un temps 
précieux, car en soi la vacance d’un office est toujours un 
mal, tant pour le public que pour la famille. Cette décision 
présente un inconvénient bien plus grand ; c’est que l'effet de 
homologation est de donner le caractère de jugement à une 


344 .. . DROIT CIVIL. 


délibération privée et d’en ordonner l'exécution. Or dans la 
position constitutionnelle du pouvoir judiciaire, et du pouvoir 
administratif, indépendants l’un de l’autre par essence, il paraît 
dissonant de faire ordonner par la justice l’exécution d’une dé- 
libération, à laquelle la volonté administrative peut seule don- 
ner un effet utile, et il serait inconvenant pour l’ordre judi- 
ciaire que la volonté administrative fit subir une modification 
à un acte ayant le caractère de jugement. COIN-DELISLE. 


ÉTUDE SUR LA POSSESSION ET LES ACTIONS POSSESSOIRES. 


Par M. L.-A, MARINIER, professeur suppléant provisoire à la Faculté de droit 
de Strasbourg. 


(Suite !.) 


CHAPITRE II. 
DE L’ACQUISITION DE LA POSSESSION. 


22. En analysant les éléments de la possession, nous avons 
déjà donné une idée générale de la manière dont elle s’ac- 
quiert; mais il convient d’insister spécialement sur ce point. Les 
développements qui vont suivre prouveront, nous REED la 
fécondité de cette partie de notre sujet. 

Il importe de saisir l’origine de la DOSSEIOR pour en ae 
l'existence et la durée. 

Les jurisconsulles romains nous ont laissé à cet égard des 
_ règles qui ont passé dans notre droit. Il est même probable 
que si leur esprit d'analyse ne s’était pas exercé sur cette ma- 
tière, elle n'aurait pas été creusée par les modernes avec une 
pénétration aussi grande. En effet, ce point touche plus à la 
théorie qu’à la pratique. Comme Fobserve M. Troplong, il est 
rare qu’on soit obligé « de rechercher le berceau de la posses- 
sion avec cette rigueur de principes que les jurisconsultes 
romains nous ont transmise... Quand nous sommes appelés à 
tirer des conséquences de la possession, nous la trouvons toute 
formée, toute vivante . » 


1 V. ci-dessus, p. 78. 
2 Troplong, Prescript., t. 1, n° 251. 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES, 345 


- Quoi qu’il en soit, nous devons faire connaître les résultats 
auxquels était arrivée la jurisprudence romaine. Dans ce qui va 
suivre, nous signalerons les idées qui lui étaient particulières, 
et nous poserons des principes qui appartiennent à la science. 
- et au droit actuel, le Code ayant laissé ce point dans le pur do- 
maine de la doctrine. 

Nous traiterons à la fois des meubles et des immeubles ; car 
quoique chez nous l’action possesseire soit exclusivement ré- 
servée pour la possession immobilière, nous voulons néanmoins 
donner ici une théorie générale de la possession, sauf à en tirer 
les conséquences dans d’autres traités, notamment en ce qui 
touche l’applieation de l’article 2279, . | 

Deux situations diverses sont à envisager pour déterminer 
les règles qui régissent l’acquisition de la possession : ou nous 
possédons par nous-mêmes, ou nous possédons par l’intermé- 
diaire d’un tiers; de là une première division de ce chapitre 
en deux sections. | | 

Chacune de ces deux sections traitera successivement des 
deux éléments de la possession que nous avons indiqués ci- 
dessus : l’acte extérieur et l’intention de maître. 

Une troisième section traitera de la capacité des personnes, 
nécessaire pour acquérir le droit de possession. 


SECTION I. 


De l'acquisition de la possession par nous-mêmes. 


:_ Ant. 1. — De l’acte extérieur. 


I. Division du sujet. | 
II. De l’acquisition originaire. 
“III, De l’acquisition dérivée. 


23. Ce premier élément semble être celui qui offre le moins 
de difficulté. Il n’est cependant pas de point sur lequel les doc- 
teurs aient été plus divisés. Pour jeter quelque clarté sur la 
. matière, nous distinguerons D originaire et FACE 
tion dérivée. 

L’acquisition de la possession est dite originaire, quand elle 
se produit par le fait seul de la personne qui s'en empare; elle 
est dite dérivée , quand elle résulte d’un contrat ou autre acte 


346 | DROIT CIVIL, 


juridique, qui en dépouille l’une des parties pour en investir 


l'autre *. 1 
II. 


LAS . 


24. La possession ne peut s’acquérir originsirement que par 
un fait actif et suffisamment caractérisé, accompli sur la chose. 
Nous avons vu que la simple possibilité d'agir sur la chose est 
insuffisante pour constituer la possession à titre originaire *. La 
raison en est que-la possession tire sa force de l’inviolabilité 
de la personne, et que par suite elle ne peut prendre naissance, 
d’ane manière définitive, qu’autant que la pèrsotinalité s’est 
imprimée sur la chose par des actes matériels, 

Apyliquons ces principes aüx immeubles et aux meubles. 

24 bis. Immeubles. 1\ faut, avons-nous dit, an fait actif et 
suffisamment caractérisé, accompli sur la chose. 

Un fait actif. Co point ne saurait faire difficulté. Les textes 
du droit romain , dans lesquels il est dit que la présence de la 
chose suffit pour en faire acquérir la possession, sont tous rela- 
tifs à l’acquisition dérivée *, et encore vit-on là une sorte d’ap- 
de par la vue. 

L'acte détermine les limites de la possession *. Ainsi le même 
fonds peut être possédé par plusièurs personnes. On à même 
admis que la possession des arbres pouvait appartenir à l’une 
d'elles et celle du sol à une autre. Les articles 553 et 664 du 
Code fournissent un argument à l’appui de cette opinion. Ils 
reconnaissent la possibilité de plusieurs propriétés distinctes sur 
une même chose. Pourquoi n’en serait-il pas de même de la 
possession qui n’est que l’image de la propriété". D'ailleurs la 
possession doit être maintenue telle qu’elle s’est exercée. 


1 Nous ne parlons pas fci de ce qu’on appelait en droit romain posses- 
sion dérivée, telle que celle du créancier gagiste, etc. Voyez à cet égard, ar- 
ticle 2, note 1. La distinction présente n’a trait qu’au mode d’acquisition, 
et non à la possession considérée en elle-même et dans ses effets. 

. 4 Dans la législation romaine, il faudrait ajouter : « par un fait accompagné 
de l'abandon de l’ancien possesseur (s’il en existe un), ou d’une résistance 
qui lui est opposée victorieusement. » — Fr. 6, $ 1. 41. 2. 

8 Voyez ci-dessus, n° 2. 

C6 Fr. 77. VI 1; fr. 18, 62. #1. 2. | 

5 Cela ne doit pas s'entendre à la lettre. V. tr. 3, $ 1. 41. 2. 

 Cass. 13 février 1834. — 26 décembre 1833. — D., 31, 1, 120. 

* Nous ne contredisons point par là ce que nous avons développé ci-des- 
sus, n° 13. Nous observons seulement qu’en fait la possession $e traduit par 
les mêmes actes que la propriété. 


POSSESSION. —— ACTIONS POSSESSOIRES. 347 


…… Æccompli sur la chose. On n’use d’une chose qu’en se 
mettant en contact avec elle. I] ne suffirait pas de sommer le 
_ possesseur de ne plus rester sur son fonds pour en acquérir 
la possession. Ce fait pourrait seulement être considéré comme 
un trouble, susceptible d’être réprimé par la complainte. Il en 
serait de même du cas où l’immeuble aurait été compris dans 
une saisie immobilière dirigée contre un tiers. 

Suffisamment caractérisé. 11 faut que ce fait révèle une inten- 
tion de maître. Les deux éléments de la possession sont intime- 
ment liés. Le fait se déterminera d’après la nattre de la chose. 
il doit avoir pour ohjet de retirer toute ou partie de l’utilité dont 
elle est susceptible, On acquerra la possession d’un fonds en le 
labourant, en le cultivant, en récoltant ses produits; celle d’une 
maison, en l'occupant par soi-même ou par un tiers; celle d’une 
haie, en coupant les herbes qui y croissent. — En un mot, dès 
que la chose est employée à son usage habituel, l’acte tnatériel 
est suffisamment caractérisé ; c’est ainsi qu’il à été jugé ‘que 
le fait d’avoir conduit des bestiaux paître sur une lande qui 

n’était pas susceptible d’autre exploitation , en conférait la 
possession!. É 

La possession des servitudes s ’acquérra en les exerçant : par 
exemple, en ouvrant des jours en deçà de la distance légale, en 
conduisant un acqueduc à travers le fonds voisin, etc. 

L'acte extérieur peut quelquefois se produire sans la partici- 
pation dé la personne; il suffi alors qu’elle ait l'intention de 
s’en prévaloir én le laïssarit subsister. Cette intention doit même 
être p'ésumée jusqu’à preuve contraire. Ainsi le possesseur qui 
laisserait croître dés arbres qui ont poussé en decà de la distance 
légale (art. 671), en aurait la possession. Toutefois, dans ces 
cas et autres semblables, la possession n'existe qu’autant que 
l'intention qu’elle comporte peut se présutner taisonnablement. 
Elle devra l’être quand il s’agira d’un fait que le possesseur 
aurait pu accomplir lui-même. Il n’en serait pas ainsi, si la 
situation nouvelle n’était que le résultat de la vétusté. La pré- 
somption est alors qu’il y a plutôt négligence qu intention de” 
se prévaloir de la situation de la chose. Ainsi, quoique le 
rour de mon voisin surplombât depuis plusieurs années sut moi 


1 Cass. 21 février 1827 et 8 janvier 1835. 
3 Belime, Droit de possession, n° 85. 


348 nr DROIT CIVIL. 


héritage , je n’en aurai pas moins le droit d'exiger qu'il soit 
redressé. — Toutefois, si une année s'était écoulée depuis que 
les choses sont dans cet état, il ne me resterait que l’action 
‘pétiloire, car, quoique la possession ni l’action possessoiré ne 
soit pas acquise au possesseur du raur, pour l'inclinaison de son 
mur, je ne puis dire avoir possédé librement, pendant l’année, 
la portion de l’espace qu’occupe le mur par son inclinaison. 

Au reste, la portée d'un fait de possession variera suivant les 
circonstances. C’est là une question d’appréciation. 

24 ter. Meubles. Le principe est le même pour les meubles. 
Remarquons cependant que le fait actif. est ici différent. J’ac- 
quiers la possession d’un meuble, en l’appréhendant et en le 
plaçant dans un lieu où je pourrai en disposer à ma volonté. Je 
ne puis, en général, commencer à posséder un immeuble sans 
le modifier. Cette différence tient à la nature des choses : les 
meubles (ainsi que Pindique le mot) sont susceptibles d’être 
transportés d’un lieu dans un autre. Ce déplacement renferme 
un développement d’activité suffisant pour constituer la pos- 
session, indépendamment de toute modification. De plus, à 
raison de leur volume, les meubles sont le plus souvent suscep- 
tibles d’une appréhension à laquelle la nature des immeubles 
se refuse. | 


III. 


25. L’acquisition dérivée de la possession résulte de tous les 
faits qui ont pour conséquence de permettre à celui qui reçoit 
la chose d’exercer son pouvoir sur elle. C’est là l’élément 
essentiel de la tradition définie par l'article 1604 (d’après 
Domat). « Le transport d’une chose... en la phsnce et pos- 
session » d’une personne. 

La différence qui existe entre l° ie originaire et l’ac- 
quisition dérivée tient à ce que, dans un cas, il s’agit de créer 
la possession, et, dans l’autre, de la transmettre, Dans ce der- 
nier cas, il est juste de dire, avec M. de Savigny, que la simple 
possibilité d’agir suffit pour faire acquérir la possession. — 
Mais si ce sont là les seules idées que la raison avoue, et celles 
que le Code Napoléon a consacrées, élait-ce réellement le 
point de vue des jurisconsultes romains? C’est ce que nous re- 
chercherons tout à l’heure. 

Cette possibilité d’action peut résulter goit de la présence de 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 349 


la chose, soit de sa remise sous la garde de celui qui la reçoit 
(sub custodia accipientis) ; remise qui provient de l’exécution 
du contrat, soit d’une stfuafion antérieure, soit enfin de la 
remise des titres. 

Parcourons ces différentes circonstances par rapport aux 
immeubles et aux meubles. 

26. Immeubles. Les textes des. jurisconsultes romains nous 
parlent toujours de la présence de la chose comme d’un élé- 
ment suffisant pour en transférer la :possession. Il suffit de 
consulter la loi 77 de rei vind. et la loi 18, $ 2, de acq. vel 
amilt. poss. : Si vicinum mihi fundum mercato, dit Julien, 
venditor in med turre demonstret, vacuamque possessionem tra- 
dere dicat : non minus possidere cœpi, quam si pedem finibus 
infulissem. L’assimilation qui est faite à la fin de cette loi a 
fort embarrassé les commentateurs. Les uns ont eu recours à 
une idée qui, comme nous le verrons, était loin d’être étran- 
gère aux jurisconsultes romains : « La possession, ont-ils dit, 
peut s’acquérir par les différents sens : la vue, le toucher, etc. 
Donc l'acheteur possède la chose, quand même elle serait 
éloignée per decem milliaria. » — Telle ne serait pas, suivant 
M. de Savigny, l’idée de Julien. L’acquisition de la possession 
résulterait ici de la possibilité qu'avait l’acheteur de s'emparer 
dela chose. C’est là le point de ressemblance qui existe entre 
ce cas et celui où il serait entré sur le fonds. Le premier aperçu 
nous semble plus conforme aux idées romaines. Les juriscon- 
sultes étaient partis de cette idée première, appréhension ma- 
térielle de la chose‘. Ils avaient ensuite étendu les modes 
d’appréhension, tout en restant fidèles au principe. Aussi ap- 
pellent-ils l’appréhension par les yeux longa manus *; ils disent 
encore que la possession est acquise oculis et affectu *. Dans le 
fragment de Julien précité, on retrouve une idéo analogue, avec 
cette différence que, comme il s’agit d’un immeuble, la posses- 
sion s’acquiert plutôt longo pede que longa manu : non minus : 
possidere cœpi quam si pedes finibus intulissem. Les mots vici- 
num fundum de notre texte peuvent se concilier avec cette 
interprétation. L’appréhension oculis a des limites; il faut que 
Ja chose ne soit pas trop éloignée. 


1 Fr. 1, pr. 41. 2. 


2 Fr. 79, 46. 3. 
S Fr. 1,6 21. 41, 2. 


350 BROIT CIVIL, 


Tel est le point de vue romain; mais au point de vue ration- 
nel nous ne faisons nulle difficulté d’admettre l’idée de M, de 
Savigny. Son explication doit prévaloir aujourd’hui, en pré- 
sence de la latitude que laisse la législation actuelle à cet égard, 


Nous parlerons des autres modes d’acquisition dérivée de la 
possession , à l’occasion des meubles, car c’est à ce sujet que 
les textes du droit romain, qui sont ici notre base, 108 men- 
tionnent. 


97. Meubles. — À. Présence de la chose. 


Dans une foule de textes du droit romain, la possession ge 
trouve acquise de cette manière. Nous citerons entre autres les 
lois 1, 21, 41, 2, et 79, 46, 3°. 


1 Cependant il existe un passage d’où l’on peut conclure que cette notion 
ne s'était dégagée que peu à peu de l’idée primitive du corpus de la posseg- 
sion; c’est la loi 51 De acq. vel amitt. pass. Elle est extraite du commen- 
taire de Javolenus sur les œuvres posthumes de Labéon. Le texte se divise 
en deux parties bien distinctes : l’une dans laquelle Javolenus expose l’opi- 
pion de Labéon, J’autre qui renferme ses remarques, et commence à es 
mots : in eo puta hanc quæstionem consistere (a). On nous permettra d’en- 
trer dans quelques détails sur ce passage à la fois difficile et important, 

Labéon énonce d'abord un principe : Quarumdam rerum ANIMO possessio- 
nem apisci. De ces expressions il résulte que Labéon matérialisait l’idée du 
corpus, et que là où la possession était acquise à n’en point douter, par suite 
de la présence de la chose, il ne voyait que l’animus (animo possessionem 
apisci). Aussi était-ce, suivant lui, quelque chose d’exceptionnel (quarum- 
dam rerum). — Il en donne ensuite pour exemple le cas où j'ai acheté un 
tas de bois, ou des amphores en bloc; le vendeur m’ordonne de l’enlever; j’y 
appose un gardien : Ja possession m’est acquise. — Mais Labéon s'aperçoit 
qu'il a tourné la difficulté et que l'exemple est mal choisi : en effet, il y a ici 
acquisition par un fait corporel, la garde de la chose; peu importe que je 
saisisse la chose par moi-même, ou que la garde en soit confiée à mon repré- 
sentant. Sed videamus inquit ne hxc ipsa corponis traditio sit, quia nihil 
interest, utrum mihi, an et cuilibet jusserim custodia tradatur. Labéon sen- 
tait bien que la seule présence de la chose suffisait pour en faire acquérir Ja 
possession, mais il hésitait à proclamer ce principe. C’est ce qui explique 
pourquoi, après nous avoir dit que la possession s’acquérait quelquefois 
animo, il nous donne un exemple où il y a acquisition corpore dans toute la 
rigueur du mot. Labéon était arrêté sans doute par cette règle que la pos- 
session ne s’acquiert que corpore et animo. 1] ne pouvait préciser ce qui con- 


(a) Cujas ne semble pas supposer qu’à partir de in eo pulo, le passage est de 
Javolenus. Mais l’opposition qui existe entre les mots videamus inquit, et ceux-ci: 
in eo pulo, prouve que ce n’est pas la même personne qui parle dans les deux par- 
ties du texte, 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES, 3b1 


Le présence de la chose ne faisait acquérir la possession 
qu'autant qu'elle était dégagée de tout obstacle. La levée de 
cet obstacle, en sa présence, en transférait la possession. Tel 
était l’effet attribué à la remise des clefs apud horrea : clavibus 
traditis ita mercium in horreis condilarum possessio tradita 
videtur, si claves apud horrea traditæ sint, quo facto confestim 
emptor dominium et possessionem adipiscilur, etsi non aperuerit 
horrea!. 

Dans la loi 9, S 6, de acq. rer. dom., Gaïus ne parle pas de la 
proximité du bâtiment où sont renfermées les marchandises; 
cependant il est à présumer qu’il la suppose. Dans la loi 1, 6 21, 
De acq. vel am. poss., Paul prévoit la même hypothèse; et, d’a- 


stituait le corpus dans la seule présence de la chose : en effet, par corpus on 
entendait, chez les Romains, l'acte physique de la personne. 

Javolenus lui reproche avec raison d’avoir éludé la difficulté. 1n eo puto 
hanc quæstionem consistere, an etiamsi corpore acertus aut amphoræ ad- 
prehensæ non sunt, nihilominus traditæ videantur (a). — La question est 
donc de savoir si la possession est acquise sans appréhension ; peu importe 
qu’ensuite je m'empare de la chose par moi même ou par mon mandataire : 
Nihil video interesse utrum ipse acervum an mandatu meo aliquis custo- 
diat. Javolenus termine en dornant sa solution : DHous animi quodam ge- 
nere possessio erit æstimanda (b). 

Ainsi, dans tous les cas la possession est Écdie Remarquons, toutefois, 
que ces mots quodam genere attestent que, dans la pensée de l'auteur, cal . 
n’est pas très-rigoureux. C’est une extension des principes. La même idég 
se retrouve dans le passage de Paul ci-dessus cité (fr. 1, $ 21. 41. 2). Les 
expressions dont se sert le jurisconsulte sont remarquables : Videri miht 
traditam, NAM PRO TRADITIS EAS HABERI. — Et vina tradita vineri. On Îles 
retrouve aussi dans la loi 31, $ 1, De donationibus. — Nous profiterons de 
cette remarque en temps et lieu. 

Nous avons cru devoir insister sur ce texte au point de vue de la généra- 
tion et de la marche des idées. 

1 Fr. 714, ff., 18. 1. 


(a) Il faut supposer évidemment que la vente a été consentis en présence des 
objets. Cela résulte de ces mots cum universæ amphoræ simul essent. Cette réu- 
pion ne serait d'aucune importance si elle n’avail pas eu pour eflet de mettre les 
amphores sous les yeux des parties contractantes. Les mots etiamsi corpore adpre- 
‘hensæ non sunt indiquent que le doute ne vient que de l’absence d’un acte çorpo- 
rel, la chose étant d’ailleurs présente. 

(b) Cujas substitue corporis à animi (t. VIIS, p. 314, fr. 51. 41. 2. — Paratill. in 
Cod., liy. VII, tit. 32). Rien ne justiüie cette correction. Le celèbre jurisconsulte n’y 
a été amené que parce qu’il a pensé que les derniers mots du texte contenaient la 
solution de Labéon. D’après cette interprétation, Labéon aurait d'abord posé un 
principe; puis il aurait hésité dans son application, et l'aurait abandonné pour 
n’admettre de prise de possession que par l’apposition d’un gardien. Nous croyons 
avoir prouvé que cette manière d'entendre le texte était erronée. | 


352 .. . DROIT CIVIL: . 


près ce qui précède dans le texte, il est évident qu’il parle 
d’une remise des clefs, faite en présence de la chose. En effet, 
après avoir dit à propos des res quæ moveri non possunt , nam 
pro traditis eas haberi, si IN RE PRÆSENTI CONSENSERNT, il ajoute 
er vina tradita videri cum claves cellæ vinariæ emptori traditæ 
_fuerunt. Il est probable que Gaïus raisonvait d’après les mêmes 
données, et que les rédacteurs des Pandectes n’auront repro- 
duit que la fin du passage, comme ils auraient pu le faire pour 
les fragments de Paul. : 

Sous l'empire du Code, la remise des clefs devrait saisir 
l’acheteur en quelque lieu qu’elle fut faite. Telle était l'opinion 
de Pothier ?, qui se trouve confirmée par la rédaction absolue 
de l’article 1606 *. 

B. Remise de La chose sous la garde de celui qui doit la recevoir. 

Dans ce cäs, aucun fait n’est nécessaire de la part de celui 
qui acquiert la possession. Il suffit que la chose soit placée 
dans un lieu où il puisse en disposer à son gré. Les textes don- 
nent pour exemple la remise de la chose vendue, effectuée par 
le vendeur sur l’ordre de l’acheteur, dans la maison de ce 
dernier * 

La possession n’est acquise de cette manière qu’autant que 
celui qui a entendu l’acquérir, avait la détention de la maison 

où l’objet a été déposé; peu importe qu’il en eût ou non la 
possession juridique. 11 s’agit, en effet, de la possibilité d’ap- 
préhender la chose. Or, l’idée de possession juridique est 
étrangère à ce point. Le possesseur véritable de la chose (le 
bailleur) peut être dans l'impossibilité de s’y introduire, de 
occuper, à raison des obligations personnelles qu’il a con- 
tractées *, inversement la faculté de séjourner dans un lieu ne 
suppose pas qu'on en a la possession juridique ‘. 


1 De la propriété, n° 199. 

* V. en ce sens : Marcadé, Prescript., art. 2228, n°6; — Troplong, Vente, 
n° 272 ; — Duvergier, Vente, n° 248. 

3 Fr. 18, S 2. 41.2; fr. 9, Ç 3. 28. 8. 

+ M. de Savigny veut expliquer ainsi la loi 30, pr. 41.92.11 y voit la consé- 
cration de cette règle, que la possession juridique d’un édifice n’entraine pas 
celle des objets qu’il renferme. Cependant, les mots Wniversas ef singulas 
forment contraste, et semblent indiquer que la possession d’une chose ne 
donne pas celle de ses éléments considérés comme objets distincts. D’après 
l'interprétation de M. de Savigny, l’antithèse devrait exister entre les mots 
res et ædificium. Or cela n’est point. 


5 D’après les textes des jurisconsultes romains, la notion de la custodig 


POSSESSION. ACTIONS POSSESSOIRES. 953 


_ C. Situation antérieure. 

« Des faits antérieurs au contrat, tels qu’un louage, un dépôt, 

peuvent avoir placé la chose sous la dépendance de l’acheteur 
ou du donataire. En présence de cette circonstance, l’acquisi- 
tion de la possession n’exigera , comme élément nouveau , que 
la seule intention des parties‘. Cependant, dans tous ces cas, 
il existe une relation antérieure qui concourt essentiellement à 
la translation de la possession. Il est à présumer que les juris- 
consultes romains, tout en sentant l'influence d’un pareil fait, 
pe l’avaient point fait rentrer, par l’analyse, dans une théorie 
générale du corpus de la possession, considéré comme possibi- 


lité d'agir. La preuve en est que dans les exemples précédents 


ils nous disent : Nuna vozunras Domini sufficiet ad rem trans- 
ferendam..…. animo cœpit possidere. 

Le Code civil a reproduit la même idée dans L'article 1406 : 
« La délivrance des effets mobiliers s'opère. …, par le seul con- 
sentement des parties, si l'acheteur les avait déjà en son pouvoir 
à un autre titre. » La seule intention n’est suffisante, pour at- 
 quérir la possession de cette manière, qu’autant qu’il s’agit 
d’une transmission contractuelle. Le représentant qui voudrait 
posséder la chose qui lui a été confiée, ne le pourrait qu’au 
moyen d’une interversion de possession *. 

D. Remise des titres. 

La remise des titres de propriété suffit encore pour opérer le 
transport de la possession. Ce fait prouve l'intention qu’a le 
vendeur de se dépouiller de la chose, et procure à l'acheteur 
Je moyen de s’en saisir et de s’y maintenir. 

Il y a cependant quelque difficulté à cet égard sur le terrain 
du droit romain. Un seul texte y fait allusion, et encore est-on 
partagé sur l’espèce qu’il. prévoit : c’est la loi première au 
Code De donationibus, ainsi conçue : Emptionum mancipiorum 


instrumentis donatis et tradilis, et ipsorum mancipiorum dona- 


honem et tradilionem factam intelligis; et ideo potes adversus 
donatorem in rem actionem exercere. 


varie suivant qu’il s’agit d'acquérir ou de conserver la possession. — Comp. 
les fr. 3, $ 3, et 44 pr., Liv. XLI, tit. 2, relatifs le premier à l’acquisition, le 
second à la conservation de la possession. 
1 Fr.9, $ 5. 41. 1. — Fr. 9, S 9. 12. 1. 
2 Art. 2238 C. Nap. — En droit romain, il suffisait d’une ésnrestass frau- 
dulosa. — V. fr. 3, 6 18. 41. 2; fr, 1, S 2; fr. 67, pt; 47. 1 
XIV, 23 


354 4 _ DROIT CIVIL. 


Cette loi est l’origine de l’article. 1605. du Gode Napoléon ; 
Pothier l’avait entendue comme s'appliquant à la remise des 
titres indépendamment de la présence de la chose ‘. Cependant 
des doutes sérieux se sont élevés sur cette interprétation. Les 
uns ont supposé qu’il s'agissait d’un constitut possessoire * ; 
d’autres ont prétendu que les esclaves avaient été présents lers 
de la remise des titres. Telle est l'opinion à laquelle s'arrête 
M. de Savigny, après avoir d’abord embrassé ja précédente. 
Suivant lui, il s’agirait dans ce texte d’un acheteur d’esclaves 
qui, ayant encore. l'acte d’achat entre les mains, avait voulu 
faire une donation à une autre personne. Dans ce but il lui 
aurait livré son titre de propriété en présence des esclaves, 
mais ceux-ci seraient restés encore chez le donateur. Toute la 
difficulté était de savoir si les parties avaient eu l’intention de 
faire une donation actuelle, ou s’il n’y avait eu qu'un simple pro- 
jet. Au premier cas, la présence des esclaves suffisait pour en 
opérer la tradition, el la propriété était ainsi acquise au dona- 
taire ; au second cas, il n’y avait ni translation de propriété ni 
action aucune, car le texte ne suppose pas qu’une stipulation 
soit intervenue. L’empereur, consulté par le donataire, consi- 
déra que la remise de l’acte d’achat prouvait suffisamment l’in- 
tention de consommer la donation, A l’aide de cette interpréta- 
tion, M. de Savigny fait rentrer ce texte dans. son système; il 
_ invoque à l’appui la glosé ét l'opinion d’Accurse. Au reste, il 
reconnaît que rien dans la constitution ne prouve la présence 
des esclaves ; mais, comme on prévoit une hypothèse partiou- 
lière, il faut bien suppléer les circonstances pen expliquer la 
solution *. 

. Nous préférons l'interprétation doonse par Pothier. La cor: 
rélation. qui est établie entre la donatio et la traditio instru- 
mentorum d’une part, et la donatio et la traditio mancipiorum 
d'autre part, est très-concluante. Cette opinion à en outre 
l'avantage d’être basée sur le texte seul de la constitution, et 
non sur des additions qui ne peuvent être faites Le arbitraire. 
ment *, 


1 Propriété, n° 201. 

2 Fulgosius, cité par M. de Savigny. 

8 De Savigny, Possess., p. 195, traduct. Beving. 

® M. de Savigny propose en note (p. 195, note 2) une autre explication, tirée 
des $$ 297 et 314 des Fragmenta Vaticana. D’après ces textes, il ne faut pas 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 355 


_ Quoi qu’il en soit, le principe que nous avons posé est incon- 
.testable en droit français, en présence de l’article 1605 du Code 
Napoléon. — Dans ce texte, il est question des titres de pro- 
priété eux-mêmes et non de l’acte de vente que l’acheteur a 
indépendamment de la délivrance, et qui n’est pas d’ailleurs 
suffisant pour assurer sa situation à l’égard des tiers. 

28. Nous ne pouvons passer sous silence une idée émise par 
M. Marcadé , sur les effets de la délivrance : « La délivrance, 
dit-H, n’est point par elle-même génératrice de la prescription, 
Par la délivrance, le vendeur offre et prépare la possession à 
acheteur. Il lui remet tout ce dont celui-ci a besoin pour cette 


8’en tenir à la rigueur quand il s’agit de la forme des donations entre pa- 
rents et enfants. De là on pourrait penser avec quelque vraisemblance, dit 
M. de Savigny, qu’il s’agit aussi dans notre passage (fr. 1, C., De donat.) de 
ce cas spécial, et qu’il a été admis dans le Code de Justinien d’une manière 
irréfléchie. — Nous ne saurions partager cette opinion, à laquelle l’auteur nè 
donne, du reste, aucun développement. 1° Le $ 297 des Fr. Vat. a trait à là 
remise de l’acte de donation, et non à celle des titres de propriété du dona- 
teur. 2° Il ne s’ensuit pas que la remise de l'instrumentum eût rendu la do- 
nation parfaite quant à la translation de propriété, car le texte nous dit 
qu’en l’absence de cette remise il n’y a pas même un commencement de do- 
nation (minime cœpta est). 3° 11 distingue entre la livraison de l’instrumen- 
tum et celle de la possession. Igitur ut querela quæ inter vos orta est, cognit4 
causd comprimatur, a vivd matre tuû neque instrumenta, neque possessio- 
nem traditam esse ostende. — Le $ 314 est étranger à notre hypothèse, quoi- 
que offrant plus de difficulté en lui-même. Il suppose qu’un père voulant 
fatre une donation à son fils, a rédigé l’instrumentum et lui en a donné lec- 
ture, Ce fait inducit filium in vacuam possessionem. Comme on le voit, il n’ÿ 
a point encore là remise des titres de propriété du tradens. Mais que veulent 
dire ces mots : Eum in vacuam inductum possessionem horum lectio mant- 
festat? Si on les prenait à la lettre, il faudrait soutenir que la simple lecture 
da contrat transfère la possession, et par suite la propriété au fils donataire. 
Il est peu probable que le texte ait une portée aussi large, car ce serait le 
renversement de tous les principes du droit romain. Nous pensons que le 
fils, après la lecture de l’acte de donation, avait appréhendé la chose; alors 
naissait la question de savoir s’il l'avait fait du consentement du donateur, 
en un mot si celui-ci l'avait envoyé en possession par la simple lecture de 
Pinstrumentum (la propriété ne pouvant lui être acquise qu’à eette condi- 
tion). On présumait facilement cette intention. Le mot inducere désigne il 
est vrai, la plupart du temps, l'entrée simultanée du tradens et de l’acci- 
piens sur le fonds, à la différence de la missio in possessionem, qui émane 
d’une personne absente (fr. 33; fr. 34, $ 1: 41. 2). Cependant, dans le fr. 52, 
6 2. 41.2, l'expression inducere in possessionem s'applique à l’ordre du pté- 
teur qui envoie en possession , de même le donateur inducebat filium in pos- 
Seseionem. ; 


356 DROIT CIVIL. 


possession; mais c’est à l’achéteur seul de la réaliser ensuite. 
Or c’est seulement par’ cette occupation réalisée que la pres- 
cription prend naissance (Maréadé, t. VI, p. 223, art. 1604 à 
1607, n° 4). » L'auteur observe en conséquence que Ja déli- 
vrance peut se trouver accomplie, sans que la prescription (et 
par suite la possession) ait commenté, si, par exemple, l’ache- 
teur, après la remise des titres, n’a point fait acte de possession 
sur la chose. En sens inverse, si je me suis mis en possession 
d’un immeuble vendu, dont les titres ne m'ont pas encore été 
remis, la p'esCHpROnss a couru auoqe il n’y ait pas ea de déli- 
vrance. 

Cette idée nous semble rs et les principes du droit 
romain et ceux de notre ancienne jurisprudence , et le Code 
lui-même. Nous pensons que la remise des titres ou des clefs 
dont il est parlé dans les articles 1605 et 1606, a pour effet 
immédiat d'investir l’acheteur de la possession, sans qu’il soit 
besoin d’une occupation matérielle de la part de ce dernier. 
Celle qui. se produira par la suite ne sera pas l’origine de la 
possession, mais seulement sa manifestation et son exercice. 
Nous avons donné les raisons qui peuvent être invoquées à 
appui de cette opinion t, cependant nous croyons ROPenRe 
d’insister sur ce point. 

En droit romain, notre solution ne faisait pas le moindre 
doute. Il suffit de se reporter au texte de Papinien que nous 
avons cité ci-dessus. Après avoir supposé que la remise des 
clefs a été faite apud horrea, le jurisconsulte ajoute : quo facto 
CONFESTIM emplor dominium et PossEssionEx adipiscilur, elsi non 
aperuerit horreæ: quod si venditoris merces non fuerunt, usuca- 
pio conrestim inchoabitur *. Certes, ce passage ne manque ni 
de force ni de précision. — Gaïus s’exprime de {a même ma- 
nière dans la loi 9, 6, 41. 1. — Ces idées passèrent sans con- 
testation dans notre ancienne jurisprudence : « Le principe 
qu’il faut une appréhension corporelle de la chose, pour en ac- 
quérir la possession, souffre exception, dit Pothier, dans le cas 
de plusieurs espèces de traditions, par lesquelles celui à qui 
elles sont faites est censé acquérir la possession de la chose, 
dont on entend lui faire tradition avant qu’il soit intervenu 


1 Y. ci-dessus, n° 27, A et D. 


3 Fr. 74. 18. 1. — On peut aussi invoquer la loi 1, au Code De donationi- 
bus, expliquée ci-dessus, 


Ld 


POSSESSION.-— ACTIONS POSSESSOIRES. : 397 


aucune préhension corporelle de cette chose. Ces espèces de 
traditions sont rapportées en notre Traité du domaine de pro- 
priélé, part. I, chap. 2, sect. 4, etc. Nous y renvoyons !, » Si 
nous nous reportons à l'endroit indiqué par Pothier, voici ce 
que nous y trouvons : Après avoir donné une définition de la 
tradition qui consiste dans la translation de la possession, et en 
avoir signalé les différentes espèces, l’auteur s'exprime ainsi, 
à propos de la tradition symbolique : elle est celle par laquelle 
on remet entre les mains de la personne à qui on entend faire 
la tradition d’une chose, non la chose même, mais quelque 
chose qui la représente, ef qui met en son pouvoir la chose dont 
on entend lui faire la tradition. Celte tradition est équipollente 
à la tradition réelle qui serait faite de la chose même *?. Pothier 
cite ensuite la remise des clefs et celle des titres, et reproduit la 
théorie romaine en étant RARE moins sévère que Papinien 
pour le premier cas. 

Le Code s’est fait l’écho de cette docti dans. les articles 
1604, 1605 et 1606. La définition donnée dans l’article 1604 a 
été empruntée mot pour mot à Domat, qui l'avait prise lui- 
même dans les lois romaines. Loin de dire, comme M. Marcadé, 
que la délivrance prépare la possession de l’acheteur, le Code 
nous déclare qu'elle Ja lui transfère. « La délivrance est le 
transport de la chose vendue en la puissance et possession de 
l’acheteur (art. 1604). » — Dans les articles suivants, le Code 
nous indique comment s’exécutera la délivrance; or au nombre 
de ces moyens figure la remise des clefs et celle des titres. 
Donc ces faits saisissent l’acheteur de la possession. — Il est 
d’ailleurs très-naturel que le fait qui dépouille l’une des parties 
investisse l’autre. — "Il n’y a pas à argumenter ici de ce qui a 
lieu par rapport aux créances. Il existe en cette matière des 
articles positifs qui viennent restreindre la portée de l’article 
1607, en créant un mode de délivrance différent , suivant qu’il 
s’agit de fixer les relations des parties entre elles ou leur situa- 
tion vis-à-vis des tiers (art. 1689-1690 C. Nap.). Mais on ne. 
trouve rien de semblable en ce qui concerne la propriété ee 
ee corporelles et leur possession ?. 


1 Possession, n° 43. 
- 4 Traité des dom. de propriété, n° s 196 et 199. | 

-$ N.B. Nous verrons plus loin si la possession n’est pas, en certains cas, 
acquise à l’acheteur dès le moment même du contrat. 


358 DROIT CIVIL. 


29. Dans ce qui précède, nous avons supposé que les parties 

n'étaient sous l’empire d’aucune erreur, n’ayant à nous préoc- 

euper dès lors que du fait. matériel. L'existence de l'érreur 
modifiera ces prineipes. 

L'erreur peut porter sur la chose mêmé, si, par exemple, j je 
livre à Primus le fonds A, et qu’il s’empare, au contraire, du 
fonds B. Dans ce cas, la possession du fonds À n’a point été 
tranamise ; celle du fonds B n’a été acquise qu'originairement. 
L’obstacle qui s'oppose à la fransmission de la possession du 
fonds A provient du désaccord des parties quant à ce fonds. 

L'erreur peut encore porter sur la chose d’une autre ma- 
nière , si, par exemple, l’une des parties a cru recevoir une 
chose autre que celle qui :lui était livrée. Dans ce eas, d’après 
les principes de la législation romaine, la possession n’était 
point acquise. « Si me in vacuam possessionem fundi corneliani 
miseris, dit Ulpien , ego pularem me in fundum sempronianum 
et in cornelianum iero, non adquiram possessionem, nisi forte in 
nomine tantum erraverimus , in corpore consenserimus ‘. » 

Cette opinion était celle de tous les jurisconsultes romains. 
La controverse ne portait que sur le point de savoir si celui qui 
avait livré avait dans cette hypothèse conservé la possession; 
Celse et Marcellus enseignaïent la négative en se fondant sur ce 
que le possession pouvait se perdre par la seule intention, sans 
qu’il fût nécessaire d’en irivestir un tiers ?. Ulpien, au contraire, 
pensait que celui qui avait livré la chose en conservait la pos 
session : il ne voyait dans la livraison qu'un dépouillement 
conditionnel subordonné à l'investissement de l’acheteur ; la 
condition faisant défaut , la possession n’était point pérdue. Sed 
non puio erranlem adquirere, ERGo nec amitlet possessionem, 
qui; quodammodo su8 CONDiTIONE recesstt de possessione °. 

Nous ne pouvons admettre aujourd’hui la théorie des juris- 
ConsaNes romains. Malgré l'erreur de celui qui a reçu la see 


: Fr. 34, pr. al. 2. 
2 Fr. 18, S 1. 41. 2. 

8 La même controverse existait entre Celse et Ulpien sur la translation de 
propriété (fr. 18. 12. 1; fr. 36. 41.1). La théorie d’Ulpien était sans contredit . 
plus rationnelle, au moins quant à la propriété; elle tenait plus compte de 
l'intention du tradens. Cependant il faut reconnaître qu’elle étaît contraire 
aux principes du droit romain. L'idée d’Ulpien l’aurait conduit à nier la 
translation de propriété dans le payement de l'indü, te qui n "aurait certes 

pas été accepté par les jurisconsultes romains. 


POSSESSION. — ACTIONS POSSESSOIRES. 359 


la possession doit lui être Poquee sinon à titre Dis du 
moins à titre originaire !. 

En effet, si indépendamment de toute tradition je m’empare 
d’un fonds croyant en occuper un autre, personne ne dira que 
cette circonstance m’empêche d’en acquérir la possession. 
Voici ce qui s’est passé : mon intelligence a été induite en er- 
reur sur l'identité de la chose; mais ce que je croyais , je l’ai 
crûü comme une réalité, et, en conséquence, j'ai, en fait, voulu 
purement et simplement , et non conditionnellement , possé- 
der la chose que j'avais sous les yeux. Ce développement 
de mon activiié qui s’en est suivi, quoique étant le résultat 
d’une erreur, n’en constitue pas moins une manifestation de 
ma personnalité, créatrice de la possession. Une fois ainsi 
posé sur la chose, je la possède; libre à moi, par la suite de 
l’abaudonner si je reconnais mon erreur, ou d’y rester quand 
même. 

Or la même chose, se passe quand l’erreur existe dans une 
tradition. Quoique j’aie cru posséder le fonds sempronien., en 
cultivant le fonds cornilien , il n’est pas moins vrai qu’en fait 
j'ai possédé ce dernier ; j’ai dirigé sur lui mon intention et mon 
activité dans le but de me l'approprier ?. + 

Nous avons dit ci-dessus que la possession était acquise en 
ce cas à titre originaire et non à titre dérivé, ce qui entraine 
comme conséquence pratique que la possession de celui qui a 
livré n’a point été transmise à celui qui a reçu la chose par er- 
reur, en ce sens que celui-ci troublé dans sa possession nouvelle 
ne pourrait point joindre à la sienne celle du précédent posses- 
seur, Ce point demanderait de longs développements et aussi 
quelques distinctions; mais comme il se rattache plutôt à la 
théorie de la nullité des contrats qu’à celle de la possession, ce 
n’est pas le lieu de le discuter ici ; nous nous contentons donc 
d’un simple renvoi ?, | | 

30. Terminons ce que nous avons à dire sur l’acte extérieur 
par un retour sur la théorie de notre ancien Foie et le système 
que M. de Savigny lui a Cpposé. 


3 M. Troplong reproduit cependant la doctrine romaine, ul de t I, 
n° 254. À 

3 En ce sens Marcadé, Prescript., art. 2228, n° 6 

3 On peut consulter, sur les effets de l’erreur dans les contrats, le com- 
mentaire de M. Marcadé sur l’article 1110. | 


360 DROIT CIVIL. 


Nos anciens auteurs avaient cru voir dans les écrits des juris- 
consultes romains différentes espèces de traditions. De là la di- 
vision des traditions en tradition réelle , tradition symboli- 
que, etc. *. M. de Savigny a prouvé que l'idée d’une tradition 
symbolique n'avait jamais été admise par les jurisconsultes 
romains. Les actes symboliques ne se rencontrent que dans ce 
qui touche au jus Quiritium; ils sont étrangers à ce qui pro- 
vient du droit des gens tels que les contrats consensuels et 
a fortiori à la possession qui est encore quelque chose de 
moins juridique. Cela posé, le célèbre jurisconsulte de Berlin 
substitue à la notion du symbolisme celle de la possibilité phy- 

’sique d’exercer un pouvoir sur la chose. Possibilité distincte de 
tout fait actif et qui doit se trouver dans toute acquisition de la 
possession. Partant de cette base, il entreprend de concilier et 
d'éclairer les différents textes de la matière ?. 

Nous avons déjà dit ce que nous pensons de cette opinion : à 
au point de vue rationnel, elle est éxacte si l’on veut la res- 
treindre à l’acquisition dérivée. Au reste, M. de Savigny n’a pas 
ignoré le reproche que nous adressons à son système, et qui 
lui avait déjà été fait par Hufeland. Mais, tout en reconnaissant 
l'importance pratique de l’observation, il persévère dans ses 
idées :. « Une telle distinction peut, dit-il, être admise, pourvu 
qu’on ne dE pas au principe HEeNS: mais à son appli 
cation . | 

En nous plaçant. maintenant au point de vue des juriscon- 
sulies romains, nous croyons que M. de Savigny est allé au delà 
de leur manière de voir. Ils ne paraissent point s’être élevés 
jusqu’à une notion abstraite du corpus considéré comme relation 
engendrant une possibilité d'action. L’idée première qu'ils s’en 
faisaient était celle d’une appréhension matérielle * ; la preuve 
en est que là où cette appréhension n’a point lieu, et où ils 
reconnaissent cependant la possession , ils disent qu’elle s’ac- 


* Pour plus de détails sur ce point, nous renvoyons au Traité de la pro- 
priété de Pothier, où toute cette doctrine est longuement exposée (n° 194, 
195, etc.).—Voyez aussi la critique de l’ancienne doctrine qu'a faite M. Trop- 
long dans son Commentaire de la vente {art. 1605 à 1607, n°° 269 à on 

3 M. de Savigny, Possession, sect. 2, &$ 14 à 19, | 

$ Ibid., p. 213, sect. 2, $ 18. Distinction qui nous échappe! 

» Dans la perte de la possession, ce mot (corpus) signifiait le fait par le- 
quel le possesseur s’éloignait de la chose, si c'était un HN! ou la reje- 
tait loin de lui, si c'était LL meuble. 


POSSESSION. —— ACTIONS POSSESSOIRES. 301 


quiert animo ; c’est par la même raison qu’on peut expliquer 
l'embarras de certains d’entre eux, que nous avons signalé en 
commentant le fragment 51, 41, 2. D’autres jurisconsultes 
semblent être allés plus loin. Là où on n’avait d’abord vu que 
l'animus, tout en reconnaissant la possession, ils ont découvert, 
à l’aide d’une analyse plus profonde, une appréhension faite à 
l’aide d’un sens autre que le toucher, la vue. Mais pour carac- 
tériser ce nouveau mode ils l'ont rapproché du mode primitif, 
en le comparant, pour les meubles, à un contact manuel ; pour 
les immeubles, à l’entrée dans le fonds *. Toutefois , ce n’était 
là qu’une assimilation ; les jurisconsultes romains distinguaient 
l’appréhension par le contact corporel de cette espèce d’appré- 
hension visuelle *. | . 
Deux cas où la doctrine de M. de Savigny semble plus se 
rapprocher des idées romaines sont ceux où la possession est 
acquise par la remise de la chose sub custodié accipientis, ou 
par suite d’un fait antérieur qui l'avait mise à sa disposition, et 
auquel vient s'ajouter l’animus domini. — Mais quant à ce der- 
pier cas nous avons montré que les jurisconsultes romains n’y 
voyaient point un fait constitutif du corpus *. — Quant au pre- 
mier, il faut reconnaître que l’idée renfermée dans la custodia 
rentre au fonds dans celle du célèbre jurisconsulte allemand. 
Toutefois, les jurisconsultes romains l’exprimaient par une 


dénomination particulière, tant il est vrai qu’ils attachaient au 


mot corpus une signification plus restreinte. 

Le reproche qu’on peut adresser au système de M. de Savigny 
(et ce n’en est un qu'au point de vue historique) c’est d’avoir 
formulé d’une manière scientifique, et en les rattachant à une 
dénomination uaique, des notions que les jurisconsultes romains 
sentaient plus qu'ils ne les définissaient théoriquement. Un point 


de vue que l’auteur du Traité de la possession a mis dans tout 


son jour, c'est qu'à Rome on n’a jamais considéré le contact 
corporel comme élément essentiel pour acquérir la possession. 

Ces souvenirs du droit romain et de notre ancien droit fran- 
çais n'ont plus aujourd’hui qu’une importance bhistorique au 
point de vüe de la génération des idées. Le Code a balayé les 


+ Fr. 9, 6 5. 41. 1. 
3 Fr. 79. 46. 3; fr. 18, S 2. 41. 2. 
3 Fr. 1,S 21. 41. 2. 

+ Y. ci-dessus, n° 27, C. 


LA 


362 DROIT PÉNAL. 


distinctions que l’ancienne jurisprudence établissait entre les 
différentes sortes de traditions, et ne reconnaît que des tradi- 
tions réelles dont l’élément fondamental est le pouvoir qu’elles 
donnent à une personne d’user et de disposer de la.chose. L’ar- 
ticle 1606, tout en parlant de tradition réelle par opposition à 
celle qui résulte de la remise des clefs ou du seul.consentement, 
n’a point cependant reproduit les expressions de tradition 
feinte, tradition symbolique, et permet de rattacher toutes les 
variétés de la tradition à l’idée unique que nous avons indiquée 
ci-dessus. : | -: LL. À MARINIER, 


(La suite à une prochaine livraison.) 


DE LA RÉOIDIVE. 
Par M. J. Tissor, Pre de philosophie à ls Facuité des lettres de ue 


SOMMAIRE. 


1. Ce qu'il faut entendre par récidive. 
2. La récidive, qu’on l’entende dans le sens siniase ou méciiqe, a été 
prise en considération de très-bonne heure. 
.3. Elle n’a pas été envisagée partout de même. 
4, Les différentes manières dont on la considère ne sont pas sans diMeultés. 
ÿ. Le surcroît de peine qui l'atteint n’en est pas exempt lui-même. — Dé- 
veloppement à ce sujet. — Thème à discussion. — Huit arguments : 
a) Si la récidive suppose un degré supérieur de perveraité? Consé- 
quences. 
b) Si la récidive est plus coupable comme telle que la complexité 
des délits 1$ 
_ €) Si la peîne qui ‘atteint la récidive, comme telle, ne tombe ne 
dans le vice non bis in idem? - 
_ d) Si l'élément moral du délit, en cas de récidive, peut motiver 
l’aggravation de la peine? 
e) Si l'indice qu'on prétend tirer de la réitération d’un délit prouve 
plus de dépravation morale que Ja diversité des délits chez un méme 
_ agent? | 


4 La complexité (ou la connexion, et surtout la composition) devrait bien 
plutôt attirer deux peines, ou une peine plus grave que la récidive, suivant 
la maxime fort applicable en ce sens: « Actiones præsertim pœnales, de eadem 
re concurrentes, alia aliam nunquam consumit. » L. Nunquam actions, 230, 
De divers. reg. juris, 


RÉCIDIVE. 303 


-f) Autres bizarreries découlant de l'aggravation de peine nine à 
- là récidive. 
. g) Si cette aggravation peut être motivée sur l’insuflisance de la 
peine pure et simpleP 
h) Sielle peut l'être sur l’intérêt public? 
6. Objection contre ces considérations. — Réponse. 
1. Difficultés d’un autre genre soulevées par la question de la récidive, 
8. Elles se retrouvent, partiellement au moins, dans l’histoire de la légis- 
lation criminelle. . 
9. Comment s'explique et s’excuse cependant l'aggravation de la peine en 
cas de récidive. 
10. Danger prochain de cette théorie. 
11. Moyen de le prévenir. 
12. Résumé. 


Le mot récidive signifie rechute. Mais il y a rechute dans le 
délit en général et dans une espèce particulière de délit. Ce 
second sens est le plus naturél. Pour qu'il y ait rechute, dans le 
sens le plus strict du mot, il faut donc que le nouveau délit soit 
de même espèce que l'ancien. Il faut, de plus, que la rechute 
soit certaine, c’est-à-dire que les délits aient été constatés ju- 
diciairement , qu’il y ait eu condamnation définitive’. Mais il . 
n’est pas nécessaire, évidemment, que la peine ait été subie. . 

Suivant Hérodote *, les Perses faisaient entrer dans l’estima- 
tion de la peine que pouvait mériter un crime, la conduite pas- 

sée du coupable; cette considération amenaït une peine on plus 
forte ou plus faible, ou mêmé un acquittement. | 

Aristote * était d’avis que la rechute mérite un plus grand 
châtiment. Puffendorf s’appuie sur ces autorités * et professe la 
même doctrine. 

Les lois romaines punissaient plus sévèrement le délit habi- 
tuel *. Il suffisait même dans le Bas-Empire et en matière reli- 
gieuse, deux circonstances à remarquer, de la récidive simple 
pour qu’il y eût habitude aux yeux de la loi *. Les relaps étaient 
traités plus rigoureusement que ceux qui tombaient pour la 
première fois dans l’hérésie ”. 


4 Le Code napolitain punit la récidive dans le cas même où un premier 
délit n’a pas été constaté judielairement. Ret. crit. de législ.,t. U, p.373ets. 

2 Héronor., 1, 13; VI], 194. 

3 Rhet., I, 14. 

L Droit de la nat. et des gens, VIN, 22. 

5 L. 28,6 3, D., De pœnis; L. 1, D., Dejure DANONE, etc. 

8 L. 3, Cod., De jure episc. 
TC. ad aboïend. 1, De hæret. 


364 DROIT PÉNAL. 


Les ésdluieus modernes, sans excepter l’empereur de la 
Chine, ont suivi les anciens sur ce point. Mais parfois ils chan- 
gent la nature de la peine, parfois ils l’aggravent seulement, 
soit en la portant à son maximum, en la doublant même, soit 
en y ajoutant des circonstances qui en accroissent la rigueur *. 
La récidive n’est considérée, dans ce dernier cas, que comme 
une circonstance aggravante, tandis qu’elle aurait la verlu, dans 
le premier cas, de changer la nature du crime. 

Le Code de Suède?, dans le projet du moins; ceux des Pays- 
Bas *, de l’Autriche *, de la Prusse ‘, de la Norwége, du Dane- 
mark *, de la Hongrie * , du Brésil £, ‘du canton de Vaud *, sont 
pour io sans changement de peine. 

- Il y a sur ces législations deux remarques à faire : 1° les 
unes, comme celles de la France, de l’Autriche et des Deux- 
Siciles, voient un cas de récidive dans les délits du même 
_ genre, quoique les espèces soient différentes; d’autres, au con- 
traire, ne voient de récidive qu’autant que les délits sont de 
même nature ; 2% les uns prévoient le cas où il y aurait plu- 
sieurs récidives, comme le Code de la Louisiane et celui du 
canton de Vaud, les autres ne s’arrêtent qu’à la récidive en gé- 
néral, sans tenir compte du nombre. Ce sont là des différences 
notables. 

Mais les dispositions les plus remarquables des Codes mo- 
dernes en. matière de récidive sont peut-être celles du Code 
badois. La peine propre à ce cas ne doit avoir lieu qu’autant 
que le nouveau délit est du même genre ou d’un genre avalogue 
au premier délit; et cela même, seulement quant à neuf classes 
de délits indiqués par la loi, -et qui ont paru au législateur de 
nature à dégénérer en habitude ‘ . 


4 GC. pén. français, art, 56-58. — Code des Deux-Siciles, art, 78-91. 

2 Revue élrang. et franc. de législ., etc., t III, p. 200. 

3 Jbid., t. IX, p. 965 et 966. 

+ Art. 37, n1et2; art. 42. 

8 Art. 52 et 46. 
. $ Sommaire des législat. des États du Nord, par ANGELOT. 

T Inst. jur. crim. hungar., par MATHIAS VACHETICH, p. 167. 

8 Art. 16 et 62. 

? Rev. de dr., avril 1844, p. 295. 

10 C’est-à-dire pour vol, escroquerie, faux par cupidité, usure, détourne- 
ment , brigandage, concussion; — crime de fausse monnaie et faux en ma- 
tière de papiers du trésor ; blessures faites avec préméditation, homicide et 


RÉCIDIVE. 365 


La peine de la récidive ne peut consister que dans une ag- 
gravation du premier châtiment; jamais elle ne peut s’élever à 
une peine d’un degré supérieur. De plus, le juge du second délit 
a la facullé de reviser un premier jugement qui aurait emporté 
condamnation. 

Cette dernière disposition est fort étrange. Ce singulier droit 
de révision , accordé par le législateur à un tribunal de même 
ordre, sur simples pièces sans doute, est une latitude inouïe. 
Les preuves, les témoignages peuvent être périmés ; la physio- 
nomie, par conséquent l’impression morale des débats, ne sau- 
raient être les mêmes. Et si cette révision conclut à la cassation 
pour simple vice de forme, quel pouvoir exorbitant'ne donne- 
t-on pas à un tribunal non moins sujet à l’erreur que celui 
dont il peut révoquer la sentence! 


Au surplus, ces conséquences pourraient être beaucoup plus 
fâcheuses si elles devaient aboutir à autre chose qu’à ne pas 
aggraver la peine réservée au délit pur et simple. À une époque 
plus reculée, et chez les peuples où le droit romain avait jus- 
que-là exercé moins d'influence que chez la plupart des autres 
peuples de l’Europe, l’aggravation légale de la peine pour cause 
de récidive était inconnue. Ainsi, en Danemark, les lois du 
Jutland furent les premières à punir la récidive, Jusqu’au 
XIII: siècle le législateur n’avait pas pris cette circonstance en 
considération :. 

Depuis les temps païens jusqu’au IX° siècle, la récidive dans 
le vol n’était punissable, chez cértains peuples slaves, qu’à la 
troisième fois. Elle entrainait le déshonneur, alors même qu’il 
y avait eu restitution, En Bohême, l’infamie encourue pour 
vol réitéré jusqu’à deux fois, emportait la perte du droit de pa- 
raître en justice. Encore faut-il noter que l’infamie jointe à la 
peine pécuniaire était une sorte de grâce, puisque le vol d’une 
chose importante était puni de la potence, alors même qu'il 


blessures graves faites en rixes, ou disputes avec violence; violence, viol de 
personnes au-dessous de l’âge adulte ou privées de sentiment, séduction 
d'enfants au-dessous de quatorze ans, débauche contre nature; — crime 
d'incendie, dégradation de propriétés par méchanceté, vengeance ou cupi- 
dité ; — braconnage ; — vagabondage et mendicité; — rébellion, violences 
publiques, sédition; forfaiture par motif de cupidité. (Tbid.) 


4 KoLDERUP-ROSENVINGE’ 8 Grundriss der dænischen Rechtsgeschichte etc., 
p. 222. 


366 DROIT PÉNAL. 


avait lieu pour la première fois. Mais comme il auraït été dan- 
gereux de faire perdre l’honneur pour peu de chose, et peut- 
être fort injustement, l’accusation de vol, en récidive surtout, 

n’était accueillie que sur un nombre déterminé de témoignages; 
si.ce nombre n’existait pas, quand même le fait eût été certain 
d’ailleurs, l’infamie n’atteignait pas le coupable. Plus le rang 
de l’accusé était élevé, plus le nombre des témoins devait être 
considérable *. 

Si le but de notre travail l'exigeait, nous aurions à recher- 
cher : 1° jusqu’à quel point est juste une loi qui, comme celle 
du royaume des Deux-Siciles, veut qu’il y ait une sorte de réci- 
dive dans le cas même où il n’y a pas eu de première condam- 
nation *; 2° quelles combinaisons amène le.principe admis par 
le Code pénal français, que la récidive légale a lieu encore 
dans le cas où les délits ne sont pas de même nature, et quelles 
doivent être les conséquences pénales de ces combinaisons 3 
3" gourquoi, punissant la récidive, certaines lois ne punissent 
pas la double, la triple, etc. récidive; 4° enfin si la récidive 
simple peut mériter une peine d’un degré supérieur* ou celle 
du double *. Mais toutes ces questions deviendraient superflues 
si l'aggravation de la peine en cas de récidive était peu soute- 
nable en équité. 

Sans affirmer une supposition qui semble ‘être condamnée 
par le sentiment universel, et par la pratique de la plupart des 
peuples , nous avons cependant cru devoir développer les rai- 
sons qui semblent militer en faveur de la peine pure et simple, 
même en cas de rechute. . | 
_ Disons tout d’abord qu’au point de vue du sentiment nous 
inclinerions à voir dans le récidif 5 une plus grande culpabilité. 


2 Macreiowsri, Slavische Rechtsgeschichte ete., t, II, p. 160. 
. 4 Art. 85. — Mais aussi le Code napolitain distingue entre la FÉIARe et la 
réitération. Niccozo Nicoini, op. cit., p. 30. 

3 Code pénal français, art. 56. 

* Ou celle du double, par exemple, comme dans les lois lombardes, repre- 
duites plus tard dans -les statuts de plusieurs républiques du moyen âge. 
CANCIANI, Leges barbaror. antiquæ, etc., t. I, p.72, col. 1. — Le Code pénal 
français est aussi dans ce cas, art. 56, 57, 58. 

5 Le motest français ; quoique moins en usage que celui de récidiviste, il est 
beaucoup plus dans l’analogie de notre langue. Récidiviste est régulièrement 
l'adjectif qui correspond à récidivisme, comme socialiste correspond à socia- 
lisme. Récidif, au contraire, est dans la même analogie avec récidive que 


RÉCIDIVE, 367 


Sous ce rapport , nous nous trouvons d'accord avec la plupart 
des législateurs et des criminalistes philosophes. Mais la ré- 
flexion nous semble soulever les nombreuses difficultés sui- 
vantes : 

1. Si la récidive est une circonstance aggravante, parce 
qu’elle suppose, dit-on, un degré de perversité de plus, pour- 
quoi une double récidive ne serait-elle pas une circonstance 
plus aggravante encore, et ne devrait-elle pas être punie, comme 
le veulent très-logiquement certains législateurs, de peines su- 
périeures à celles qui sont réservées à la simple récidive? 

Serait-ce parce que plus les récidives se multiplient, plus 
l'habitude du mal s’invétère, et que, moins l’homme est libre, 
moins il est coupable? L’ivrogne éprouve beaucoup plus de 
peine à ne pas s’enivrer quand il en trouve l’occasion; il y est 
entraîné bien plus fortement que l’homme qui a des habitudes 
de sobriété. La vertu de celui-ci peut ne rien lui coûter; elle 
peut même être un besoin pour lui; tandis que celui-là peut 
gémir de sa faiblesse, en souffrir, tout en y cédant après avoir 
essayé de la combattre. Où sera la vertu? Du côté du délin= 
quant, on est obligé d’en convenir. 

Mais on fait, avec Puffendorf, de l’habitude même un délit, 
sous prétexte qu’il n’aurait pas fallu la contracter. — Cela est 
facile à dire. Sans disputer sur les débuts du vice, sur les pen 
chants divers plus ou moins prononcés, sur les positions diffé- 
rentes où se trouvent les hommes, sur les divers degrés d’in- 
clinaison de la pente du vice, suivant les circonstances, etc., 
ne peut-on pas soutenir avec assez de vraisemblance qu'il n’est 
pas équitable d’imputer à crime toutes les mauvaises consé- 
quences possibles d’une funeste habitude qui se contracte, au 
moment et par le fait seul qu’elle se contracte, de la même ma- 
nière précisément que si toutes ces conséquences criminelles 
étaient d’abord commises avec une pleine liberté? Non, elles . 
ne sont pas voulues dès le début de l’habitude, puisqu'elles ne 
sont pas même prévues. Une fois l’habitude contractée, ces 
conséquences mauvaises sont voulues sans doute, mais sous 
l'influence tyrannique de la passion. | 

Si ce sont là les raisons qui ont fait fermer les yeux à la plu: 


craintif avec crainte, hâtif avec hâte, pensif avec pensée, etc. La terminaison 
1f indique plutôt l'habitude et la faculté; la terminaison iste la qualité de 
savant, de sectaire, etc. 


368 DROIT PÉNAL. 


part des législateurs sur les récidives multipliées, nous le con- 
cevons ; mais nous ne pouvons pas les trouver conséquentes si, 
d'accord avec le Code de Justinien, ils regardaient déjà la réci- 
dive simple comme une habitude. Ou ne punissez pas lhabi- 
_ tude, ou punissez-la. Mais si c’est bien elle que vous punissez, 
soyez d'autant plus sévère qu’elle se montrera plus persévé- 
rante. Et alors, loin de vous laisser vaincre par elle, armez- 
vous de rigueurs toujours croissantes. Si ce n’est pas elle, au 
contraire, que vous prétendez frapper, ne voyez donc plus que 
chaque délit en lui-même, et ne parlez plus de récidive. 

2. Une autre contradiction, c’est qu’il vous plaît de ne voir 
qu’un délit dans une foule de cas où il y en a plusieurs, et vous 
n’appliquez qu’une seule peine sous prétexte que les autres ne 
sont que des circonstances aggravantes. Ici, au contraire , un 
délit qui a été commis, il y a plus ou moins de temps, des 
mois, des années ; qui a été expié, vous le faites revivre, tout 
effacé qu’il est du livre de la justice , pour y trouver un pré- 
texte de sévir plus fortement contre le délit nouveau! Dans un 
cas, vous ne punissez pas tel délit parce qu’il est conjoint; 
dans un autre, vous le punissez doublement parce qu’il est isolé, 
disjoint! Je dis que vous le punissez doublement, puisqu’en 
effet il a été puni déjà, et qu’il devient encore par une sorte 
de connexion forcée, le prétexte d’un plus grand châtiment à 
l'égard d’un second délit. Vous ne voulez pas voir la connexion 
quand elle existe, ou vous n'en tenez qu’un compte secondaire, 
tandis que vous l’opérez violemment quand elle n'existe pas, 
pour avoir occasion de vous montrer plus rigoureux. 

3. Ce n’est pas, dit-on, le premier délit qui se trouve ainsi 
ressaisi; ce n'est pas non plus le second , qui n’est pas plus 
grave en lui-même que le premier. Qu’est-ce donc que vous 
punissez alors? C’est, dites-vous, l’excès de perversité, un plus 
haut degré de méchanceté, qui se trahit par le fait seul de la 
récidive. C’est là votre raison capitale, en voici l’apprécia- 
tion : 

a) Vous convenez que vous ne devez point punir les inten- 
tions, la volonté, les désirs, quelques répréhensibles qu’ils 
soient moralement. Ces faits internes ne sont pas en eux-mêmes 
des délits, bien qu’ils soient des péchés. Sans doute, on ne doit 
_ punir que les délits commis avec intention, avec connaissance 
légale de cause; mais vos lois n’exigent rien de plus; elles ne 


RÉCIDIVE. 369 


s’occupent pas du degré de la volonté, du désir, de l’intention. 
Elles ne pourraient le faire alors même qu’elles le voudraient. 
Il suffit donc, pour qu’il y äit peine applicable, qu’il y ait im- 
putabilité légale. Le surplus des sentiments de l’agent est aban- 
donné à son for intérieur ou au jugement de Ja divinité, qui 
seule est capable de l’apprécier avec une parfaite justesse. 
Qu'est-ce donc que la loi punit en général? Quelle est la seule 
chose qu’elle doive punir ? Le préjudice occasionné par un acte 
imputable, la lésion actuelle d’un droit acquis. : 

C’est donc la matière du délit volontaire qui est la mesure de 
la peine et nullementle degré de méchanceté daus l'intention *; 
autrement, je le répète, vous frappez ce qui n’est pas un délit; 
vous oubliez le droit pour la morale, vous vous trompez de 
mission ; vous tombez en contradiction avec vos propres théo- 
ries sur la tentative, théories où vous avez parfaitement reconnu 
qu'un crime conçu, projeté, à l’état de résolution pure et simple, 
à l’état interne , n’est pas susceptible d’être puni, alors même 
qu’il vient à se trahir par des faits d’ailleurs innocents en eux- 
mêmes. | 

b) Prétendre mesurer le degré de méchanceté, et non sim- 
plement l’acte méchant, et au degré où cette dc hencelé se ré- 
vèle par ce qu’elle contient d’attentatoire aux droits d’autrui, 
c'est oublier que la justice criminelle n’a pas pour objet la ré- 
tribution du mal physique pour le mal moral, qu’elle ne repose 
point non plus sur le principe de l’expiation'; ces principes 
erronés ont été désavoués ; ils ont dù l’être. La justice humaine, 
en matière pénale, est la rétribution du mal physique pour le 
mal physique méchamment occasionné, dans la mesure permise 
par la justice ou l’égalité, ou dans une mesure inférieure, puis- 
que la société a le droit de remettre une partie de la peine qu elle 
pourrait justement infliger. 

c) Elle n’est. donc pas tenue à une stricte rétribution , à à la 
justice absolue; cette justice pousserait d’ailleurs à l’atrocité. 
Ce n’est donc pas non plus au nom d’un semblable principe | 
que vous pouvez réclamer un surcroît de sévérité dans la peine 
qui, va frapper le récidif. Autrement votre législation serait 
mille fois surprise en défaut, mille fois elle mériterait le re- 


1 Sauf le bénéfice des circonstances atténuantes, qui n’est point en cause; ; 
il ne s’agit ici que d’une chose, de savoir si la récidive peut être une circon« 
stance aggravante. 


XIVe r4 


” 8370 : DROIT PÉNAL, 


proche de manquer à la justice, particulièrement lorsqu'elle 
laisse cumuler les délits sans cumuler les peines. 

d) Vous punissez l’excès de perversité dans la récidive! Et 
moi, je vous dis que cet excès peut n’être qu'imaginaire. En 
effet, tel individu qui commet un premier délit peut être pas- 
sible déjà du maximum de la peine, tandis que le second délit, 
s’il était seul, ne serait passible que du minimum. Vous voyez 
à un surcroît de perversité! Moi, j'y vois, malgré la récidive, 
‘un amendement. Et cet amendement est d’autant plus considé- 
rable que la passion pourra être devenue plus forte par l’habi- 
tude, que le besoin serait plus pressant, etc. Qu’on se rappelle 
ce qui a été dit d’abord au sujet de l’habitude. 

L’habitude! Punir lhabitude! Y pense-t-on? Il y a trois 
choses dans l’habitude active : le fait extérieur ; le mouvement 
interne qui y porte avec plus ou moins de force par suite de la 
_ réitération plus ou moins fréquente de l’action, espèce de mou- 
vement automatique; puis enfin, pour ceux qui jugent, l’édentité 
et la succession de ces actes comme élant de même nature, 
comme s’enchaînant dans le temps, comme ayant des causes 
particulières psychiques et organiques profondes, peu connues. 
Or, je le demande, où est ici cette perversité dont on parle, pu- 
nissable pour elle-même, ou parce qu’elle se trouve suivie d’un 
acte dommageable? Est-ce dans-le fait extérieur? Non, il est 
par lui-même dépourvu de toute moralité. Est-ce dans l’impul- 
sion interne? Non, elle n’est pas légalement imputable ; elle 
ne l’est pas même moralement en tant que mouvement automa- 
tique ou habituel proprement dit. Est-ce dans ces jugements, 
ces abstractions qui nous distinguent des animaux et qui 8n= 
gendrent la notion de l'habitude? Bien moins encore, puisqu’ug 
tiers peut les porter fort impunément. Il n’y a cependant pas 
autre chose dans l’habitude. Faites encore la part de l’intelli- 
gence, de la passion, de la liberté, vous ne trouverez rien là qui 
soit un délit, rien en soi de Hurissable: | 

L'habitude n’est donc pas punissabla en elle-même. 

Le serait-elle parce qu'elle serait accompagnée d’un- acte 
dommageable? Eh quoi ! cette connexion par elle-même serait 
un crime | 

C'est donc l’acte injustement dommageable qui peut seul, qui 
doit seul être PUR » et pour autant qu’il est nuisible, Voilà le 
vrai. 


RÉÇIDIVE. 374 


. 4. On insiste et l’on prétend qu’il ÿ a deux choses dans un 
délit, deux éléments, l’un matériel et l’autre moral, et que c’est 
le second qui doit servir de base à la peine. — J’accorde bien 
la première de ces propositions, mais je nie la seconde. Indé- 
pendamment des raisons déjà alléguées plus haut, je ferai rer 
marquer que l’on se méprend sur le rôle que doit jouer en droit 
criminel l’élément moral. On ne voit pas que la justice humaine 
ne peut et ne doit s’occuper à cet égard que de la question de 
savoir si le fait a été volontaire et suffisamment éclairé, mais 
que la question du degré de la volonté, des motifs de cette vor 
lonté, ne peut être prise en considération pour aggraver la 
peine, du moment qu’il y a intelligence suffisante ou présumée 
telle, S'il fallait tenir compta des motifs divers, moralement 
innocents, moralement bons même, au péint de vue de la aon- 
science individuelle de Pagent (et quel est celui qui, en défini- 
tive, ne juge pas par sa propre conscience?), il n'aurait pas 
fallu écarteler Jean Châtel, ni Ravaillac, ni Damiens, niles autres 
fanatiques, mais tout au plus les enfermer. Ce n’est pas l’exé- 
cration de la postérité qu’ils auraient méritée, mais les palmes 
et les honneurs du martyre. Voilà cependant à quelles çonsé- 
quences aboutit Le principe que la peine doit être le suite del’im- 
moralité subjective de l’action et du degré de cette immaralité. 
: Prétendrait-on par hasard que la moralité de cette actian na 
doit pas être prise de la conscience de l'agent, mais de celle 
du public ou des juges? D’abord on sortirait de l’hypothèsg; 
ensuite on se placerait sur un terrain qui, pour être pouyeal, 
ne serait pas plus tenable. Il y aurait premièrement une injus- 
tice souveraine à punir, au nom de la morale, des actes dont 
on mettrait cependant de côté la seuJe chose qui leur donne un 
caractère moral, l'intention de l’agent. Il faudrait, en second 
lieu, admettre alors que la conscience da l'individu n’est point 
une règle d’actian qu’il soit pbligé de suivre, et que si l'opinion 
(et quelle opinion!) lui suggère un crime, il peut la commettre 
en toute conscience, quelle que soit sa propre manière de voir. 
Comment se ferait-il encore qu’il y eût une morale publique 
s’il n’y avait pas de conscience morale individuelle? Cette hy- 
pothèse, on le voit, sapa la morale dans ses derniers fonde- 
ments, et renverse ainsi le principe qu’on voudrait établir, à 
savoir, que la peine et son degré doivent être la conséquence 
de l’élément moral qui se rencontre dans le délit. 


3172 DROIT PÉNAL. 


En résumé, c’est oui ou c’est non; si c’est oui, outre que vous 
entreprenez sur les jugements de Dieu, que vous tentez l’im- 
possible, que vous tombez dans l’arbitraire , que vous confon- 
dez des sciences pratiques fort distinctes, vous donnez un 
blanc-seing au fanatisme de toutes les couleurs ; si c’est non, 
vous succombez sous le poids d’une contradiction. 

Nous ne sommes nt le seul ni le premier qui ayons aperçu 
ce danger. M. de Rotteck dit très-bien : « C’est une témé- 
» rité de déterminer le degré de la peine d’après des rai- 
» sons morales , et une témérité dix fois plus grande de pré- 
» tendre donner à une pareille détermination la vertu d’une 
» loi juridique, par conséquent une autorité extérieurement 
» répressive (Zwangsweis zu handhabende Giltigkeit). Il est 
» absolument impossible ici d'arriver à une vue claire, incon- 
» testable, et d’une valeur objective; c’est donc ouvrir toutes 
» les portes à l’arbitraire le plus déplorable chez le législateur 
» et le juge, que de déterminer les peines d’après une estima- 
» tion morale, » 

Ge n’est pas à dire que la morale ne doive pas être respec- 
tée dans les lois pénales, dans le choix des peines comme dans 
leur degré; mais ce n’est là qu’une barrière, un principe né- 
gatif, et nullement le principe positif qui sert de base à la pé- 
nalité. Ce principe, suivant le même auteur, est celui d’une 
juste rétribution, c’est-à-dire, d’une rétribution proportionnée à 
la gravité du délit, gravité qui s’estime par le mal occasionné 
volontairement. Ce n’est pas là, dit-il, la loi du talion, absolu- 
ment pas : le talion se règle sur. le fait sans le comprendre; le 
principe de la rétribution proportionnelle est lui-même subor- 
donné à celui de la justice, et ne sert qu’à déterminer la nature 
et la mesure de la peine sous la direction du principe de jus- 
tice. Ces deux principes doivent toujours être réunis*. 

Cette doctrine est, comme on voit, celle que nous professons. 

5. Qui n’aperçoit une autre contradiction encore dans Île 
principe que nous combattons ? Si la récidive ne doit être 
punie plus sévèrement que parce qu’elle est un indice d’une 
plus grande perversité, que va-t-il arriver ? C’est que partout 
où cet indice se révélera, il faudra punir ainsi. 


1 Lehrbuch des Vernunftrechts ete., t. IIT, p. 236. 
2 Ibid., p. 231 et suiv. 


RÉCIDIVE. 313 


Or, il faut en convenir, celui qui commet plusieurs forfaits 
de différentes natures, n’a pas même pour lui Pexcuse de cette 
sorte d'habitude qui tient à la perpétration d’un délit de même 
espèce : il n’y a plus ici que l’habitude du genre, mais pas 
celle de l'espèce. En sorte que si l’on admet avec quelques lé- 
gislations le principe, que la récidive n’est un cas d’aggrava- 
tion qu’autant qu’elle a lieu dans l’espèce et non dans le genre, 
un individu pourrait épuiser dans sa conduite toutes les caté- 
gories de crimes enregistrées dans le Code pénal, sans être 
punissable d’un surcroît de châtiment pour cause de récidive, 
alors même qu’il aurait choisi dans chaque espèce le cas le 
plus grave. À côté d’un pareil saint pourrait se trouver un 
malheureux récidiviste qui n’aurait de sa vie commis que deux 
délits, et des moins qualifiés, et il serait cependant jugé assez 
perverti pour mériter le maximum de la peine affecté à son 
délit, et peut-être encore le double de ce maximum, et peut- 
être même une peine supérieure et d’une autre nature ! O jus- 
tice ! sainte justice ! que deviens-tu entre les mains des juris- 
consultes si inviolablement attachés à la morale ! Et la morale 
elle-même n’aurait-elle pas aussi quelque raison de se plaindre ? 
C’est ainsi qu’en confondant ces deux sciences on les dénature 
l’une et l’autre, on corrompt le droit par la morale et la morale 
par le droit. 

6. Veut-on voir d’autres déplorsbles Histeies sortir du 
système de l’aggravation pour cause de récidive, surtout dans 
le système où il n’y a de récidive aggravante qu’autant que le 
délit est de même espèce, de même dénomination, ou de même 
catégorie de grenre aux veux de la Lu ? Ea voici Ve 
encore : | 
a) Un voleur a été dent une ns fois au marimum. 
Une seconde fois, son vol est plus grave, moins excusable : 
maximum encore par conséquent. Je ne m’occupe plus du côté 
moral de la question ; mais je me demande où est l’aggravation 
dé la peine par suite de la récidive. Je pourrais demander aussi 
ce que devient la logique. 

b) Un autre individu assassine d'abord ; plus tard, il vole !. 


1 On me répondrait peut-être par l'article 57 du Code pénal ; mais outre 
“que je n’ai point affaire à une législation plutôt qu’à une autre, je répli- 
-Querais que la disposition de eet article est contraire au principe qui veut 
que la récidive n’ait lieu que pour des délits de la même espèce. 


374 DROIT PÉNAL. 


Pas de récidive, pas de maximum cette fois. Mais un autre 
encoré qui n’a pas assassiné, qui n’a fait que voler, même 
peu de chose, et dans des circonstances telles, qu’en vérité il a 
fallu la loi, ét uné loi stricté pour le condamner, volera de 
nouveau et dans les mêmes circonstances. Cette fois il y a ré: 
cidive ; et quoiqué son vol soit plus excusable que celui de 
l’éutre voleur, quoiqu'il n’ait jamais trempé ses mains dans le 
sahx, il séra Condamné au maximum ! le tout au nom de la 
moralé et parcé qu’il est plus pervers! | 

c) Un troisième est récidiviste, sans doute; mais il & droit, 
d’ailleurs, à des circonstances atténuantes. Voilà le juge plus 
ermbarrassé que l’âne de Buridan. Dirait-on bien comment il 
pourra appliquer le maximum et 18 minimurn tout à la fois? Il 
s’en tirera, sans doute, par un juste milieu. Mais un peu d’in< 
justice et uñ peu de justice, par malheur, est éncore dé l’injus- 
ticée. Que fera-t:il donc? Je sais bien ce qu’il y aurait à faire 
dans hotre législation , par exemple, si l’article 56 n'existait 
pas, et le juge ne serait pas plus embarrassé que mot. 1l lé féra 
tire, sans doute; au nom de l’article 4631; et du principe 
favores sunt ampliandi : mais l’in dubio abstine, qu’en fera:t-il? 
H ne peut pas ne päs juger. Il complétera l’in dubio en ajoutant 
sk agere non necesse eët; c’est du moins ce que nous ferions, 

7. On se fonde encore sur l'insuffisance démontrée de là 
peine soufferte, puisqu'elle n’a pas corrigé le récidiviéte. — 
Cet argument est An des plus faibles, des plus faux et des plus 
odieux: 

a) La peine n’a pas rilouent pour but essentiel de corrigeh 

.b) Elle aurait pour büt de corriger qu’elle ne pourrait encorè 
dépasser la juste mesure marquée par la gravité même du dé: 


* 4 La Cour de cassation a varié à ce sujet : arr. cass. 3 février 1814 (Bud, 
n°11); arr. cass. 22 septembre 1820 (Bourguignon, t.Ill, p. 48); 2 février 1827 
(Bull., p. 25). Pourquoi cette dernière jurisprudence, qui étend le bénéfice 
de l’article 463 aux cas des articles 57 et 58, ne profiterait-elle pas également 
aux cas de l’article 56? C’est cependant ce qui semblerait n’être pas d’après 
MM. HéuE et ChauveAu, t. I, p. 308, 2° édit. Nous pensons néanmoins le con- 
traire, et, nous fondant sur la nature des choses, nous raisonnons à fortiort 
des dispositions des articles 57 et 58 à celles de l’article 36, et nous arguons 
dés paroles du rapporteur à la Chambre des députés, lors de la révision du 
Code pénal en 1832. — V. Théorie du Code pénal, p. 818 et 340; ouvrage 
d’ailleurs excellent , d’un esprit vraimènt philosophique, et où nous nous 
sommes inspiré plus d’une fois. 


RÉCIDIVE, 375 


lit, aux yeux de ceux qui admettent que la justice doit servir à 
mésurer la peine, en ce sens que la peine ne peut excéder cette 
mesure, alors même qu’elle peut rester au-dessous. 

c) Si l’on admet, sans celte restriction voulue par la justice, 
que la peine doit être portée au degré nécessaire pour corriger 
le coupable, qu’elle n’est censée suffisante qu’à cette condition, 
voici les belles conséquences qui découlent de cet équitable 
principe. 

Il faudra élever vos peines , non-seulement au max Ïmum ; 
comme vous le désirez, mais à un degié quelconque, jusqu’à 
la peine de mort s’il y alieu; et cela pour tout délit réitéré 
quel qu’il soit, fût-ce la plus légère contravention. Acceptez- 
vous ces conséquences, vous qui blâmez déjà, non sans raison, 
la sévérité de vos propres lois, mille fois plus indulgente ce- 
pendant que votre principe? 

Ce n’est pas tout, il faudra que vous éleviez toutes vos soie. 
dans l'application, même pour le cas où elles sont violées pour 
la première fois. En effet, quiconque viole la loi n’est point 
suffisamment effrayé de la peine qui l'attend. Cette peine n'est 
donc pas suffisante. 

Direz-vous qu’elle le sera peut-être quand il l’aura endurée, 
ét qu’il la connaîtra mieux? Je l'accorde, mais je vous prie d’être 
conséquent. Qui vous dit que la même peine, endurée une se- 
conde, une troisième fois, ne sera pas suffisante aussi pour pré- 
venir une nouvelle rechute? Vous supposez le contraire, parce 
qu'elle n’a pu contenir une première fois le coupable, et qu’il 
- est à présumer, dites-vous , qu'elle n'aura pas plus d’empire 
une seconde fois que la première. Cette présomption ne me 
semble point légitime, d’abord parce qu’une peine devient 
d’autant plus intolérable qu’elle est plus réitérée, à moins 
qu’elle ne perde, par l'habitude de la supporter, toute son effi- 
cacité. : 

Cette présomption a un autre tort encore, c’est d’en être une. 
Il est pas juste de punir préventivement ou pour un délit qui 
n'est pas commis. On tombe alors dans le faux système qui 
place la défense préventive ou la peine anticipée à la base du 
droit criminel. On convertit toute la lécislation pénale en ne 
contre des suspects. 

‘ I est inutile de répondre que cette icon n’a lieu que 
contre lés récidivistess car elle est légitime , même à leur 


376 DROIT PÉNAL. 


égard, ou elle ne l’est pas. Si elle ne l’est pas, pourquoi cette 
iniquité ne pourrait-elle pas également s’étendre à d’autres? Si 
elle l’est, qui donc aurait le droit de s’en plaindre, et à quoi 
bon dès lors une distinction? 

Mais non, encore une fois, il n’est pas juste de punir un délit 
possible, un délit même probable. Et c’est ce que vous faites 
cependant lorsque vous fondez l’aggravation prise de la réci- 
dive, sur la crainte d’une rechute nouvelle, sur un défaut sufñ- 

sant de correction. 

Notez, en outre, que si vous faites entrer l'exemplarité dans 
le but des peines , il faudra les élever par cette raison encore 
contre tous les délinquants qui seront à leur début ; car il sera 
prouvé par le fait que l'exemple n’a pas été assez frappant. Et 
alors dans quelle voie de terreur n’êtes-vous pas engagés et 
jusqu'où ce système d’atrocité ne vous conduira-t-il pas? 

8. Tout à l’heure c’était l'intérêt de l'individu, sa moralité 
qu’on alléguait, son inimoralité plutôt; à présent, c’est l’in- 
térêt public, la sûreté commune qui, dit-on, n’est pas suff- 
samment sauvegardée sans cette aggravation de peine. 

Mais encore une fois si cette sûreté est la mesure de la peine, 
soyez doac atroce, draconiens , vous serez peut-être plus as- 
surés de votre fait. Je dis peut-être ; je devrais dire qu'il n’en 
est rien, puisqu'il est prouvé par les faits, comme par l’ana- 
Jyse du cœur humain, que plus une législation est cruelle, plus 
elle est détestée, plus les mœurs sont féroces, plus les lois sont 
méprisées, plus il y a de scélératesse. , 

Faut-il donc tant de paroles pour établir que la peur n'est 
pas la base légitime du droit de punir? Prenez toutes les pré- 
cautious propres à vous rendre la sécurité, mais que ces pré- 
cautions n’aillent pas jusqu’à frapper des délits encore ima- 
ginaires, si probables qu’ils puissent vous paraître. 


La sûreté publique (je ne dis plus la sécurité) n’est pas même. 


la mesure de la peine, sans quoi il faudrait punir d’autant plus 
fortement que le délit serait plus probable, parce qu’il est plus 
commun , alors même qu’il serait peu grave en lui-même. Or il 
Mb en pas à la société de punir ainsi en raison du nom- 
bre, abstraction faite de la gravité; car c’est alors punir un in- 
dividu non- seulement pour son propre méfait, à lui, mais en- 
core pour le méfait de ses concitoyens. Qu'on élève la peine si 
elle est susceptible de l'être, c’est-à-dire si elle n’est déjà pas 


—_ 


"RÉCIDIVE. 377 


proportiontiée à la gravité du délit, mais qu’on ne voie point 
une gravité supérieure dans une sorte de maladie endémique 
qui rend le délit contagieux. Si c’est là un mal, il doit être 
guéri par d’autres moyens mieux en rapport avec la véritable 
cause du mal. 

Voilà les grands torts, au moins apparents, de l’aggravation 
prise de la récidive. Un célèbre criminaliste, Carnot, avait déjà 
fait remarquer qu’il n’est pas juste de se rappeler qu'un premier 
délit a été commis et d'oublier qu’il a été puni, que d’ailleurs 
un premier délit n’est point une circonstance d’un second; 
qu’infliger à celui-ci une peine plus grave à cause de celui-là, 
c’est violer la maxime non bis in idem :. » 

Toutes ces considérations ne nous semblent sujettes qu’à une 
seule difficulté sérieuse, celle de savoir comment on les conci- 
lierait, d’une part, avec les circonstances atténuantes ou aggra- 
vantes prises du caractère moral de l’agent ; d’autre part avec 
Ja peine qui atteint la tentative, même dans le délit manqué. 

Cette objection n’est cependant pas insoluble. On peut dire 
relativement à la première difficulté : 

1° Qu'il est bien permis de tirer de la moraliié présumée du 
sujet des motifs d’atténuer sa peine, puisque la peine propre- 
ment dite, et surtout un certain degré de peine, n’est pas d’o- 
bligation pour la société qui l’impose. 

2° Que les circonstances de cet ordre qui paraissent aggra- 
vantes devraient toujours être écartées, et le degré de la peine 
n'être déterminé que d’après la douleur ou le préjudice occa- 
sionné, la difficulté ou l’impuissance où était celui qui en a 
souffert d'y échapper. Cette manière d’envisager le délit dans 
toutes ses circonstances et ses effets relativement à celui qui 
en souffre, conduirait tout aussi sûrement au maximum de la 
peine que les considérations morales d’un autre genre. Tout 
serait donc concilié, et l’on ne serait pas exposé à faire de la 
vengeance en rendant la justice. 

Les mêmes principes nous conduiraient à ne punir dans le 
délit tenté, manqué, etc., que le mal commis réellement, et 
jamais l'intention, ni Ja préparation, ni l'exécution inoficusive 
en soi. Mais on pourrait considérer comme un mal punissable 
Ja frayeur occasionnée, le trouble et l'inquiétude jetés dans l’es- 


. 4 Comment. du Code pénal, t. I, p. 162. 


3178 | DROIT PÉNAL. 


prit de celui contre qui la tentative aurait eu lieu, l’alarme ré- 
pandue au dehors, en un mot tout le mal qui a été fait réelle- 
ment. De celte manière encore, la tentative suspendue ou 
empêchée par une puissance étrangère (délit tenté ou manqué) 
serait punie dans sa juste mesure, et l’on ne dns pas 
dans de subtiles et dangereuses distinctions. | 

Quoi qu’il en soit, il y a d’autres questions fort ponte à 
décider dans la récidive : 1° Le temps ne fera-t-il rien à l’affaire, 
ou ne sera-t-on réputé récidif qu’autant qu’il y aura rechute 
dans un intervalle de temps déterminé? 2° Sera-t-il encore 
indifférent d’avoir entièrement subi sa peine, ou de ne l’avoir 
subie qu’en partie, ou de l’avoir prescrite ? 3° Suffira-t-il même 
de l’avoir méritée, et d’avoir prescrit l’action publique? Quel 
sera éhfin le surplus de la peine affectée à ce surplus de culpa- 
bilité? 

On sent toute l’importance de ces questions. Si par exemple 
on fixe une durée de gix mois, d’un an, etc., passé lequel temps 
un individu n’est plus exposé à se voir condamner plus sévère- 
ment pour cause de récidive; il s’ensuivra que célui qui sera 
assez habile, assez maître de lui-même pour attendre que cet 
intervalle de temps soit expiré, pourra récidiver impunément 
tant qu’il voudra, quant à la circonstance aggravante du moins; 
tandis qu’un autre plus faible, plus excusable, ayant peut-être, 
èn somme, récidivé moins de fois, sera cependant puni plus 
fortement, quoique moins coupable. Nouvelle raison de renon- 
ver à se prévaloir de l’état moral de l'individu dans ce système, 

Où a varié beaucoup sur cette question de temps. Le tort est 
peut-être d’avoir voulu la résoudre. Il aurait au moins fallu alors 
appeler l'attention du juge sur la question dé savoir si l’indi- 
vidu qui n’a pas récidivé dans le délai voulu a pu où n’a pas pu : 
faire autrement. Il est vrai qu’on ne peut conclure de cette heu- 
feuse impuissance qu’il y aurait eu récidive dans le ces con- 
traire; mais c’est peut-être aussi une raison d’être moins sévère 
pour céux qui ont succombé plus tôt à une tentation de tous les 
jours et de tous les insfants. : ee 

D'un autré côté, ne rien décider en fait de temps, c'est s’ex- 
poser à faire perdte le fruit de tous les efforts qu’a pu déployer 
. ün coupable pour ne pas retomber plus souvent. Ce n’est là, 
il est vrai, qu’un mérite moral négatif, qui n’est pas toujours 
très-évident, et que la société n’est point tenue de récompenser. 


RÉCIDIVE. 979 


fl vaut donc mieux, en définitive, que le législateur garde le 
silence à cet égard, ét qu’il abandonne ce côté de la question 
À la conscience du juge. 

Quel que soit le temps qui sépare un premier délit d’un se- 
cond délit de même nature, la présomption du changement 
moral est démentie par le fait ; et dès qu’oû est sur la mauvaise 
pente de ce genre d’aggravation, il faut avoir le courage de s’y 
tenir, et de puhir une récidive comme telle, si tard qu’elle puisse 
venir. Il y aurait dé fortes raisons morales à l’appui de cetté 
thèsé, mais ce seraietit des raisons morales seulement. 

* S'il est indifférent, pour être condamné comme récidif, d’a- 
voir subi entièrement sa peine, ou de ne lavoir subie que par- 
tiellement, ou de ne l’avoir pas subie du tout, ce qui est notre 
avis dans le système, comment peut-on érgumenter én faveur 
de ce système, en motivant l’aggravation de la seconde peine 
sur l’insuffisance de la première? Comment peut-on savoir 
qu'elle a été insuffisante, puisqu'elle n’a pas été subie, ou 
qu’elle ñe l’a été qu’en partie ? — Nouvelle déraison encore, 

Nul n’est censé coupable s’il n’a été condamné; et dès lors 
celui qui à prescrit l’accusation à l’occasion d’un premier délit, 
ne peut être regardé comme récidif quand il est poursuivi pour 
un second. 

Le surplus de la peine affectée à la circonstance de la réci- 
dive doit êtré, au jugément des plus sages jurisconsültes et des 
législateurs lés plus intelligents, le maximum de la peine affec- 
tée au délit : la circonstance de l’aggravation, disent-ils, ne 
change pas là nature du délit; on tie peut donc lé frapper d’une 
péiné réservée à ün délit supérieur. On pense bien que ce 
moindre mal est aussi préféré par nous à un plus grand. Nous 
ne serions pas moins disposé à voir la circonstance de la réci- 
dive paralysée par une réhabilitation qui serait une restitufio in, 
infegrum, uné reconnaissance dé l’égarement de la justice. La 
grâce fait présumér qu’elle est méritée, et semblerait devoir 
procurer les mêmes avantages. Quant à l’amnistie, c’est un par: 
don avant jugement, comme la grâce est un pardon après ju- 
pement. Même raison donc de décider semblablement, d’autant 
plus qu'il n’y a pas eu de condamnation. Nous ne faisons ici 


4 Au nombre desquels il ave encore placer celui de la Ghine. — Y. Code 
pénal chinois, t. I, p. 15-71. Le | 


380 DROIT PÉNAL. 


que du droit théorique pur; nous n’interprétons point le 5000 
pénal français ; on est prié de ne point l'oublier. 

Nous avons reproduit sincèrement tout ce qui a été dit, à 
notre connaissance, en faveur de l’aggravation, et nous croyons 
Pavoir apprécié à sa juste valeur. On nous réfutera difficile- 
ment, croyons-nous; mais nous sommes persuadé aussi que 
nous aurons convaincu peu de monde, et qu’on restera avec le 
préjugé de la convenance de l’aggravation de la peine. C’est là 
plus qu’un préjugé; c’est une sorte d’instinct très-explicable 
par le ressentiment de la vengeance et par la persuasion où l’on 
est qu’en frappant plus fort on corrigera plus sûrement. Mais si 
la vengeance est un mauvais sentiment, et si la correction n’est 
pas un bien qu’il s'agisse d’obtenir à tout prix, il est clair qu’on 
ne justifiera pas l’aggravation pénale par cette double raison. Il 
faut en chercher une autre. 

Reportons-nous donc à une question plus élevée, celle qui est 
Je fondement du droit criminel : la société a-t-elle le droit de 
punir, ou n’a-t-elle que le droit de se défendre? Comme nous 
traiterons ailleurs cette question plus convenablement, il nous 
suffira d’en anticiper ici la solution, et de raisonner en consé- 
quence. 

Si la société n’avait que le droit de punir proprement dit, 
c'est-à-dire d’infliger un mal pour un autre, sans aucun intérêt 
d’ailleurs , ou même en se proposant pour but l'amendement 
moral du coupable, elle ne pourrait, sans injustice, lui faire 
plus de mal qu’il n’en a fait, ou plutôt qu’il n’en a voulu faire; 
elle ne pourrait plus même lui en faire aucun, du moment qu’elle 
Je croirait repentant, si le changement moral était la fin re- 
cherchée par la peine. Dans le système du droit de punir, l’ag- 
gravation pénale de la récidive est done absolument inexpli- 
cable. 

Reste le droit de défense. On dit avec raison que le droit de 
défense est indéfini. En effet, il n’a pas sa mesure en lui-même, 
mais bien dans le degré d’énergie rendu nécessaire par l'at- 
taque et pour la repousser. Quelles que soient la nature et l’im- 
portance de l’objet du droit attaqué, par cela seul qu'il y a 
droit, que tout droit est sacré, celui qui le possède est par là 
même investi du droit de le défendre par tous les moyens ren- 
dus nécessaires. C’est l’agresseur qui se fait cette position plus 
où moins fâcheuse ; c'est à lui seul qu’elle est imputable. Et 


RÉCIDIVE. ‘381 


pour porter de suite les choses à l’extrême, s’il doit succomber 
dans la protection du droit le plus minime qu’il attaque, c’est- 
à-dire si ce droit ne peut être efficacement protégé qu’à cette 
déplorable condition, celui qui le défend par de semblables 
moyens n’est pas moins innocent en droit strict, si répréhen- 
sible qu’il puisse être en morale, que le propriétaire qui aurait 
entouré son verger d’une grille armée de pointes, si un marau- 
deur qui aurait voulu la franchir venait à s’y embrocher. 

La défense est non-seulement un droit, mais elle est, de plus, 
inséparable du droit d’être, en principe, suffisante ou efficace. 

Or, le législateur qui est en présence d’une récidive possible 
après un premier châtiment enduré, peut raisonnablement 
penser que les moyens de défense établis pour le premier délit, 
et fondés uniquement sur le principe de l'équité pénale ou de 
la réciprocité, ne sont pas suffisants pour garantir la société ; 
il n’a pas du tout à s'occuper du degré de liberté , de moralité 
du récidif. Il n’en est pas, il n’en peut pas être juge. Il n’a 
qu’une mission, celle de protéger le droit des citoyens par les 
mesures rendues nécessaires. Et cette protection comprend 
même les droits du coupable, qui ne doit être puni que dans une 
juste mesure. Or, cette mesure est juste d’abord quand elle ne 
dépasse point le mal occasionné par le délit; elle l’est encore 
et ensuite quand, dépassant le mal occasionné par la récidive, 
elle n’est cependant regardée , par une raison saine et calme, 
que comme purement suffisante pour contenir un ennemi plus 
ou moins déclaré de la justice. 

On ne peut pas dire qu’à ce compte , si le législateur s’ima- 
gine qu’une peine qui dépasserait le préjudice est nécessaire 
pour protéger suffisamment la société, il a le droit d’en frapper 
les premiers délits. C’est là une présomption qu’il ne peut éta- 
blir équiteblement. Il n’y a jamais lieu de penser, en effet, 
qu’une société se compose généralement d’hommes qui veuillent 
leur mal, qui le préfèrent à leur bien, et qui, placés entre deux 
maux, choisissent volontiers le pire. Pas donc de raison suff- 
sante pour sortir des bornes de la justice dans les dispositions 
pénales destinées à réprimer de premiers délits. 

En vain l’on arguerait encore du prétendu fait que ces dispo- 
sitions sont démontrées insuffisantes, puisqu'elles n’empêchent 
pas en réalité les méfaits qu’elles atteignent. Ce ne serait là 
qu'un sophisme. On ne tiendrait aucun compte des faiblesses 


382 | DROIT PÉNAL. 


et des passions humaines, de l’espoir de l’impunité, etc, Toutes 
choses qui, sans être des crimes en elles-mêmes, peuvent néan- 
moins y porter. On ne fait pas attention que fl'atrocité des 
peines serait encore insuffisante pour prévenir tous les délits, 
et qu’en outre elle démoraliserait les peuples par son arbitraire, 
en même temps qu’elle tendrait par sa cruauté à les rendre 
féroces. 


Il faut donc mettre en principe qu’il y aura toujours des délits, 
si sévères que puissent être les lois, et sans doute, alors surtout 
qu'elles seront le plus sévères. Il faut donc prendre son parti 
d’un état de choses qui tient à la nature humaine, et se borner 
aux moyens répressifs dictés ou permis par la justice. L’insuf- 
fisance de ces moyens est un de ces malheurs nécessaires, pam 
tage inévitable de la condition humaine, et qu’il serait plus 
nuisible qu’utile de vouloir extirper radicalement. 


Mais ce n’est pas une raison de dire : il y aura toujours des 
récidives, quelle que soit la gravité de la peine destinée à les 
réprimer ; cette aggravation est donc inutile. — Sans doute il 
y aura toujours des récidives. Mais si l’on peut raisonnable- 
ment espérer qu'il y en aura moins en ajoutant à la peine, sans 
du reste le faire avec colère, sans mesure ou sous l’empire 
d’une terreur déplacée, il est certain qu’on peut, par ce moyen, 
pourvoir à une plus sûre protection. 


L'erreur possible n’est donc point dans l’aggravation même 
de la peine, mais dans son excès. 


Quelle doit être maintenant la règle de l'aggravation, pour 
ne pas excéder les bornes de la justice? On ne peut rien dire 
de bien précis à cet égard. Une fois sorti du principe de la ré- 
ciprocilé pour se rattacher à celui de la nécessité d’une défense 
efficace, on tombe inévitablement dans un certain arbitraire. 
‘Cet arbitraire peut être injuste, s’il dépasse les moyens de ri- 
gueur nécessaires pour protéger raisonnablement la société. 11 
semble toutefois, qu’à moins de circonstances qui changeraignt 
l’espèce du délit, il est juste : 1° de ne pas changer l'espèce de Îg 
peine ; 2 de la porter simplement à un degré plus élevé, dans 
le cas où étant divisible, elle n’aurait pas d’abord été portée au 
maximum ; 3° si elle a été portée au maximum, de l’aggraver 
par des circoustances accessoires, dans la manière de la faire 
subir, par exemple, dans un régime plus dur, etc. Mille moyens 


RÉCIDIVE. 383 


peuvent entrer à cet égard dans le règlement des maisons de 
détention, quelle qu’en soit l’espèce. 

Nous dirons donc, en résumant les points capitaux de ce 
chapitre, que si la plupart des législateurs ont puni plus sévè- 
rement la récidive que la première chute, c’est qu’ils ont cédé 
ou à un sentiment qui tenait de l’irritation et de la vengeance, 
ou à l’effroi d’un plus grand danger pour la société, en face de 
l'habitude du mal, ou à la persuasion de l'insuffisance de la 
peine pour un coupable qu’elle n’arrêlait pas, quoiqu'il l’eût 
endurée déjà, ou à la supposition d'une plus grande perversité 
dans celui qu’un châtiment éprouvé était incapable de contenir. 
Toutes ces considérations sont insuffisantes pour motiver l’ap- 
plication d’une peine supérieure ou d’une autre espèce ; elles 
suffisent difficilement, même dans les cas les plus graves, pour 
motiver le maximum de la peine affecté au délit non répété. 

L’aggravation de la peine en cas de récidive nous semble 
généralement motivée en fait sur la présomption d’un plus haut 
degré de perversité, c’est-à-dire sur une considération morale 
qui aurait dû rester étrangère au législateur, d’autant plus que 
cette présomption pourrait bien n’être qu’une fausse apparence, 
soit que l'habitude du mal, et du même mal surtout, tienne à 
une sorte de manie, soit que la passion qui en est le mobile 
porte une atteinte d’autant plus profonde à la liberté qu’elle est 
elle-même plus forte et plus habituelle‘. En sorte que le cou- 
pable, loin de l’être davantage moralement avec le temps, le 
deviendrait de moins en moins à mesure qu’il perdrait de plus 
en plus de sa liberté par l'habitude du même crime. Si ce 
n’était pas là une raison de traiter l’habitude de la récidive 
comme une monomanie, à moins que cette monomanie ne fût 
clairement établie ; ce ne serait pas non plus une raison de la 
traiter plus sévèrement que le simple et unique délit de son 
espèce. Ce qui nous a fait concevoir une sérieuse prévention 
contre l’aggravation de peine pour cause de récidive *. 

Toutefois, l’opinion et la pratique contraires à peu près gé- 


1 Les théologiens moralistes ont eux-mêmes reconnu que les passions sont 
parfois si violentes, que le libre arbitre s’en trouve singulièrement affaibli, 
outre que l'intelligence peut en être obscurcie ou offusquée. — V., par exem- 
ple, le cardinal Gocusser, Théologie morale, t.1, c. ?, p. 7, éd. 1853 et passim. 

2 Cf. sur la récidive en général : HOOREBEKE , De la récidive dans ses rap- 
ports avec la réforme pénitentiaire (étude de législation comparée), 1846, in-8. 


384 DROIT PÉNAL. 


nérales, ne laissent pas d’être imposantes, et doivent être prises 
en très-sérieuse considération. Elles sont inexplicables, inex- 
cusables même si l’on donne pour base au droit criminel, le 
simple droit de punir ; il faut, pour leur trouver une raison 
suffisante et légitime, partir du droit de défense, plus étendu 
dans ses moyens que le droît de punir. Mais ce droit, s’il n’est 
pas réglé, tempéré par le principe de la réciprocité, devient 
d’un emploi fort dangereux; l’arbitraire est imminent, et si la 
douceur des mœurs ne venait y mettre un frein, l’humanité et 
la justice même pourraient en souffrir. Maïs il est plus sûr en- 
core d’avoir ici pour règle des principes clairs et certains, que 
des sentiments obscurs et douteux. On peut donc indiquer 
quelques règles destinées à régler l’aggravation de Ja peine en 
matière de récidive. C’est ce que nous avons fait. 


J. TISSOT. 


EXAMEN DOCTRINAL. 389 


EXAMEN DOOTRINAL 


_ De l’arrét de la Cour de cassation (chambre criminelle), 
du 2 avril 1859, 


SUR LA RESPONSABILITÉ DES CONSEILS DE SURVEILLANCE EN MATIÈRE DE SOCIÉTÉS 
EN COMMANDITE PAR ACTIONS, ET SUR LA COMPÉTENCE !. 


Par M. F. LAFERRIÈRE, membre de l’Institut, inspecteur général 
des Facultés de droit. 


Un arrêt de la Cour impériale de Paris, du 22 décembre 1858, 
a émis en matière de responsabilité des conseils de surveil- 
lance établis, d’après la loi da 17 juillet 1856, pour les sociétés 
en commandite par actions, des principes conformes aux rè- 
gles de l’imputabilité personnelle. — Un arrêt de la Cour de 
cassation, chambre criminelle, du 2 avril 1859, a cassé la dé- 
cision précédente, et assimilé la responsabilité des membres 
de ces conseils de surveillance à la responsabilité civile attachée 
par l’article 1384 du Code Napoléon à la qualité de la personne. 

De quel côté est la vérité? lequel de ces deux arrêts se trouve 
le plus en harmonie avec les principes du droit et le véritable 
esprit de la loi du 17 juillet 1856? — La question est neuve; 
elle est grave, tant pour le fond des choses que pour la com- 
pétence. Elle mérite de la part de la Revue critique Je plus sé- 
rieux examen. 


Quelques mots d’abord sur les sociétés en commandite par 
actions. 

C’est une innovation du Code de commerce*. Le Code de 
1808, comme l’ancienne ordonnance de 1673, reconnait trois 
espèces de sociétés commerciales (art. 19) : 

La société en nom collectif, 

La société anonyme, 

La société en commandite. 

Mais il a permis, par l’article 38, de diviser en actions le ca- 
pital des sociétés en commandite. 

Cette disposition, d’abord inaperçue et très-inoffensive en 


1 3° cahier de Dalloz, 1859, 1, p. 137. 
3 On peut voir comment elle fut introduite, dans le commentaire de l’ar- 
’ ticle 38, Des sociétés commerciales, par M. DELANGLE, notre honorable con- 
frère à l’Institut, aujourd’hui garde des sceaux (t, I], p. 19 et suiv.). 
XIV. | 25 


386 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


elle-même, est devenue, sous l'influence des développements du 
commerce et de l’industrie, et bientôt sous l’influence funeste 
de l'esprit d’agiotage, la source inépuisable d’abus qui ont 
compromis la confiance des petits capitaux, la bonne foi pu- 
blique, et qui ont été vivement signalés par la presse en 1837 ?. 
Ces abus ont éveillé l’attention du législateur en 1838 et en 1856. 
Le projet de loi proposé aux Chambres en 1838 n’avait trouvé 
d’autre remède au mal que l’abolition de la forme nouvelle de 
la commandite. Le remède parut excessif, et les projets de loi 
en restèrent là jusqu’en 1856. | 

L'idée de suppression était en effet exagérée. Dans un ar- 
_ ticle publié par le Droit en 1837, un jurisconsulte anonyme 
avait cherché des remèdes moins héroïques et deg garanties 
sérieuses pour le commerce et la bonne foi. 

« Quels sont les vices (disait-on alors) que.les dernières ex- 
périences sur leg sociétés par actions ont révélés aux obser- 
vateurs ? 

» Les sociétés par actions ont péri ou peuvent périr : 

» 1° Par le vice même de l’objet de l’entreprise, chimérique 
ou mal conçue ; 

» 2° Par la fiction des éléments matériels et primitifs, ou la 
grande exagération donnée à leur valaur ; 

» 3° Par l’étendue des prélèvements ou des réserves d’actions 
exercés au profit des gérants, des fondateurs ou des banquiers 
de la société; + 

.» 4 Par le mode de gestion (surlout par le défaut de sincé- 
rité des inventaires annuels, et la distribution trompeuse de 
dividendes fictifs pris sur le capital et non sur les bénéfices). » 

Pour remédier au mal dont les caractères étaient ainsi énu- 
mérés, en présence des faits qui avaient ému l'opinion pu- 
blique, il fallait une loi dont la sagesse pût prévenir les vices 
et arrêter les fraudes signalés par l’expérience. 

La loi tardive du 17 juillet 1856 a pourvu aux besoins essen- 
tiels et reconnus, | 

L'article 4 porte que lorsqu'un associé produit dans une s0- 
ciété en commandite par setions un apport qui ne consiste pas 
en numéraire, l’assemblée générale des actionnaires en fait 
vérifier et apprécier la valeur, — Voilà donc les actionnaires 


4 Voir spéeialement un article du Journal des Débats du 15 décembre, èt * 
un article du journal le Droit, du 28 décembre 1837. | | 


EXAMEN DOCTRINAL. 301 


mis à couvert contre les deux premiers dangers dénoncés en 
1837 : le vice de l’objet d’association; la fiction au l’exagéra- 
tion des éléments matériels. 
_ Le même article 4 porte que lorsqu'un des associés stipule à 
son profit des avantages particuliers, l’assemblée générale fait 
vérifier, apprécier les conditions, et que la société n’est défini- 
tivement constituée qu'après approbation dans une réunion ul- 
térieure de l’assemblée générale.— Voilà donc le danger signalé 
au u° 3 des observations, sur les prélèvements des gérants et 
des banquiers, qui se trouve écarté par une prudente disposi- 
tion, et par le pouvoir attribué à l’assemblée générale des ac- 
tionnaires de veiller à ses intérêts au moment même de la con- 
stitution sociale. | 

Restait à pourvoir au mode de gestion, et à donner des 
garanties pour un contrôle loyal et sérieux . 

Sur le mode de gestion, la loi ne dispose à l'égard du gérant 
que pour stipuler sa responsabilité pécuniaire (art, 7), et pour 
édicter des peines de police correctionnelle dans certains cas 
prévus par les articles 11 et 13, n° 3, 

Quant au contrôle de la gestion elle-même, c’était la grande 
et difficile garantie à établir : la lot a cherché cette garantie 
dans les Conseils de surveillance. Elle s’occupe de leur organi- 
sation (art. 5}; de leurs attributions (art. 8 et 9), et 2 leur 
responsabilité (art. 8 et 10). 

En ce qui concerne la responsabilité (objet de notre on 
la loi ne dépasse point dansses prévisions la responsabilité pécu- 
niaire. Il s'agit de membres des conseils de surveillance pris 
parmi les actionnaires, élus par l’assemblée générale; il s’agit 
de ceux qui ont accepté l’honorahle et délicate mission non pas 
de gérer, mais de surveiller la gestion. Elle a besoin de leur 
concours, de l'intervention loyale d'hommes dignes de sa con- 
fiance pour constituer un contrôle sérieux; et la loi ne leur 
montre point en perspective la police correctionnelle, comme 
elle l’a fait résolüment à l’égard des fondateurs et des gérants 
de la société. 

Il lui suffit, pour constituer un eatrôte efficace, de choisir 
parmi les intéressés à l’entreprise des hommes qui lui soient 
désignés par la confiance des actionnaires eux-mêmes, et de 


1 Expressions employées par l'arrêt de la Cour de cassation, du 2 avril 1859, 


388 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


placer à côté de leurs attributions, et comme sanction de leurs 
devoirs, la responsabilité. 

Mais quelle est la nature de cette responsabilité des conseils 
de surveillance ? Là est le nœud de la question. 

Avant la loi de 1852 il existait des sociétés en commandite 
par actions; il existait des conseils de surveillance. La preuve 
légale sur ce dernier point est dans l’article 15, 3° alinéa, où il 
est dit : « Les conseils déjà existants et ceux qui sont nommés 
en exécution du présent article (dans les sociétés préexistantes) 
exercent les droits et remplissent les obligations déterminés 
par les articles 8 et 9 : ils sont soumis à la responsabilité pré- 
vue par l’article 10. » 

Les conseils de surveillance existaient donc avant la loi. Ils 
avaient des fonctions ou des attributions à exercer ; ils avaient 
des devoirs ou des obligations à remplir. Mais ces devoirs, ces 
obligations étaient dépourvus de sanction. Les conseils de sur- 
veillance avaient une obligation naturelle, sans aucune sanction 
. légale; la loi de 1852 a créé à leur égard une obligation civile ; 
elle a donné pour sanction à cette obligation, d’abord purement 
naturelle, une responsabilité pécuniaire et la solidarité d’obli- 
gation civile avec le gérant, dans certains cas déterminés par la 
loi elle-même. 

La responsabilité, la solidarité d'obligation avec le gérant 
peuvent avoir lieu, d’après la loi nouvelle, dans trois cas : 

1° Lorsque la société a été constituée contrairement à l’une 
des prescriptions fondamentales contenues dans les premières 
dispositions de la loi, et qu’en conséquence elle est annulée ; 
alors les membres du conseil de surveillance peuvent être dé- 
clarés responsables, solidairement et par corps avec les gérants, 
de toutes les opérations faites postérieurement à leur nomina- 
tion : ils devaient connaître la loi, et ils ont à s’imputer la faute 
grave d’avoir laissé fonctionner une société contraire aux dis- 
positions fondamentales établies par le législateur (art. 7); ils 
sont en cela responsables de leur fait personnel. 

2° Ils sont aussi responsables avec les gérants solidairement 
et par corps, lorsque sciemment ils ont laissé commettre dans 
les inventaires des inexactitudes graves, préjudiciables à à la so- 
ciélé ou aux tiers. 

3° Ils sont enfin responsables de la même manière lorsqu'ils 
ont, en connaissance de cause, consenti à la distribution de di- 


EXAMEN DOCTRINAL. 389 


videndes non justifiés par des inventaires sincères et réguliers. 
Dans les deux derniers cas, ils ont manqué à leur devoir de 
contrôle sérieux et loyal, car l’article 8 les charge de vérifier 
les livres, la caisse, le portefeuille et les valeurs de la société; 
il les charge, en outre, de faire un rapport à l’assemblée géné- 
rale sur les inventaires et sur les propositions de distribution 
de dividende faites par le gérant; l’article 9 leur donne le droit 
de convoquer l’assemblée générale, de provoquer la dissolu- 
tion de la société : et si, armés de tous ces moyens de con- 
trôle, ils n’ont pas empêché le gérant de commettre dans les 
inventaires des inexactitudes graves et préjudiciables, qu'ils 
ont connues ; s’ils ne l’ont pas empêché de distribuer des divi- 
dendes factices, qu’ils savaient n'être pas conformes aux livres 
et aux inventaires, ils subissent une responsabilité légitime, 
puisqu'ils ont laissé faire le mal en connaissance de cause. Ils 
sont là aussi responsables de faits qui leur sont personnels. 
Voilà donc la respansabilité déterminée par la loi à la charge 
des membres du conseil de surveillance; le législateur a pris 
soin d’en caractériser les causes, d’en préciser les termes. Il 
n’y a rien de vague, rien d'indécis; tout est clair, net et juste; 
tout est conforme aux principes de l’imputabilité personnelle. 


Maintenant, ces faits personnels, sur lesquels est fondée l’o- 
bligation civile, la responsabilité des membres du conseil de 
surveillance, sont-ils assimilés pour leur caractère et pour le 
mode de poursuite ou la compétence, aux faits émanés du gé- 
rant? — Non; et c’est là que l’arrêt de la Cour de cassation 
nous parait avoir méconnu l’esprit et la lettre de la loi du 17 juil- 
let 1856. | 
* Le projet de loi présenté par le Gouvernement ne contenait 
qu’une seule et même disposition sur les membres des conseils 
de surveillance et sur les gérants, en ce qui concerne les faits. 
d’inventaires inexacts et de dividendes fictifs : pour les uns et 
pour les autres, il n’y avait que la peine civile, la responsabi- 
lité pécuniaire. Mais la commission du Corps législatif fit re- 
marquer que les gérants étaient déterminés par des vues de 
gains illicites, qu’ils étaient certainement plus coupables que 
les membres des conseils de surveillance auxquels ces vues 
cupides étaient étrangères, et qu’ils devaient être punis plus 
sévèrement et par une autre juridiction, par la juridiction cor- 


390 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


rectionnelle. Voici à cet égard le passage expressif du rapport 
de M. Langlais, député au Corps lépislatif : 

« Sanctions pénales : Le gérant d’une société en commandite 
» qui distribue des dividendes fictifs est soumis, à l’égard de la 
» société et des tiers, à une responsabilité que prévoit l’ar- 
» ticle 10 du projet de loi. Votre commission a pensé que cette 

» fraude mérite une répression d’un ordre différent, et elle a 
__» proposé par un amendement d’y appliquer la peine pronon- 
» cée par l’article 405 du Code pénal. — D’autres faits lui ont 
» paru encore devoir être frappés de la même pénalité. Ainsi 
» le gérant qui, simulant des souscriptions, attire des action- 
* naires; l'individu qui, dans le même but, publie de mauvaise 
» foi et contrairement à la vérité les noms de personnes qui 
s doivent être attachées à la société, commet de véritables dé- 
» lits. Nous avons proposé de leur appliquer le même article du 
» Code pénal. Le Conseil d'État a adopté cet amendement, qui 
» forme l’article 13 du projet nouveau. » 

Telle est l’origine de l’article 13 : c’est une pénalité correc- 
tionnelle qui est édictée par amendement, maïs qui n’a rien de 
commun avec la responsabilité pécuniaire ou la peine civile 
qui, dans l’article 10, concerne les membres du conseil de sur- 
veillance. L'article 13, n° 3, n’a pas voulu laisser le moindre 
doute à cet égard : « Sont punis des peines portées par l’ar- 
ÿ ticle 405 du Code pénal ..….. 3° : les gérants qui, en l’absence 
» d’inventaires ou au moyen d’invenfaires frauduleux, ont opéré 
» entre les actionnaires la répartition de dividendes non rcelle- 
» ment acquis à la société, » 

Ce sont les deux faits spéciaux, défaut d'inventaire sincère 
et dividendes fictifs, pour lesquels tout membre du conseil de 
surveillance peut être déclaré, d’après l’article 10, responsable 
pécuniairement, s’il les a laissé commettre ou s’il y a consenti 
en connaissance de cause. 

La loi a donc bien tracé la ligne de démarcation, à l'égard 
de ces faits, entre les gérants et les membres du conseil de sur- 
.veillance. 

Les gérants sont tenus pécuniairement du préjudice et de la 
fraude par l’article 10; de plus, à raison de leur qualité même 
de gérants ct des motifs coùpables de leur conduite, ils sont, 
pour les mêmes faits, punis de peines correctionnelles par 
l'article 13, ajouté sur amendement. — Les membres des 


EXAMEN DOCTRINAL, 991 


conseils de surveillance peuvent être tenus pécuniairement et 
solidairement avec les gérants par le même article 10; mais 
l’article 13, mais la disposition pénale, mais la juridiction cor- 
rectionnelle ne les concerne pas; elle ne concerne que les 
gérants. 

Que faudrait-il donc pour que les membres du conseil de sur- 
veillance pussent être traduits en police correctionnelle? 11 fau- 
drait la complicité dans le délit du gérant qui a trompé pour 
s’enrichir aux dépens des actionnaires; il faudrait que les meni- 
bres du conseil de surveillance eussent participé au gain illicite, 
ou agi sciemment en vue de cette participation frauduleuse, 
C’est là une complicité possible sans doute, mais en dehors 
des prévisions de Ja loi de 1856 : la loi n’a pas vü et n’a pas 
voulu voir de complicité dans les faits mentionnés par elle, et 
relatifs seulement aux inexactitudes graves des inventairés du 
sérant et à la distribution connue des dividendes fictifs. 


Les choses étant ainsi, et les membres dés conseils de sur- 
veillance n’étant pas inculpés de complicité, comment pour- 
rait-on les enlever à leurs juges naturels, les tribunaux de 
commerce ? 


Tout le monde reconnaît qu’en restant dans lés térmes de l’ar- 
ticle 10 de la loi de 1856, on né peut pas traduire directement, 
et pour leur propre compte, les membres des conseils de sur- 
veillance en police correctionnelle. 


Pourra-t-où les ÿ conduire indirectement, et par une acfion 
accessoire à la poursuite dirigée, aux termes de l’article 15; 
n° 3, contre les gérants? 


En d’autres termes, y a-t-il lieu d’appliquer ici, comme le 
veut l’arrêt de la chambre criminelle, l’article 3 du Code d’in- 
struction sur l’action civile qui peut être poursuivie en même 
temps et devant les mêmes juges que l’action publique? . 


Mais d’abord qu’on veuille bien y prendre garde : le prévenu 
ici, aux yeux de la loi, c’est le gérant; c’est contre lui et pour 
le délit qui lui est propre qu’il peut y avoir action publique et 
action civile. L'action publique aura pour objet la peine d’em- 
prisonnement portée par l’article 405 du Code pénal; l’action : 
civile aura pour objet la réparation du dommage qu’il a causé. 
L'action civile concerne la même personne que l’action publi- 
que; le gérant n’a pas de coauteur, de complice; nulle autre 


392 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. : 


personne ne peut donc être traduite avec lui pour l’action civile 
devant le tribunal correctionnel. 

Mais, dira-t-on, et c’est le grand argument de l'arrêt, s’il n’y 
a pas d’action civile, à proprement parler, distincte de l’action 
publique dirigée contre le gérant, il y a contre les membres 
des conseils de surveillance la responsabilité civile, la respon- 
sabilité fondée sur leur qualité, la responsabilité réglée par 
l’article 1384 du Code Napoléon, d’après lequel la responsabi- 
lité civile de la personne, qui répond des faits d’une autre, est 
l’accessoire de ces faits d’autrui. 

La discussion à laquelle nous nous sommes livré plus haut, 
sur le caractère des faits personnels aux membres des conseils 
de surveillance, a éclairé d’avance le sujet et nous dispensera 
d’une longue controverse sur ce point. 

Rappelons, en peu de mots, les principes du droit et ceux 
de la loi de 1856. 

« En droit, comme le dit très-bien le Répertoire de Dalloz, 
la responsabilité est de trois espèces, suivant la nature et l’ori- 
gine du fait qui y donne lieu : 1° responsabilité d’un fait per- 
sonnel ; 2° responsabilité du fait d'autrui; 3° responsabilité des 
choses qu’on a sous sa garde, » 

Laissons de côté la responsabilité des choses (art. 1385 et 
1386), qui est étrangère à notre sujet, 

Quand il s’agit des faits de l’homme, il n’y a vraiment, il ne 
peut y avoir que deux responsabilités : la responsabilité de son 
fait et la responsabilité du fait d'autrui. La première est la 
règle générale exprimée par les articles 1382, 1383 ; la seconde 
est l'exception réglée par l’article 1384. 

Cette exception est d’une netteté parfaite dans la rédaction 
de l’article 1384 : « On est responsable du dommage causé par 
le fait des personnes dont on doit répondre. » 

Et puis vient l’indication des personnes qui, par leur qualité, 
sont responsables des faits d’autrui, savoir les père et mère 
pour leurs enfants mineurs, les maîtres et commettants pour 
leurs domestiques et préposés, les instituteurs et les artisans 
pour leurs élèves et apprentis. 

L'article 1384 est-il limitatif? Nous ne voulons pas discuter 
cette question; ce qu’il y a d’incontestable c’est que si l’article 


1 Répertoire de DauLoz, ve Responsabilité, t. XXXIX, p. 293, n° 5. 


EXAMEN DOCTRINAL, 393 


n’est pas rigoureusement limitatif, il ne peut être étendu, pour 
la responsabilité civile, qu’à des cas tout à fait analogues, à des 
personnes qui peuvent être assimilées à celles désignées par la 
loi; ainsi le tuteur par assimilation avec Île père , le second 
mari cotuteur par assimilation avec la mère remariée, les ad- 
ministrations publiques et même l’État par assimilation avec 
les commettants !, — Ce qui est certain c’est que la loi a donné 
le moyen d'éviter toute extension abusive de la responsabilité 
civile, en disant qu’on est responsable du dommage causé par 
le fait des personnes dont on doit répondre. 

Venons-en donc à l'application : 

Les gérants des sociétés en commandite par action sont-ils 
des personnes dont les membres des conseils de surveillance 
doivent répondre ? 

Qui oserait mettre en avant une telle proposition? — Qui 
pourrait comprendre une loi spéciale sur les sociétés en com- 
mandite par actions, dont les auteurs diraient : « Il y-a eu de 
grands abus jusqu’à présent dans ce genre de sociélé; nous 
voulons les prévenir sans supprimer les sociétés par actions, 
et voici le moyen que nous adoptons : « Les membres des con- 
» seils de surveillance seront des mandataires choisis par les 
* actionnaires, légalement reconnus, et actionnaires eux- 
» mêmes; ils ne seront point rétribués; ils n’auront point à 
» s’immiscer dans la gestion ; ils n’auront qu’à exercer un con- 
» trôle loyal et sérieux. Mais afin d’avoir de bons conseils de 
» surveillance, nous déclarons que les membres des conseils de 
» surveillance, en vertu de leur honorable qualité, devront, aux 
» termes de l’article 1384 du 5048 Napoléon, répondre des 
» gérants. » 

Eh bien, cette incroyable lo, qui n’est pas heureusement 
celle de 1856, est celle faite ou supposée, qu’on nous per- 
mette de le dire, par l’arrêt du 2 avril 1859. : 

Si l’on en doute, qu'on veuille bien lire attentivement les 
motifs que je transcris ici : « Attendu que sur l'exception de 
l’incompétence proposée (devant le tribunal correctionnel par 
les membres'du conseil de surveillance), le tribunal a dit qu’à 
bon droit les membres du conseil de surveillance avaient été 
cités comme civilement responsables (des faits du gérant), et a 


4 Voir le remarquable commentaire de M. le président Larombière sur les 
Obligations, article 1384, t. V, p. 736-772. | | 


394 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


retenu la cause; mais que sur l’appel par eux Dee la Cour 
impériale de Paris & infirmé ce jugement et s’est déclarée 
incompétente à leur égard, en se fondant sur ce que ni le 
droit commun ni la loi spéciale du 17 juillet 1856 ne déclarent 
les membres du conseil de surveillance civilement respon- 
sables du gérant ou des délits commis par le gérant; qu’en les 
proclamant responsables avec le gérant, l’article 10 de cette 
loi, loin de couvrir d’une manière générale la personne et les 
actes du gérant de la responsabilité civile du conseil de surveil- 
lance, avait seulement attaché la peine de la solidarité, au cas 
particulier de fautes personnelles aux membres de ce conseil...» 

Les deux systèmes de la responsabüité civile pour les faits 
d'autrui, et de la responsabilité ordinaire pour les faits person- 
nels, sont très-nettement formulés dans ce considérant, et c’est 
le premier système que la chambre criminelle adopte, en disant 
dans un motif subséquent que « l’action civile comprend les 
personnes civilement responsables, comme les prévenus et 
les complices ‘. » 

Ainsi la théorie de l’arrêt ne peut pas être un instant dou- 
teuse : c’est bien la théorie de la responsabilité civile des faits 
du gérant par les membres des conseils de surveillance; et 
l'arrêt va jusqu’à dire en droit que « la responsabilité des mem- 
bres des conseils de surveillance n’est en réalité qu’une appli- 
cation nouvelle du $ 1 de l’article 1384 du Code Napoléon ; » 
de ce paragraphe qui porte « qu’on est responsable du dommage 
qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre!» 

Il est donc avéré, par le texte de l’arrêt de 1859, que les 
membres des conseils de surveillance doivent, dans les cas dé- 
terminés par les articles 10 et 13, n° 3, de La loi du 17 juillet 
1856, répondre des faits du gérant, et que par conséquent ce 
n’est pas à cause de leurs faits personnels, mais à cause de leur 
qualité qu’ils sont responsablés, ce qui renverse tout le système 
de la loi, tel qu’il a été présenté au Corps législatif par l’exposé 
des motifs et le rapport de la commission. 

« L'article 10 déclare les membres des conseils de surveil- 
» lance responsables (dit l’'Exposé des motifs ) lorsque sciem- 
» ment ils auront laissé commettre des inexactitudes graves 
» dans les inventaires, ou lorsque en connaissance de cause ils 


1 3° cahier de Dalloz, 1859, p. 14 ,; 2° colonne, in principio. 


EXAMEN DOCTRINAL, 395 


» auront consenti à la distribution de dividendes fictifs. Savoir 
» qu’il ÿy à de graves inexactitudes das les inventaires, et les 
» Jaisset subsister ; consentir à des distributions de dividendes, 
» quand on sait qu’ils ne sont pas pris sur des bénéfices réels, 
» c’estau moins une faule lourde qui engage nécessairement la 
» responsabilité de celui qui la commet, » 

C'est donc la responsabilité personnelle, la responsabilité 
pour la faute dés membres mêmes des conseils de survéillance, 
la responsabilité pour leur faute lourde que la loï de 1856 a 
voulu établir, et non la responsabilité civile pour le fait d’au- 
trui, selon l’article 1384 du Code Napoléon. 

« La loi veut réprimer des abus flagrants (dit le Rapport de 
» la commission), et pour cela ce n’est pas seulement au gérant 
» qu’elle s'adresse, c’est à ce membre du conseil de surveillance, 
» qui, sachant que l’inventaire n’est pas fidèle, en atteste pour- 
» tant la vérité à ses mandants et au public; qui, sachant que la 
» société est en perte, ne proteste pas dans son rapport contre 
» ces dividendes fictifs, — Remarquez que Ja loi ne punit pas 
» la simple ignorance, la simple négligence, c'est la science, 
» c’est la mauvaise intention, c’est le dol ?, » 

Quoi de plus exclusif de la responsabilité civile établie par 
l’article 1384 contre les père et mère, les commettants et les 
maîtres, etc., qui sont responsables des faits de ceux dont ils 
doivent répondre, bien qu’ils ignorent les faits mêmes qui en- 
traînent leur responsabilité civile et accessoire ? 

* Nous ne craignons donc pas de le dire, sans manquer de 
respect à la Cour : en présence des termes de la loi de 1856, de 
l’exposé des motifs et du rapport de la commission qui eh con- 
tiennent le véritable esprit, l'arrêt du 2 avril 1859 nous parait 
avoir méconnu la loi de 1856 dans son esprit et dans son texie. 


Il. 


Nous croyons avoir réfuté l’arrêt de cassation, et par Îles 
principes du droit et par la loi spéciale de 1856. 

Ilreste à examinerles motifs particuliers ou les raisonnements 
spécieux, à l’aide desquels l'arrêt du 2 avril est arrivé à une 
conclusion erronée sur le caractère de la responsabilité des 
membres du conseil de surveillance. 


1 Exposé des motifs (Moniteur, j«r juin 1856). 
? Moniteur du 30 juin 1856, et Duvergier, Lois et arréts, t. LYI, p. 321. 


396 ._ REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


« Attendu, en droit, dit la chambre criminelle, que la cause 
de la responsabilité détermine la nature de l’action qui en ré- 
sulte, et que la nature de l’action détermine la compétence. » 

Cette proposition de droit est bien générale et paraitra peut- 
être un peu vague; mais il faut l’analyser dans ses rapports 
avec notre sujet de discussion, et nous la trouverons plus claire. 

Quelle est la cause de la responsabilité des membres du con- 
seil de surveillance? C’est un fait qui leur est personnel, savoir, 
d’avoir laissé sciemment commettre des inexactitudes préjudi- 
ciables dans les inventaires, et d’avoir consenti, en connais- 
sance de cause, à la distribution de dividendes fictifs. — Est-ce 
là une cause générale de responsabilité? Évidemment non. 
C’est une cause spéciale , caractérisée, et si bien caractérisée 
que s’il y avait simple négligence de la part des membres du 
conseil , ils ne seraient pas responsables, quel que fût le dom- 
mage. Ils ne sont obligés, ils ne sont responsables, dans le 
système de la loi de 1856, que parce qu’ils ont connu les faits, 
la situation, et qu’ils ont dès lors commis la faute lourde, équi- 
valente au dol. L’exposé des motifs et le rapport ont employé 
formellement ces expressions de dol, de faute lourde. Or, la 
faute lourde est certainement une faute personnelle dans toute 
la force du terme. Donc la cause de la responsabilité est une 
faute personnelle à chaque membre du conseil de surveillance; 
donc il ne s’agit pas ici d’une cause légale de responsabilité 
civile, indépendante de la conduite, de l’ignorance ou de la 
connaissance des personnes responsables, comme le père ou 
le maître de l’article 1384. | 

Mais suivons l'arrêt et appliquons sa règle : « La cause de la 
responsabilité détermine (dit-il) la nature de l’action, et la 
nature de l’action détermine la compétence. » Eh bien, soit ; 
quelle est la nature de l’action naissant de Îa responsabilité 
d’un fait personnel ? Évidemment c’est une action personnelle. 
— Et quelle est la compétence déterminée par la nature de 
l’action personnelle? Évidemment encore, la compétence per- 
sonnelle ; et comme il s’agit ici d’une action relative à une 
société commerciale, c’est la juridiction commerciale bu est 
compétente. 

En prenant pour guide la règle posée par l'arrêt, nous arri- 
vons donc nécessairement à une action en responsabilité pécu- 
niaire, directe et principale, à intenter contre les membres des 


EXAMEN DOCTRINAL. 397 


conseils de surveillance comme responsables de leurs faits per- 
sonnels. 

Du reste, l’arrêt contient une observation que nous ne de- 
vons pas négliger et qui est entièrement favorable à Ja cause 
des conseils de surveillance. 

« Attendu, dit-il, que les fonctions des gérants et des mem- 
» bres des conseils de surveillance sont distinctes; qu’il en est 
» de même des infractions qu’ils peuvent respectivement com- 
» mettre au sujet des inventaires et des distributions de divi- 
*+ dendes : »— Nous ne disons pas et nous ne demandons pas 
autre chose que cette déclaration de larrêt. Les infractions 
que peuvent commettre les gérants et les membres des conseils 
de surveillance sont différentes ? Donc elles sont personnelles 
à chacun d’entre eux ; et si les infractions sont personnelles, la 
responsabilité doit l’être aussi. — Les infractions sont diffé- 
rentes par leur nature ou la situation des personnes qui les ont 
commises ? Donc il est juste et naturel qu’elles soient punies de 
peines d'ordre différent et qu’elles soient jugées par des tribu- 
naux d'ordre différent. Nous acceptons volontiers ainsi les pré- 
misses de l’arrêt; mais, de plus, nous tirons la conclusion 
simple, logique et naturelle que l’arrêt n’a pas tirée de ses 
prémisses. 

Pour arriver au but qu’il poursuit, la responsabilité civile de 
l’article 1384 du Code, l’arrêt du 2 avril s’attache à une con- 
sidération très-élevée de bien public, par laquelle nous ter- 
minerons cet examen doctrinal : 

« Les conseils de surveillance, dit-il, ne sont plus de simples 
mandataires des actionnaires ; les dispositions de la loi ont 
pour but de mettre obstacle par un contrôle loyal et sérieux 
aux abus possibles de la gérance, et en même temps de préci- 
ser les actes qui sont de surveillance et non d’immixtion : in- 
vestis du droit de contrôler et chargés du soin d’avertir, les 
membres du conseil de surveillance sont ainsi constitués par 
la loi, relativement à certains actes, en une sorte d'autorité, vis- 
à-vis du ds et en état de devoir légal vis-à-vis ee action- 
naires !. 


Nous ne contesterons pas la qualification de mandataires 


4 Arrêt du 2 avril 1859; Dalloz, p. 141, 1"° colonne et passim. (Tous les 


mots que nous avons Fe sont pris textuellement dans la rédaction 
de l’arrét.) 


398 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


légaux, qui n'est pas l'expression de l'exposé des motifs, pour- 
vu que l’on noûs concède cependant que ces mandataires lé- 
gaux sont aussi ceux des actionnaires puisqu'ils ont été nom- 
més par eux à l'élection. Pour être complétement exact dans la 
terminologie du droit à cet égard, il convient de dire qu’ils 
sont en même temps les mandataires des actionnaires et de la 
loi. — Mais l’arrêt veut-il en conclure que les mandataires de 
la loi et des actionnaires, sont responsables en vertu de leur 
qualité légale, comme le père, le maitre, l’instituteur de l’ar- 
ticle 1384? Alors je le nie ; car l'arrêt lui-même dit expressé- 
ment qu'ils ne sont constitués mandataires légaux que relati- 
vement à certains actes; et s'ils ne sont mandataires légaux 
que pour certains actes, ils ne sont donc pas investis de la qua- 
lité générale qui constitue la responsabilité civile attachée à la 
personne, ou, comme dit Pathier, à la puissance du père, du 
maître, du commettant, de l’instituteur, qui sont responsables 
du dommage causé par les faits de ceux dont ils doivent ré- 
pondre, à raison même de leur qualité, qu’ils sachent ou qu’ils 
ignorent les faits dommageables de leurs enfants mineurs, de 
leurs domestiques, de leurs préposés, de leurs élèves. 

Et ainsi, sur quelques points que, se place l'arrêt, à quelque 
_ ordre de considérations qu’il veuille s'élever, il est nécessaire- 
ment ramené à cet article 1384 qu’il invoque, mais qui se re- 
tourne toujours contre lui, puisque les membres des conseils 
de surveillance sont personnellement responsables de leurs pro- 
pres faits, mais non civilement responsables des faits d’au- 
trui, 

Un dernier mot en finissant. L’arrêt veut convaincre les mem- 
bres des conseils de surveillance, en faisant appel à leurs plus 
légitimes intérêts, qu’il leur importe de ne pas décliner la juri- 
diction correctionnelle, accessoirement à la plainte dirigée 
contre les gérants et à l’action publique fondée sur le délit d’es- 
croquerie. Je doute que les membres des conseils de surveil- 
lance soient bien touchés de ce dernier considérant: ils savent 
que leurs intérêts seront appréciés, que leurs actes seront ju- 
gés impartialement, en pleine connaissance de cause, par les 
tribunaux de commerce, et ils ne seront jamais jaloux d'être 
conduits par achon accessoire devant les tribunaux correction- 
nels, pour se voir condamner non-seulement aux dommages ef 
intérêts solidairement avec le gérant coupable d’eseroquerie, 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 899 


mais aux dépens du procès fait à l’escroc, en vertu du décret 
du 18 juin 1811, comme j'a demandé le ministère public ct 
comme l’a jugé l'arrêt même de la chambre crfminelle. A cha- 
cun son droit, à chacun ses juges. F. LAFERRIÈRE. 


ORIGINES ET PROBRÈS EN FRANCE OÙ DROIT COUTUMIER, 
FÉODAL ET PRIVÉ, 


SUR LA NATURE DES VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE 
JUSQU'AU TEMPS DE POTHIER. 


Par M. AusÉéPi, subetitut du procurenr impérial au Tribunal eivil 
de Navers, 


(Suite .) 


La censive suit des règles analogues dans ses divers modes 
de transmission ; c’est & elle surtout que s'appliquent ces termes 
de latinité corrompue qu’on rencontre dans les anciens titres, 
et qui réveillent si puissamment les souvenirs germaniques ; le 
vendeur déguerpit la chose par le symbole du fétu, per festu- 
cam oisus est werpisse, Îl s’en dépouille, cum festucd semet ab 
eo exuit prædio, omnino exfectucavit; il en revêt l’acheteur, 
infestucat, ou bien encore il est desheritez et il enwerpit l'ache- 
teur qui se trouve ainsi adherites *. 

Quant à l’aleu, le droit français d'Orient nous offre un not 
gnage précieux de son mode de transmission, Le vendeur se 
présente devant la cour des bourgeois accompagné de l’ache- 
teur, et s’adressant au vicomte qui la préside, il lui dit: « Je 
» Jehan vende mon héritage... à Pierre qui ci est prezent 
» pour tant de bezans....., » il désigne en même temps l’héri- 
tage et en indique l’origine, s’il le peut. « Et puis doit offrir 
» la saizine au visconte, c’est assaver par une verge que les 
» viscontes doivent avoir souvent en lor mains, et doit dire : Ja 
» Jehan me dessaizis dou devant dit héritage et ces drois et ces 
» raizons, et vous en saizis, messire Je visconte, » Le vicomte 


1 V. plus haut, p. 179. 
8 Ducange, v° Festuca. 


A00 HISTOIRE DU DROIT. 


reçoit la saisine par la verge et la transmet à l’acheteur en 
disant : «Pierre, je vous ensaizis, en présence de la court, dou 
» dit héritage que Jehan vous a vendu avé tous ces drois et ces 
» raizons {. » Cette tradition solennelle met le sceau à la vente 
et empêche que le vendeur ou l’acheteur puisse se départir du 
contrat, quia, dit le coutumier, quod non fecit venditio, recon- 
ciliat traditio, ce qu’il traduit: ce que n’a fait la vente, a fait la 
saisine de l’avoir *. — Glanville, en Occident, a déjà appliqué 
la même idée à la donation. Avant la tradition, le sort de la 
donation est remis à la volonté du donateur et de son héritier 
s’il vient à décéder; dans ce cas , elle est considérée plutôt 
comme un simple pacte que comme une vraie promesse, po- 
lus... nuda promissio, quam aliqua vera promissio vel 
donatio . Voici encore que la terminologie du droit romain 
sert à exprimer des idées qui lui sont étrangères. 

Ainsi transféré, le domaine de la chose vendue doit encore 
être confirmé dans les mains de l’acheteur par la possession 
annale, lorsqu'il s’agit de censives et d’aleux. L'ancien droit 
statutaire de Soest, les chartes de Chaumont en Vexin, de Pon- 
toise, de Saint-Quentin, de Nayon et de Roye, tous monuments 
du XIIe siècle, ont à ce sujet des dispositions formelles, que 
viennent compléter les textes non moins précis des Assises de 
Jérusalem *. « Se home, dit l’assise des bourgeois, achete un 
» heritage d’un autre home ou d’une feme, et il avient qu’il le 
» puisse tenir un an et un jor sans chalonge, le droit et la 
» raison comande que il ne le peut plus perdre par nul home 
* ni par nule feme qui d’aage soit 5, » Pour les fiefs, le caractère 
particulier du lien qui unit le seigneur et le vassal exclut toute 
nécessité d’une possession complémentaire. 

Lorsqu'on arrive aux auteurs coutumiers du XIII siècle, on est 


1 Assises de la Cour des bourgeois (édit. Beugnot), part. II, ch. 22. — Cf. 
part. I, ch. 41, 42, 49. 

3 Assises de la Cour des bourgeois, part. I, cb. 29. 

3 Glanvilla, lib. VII, cap. 1. 

* Ancien droit de Soest, $ 34 (Giraud, Essai sur l'histoire du droit fran- 
çais, t. I, preuves, p. 34); charte de Chaumont, art. 10 ; charte de Pontoise, 
art. 11; charte de Saint-Quentin, art. 7; charte de Noyon, art. 3 ; charte de 
Roye, art. 13. (Ordonnances, t, XI, p. 228, p. 254, 270, etc.) —V. sur ce point, 
pour les détails, Parieu, loc. cit. sup., et Klimgath, De la saisine (Revue de 
législation, 1835, t. 11, p. 356). 

5 Assises de la Cour des bourgeois, part. I, ch, 1, 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 401 


frappé du changement qui se manifeste dans leurs écrits au sujet 
de la matière qui nous occupe. Tous, il est vrai, décrivent avec 
un soin égal les formalités de la tradition ct celles de l’inves- 
üiture dans'les fiefs". Tous paraissent de même s’accorder à 
passer sous silence ce qui regarde l’ensaisinement des aleux ; 
cette prétérition peut s'expliquer par le principe de Beauma- 
noir, reproduit par les Esfablissements : Nus, dit Beaumanoir, 
selonc nostre coustume ne puel tenir des aluex ?. Il n’en est pas de 
même pour les censives. 

Déjà l'influence du droit romain, la décadence naturelle des 
actes symboliques, les embarras inhérents à des formes gè- 
nantes, enlèvent au droit germanique son cachet primitif, en 
même temps qu'aux solennités de l’ensaisinement une partie de 
leur intérêt et de leur utilité. Déjà Britton enseigne que pour 
l'acquéreur le simple acte d’entrée dans le fonds acquis, vivifié 
par le concours de sa volonté avec celle du vendeur, constitue 
un prise de possession suffisante aux yeux de la loi, et que les 
solennités de l’ensaisinement countrevaillent seulement à la 
declaracion dela tesmoynaunce de la seisine *. Les tendances 
résultant de ces causes diverses, aidées encore par les légistes, 
se manifestèrent principalement dans les censives. Elles au- 
raient vainement essayé d'entamer le fief, leurs efforts seraient 
demeurés inutiles, le fief était le fort retranché de la féodalité; 
la censive, au contraire, tendait à perdre chaque jour les carac- 
tères qui la rattachaient au régime féodal, à mesure que ce 
régime perdait lui-même son caractère originel; à défaut 
d’aleux, elle tendait à devenir la terre du droit commun. 

Sous la plume des coutumiers de cette époque, la matière de 
la saisine dans la vente prend les allures d’une théorie qui se 
rattache en plus d’un point au système général de la saisine. 
L’ensaisinement seul donne à l’acheteur un droit réel sur la 
chose vendue, la vente n’a pas cet effet *; lorsque l’ensaisine- 
ment lui a été donné par le juge du lieu 4 l'acheteur acquiert 
sur la chose une saisine, qu’on a appelée depuis sunple saisine 


? Establissements, liv. IE, chap. 18. — Beaumanoir, chap. 48. 

3 Beaumanoir, chap. 14. — Establissements, liv. I, chap. 99. 

3 Britton, chap. 50 (De saisine). É 

* Pierre de Fontaines, chap. 17 (éd. Marnier, p. 1 

S Li livres de jostice et de plet (éd. Rapetti), ea, @ L 6, 626; liv. If, 
ch. 3, S4. 


XIV. 26 


402 _ HISTOIRE DU DROIT. 


de droit, mais que les monuments de l’époque appellent saisine 
ou propriélé, seigneurie, droiture ; le droit ainsi conféré à 
l’acheteur n’engage point les droits des tiers ni ne les forclot, 
dans le cas notamment où la chose vendue n’appartenait pas au 
vendeur ?; entre deux saisines attribuées sur une même chose, 
la plus ancienne l’emporte * ; après l’année qui suit l’ensaisine- 
ment, l’acheteur a la veraie sésine, et son droit résiste dès lors 
à toutes les attaques étrangères, de même qu’il lui confère tous 
les avantages et tous les priviléges de la propriété *. 

-L n’est resté dans ces principes qu’un souvenir éloigné du 
droit germanique décoloré par l’influence du droit romain; les 
symboles primitifs se sont réfugiés à leur berceau, dans les 
coutumes du nord. Écoutez, par exemple, le coutumier d’Artois 
parlant de la vente d’une censive : « Et convient le vendeur 
»* raporter tout l’iretaigo par rairn et par baston en le main dou 
» seigneur pour ahireter l’achateur..... Le raport fait en ceste 
» maniere, li sires doit conjurer ses houmes, s’ils en ont tant 
» fait, qu’il n’i ait mais droit. Demander leur doit qu’il en a à 
» faire, et il doivent dire par jugement que li sires en ahiretece 
» l’acateur. Li sires l’en doit tantôt ahireter, demandé avant 
* au vendeur si se tient por paiiet, et lui seur de sa droiteure ; 
» saisir le doit en disant : Je vous en saisi, sauf tous drois, en: 
+ main comme ceste figure le monstre ; » et la figure montre le 
juge assis sur un siége, el tenant en main un bâton dont l’ache- 
teur, à genoux devant lui, tient l’autre bout 5. Britton et le 
Fleta parlent également de saisine transmise par le hasp ow par 
le anel de l’huis ou par enclosture de la porte, quand il s’agit 
d’édifices, et, dans le cas contraire, per anisum vel baculum ‘. 

Enfin la Bretagne, par une de ces alliances qui déjouent les 
prévisions les plus naturelles, se rattache aux coutumes du 


4 Li livres de jostice et de plet, liv. X VIT, ch. 3. — Establissements, Liv. IH, 
chap. 4. — Beaumanoir, chap. 6 et 44. — Pierre de Fontaines, chap. 15. — 
Klimrath, loc. cit. sup. — Parieu, loc. cit. sup. 

2 Beaumanoir, chap. 20. — Ancien coutumier d'Artois, chap. 6, SS 2 à 4. 

3 Beaumanoir, chap. 34. 

* Li livres de jostice et de plet, liv. XVIE, chap. 3.—Establissements, liv.I, 
chap. 154. — Pierre de Fontaine, chap. 15. — Pour les détails, V. Klimrath, 
loc. cit. sup. 

5 Ancien coutumier d'Artois, chap. 24, $S 5 à 12. — Klimrath, loc. cif., 
p: 386, n° 1. 

8 Britton, chap, 50. — Fleta, lib. JT, cap. 15, n° 6. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 403 


Nord en inscrivant dans son vieux coutumier les dispositions 
suivantes : « 1 est de coustume que nul ne nulle ne peut ne ne 
» doit estre approprié d’autruy héritaige par vente, ne par 
» achat, si ce n’est par bannie..... » — « On peut estre appro- 
» prié par quatre ültres du vestu et du saisi par an et par jour 
» de tenue, c’est assavoir par achapt, dont il convient que ban- 
» nie en soit faite par la cour de celui à qui la jurisdiction appar- 
» tient, par trois semaines de ouycteines en ouycteines, ou par 
» trois dimanches d’octabes en octabes. » — « Quiconque 
» achate terre ou autre héritaige, ne doit faire poyement avant 
» que bannie soit faite, qu’il ne soit sssigné de la garentir à la 
» coustume, pour ce que l’en ne scet si elle est obligée à nul 
» autre, ne s’il en a contracté à nul autre, ne si l’en le veut 
» debattre, tant que l’achateur en soit approprié... Et il est de 
» coustume que len doit poyer tiers à tiers, par chacune ban- 
» nie, le poyment, pour ce que chacuu ne le veut lesser désa- 
» proprier sans estre poyez, et ne doit l’en passer bannie sans 
» poyment. .…. ! » L’appropriance par bannie du droit breton 
était une véritable purge, comme on verra bientôt qu'était 
aussi le nantissement des coutumes du Nord, 

V. Suite — Le double mouvement qui se manifeste au 
XII siècle dans la matière de la vente, marche vers son déve- 
loppement à travers le XIV® et le XVe. L'influence germanique 
s’efface au centre, tandis qu’elle se précise et s’affermit au 
nord. | 

Les ficfs sont patrimoniaux, on les aliène sans le consente- 
ment du seigneur ,. dont le droit est seulement protégé par 
l’exercice du retrait féodal, mais l'acquéreur n’en a point le 
domaine tant qu’il n’est pas en foy, ou en souffrance qui vaut 
foy. Tel est le principe qu’on rencontre dans tous les coutu- 
wiers de l’époque, à quelque province qu’ils appartiennent *. 
Jusqu'à la fin, la féodalité demeurera intacte sur ce point. 

Elles aussi, les censives, sont patrimoniales; mais le consen- 
tement du seigneur nécessaire dans le principe à leur aliénation 
est remplacé depuis longtemps par le droit de lods, apelez, dit 
un vieux praticien, de loer, quar la vente n’est pas parfaite de- 


3 Très-ancienne coutume de Bretaigne, 2° part., art. 40,41, 4B; G° part., 
art. 210. * Ü 

# Coustumes notoires, art. 53, 54, 12, 124, 135, — Desmares, décis. 162, 
177, 200, 203, 285, 286. — Grand coustumier, liv, IT, chap. 21. 


404 HISTOIRE DU DROIT. 


vant que le sires l'ait loée *; la féodalité fiscale s'élève sur les 
ruines de la féodalité politique ; sur ce terrain la lutte des in- 
fluences et des souvenirs est engagée avec ardeur. 

Ouvrez les coutumiers parisiens : le vendeur conserve la 
vraie saisine et possession de la chose vendue jusqu’à ce qu'il 
s’en soit dessaisi en la main du seigneur foncier du lieu ; l’ache- 
teur ne s’en peut dire saisi jusqu’à ce qu’il en soit saisi de fait 
par le seigneur foncier ; la vente füt-elle écrite, il importerait 
peu, en venfe de herilage, il fault et vest et devest ; jusqu’à l’ensai- 
sinement, l’acheteur n’a que la saisine vuide de la chose vendue, 
et il n’en peut être propriétaire que quand il en a été ensaisiné 
de fait par le seigneur ou par ses gens ?. Voilà le principe gé- 
néral tel qu’il est formulé par les coustumes notoires du Châtelet, 
par Desmares, par Bouteiller, par le grand coutumier. Mais il y a 
des exceptions. On les voit poindre dans la soixante-douzième 
coutume du Châtelet : « Aucun ne peut estre propriétaire seil n’est 
» ensaisiné roalement et de fait par le seigneur d’icelle propriété 
ou par les gens dudit seigneur, soubs qui elle est, ef vera est 
» consuetudo excepto in censu, car par la condition des lettres, 
» la seigneurie de ce censive s’acquiert sans estre vestu par le 
» seigneur. » Le XV° siècle les développe, la preuve testimoniale 
se place à côté de la preuve littérale pour suppléer l’ensaisi- 
nement du seigneur, qui peu à peu devient facultatif, la pres- 
cription vient déjà lui disputer son empire trop exclusif, enfin 
apparait la règle ne prent saisine qui ne veut, et l’affranchisse- 
ment des censives est consommé *. C’est alors que le grand 
coustumier recueille à la fois le cérémonial dégénéré de l’ensai- 
sinement et le principe novateur qui doit le plonger dans 
l’oubli. « Sires, dit le vendeur qui se présente devant le sei- 
» gneur pour l’ensaisinement, j'ay vendu à tel tel héritage en 
» tel cens ou rentes sur tel héritage mouvant de vous en censives, 
» pour tel prix, si m’en dessaisi en vostre main et presence, et 
» vueil et requiere que ledict achepteur ensaïisinez... et en 
» signe de dessaisissement doit bailler au seigneur un festu 


1 Li livres de jostice et de plet, liv. XII, chap. 13, S 1. 

3 Coustumes notoires, art. 72, 124, 145, 148. — Desmares, décis. 189, 207. 
— Bouteiller, Somme rurale, liv. I, tit. 22, 67, 72. — Grand coustumier, 
liv. JL, ch. 25, 27. | 

3 Grand coustumier, liv. ]1, chap. 21. — Coustumes notoires, art. 72. — 
Charondas, sur Bouteiller, liv. 1, tit. 22, 


 ——_ = 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 405 


» vel aliud.… et adoncques l’achepteur doit requérir audict 
» seigneur dedans le temps la saisine en disant : Monseigneur, 
» je vous requier que vous m’ensaisissiez...… Ce fait, le seigneur 
» doit bailler la saisine à l’achepteur et dire : Je vos saisis et 
» mets en saisine de tel héritage, sauf mon droit et l’autruy en 
» toutes choses. » Ce sont bien là les formes germaniques légè- 
rement modifiées par le droit féodal. Mais le grand coustumier 
reprend aussitôt : « Si ainsi est que ledict vendeur se vueille 
» faire ensaisiner, car par la coustume de la prévosté de Paris, 
»'il ne prend saisine qui ne veut, et adoncques ledict seigneur 
» ne reçoit que ses ventes ?. » Les seigneurs résistèrent, on 
leur contesta le droit de lods dans le cas où iln’y avait pas vest 
et devest ?, enfin on les leur abandonna en échange de la 
maxime, et l’on continua à donner pour raison d’être à ces 
droits la mise en possession qu'ils étaient censés consommer ÿ; 
dans un seul cas, celui du retrait lignager, la saisine seigneu- 
riale conserva le privilége de transférer utilement la propriété 
de la censive aliénée, à l’exclusion de tous autres modes *, 
. Ainsi fixé, le principe passera dans la première réformation 
de la plupart des coutumes ‘. 

Consultez maintenant les coutumiers du Nord, à l’époque où 
la maxime ne prend saisine qui ne veut triompha au centre. 
Pour acquérir droit réel en aucuns héritages, à quelque titre 
que ce soit, il faut appréhension de fait; en matière d’hypothè- 
que spécialement, c’est le nanptissement; en toute autre ma- 
tière le vest et le devest, Ja saisine et la dessaisine. L’ap- 
préhension de fait alieu par saisine et dessaisine en la cour du 
seigneur, par-devant ces hommes, ou par la justice du sei- 
gneur ou autre souverain; le vendeur se transporte devant le 
bailli ou le lieutenant de la seigneurie, et lui remet, en pré- 
sence de deux hommes de loi, la propriété des héritages ven- 
dus par le symbole d'un bâton ou d’une branche, c’est la des- 
saisine, l'issue, le devest, la deshéritance, l’exfestucation. Le 
bailli ou lieutenant remet la branche ou le bâton entre les mains 


1 Grand coustumier, liv. II, chap. 25, 26, 27. 

3 Bouteiller, Somme rurale, liv. I, tit. 72, et le paragraphe qui suit, sous 
la rubrique Exemple de ce. 

? Pasquier, Recherches, liv. 1I, chap. 16. 

* Anc. cout. de Paris, art. 130. : 

5 Cout. de Paris, art. 82. — Brodeau, sur cet article, n°: 2 à 6, 


406 | HISTOIRE DU DROIT. 


de l’acheteur, c’est la saisine, l'entrée, le vest, l’adhéritance, 
l’infestucation. L’appréhension de fait ainsi consommée, trans- 
met seule à l’acheteur le domaine de la chose vendue, et de 
deux acquéreurs successifs d’une même chose, le second l’em- 
porte s’il a été seul vêtu, car il a été fait seigneur de la chose 
à luy vendue. Quand elle fait défaut, elle n’est suppléée que 
par le prescription décennale : jouissance de dix ans équipolle à 
tradition et vesture !. 

Dans le même temps, la coutume de Bretagne développe, sous 
la rubrique des appropriances par bannies et prescriptions, les 
notions qué nous avons rencontrées dans le vieux coutumier 
breton du XIII° siècle. Les bannies ont lieu par trois dimanches 
de huïtaine en huitaine sans intervalle, incontinent après l’issue . 
de la grande messe parochiale, en la congrégation du peuple, à 
haute et intelligible voix, aux lieux accoutumez. L'opposition 
est recevable jusqu’à la certification des bannies qui a lieu huit 
jours après la dernière bannie aux prochains plaids subsé- 
quents. La certification faite, celui qui est ainsi approprié est 
garanti contre tous ceux du duché; il faut pour le garantir 
contre,ceux qui sont hors du duché, qu’il ait de plus possédé 
la chose paran etjour à courir dela certification. Une possession 
dedix ans complète l’appropriance danslaquelle onn’afait qu’une 
bannie; il faut quinze ans pour suppléer les trois bannies ?. 

L'aleu avait précédé la censive dans la voie de l’affranchis- 
sement, son isolement, sa nature particulière, ses priviléges 
constamment reconnus, tout en lui avait facilité son émancipa- 
tion. Desmares, le comparant au ef, disait : « Alodium est 
» terra libera, ‘hoc est talis terra de quâ nemini servitium 
» debetur, nec census, nec tenetur ab aliquo domino, et per 
» hoc differt à feudo, quia tenetur ab aliquo, et ipsius ratione 
» cognosCitur superior, et mutato domino oportet solvere..….; 
» in alodio nihil ?, » — Bouteiller, le comparant à la censive, 


1 Anc. cout, d'Artois, tit. 2, art. 46. — Cout. d'Artois, tit. 2, art. 71, et la 
note de Bourdot de Richebourg sur cet article (note c). — Anc. cout. de Laon, 
chap. 2, art. 8, 9, 10, 11. — Anc. cout. de Chauny, tit. 2, art. 7; tit. 10, 
art. 52, 53. — Anc. cout. de Péronne, chapitre Comment l’on se peut jouer 
de son héritage jusqu'à mettre la main au baston par dessaisine. (B. de Ri- 
chebourg, t. II, p. 610.) 

3 Anciennes coutumes de Bretaigne, chap. 14, art. 268. — D'Argentré, Des 
appropriances, protheoria, n1à4. | 

3 Desmares, décis. 17 et 371. 


[E 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 407 


ajoutait : « Tenir en franc-aleu si est tenir de Dieu tant seule- 
» ment... Et en plusieurs lieux pour faire vente de son alleux 
» il n’y faut que la cognoissance qu’en fait le vendeur par- 
» devant notaire ou tabellion, et lettres sur ce lever, ou par- 
» devant gens sur son séel, 8’il a seul cogneu dont les lettres 
» s’en facent ‘. » Les coutumes du Nord elles-mêmes le dis- 
pensaient des formahtés du vest et du devest : « Un franc-aleu, 
» n’y a dessaisine ne saisine ?. » 

Au milieu de ces transformations, la possession annale, con- 
sidérée comme complément de l'ensaisinement, a perdu de son 
autorité et a fini par tomber dans une désuétude presque com- 
plète. Le développement de la civilisation lui a enlevé son 
ulilité, et le contact du droit romain l’a rejetée dans la sphère 
purement possessoire. À peine en trouve-t-on encore quelques 
traces, soit dans des coutumes exceptionnelles, soit dans des 
hypothèses particulières ?. 

Quelle qu'’ait été, dans le progrès que nous venons d’étudier, 
l'influence du droit romain, elle n’a porté néanmoins que sur 
l’ensemble, et la vente germanique a conservé son caractère 
propre. Au XV° siècle, non plus qu’au X°, le droit français 
n’admet la théorie anormale du droit romain des préteurs sur 
les effets de la vente et l'obligation du vendeur quant à la trans- 
lation du domaine. On a vu déjà sous la plume des coutumiers 
l'expression de sires ou celle de propriétaire appliquée à l’ache- 
teur qui a reçu le vest de la chose venduc. Desmares se 
demande, dans le cas d’un immeuble soumis au retrait lignager, 
qui a été vendu et livré par le premier acheteur à un second 
pendant le délai du retrait, à qui le retrayant devra s’adresser. 
Il répond : au propriétaire; mais quel est ce propriétaire? Ce 
n’est pas le premier acheteur, car il n’est plus propriétaire de 
la chose, mais le second, le tiers ou le quart, qui est le vray 
propriétaire *. — Dans cette théorie, la vente de la chose d’au- 
trui doit être nulle, elle l’est en effet, Bouteiller nous le dit : 
on ne doibt vendre ne donner chose d’autruy ne eschanger *. 

1 Bouteiller, Somme rurale, liv. I, tit. 84. — Grand coustumier, liv. I, 
chap. 10. 

3 Cout. de Montdidier et Roye, art. 267. : 

# Parieu, loc. cit. sup. — Bretagne (anc. cout.), art. 269. 


k Desmares, décis. 142. 


s Bouteiller, Somme rurale, liv. I, tit. 67. — Cf. Masuer, Praclica forensis 
(trad. de Fontanon), chapitre Des venditions et achapts, n° 22, 24. 


A08 HISTOIRE DU DROIT. 


En résumé, suivant le droit francais, la propriété n’est pas 
transférée par le seul effet du contrat de vente, la tradition est 
nécessaire pour faire passer du vendeur à l’acheteur le domaine 
de la chose vendue, tradition simple par le vendeur lui-même 
dans la plupart des coutumes, tradition solennelle par le sei- 
gneur ou ses hommes dans certaines coutumes exceptionnelles 
qui recevront bientôt de cette particularité le nom collectif de 
coutumes de nantissement ou de saisine. 

VI. Théories des glossateurs sur les promesses de vente. — 
Tandis que la pratique françaisesuivait, sur la nature de la vente, 
les principes qui viennent d’être retracés, l’école et la science 
demeuraient fidèles à la théorie du droit romain. Elles ensei- 
gnaient, après Paul, Ulpien et Africain, que la vente n’obligeait 
le vendeur qu’à procurer à l’acheteur la libre possession de la 
chose vendue, vacuam possessionem, et, après Paul, Ulpien et 
Africain, elles tiraient de cette prémisse les conclusions que 
nous avons vues, sur la vente de la chose d’autrui, la garantie 
du trouble ou de l’éviction, etc. . 

Sur ce terrain, les docteurs étaient univoques ; il en était 
autrement sur le terrain des promesses de vente. Dans 
cette nouvelle sphère, la pratique judiciaire les plaçait cha- 
que jour en présence de conventions importantes sur les- 
quelles le droit romain, leur guide habituel, ne leur offrait point 
de décisions topiques. Il fallait se référer à la théorie générale 
des obligations, c’est-à-dire raisonner du connu à l'inconnu : 
de là des divisions, de là des controverses. 

Pour bien saisir les discussions des glossateurs et des barto- 
listes dans cette matière, il faut distinguer les promesses de 
vente unilatérales des promesses synallagmatiques; leurs sys- 
tèmes perdront peut-être à cette distinction un peu de leur 
physionomie propre, mais ce qu’ils perdront en couleur locale, 
ils le gagneront en clarté. 

On admettait généralement que les promesses unilatérales 
différaient en tous points de la vente, et l’on avait raison; un 
contrat unilatéral ne saurait se confondre avec un contrat synal- 
lagmatique. Il n’en restait pas moins un contrat, l'accord de 
deux volontés sur un fait à accomplir ultérieurement, la vente, 
qui engendrait à la fois une obligation pour celui qui avait donné 
la promesse, une action pour celui qui l’avait reçue. Quelle était 
cette obligation? A quel résultat devait conduire cette action? 


è 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 409 


Sans doute, disait-on dans un premier système, l'obligation 
directe du promettant est de vendre, de s’entendre avec l’ache- 
teur sur la vente et de passer contrat; elle ne saurait être de 
livrer la chose qui a fait l’objet du contrat. Mais ne vaut-il pas 
mieux, au lieu de s’embarrasser dans ce circuit, contraindre 
le promettant rectà vid à exécuter la vente, comme si elle était 
déjà parfaite, et à faire délivrance de la chose pour le prix fixé 
à l’époque de la promesse, si un prix a été fixé, sinon pour un 
prix à convenir ou à fixer par experts? N’évite-t-on pas ainsi 
les ambages que la loi repousse si soigneusement en toute oc-. 
casion? Ne fait-on pas ainsi une application topique de la 
maxime ex sola promissione aliquid faciendi agi potest ac si id 
jam factum esset ? Ne voit-on pas d’ailleurs la loi mettre à cha- 
que instant sur le même rang la promesse d’un fait et le fait 
lui-mème, frapper des mêmes prohibitions la vente et la pro- 
messe de vente, soumettre aux mêmes règles le payement et la 
promesse de payement, la dot réalisée et la dot simplement 
promise? Ainsi raisonnaient Alexandre, Jason, Socin, Bobier, 
Guy-Pape et Tiraqueau, àinsi l’avait jugé le parlement de Paris, . 
au rapport de ce dernier docteur, dans une espèce qu’il relate 
au long ‘. Cette doctrine, poursuivaient-ils, vraie en thèse 
générale, acquiert un caractère de vérité plus grand encore 
dans le cas spécial où la promesse de vente est faite avec limi- 
tation de temps; alors, en effet, l'expiration du terme advenant 
sans que l’engagement ait été réalisé, autorise celui qui l’a reçu 
à le tenir pour effectué, et à agir comme s’il l'était réellement. 
Si quis promiserit intrà certum diem se obligaturum ad dandum 
mihi decem, potest statim cedente die sine ali@ obligatione con- 
veniri ad illa decem ?. Dans ce premier système donc, celui qui 
aurait reçu la promesse de vente pouvait poursuivre directe- 
ment le promettant en délivrance de la chose promise. 

Ces conclusions étaient vivement contestées par Dèce, que 
soutenaient Angelus, Imola, Salicet, Bertrand et Cépola. Celui 
qui promet de vendre, disait Dèce, n’a pas l'intention de vendre 
dès à présent, lestermes mêmes de son engagement l’indiquent, 


1 Tiraqueau, De utroque retractu, De retrait conventionnel, ad fin. 1t., 
$ 25 à 42. | 
3 Tiraqueau, Loc. cit., n° 26. — On alléguait les lois 19, C., Ad leg. falc.; 
20, $ 1, D., De donation.; 7, G., De præd. minor.; 53, 5 De condict: indeb., 

_ et 41, D., De pactis. 


410 HISTOIRE DU DROIT. 


et le forcer de prime abord à exécuter nne vente qui n’existe pas 
encore, serait évidemment méconnaître son intention ; il s’est 
obligé à vendre, ilselibérera en vendant, obligatus ad vendendum 
hberatur vendendo simpliciter, nec per talem promissionem obli- 
gatur ad tradendum. S’il refuse de vendre,'on le condamnera en 
des dommages-intérêts, carl’obligation de vendre est une obliga- 
tion de faire, et l’on sait le principe, ad factum quid, præcisènemo 
tenetur. En vain allégue-t-on qu'il faut éviter les circuits, cette 
règle n’est vraie qu’autant que le circuit ne présente pas une 
utilité particulière, et il a pour effet ici de conserver à l’obliga- 
tion sa nature véritable. En vain pose-t-on en principe que la 
promesse d'un fait est généralement mise sur le même rang 
que ce fait lui-même. Donner et promettre de donner sont deux, 
dit Salicet; il y a une grande différence entre ratifier et pro- 
mettre de ratifier, ajoute Paul de Castro; autre chose est cau- 
tionner, poursuit Gépola, autre chose promettre de cautionner, 
la loi elle-même décide que dans ce dernier cas linexécution 
conduit à des dommages-intérêts. Il y a loin d’une promesse de 
mariage à un mariage réalisé, continue Tiraqueau ; l’action qui 
naît de la vente, dit encore Bertrand, est une action de bonne 
foi, celle qui naît de la promesse de vente une action de droit 
strict; enfin, conclut Alexandre, le prince des jurisconsultes, 
la promesse de vente ne fait pas courir les intérêts comme la 
vente *. 

On conçoit aisément qu’un pareil système de dialectique, 
procédant par assimilation, ne comportait guère de limites ; 
aussi Tiraqueau, après avoir compendieusement relaté les points 
qui précèdent et bien d’autres encore, concluait-il : Dies me de- 
ficeret, si omnes sigillatim recensere vellem *. 

Un schisme qui, avec le temps ,-se manifesta dans le parti 
de Dèce, donna naissance à un troisième système. Si tous les 
docteurs qui suivaient ce parti admettaient que le promettant 
devait être poursuivi en réalisation de la vente, tous n’admet- 
taient pas qu’il dût être, en cas de refus, condamné à des 
dommages-intérêts. La maxime nemo potest prœæcisè cogi ad 
factum, disaient ces dissidents, ne s’applique qu'aux faits ex- 
térieurs et corporels, aux faits qui sont de telle nature qu'ils ne 


1 Tiraqueau, loc. cit., n° 43 à 62. 
? Tiraqueau, loc. cit., n° 53. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 411 


peuvent être exécutés que par le débiteur; or ici le fait de la 
vente peut être suppléé par un jugement qui ordonnera au pro- 
mettant de passer acte ou de réaliser la vente dans un délai 
préfix, et, en cas d’inexécution dans le délai imparti, tiendra 
lieu d’acte de vente à l’autre partie. 

Des trois systèmes, ce dernier était le seul vrai. Le premier 
faisait un pas de trop en avant; tout en reconnaissant avec 
Jason que nec ex promissione ‘vendendi transfertur jus aut 
dominium, il violait aussitôt le principe qu’il avait posé. Le 
second faisait un pas de trop en arrière; l’inexécution seule 
pouvait légitimer contre le promettant une condamnation en 
dommages-intérêts, et elle ne pouvait résulter que d’une mise 
«n demeure. On verra plus loin comment, au temps de Pothier, 
les dissidents du parti de Dèce l’avaient emporté dans la Lu 
Lique *. 

La controverse n’était pas moins vive dans la matière de pro- 
messes synallagmatiques, les raisonnements étaient à peu près 
les mêmes. 

Si le parti d'Alexandre voulait donner à la promesse unilaté- 
rale l'effet direct d’une vente, à plus forte raison devait-il l’im- 
poser à la promesse synallagmatique. Ici du moins il n’avait 
point à parler de la nécessité d’éviter des circuits, et il lui suff- 
sait de dire, avec la loi 15, D., De reg. jur., Is qui actionem ad 
rem recuperandem habet, rem ipsam habere videtur. 11 cher- 
chait bien ensuite des assimilations dans les principes relatifs 
aux contrats conditionnels, dans ses règles de la dot et du ma- 
riage, mais il serait oiseux de le suivre avec Tiraqueau dans ses 
explorations sans limites. Il concluait que celui qui avait promis 
de vendre était un véritable vendeur; celui qui avait promis 
d’acheter, un véritable acheteur; et que si, postérieurement à 
la promesse réciproque, il y avait à la fois tradition de la chose 
et payement du prix, la vente serait censée exécutée et ses effels 
entraînés de part et d’autre ?, 

Jason qui, dans la controverse des promesses unilatérales, 
suivait l’avis d'Alexandre, lavait abandonné, dans celle des 
promesses synollagmatiques, pour celui de Dèce. Ces sortes de 
défections n’étaient pas rares à cette époque. Sa lutte avec Socin 


La 


1 Pothier, Vente, part. VI, art. 1, Ç 1, n° 476 
? Tiraqueau, Loc. cit., n° 68 à 85. 


419 HISTOIRE DU DROIT. 


sur cette matière avait fait bruit dans l’école, et le souvenir 
s’en était transmis jusqu'à Tiraqueau, qui l’a lui-même transmis 
à la postérité comme un legs précieux du passé; qud in specie, 
patrum nostrorum memorid, duo ejus tempestatis primarit in- 
terpretes multis magnisque uterque ratonibus invicem conten- 
derunt. Jason disait : Autre chose est vendre, autre chose pro- 
mettre de vendre ; si postérieurement à la promesse le promettant 
livre la chose promise, il n’en transfère point le domaine, car 
la promesse ne saurait donner naissance à une tradition de pro- 
priété, mais seulement à une action personnelle en réalisation 
de cette promesse. Nec ex promissione transfertur jus aut domi- 
nium, sed lantum actio personalis contrà promissorem. D'où suit 
encore que celui qui a reçu la chose n’en gagne pas les fruits 
et que le risque de cette chose ne lui incombe pas, et il citait 
les lois 21, $ 4, D., De act. empt. ; 40, D., De contr. empt. ; t. II, 
C., De pign. act. I] concluait enfin que chacun des deux contrac- 
tants n’avait qu’une action personnelle pour arriver à une réa- 
lisation de la vente, ou, le cas échéant, à une condamnation en 
dommages-intérêts *. 

VIT. Doctrine de Dumoulin sur les promesses de vente. — La 
question des promesses de vente s’offrit d’abord à Dumoulin 
dans les matières féodales. Tout acheteur d’une censive, sui- 
vant la coutume de Paris, devait au seigneur censier un droit 
de lods et ventes; ce droit frappait à la fois dans la vente le con- 
trat et la mutation ; le contrat par les ventes, ventæ specialiter 
sunt quod in casum venditionis debetur ; la mutätion par les lods, 
laudimia enim, vulgë lods, propriè complectuntur quidquid prop- 
{er vendihionem aut aliam alienctionem laudativi nomine do- 
mino directo debetur ?. Si un censitaire promet à un tiers de lui 
vendre sa censive, ou si un censitaire promettant à un tiers de 
lui vendre sa censive, ce tiers lui promet en retour de l'ache- 
ter, dans ce double cas y a-t-1l vente, y at-il droit pour le sei- 
gneur d’exiger les lods et ventes? 

La réponse est facile quand il s’agit d'une promesse unilaté- 
rale. Autre chose alors est vendre, autre chose promettre de 
vendre; autre chose donner, autre chose promettre de donner; 
le droit n’est donc pas dû. Nec verba nec mens consueludinis 


3 Tiraqueau, loc. cit., n° 64 à 68. 
? Dumoulin, ad Cons. paris., 6 76, gl. 1, n° 4. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 413 


verificantur, ergo cessat ejus dispositio !. Dumoulin ne donne pas 
d’autre développement à sa doctrine, on ne saurait dire consé- 
quemment lequel il suit des trois systèmes qui l’ont précédé, 
tout au plus serait-il permis de conjecturer qu’il embrasse ce- 
lui de Dèce. 

Pour les promesses synallagmatiques, aucun des systèmes 
proposés ne satisfaisait Dumoulin; ils étaient trop absolus, il 
faut le reconnaître. Dire sans distinction que la promesse de 
vente valait vente, c'était méconnaitre le plus souvent l’inten- 
tion des parties, qui n’avaient voulu vraisemblablement stipuler 
qu’une vente future, sans quoi elles auraient passé de suite une 
vente, et non pas seulement une promesse de vente. D'un autre 
côté, enseigner qu’une promesse de vente n’équivalait jamais 
à une vente, c'était attacher aux termes que les parties avaient 
employés une importance qui souvent n’était pas dans leur 
pensée, et s’exposer à violer le fond pour sauver la forme. 

Entre deux systèmes également vrais et également faux, 
la difficulté se tranche par une distinction. Dumoulin tira la 
sienne du droit suivi en matière de fiançailles. On distinguait 
en effet deux sortes de fiançailles : dans les unes, les parties 
avaient en vue un mariage présent, bien qu’elles s’exprimassent 
en termes d'avenir, on disait alors .qu’il y avait sponsala de 
præsent, et l’on ajoutait per illud contrahitur matrimontium ; 
dans les autres, les parties conformaient leurs paroles à leurs 
pensées et n’entendaient se lier que pour l'avenir, on disait 
alors qu’il y avait sponsalia de futuro, et les contractants pou- 
vaient encore se dédire *. 

Dumoulin, transportant cette distinction des promesses de 
mariage aux promesses de vente, enseigna que si la promesse 
de vente élait faite de prœsenti, elle n’était alors qu’une vente, 
et tombait sous le coup du droit de lods et ventes; que si au 
contraire elle était faite de futuro, elle n’était alors qu’une sim- 
ple promesse et non point une vente, et échappait à la dispo- 
sition coutumière *, | | 

Mais comment distinguer la promesse de præsenti de la pro- 
messe de futuro ? L’intention des parties servira de guide à cet 
effet, répond Dumoulin. Si cette intention, révélée par les termes 


4 Dumoulin, loc. cit., 6 78, gl. 1, n°’ 78, 19, 80. 
2? Tiraqueau, loc. cit., n° 54. 
? Dumoulin, loc. cit., $ 18, gl. 1, n° 82. 


A1 { HISTOIRE DU DROIT. 


que les contractanis auront employés se rapporte à une vente 
future, dont la promesse n’est que le préliminaire, il y aura 
promesse de futuro ; dans ce cas, les termes du contrat seront 
le plus souvent dispositifs : intentio partium et verba dispositiva 
referantur ad actum de futuro. I] y aura au contraire promesse 
de præsenti, quand l'intention et les paroles des contractants 
auront trait à une vente actuelle, et que d’ailleurs la promesse 
contiendra les éléments constitutifs de la ventes dans ce cas, 
les termes du contrat auront un sens obligatoire, ils n’énonce- 
ceront plus seulement, ils ordonneront, secus si et verba obliga- 
diva et mens referantur ad actum præsentem, et omnia ad sub- 
slantiam actüs requisita præsto sinl!. 

Dumoulin précise encore plus, il donne un exemple de ce qu’il 
entend par promesse de præsenti : promilto talem tant vendere, 
tradere, et intra tot dies instrumentum authenticum sub tals si- 
gtllo, putà parisiensi, conficere. Puis il ajoute : Les termes de cette 
convention semblent se rapporter à l'avenir, mais en réalité il 
s’agit d'une vente actuelle, le consentement, promitto, la chose, 
talem rem, le prix, tant, tous les éléments essentiels de la 
vente sont réunis. Licet inserantur verba sonantia in fulurum, 
nihilominüs celebratur actus de præsents*. 

Transportée du droit féodal dans le droit civil, la distinction 
de Dumoulin donne le résultat suivant : en la forme, la pro- 
messe de vente n’est point une vente, elle ne contient d’enga- 
gement que pour l’avenir; mais au fond, tantôt elle a les effets 
d’une simple promesse, tantôt ceux d’une vente. La première 
hypothèse se réalise dans les promesses de futuro, la seconde 
dans les promesses de præsenti. Dans le premier cas, Jason l’em- 
porte sur Socin; dans le second, Socin sur Jason. Dans lun, 
chacun des promettants a une action personnelle pour con- 
traindre l'autre à réaliser la vente ; dans le second, chacun des 
promettants a une action personnelle pour obtenir, l’acheteur 
la délivranee de la chose, le vendeur le payement du prix. 

Dumoulin n’est pas allé jusqu’à déduire ces conséquences 
des principes qu’il avait posés ; la question cependant s’est pré- 
sentée à lui dans les matières civiles, mais il ne l’a tranchée 
que sommairement. Les frères Colin avaient promis à Claude 


1 Dumoulin, Loc, cit, ibid. 
2 Dumoulin, loc. cit., ibid. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 415 


Franchet de lui vendre le domaine de Montrond moyennant 
50 livres : quelle était la nature de cette promesse? On oppo- 
serait inutilement, répondait Dumoulin consulté sur la ques- 
tion, qu’il n’y a là qu’une proinesse de vente, et non une vente. 
Promesse de vente en la forme, cette convention est au fond 
une véritable vente, car elle contient tous les éléments d’une 
vente. ÎVec obstat si dicatur quid in eo contractu non est vendilio, 
sed promissio de vendendo..…….. quia respondetur primÿ quûd illud 
non est verum quand omnia substantialia venditionts de præ- 
senti inlerventuni, prout bi interveneruni, quia tunc paclum 
de vendendo transit in venditionem, et est actualis venditio :. 

Créée pour les besoins du droit féodal, la distinction de Du- 
moulin dominera bientôt la théorie des promesses de vente 
dans le droit civil, où son application soulèvera de nouveaux 
orages. 

VIII. Distinction de la vente et de l'échange, et nature de la 
vente suivant Dumoulin. — A l’époque de Dumoulin, le prix 
monnayé faisait le caractère distinctif de la vente et de l’é- 
change, et le droit français avait abandonné, sous l'influence 
du droit romain, le souvenir de ses traditions primitives. Bou- 
teillier écrivait encore, à la fin du XIV® siècle, qu’il y avait 
plusieurs moyens dont les ventes et achats se faisaient, d’abord 
par le moyen de l'argent qu'accordé en estoit, ensuite par le 
moyen de l'échange qui pour ce ne faict, soit de terre contre 
autre, ou de chose meuble contre héritage, ou d’héritage contre 
chose meuble. Mais, au XVI° siècle, Charondas, en annotant la 
Somme rurale, écrivait en regard du passage qui précède : Z/ 
mesle l’emption-vendition avec la permutation, encores qu’il y 
ait différence, tant pour la nature des contrats que pour les ac- 
tions qui en procedent ?. 

Un intérêt particulier contraignit les feudistes de s’écarter, 
dans les matières féodales, de la distinction du droit romain. 
Les droits seigneuriaux n'étaient pas les mêmes dans la vente 
et dans l'échange. L’échange, dans les fiefs, était soumisà un 
simple droit de relief peu considérable; il ne paraît pas que, 
dans les censives, il fût atteint par le droit de lods et ventes 
qui s’attachait exclusivement à la vente. Celle-ci, au contraire, 


1 Dumoulin, Consilia, cons. 30, 6$S & à 7. 
3 Bouteillier, Somme rurale, tit. 67. . 
8 Charondas, sur Bouteillier, tit, 61. 


LL 


416 | HISTOIRE DU DROIT. 


dans les fiefs comme dans les censives, était frappée d’un droit 
onéreux , de quint ou de lods et ventes. Que faisaient les vas- 
saux et les censitaires en présence de la faveur qui s’attachait 
à l'échange? Ils ne vendaient plus, ils n’achetaient plus, ils 
échangeaient. On ne voyait plus de prix monnayé figurer dans 
les aliénations de fiefs ou de censives : il n’y était plus ques- 
tion que d’héritages et de choses meubles; et les contractants, 
forts du droit romain qui proclamait que là où il n’y avait pas 
de prix en argent il n’y avait pas de vente, se retranchaient 
dans l'échange, pour éluder à loisir les dispositions de la cou- 
tume. 

Afin de déjouer ces fraudes, ad vitandas fraudes quas alio- 
quin ad hæc jura excludenda facile esset et promptum infinitis 
modis excogitare et admittere..., les feudistes imaginèrent 
d’appeler vente ce qu’on appelait échange en droit romain, 
c’est-à-dire la dation d’un immeuble en retour d’un meuble ou 
en retour d’un immeuble estimé dans le contrat. De là dans 
leurs livres deux sortes de ventes, la vente du droit civil et la 
vente du droit féodal ?, 

Cette distinction se retrouve dans Dumoulin. La vente du 
droit civil prend sous sa plume les noms de venditio stricté 
sumpla, strictissimé et propriè sumpta; le prix monnayé est de 
son essence , videlicet interveniente certo pretio in pecuntà nu- 
merat4; son domaine est exclusif, quels que soient les points de 
ressemblance qui puissent en rapprocher un autre contrat, nun- 
quâm appellatione venditionis vel emplionis venit alius contrac- 
tus, eliam similis, sed nomine et specie differens, qualis est per- 
muiatio *, — La vente du droit féodal a un domaine plus étendu, 
elle rallie autour d’elle et fait participer à sa nature toutes les 
aliénations qui ont avec elle quelque point de contact, l’échange 
d’abord, puis la dation en payement et d’autres encore. Hic 
venditionis loco habetur datio in solutum pro pecunid, vel cessio 
aut datio pro rebus aut juribus certd pecunid æstimalis..……, in 
qudvis alienatione symbolizante et reducibili ad venditionem *. 

Ainsi, Sabiniens un instant à titre de feudistes, les juriscon- 
sultes redeviennent Proculéiens en rentrant sur le territoire du 


1 Dumoulin, ad Cons. paris., 6 18, gl. 1, n°9. « Talis est communis ob- 
servantia in hoc regno multèm æqua et juste. …» 

? Dumoulin, loc. cit., ibid., n° 1,2, 

3 Dumoulin, loc. cit, ibid, n8 et 9, 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE, 417 


droit civil. On vient d’entendre Dumoulin ; d’Argentré dit éga- 
lement en parlant des contrats qui symbolisent la vente : De 
talibus, inquam, ut de venditionibus judicari solet, quantüm ad 
laudimiorum judicium ; puis il ajoute : Ne fraus fiat dominis lo- 
corum, paulüm modû mutatis verbis!. 

On rencontre aussi dans les livres de Dumoulin les deux sys- 
tèmes du droit romain et du droit coutumier sur la nature de la 
vente ; à la différence des écrivains du XV: siècle et de quelques 
auteurs du XVF°, il ne les confond jamais ensemble; seulement, 
pour ne point lui attribuer sur ce point une opinion qui ne soit 
pas la sienne, il faut distinguer soigneusement en lui le juris- 
consulte français commentant la coutume, du jurisconsulte ro- 
main expliquant le Digeste ou le Code. 

Consultez celui-ci, il vous dira avec Pomponius, dont il in- 
voque letémoignage : Fenditor non tenetur emptorem facere do- 
minum lolius vel partis, sed tantüm vacuam rem tradere et fa- 
cere ut emptori frui habereque liceat. En écrivant ces lignes, 
Dumoulin commente la loi cm pro eo, du Code de Justinien, 
dans son Tractatus de eo quod interest ; elles viennent au milieu 
d’une discussion qu’il serait oiseux de reproduire ici, et Du- 
moulin lui-même annonce qu’il tire son argument du droit ci- 
vil, confirmo hanc secundam partem civili queue ratione ; enfin 
à la suite il allègue la loi 3, D., De act. emp. * 

Interrogez, au contraire, le jurisconsulte français. Le droit 
de lods et ventes se perçoit sur la mutation qui résulte de la 
vente; supposez une vente conditionnelle, la tradition a lieu 
pendente traditione. Le droit sera dû, enseigne Dumoulin , am- 
pla etiam si pendente conditione procedetur ad traditionem et 
translationem dominii*. Ces expressions sont remarquables. — 
Ailleurs, un fief a été vendu, une tradition feinte est intervenue 
dans le contrat même ; plus tard les parties se désistent, le sei- 
gneur conserve-t-il son droit de retrait? Oui, car cedroits’ouvre 
à chaque mutation, et la tradition feinte a eu pour effet de dé- 


. # D’Argentré, De laudimiis, cap. 1, $ 1. A 


2? Dumoulin, Tract. de eo quod interest, n° 127. — M. Troplong, Vente, 
n° #, après avoir exposé la théorie romaine sur la nature de la vente, pour- 
suit : « La doctrine que je viens d’exposer sur les effets de la vente passa 
» tout entière dans l’ancien droit français sous les auspices de Dumoulin et 
de Pothier. » En ce qui touche Dumoulin, il cite le Tract. de eo guod int., 
n° 127. — Cf. Duranton, Vente, n° 18. 

> Dumoulin, ad Cons, paris., $ 78, gl. 5, n° 40. 

XIV. | . 27 


A8 HISTOIRE DU DROIT. 


placer le domaine comme une tradition réelle. Ici encore les 
termes de Dumoulin sont remarquables : Quia æquè per tradi- 
lionem fictam transfertur verum dominium *. — Plus loin, à la 
question de savoir ce qu’il faut penser d’une tradition faite à 
un mandataire et de son effet à l’égard du mandant, Dumoulin 
répondra : Per traditionem si factam immediatè acquirimus no- 
bis ipsis dominium el possessionem *. Enfin, à chaque pas on 
trouve sous la plume de Dumoulin la formule suivante, qui 
certes n’esl pas romaine : J’enditor..… transtulit dominium in 
emptorem :. 

Dumoulin soutient donc ies traditions du droit français ; la 
vente, pour lui, ne transfère la propriété que par l’intermédiaire 
d’une mise en possession de l’acheteur. HN fait plus, il les dé- 
fend contre l’envabissement de principes hostiles. 

Jusqu'ici nous n’avons vu en présence dans cette matière que 
les deux systèmes du droit romain des préteurs et du droit 
français primiuf; dès le temps de Dumoulin, un troisième 
s'était produit. Il avait pris naissance dans le formalisme nota- 
rial, et particulièrement dans la clause de dessaisine qu’on in- 
sérait alors, comme clause de style, dans tous Îles contrats de 
vente. Par cette clause, le vendeur se dessaisissait de ses droits 
sur la chose vendue et donnait procuration à l'acheteur pour 
qu’il se mît lui-même en possession. On arriva bientôt, par le 
développement de cette fiction, à considérer le dessaisissement 
du vendeur comme une tradition, à supposer la remise de la 
chose comme faite ipso jure dès le temps du contrat, et à con- 
clure que la translation de propriété résultait du contrat, en 
vertu de cette sorte de tradition feinte qu’il contenait. On cher- 
cha même à cette théorie nouvelle des points d’appui dans le 
constitut et le précaire et dans les traditions de brève main en 
général. 

Dumoulin combat ces prétentions. La clause de dessaisine, 
dit-il, n’équivaut point à une tradition feinte ; de deux ackhe- 
teurs successifs, si le second n ’avait à à invoquer pour lui 
qu’une clause de cette nature, sans autre mise en possession, 
il devrait assurément céder au premier ; cette clause n’ajôute 
rien au contrât, elle en corrobore seulement les dispositions ; 


4 Dumoulin, doc. cit., 6 20, gl. 5, n° 15. 
? Dumoulin, loc. cit., $ 38, gl. 2, n° 22. 
3 Dumoulin, loc. cit., 78, gl, 1, n° 15. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE, A19 


œuvre du notaire et non dés parlies, elle ne modifie point pour 
l'acheteur les droits résultant du contrat, elle lui donne tout au 
plus le droit de se mettre en possession. St apponatur in con- 
tractu venditionis… non imporiat nisi facullatem possessients 
appréhéndendæ, et non aliud !. | 

Repoussé par Dumoulin, ce système reparut au -palais 
én 1595, le parlement donha gain de cause à Dumoulin. Un 
père avait donné un immeuble à son fils en contrat de mariage, 
sans lui en faire la délivrance ; cinq ans après, il l'avait vendu 
et livré à un tiers. Conflit entre le donataire et l'acheteur. 
L'acheteur disait : non puctionibus sed traditionibus dominia 
rerum transferuntur ; la loi quotiens, (15, C. de rei vindic.), 
eñtre deux acquéreurs successifs d’une même chose donne la 
préférence à celui qui a été mis en possession, ei la loi guoriens 
se garde en France, Balde et Guy Pape l’attestent. — Le dona- 
taire répondait qu’il y avait « grande différence entre les vendi- 
» tions que nous lisons en droict, et celles qui se contractent 
» en France par-devant notaires ; » puis, après avoir rappelé 
les principes du droit romain, il poursuivait : « mais que jure 
» nosirù c’était autre chose que le style commun des notaires 
» les quels par les clauses ordinaires dessaisissaient le vendeur 
» et saisissaient l'acheteur de la chose acquise, l’en rendaient 
» le vray seigneur et propriétaire, faisant renoncer le vendeur 
» à tous droicts qu’il eût pu prétendre, et donnant une hypo- 
» thèque spéciale sur la chose, quæ in rem potius quam in per- 
» sonam dabat actionem. » Par arrêt du 29 avril 1595, le parlce- 
ment de Paris jugea que là loi quofiens se gardait au palais. 
Les partisans du nouveau système ne se tinrent pas pour con- 
damnés sans recours, nous ne tarderons pas à les retrouver. 

IX. De la doctrine et de la jurisprudence sur les promesses de 
vente après Dumoulin. — Pour les promesses de vente synal- 
lagmatiques, Dumoulin n’avait fait que distinguer les promesses 
de prœæsenti des promesses de futuro, assigner aux premières le 
caractère de véritables ventes, et poser leur formule en ces 
termes : promitto talem rem tanti vendere. Quant à leurs effets, 
il n’en avait rien dit. 


Après lui, on admit généralement la distinction qu'il avait 


1 Dumoulin, loc. cit., 28, gl. 1, n° 16. 
3 Louet, lett. V, somm, 1, n° 1. 


490 HISTOIRE DU DROIT. 


proposée, on calqua de même les exemples de la promesse de 
præsenti sur la formule qu’il avait donnée ; mais l’imitation 
n'alla pas plus loin, la controverse s’empara de la matière et ne 
tarda pas à obscurcir jusqu’aux notions qu'il avait laissées. 

Quelle était l’obligation de celui qui avait donné une pro- 
messe de vente de futuro ? Dumoulin avait dit que cette pro- 
messe n’était pas une vente, et que les lods n’en étaient pas 
dus. La doctrine répondit après lui que la promesse de futuro 
n’était pas une vente, qu’elle n’obligeait pas précisément à re- 
lâcher les choses vendues, qu’elle ne conduisait pas précisé- 
ment à la tradition de la chose, et que l’effet devait s’en résou- 
dre à quelques dommages-intérêts. Certains auteurs pouvaient 
à la vérité être allégués au contraire, mais la plus commune 
opinion tenait pour Dumoulin. On disait encore après lui que 
de cette promesse il n’était point dû de lods, et l’on en donnait 
avec d’Argentré la raison qu’autre chose est vendre, autre 
chose promettre de vendre, quia aliud sit rem vendere, aliud 
promittere de vendendo :. 

Quelle était l'obligation de celui qui avait donné une pro- 
messe de præsenti ? Dumoulin répondait que cette promesse 
constituait une vente, ef est actualis venditio, et que les lods en 
étaient dus. Ici commence la confusion. Il faut prendre garde, 
dit Henrys, de quelle sorte la convention est dressée, car si au 
lieu d’une simple promesse, on avait parlé de vente, c’est-à- 
dire si l’on avait parlé en termes de présent, et non de futur, 
l'acte serait valable et obligatoire ; comme quand on dit vend 
dès à présent et que la pronees de passer contrat n’est que pour 
plus d'assurance *. 

La jurisprudence, s’il faut en croire Bretonnier, repoussait la 
distinction d'Henrys, et jugeait dans tous les cas que la pro- 
messe de vente obligeait celui qui l’avait faite de l’exécuter et 
de passer contrat de la vente. Le parlement de Paris l’avait 
ainsi décidé en 1595, en 1627, en 1658, en 1697. Le parlement 
de Toulouse l’avait jugé en 1649. 

Bretonnier avait de la peine à se rendre à cette jurispru- 
dence ; elle ne le surprenait point au parlement de Paris, cet 
auguste sénat faisant gloire, dit-il, de ne pas suivre les exemples 


1 Henrys, OEuvres, t. 1, liv. IV, chap. 6, quest. 40. — Brillon, Arréts, 
v° Promesse de vendre, n° 1. — Despeisses, OEuvres, t. 1, p. 41, n° 1. 
? Henrys, loc, cit., ibid. 


‘VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 4921 


de celui de Rome, mais il s’étonnait qu’elle fût suivie par les 
parlements de droit écrit, et il la trouvait également contraire 
aux principes de la vente et à la disposition précise de la loi. 

N’était-il pas certain, dans les principes de la vente, qu’une 
promesse de vendre ne transférait pas la propriété de la chose 
en la personne de l'acheteur? Autrement, la perte de la chose 
retomberait sur lui, tandis qu’il est incontestable que le péril 
regarde le vendeur jusqu’à ce que le contrat de la vente soit 
passé, c’est le sentiment de Cujas sur la loi 17, C., de fide 
instrum. Ne serait-ils pas injuste que le promettant fût à la fois 
obligé de passer contrat et tenu de subir le risque de la chose 
jusqu’au contrat? — D'un autre côté, si la promesse emporte 
une nécessité absolue de passer contrat, il faut dire que les 
droits seigneuriaux sont dus dès cette époque, et que les parties 
ne peuvent se départir de leur promesse au préjudice de ces 
droits, ce qui n’est pas cependant, au témoignage de Tira- 
queau, de d’Argentré, de Dumoulin lui-même. 

Quant à la décision du droit, elle est formelle : Justinien, 
dans la loi 17, C., de fide instrum., et aux Institutes, devend. et 
empt. pr., dit expressément que dans les contrats de vente qui 
se font par écrit, la vente n’est point parfaite, jusqu’à ce que 
le contrat soit complétement accompli, et que jusqu'alors les 
parties ont la liberté de changer de sentiment : or, quand dans 
ua contrat de promesse de vente il est dit qu’il en sera passé 
contrat, c’est une marque que les contractants ont eu le dessein 
de contrater par-devant notaires, et par conséquent ils sont aux 
termes de cette loi’. 

Cette doctrine de Bretonnier contient une confusion qui a sa 
source à la fois dans la théorie de Dumoulin, dans le droit ro- 
main et dans la jurisprudence des parlements. 

Justinien, par la constitution déjà citée, (17, C. de fide in- 
strum.), avait disposé que les ventes verbales qui contenaient 
un pacte de passer ultérieurement contrat écrit ne seraient 
censées parfaites qu'après la signature de l’acte. Les interprètes 
se demandèrent si cette constitution s’appliquait dans tous les 
cas, par cela seul que les parties avaient stipulé qu'il serait 
passé contrat, ou si elle ne s’appliquait qu’au cas spécial où 
elles avaient expressément déclaré vouloir faire dépendre 


4 Bretonnier, sur Henrys, loc. cit. 


499 HISTOIRE DU DROIT. 


l'existence de la vente de la rédaction de l'acte écrit. La majo- 
rité des auteurs suivait la seconde opinion qui était admise sans 
conteste dans la pratique française ‘. 

" D'un autre côté, Dumoulin avait introduit dans la formule des 
promesses de vente de præsenti, ces mots qui ne tenaient ce- 
pendant pas à leur essence : ef infra tot dies instrumentum au- 
thenticum sub tali sigillo, puta parisiensi, conficere*. Ainsi 
comprises, la doctrine des interprètes et la formule de Dumoulin 
établissaient une corrélation évidente entre les ventes condi- 
tionnelles du droit romain et les promesses de vente de præsenti 
faites avec clause de passer contrat; elles conduisaient, les 
unes comme les autres, ay même résultat, à savoir, passer acte 
de la vente, Elles différaient pourtant en ce que les premières 
étaient des ventes conditionnelles dans la forme comme au fond, 
tandis qu’en la forme les secondes étaient des promesses de 
vente, et au fond des conventions parfaites. 

La Jurisprudence, soit qu’il s’agît de ventes conditionnelles 
ou de promesses de præsenti jugeait toujours qu'il devait être 
passé contrat, et en cela ses décisions étaient fort logiques. La 
confusion vint des arrêtistes ou des jurisconsultes. Les uns, 
comme Henrys, confondirent les ventes conditionnelles et les 
promesses de præsenti; Henrys donnait pour exemple de ces 
dernières une hypothèse où Titius reconnaissait devoir à Marius 
la somme de 3000 livres pour semblable réellement reçue, et 
pour laquelle il lui promettait passer à sa première réquisition 
constitution de rente annuelle de 150 livres payable à un cer- 
tain terme. Les autres, comme Bretonnier qu'on vient d’en- 
tendre tout au long, ne virent dans les promesses de præsenti 
que des applications de la constitution de Justinien, et atta- 
quèrent la jurisprudence relative à ces promesses par des 
moyens qui pe tombaient que sur les ventes conditionnelles de 
la constitution *. Briflon allègue, comme exemple d’une pro- 
messe de præsenti, des conventions de main privée portant 
vente de præsenti, et qu'il en serait fait contrat par avis d'avo- 
cats". Sous la rubrique des promesses de vente, Catelan cite 


*4 Mornac, ad L. 17, C., De transact. 
# Dumoulin, ad Cons. paris, t. hs S 18, gl. 2, n° 83. 
3 Henrys, loe, ett. 
* Bretounier, loc. cit. sup. 
5 Brillon, loc. cit. sup. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE, 423 


un arrêt du parlement de Toulouse rendu sur un billet par 
lequel un particulier avatf vendu une métairie, moyennant un 
certain prix avec clause qu’elle serait arpentée au plus tôt, et 
qu'il en serait nassé contrat par-devant notaires, \ors duquel les 
parties conviendraient des termes du payement !. 

X. Sur /a maxime pramesse de vente vaut vente.—Néanmoins 
les arrêtistes et les jurisconsulies ne se laissèrent pas tous sur- 
prendre par la même erreur, et la doctrine de Dumoulin trouva 
des adeptes qui la gardèrent pure de tout alliage étranger. I] 
leur suffit de distinguer dans les décisions de la jurisprudence 
celles qui s’appliquaient à des ventes conditionnelles de celles 
qui étaient intervenues sur de simpleg Promess gs. 
= Bretannier, comme on j'a vu, çitait à la fois des arrête du 

parlement de Paris de 1697, de 1658 at de 1647, at un arrêt de 
Toulouse de 1649, les présentant tous comme ayant pranoncé 
sur des conventions de même nature, L'arrêt de Toulouse de 
1649 est celui que Catelan résumait de la manière qui a été ci- 
dessus indiquée, il pronançait sur une vente conditionnelle. 
L'arrêt de Paris de 1658 avait été rendu au cpatraire dans les 
circonstances suivantes. 

En 1650, M. de Bouillon avait passé à M. de Bergues yne 
promesse sous seings privés de lui vendre les spigneuries de 
basse, moyenne et haute justice de Mont{ous pt Bannes, lequel 
en était possesseur par engagement dy roi, en cas qu’il traitât 
par échange avec Je roi de la comié de Beaumont, La promesse 
de vente partait que la vente serait faita suivant le prix qui en 
serait réglé par deux gentilshommes. La condition s’accamplit 
en 1651. M. de Bouillon étant mort, M. de Bergues s'adresse à 
sa veuve et à ses enfants, et leur demanda l'exécution de la pro- 
messe de 1650. Une sentence des requêtes du palais ageueillit 
sa demande et condamna les Bouillon à passer cessig et trans- 
port qu profit du sieur de Bergues de la juridiction ef droits sei-. 
gneuriaux des paroisses de Monfous ef de Bannes, 

_ Appel des héritiers de Bouillon au parlement. Les pclants 
disaient : l’écrit de M. de Bouillon n’est qu'une simple promesse 
de vente et non un contrat, j| n’est conséquemment pas obli- 
gatoire ; dût-il avoir quelque force, il ne sayrait abliger le pro- 


1, Catelan , t. IL, liv. V, chap. 4. — Basset, t. I, Liv. IV, tit, 12, chap. 1. — 
Boiceau, Traité de la preuve testimoniale, chap. 10. 


4924 HISTOIRE DU DROIT. 


mettant qu’à des dommages-intérêts, et l’on citait les lois ro- 
maines à l’appui. — L’écrit de 1650, répondait l'intimé est une 
véritable vente qui réunit les conditions essentielles de la vente, 
le consentement, la chose et le prix, et, quoiqu'il ne soit pas 
réduit en forme d’écrit par des notaires, il n’en est pas moins 
obligatoire ad traditionem rei. Il citait à l’appui, Dumoulin, 
$ 78, gl. 2, n° 82. 

Un arrêt du 28 mars 1658 mit les parties hors de cour et 
procès, et les renvoya à l'exécution de la sentence des re- 
quêtes ‘. 

L'arrêt de 1697 fut rendu dans des circonstances analogues. 
La convention qui le suscita est ainsi rapportée par Brillon: 
« Proposiñions convenues entre madame la marquise Duquesne 
« et monsieur Bosc, pour l’achat de la terre et marquisat Du- 
« quesne. Le prix, 260,000 livres (suivent les échéances et les 
« clauses d'emploi du prix). La jouissance à commencer au 
« jour de saint Martin prochain de la présente année 1696. A 
« condition que messieurs les marquis Duquesne et comte Du- 
« quesne envoyeront leur procuration en bonne et due forme, 
« justifieront de leur majorité, et que l’affaire sera agréée par 
« le roi...» Une sentence des requêtes du palais condamna 
Bosc, le 4 janvier 1697, à passer contrat de vente de la terre 
Duquesne en bonne et due forme dans la huitaine de la signifi- 
cation, faute de quoi, la sentence tiendrait lieu de ladite vente. 
Sur Pappel de Bosc, un arrêt du 19 juillet 1697 mit les appel- 
lations au néant et ordonna que ce dont avait été appelé sorti- 
rait effet?. | 

Les deux conventions sur lesquelles intervinrent les arrêts 
de 1658 et de 1697 étaient bien des promesses de vente de 
præsenh. Bretonnier ne les en plaçait pas moins sur le même 
-rang que la vente conditionnelle rapportée par Catelan. Henrys 
allait plus loin encore, il citait Dumoulin, en son conseil 30, 
n° 7, à l’appui du passage que nous avons relaté. 

Ces confusions conduisirent les arrêtistes à préciser dans un 
_axiome le principe de la jurisprudence sur les promesses de 
præsenti. Rousseau-Lacombe le formula d’abord en ces termes: 
« Promesse de vendre un fonds oblige de passer contrat, quandô 


1 Journal des audiences, t. I, p. 733. 
3 Rrillon, loc, cit. sup. — Bretonnier, loc. cit. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 4%5 


» Omnia ad subsiantiam actüs requisita præsto sunt!'. » Cette 
définition n’était pas complète : elle renfermait bien le genre 
prochain, pour parler comme l’école, mais non la différence 
spécifique; le second membre à la vérité ne pouvait s’appli- 
quer qu'aux promesses de præsenti, mais le premier se rappor- 
tait tout aussi bien aux promesses de futuro. Aussi lui préféra- 
t-on l’axiome de Ferrière : « promesse de vente vaut vente, 
» lorsque les trois conditions nécessaires pour la formation du 
» contrat s’y rencontrent, nimirüm res, prelium et consensus.» 
Au lieu de s’attacher au résultat effectif de la jurisprudence, il 
en scrutait les motifs, il avait un autre mérite, il offrait une tra- 
duction aussi fidèle qu’intelligente de la doctrine de Dumoulin : 
quand omnia substantialia venditionis de præsenti interve- 
niuné..…,tunc pactum de vendendo transit in venditionem, et est 
actualis venditio ?. 

L’axiome de Ferrière fit fortune, on le rencontre à chaque pas 
dans les livres qui traitent de la matière. « La promesse de 
» vendre une chose, dit Danty, est effectivement une vente, car 
* elle est obligatoire de part et d’autre, parce que celui qui a 
» promis de vendre est tenu de livrer ce qu’il a vendu, et celui 
» qui a promis d’acheter est tenu de le payer *. » Bourjon ajoute: 
« La simple promesse de vendre est aussi tenue que la vente 
» même, et vaut réellement vente...., mais pour cela il faut que 
» la promesse de vente contienne les trois choses nécessaires 
» à la vente *, » « La promesse de vendre, dit encore Boucheul, 
» est obligatoire et a le même effet qu’une véritable vente, puis- 
» qu'elle en est accomplie des conditions essentielles, statim at- 
» que de re et pretio convenerit ‘.» 

La maxime, promesse de vente vaut vente, expression fidèle 
de la doctrine de Dumoulin sur les promesses de præsenti, se 
conserva pure des éléments hétérogènes que la tendance d’Heu- 
rys, de Bretonnier et des autres jurisconsultes des pays de droit 
écrit voulait y introduire. Rousseau-Lacombe, à l’appui de sa 
maxime, cite les arrêts de 1658 et de 1697, et il nous apprend 


1 Rousseau-Lacombe, sur Despeisses, t. I, p. 41, n° 1. 

2 Ferrière, Dictionn. de pratique, v° Promesse de vendre. 

3 Dumoulin, Consilia, cons. 30, n° 7. 

* Danty, sur Boiceau (Traité de la preuve testimon.), add. au ch, 10, n° 2. 
5 Bourjon, Droit commun, t. IV, ch. 2, n° 7. 

6 Boucheul, sur Poitou, art. 221, n° 105. 


496 HISTOIRE DU DROIT. 


qu’elle est opposée au sentiment de Bretonnier et de Tiraqueau. 
Ferrière de même. Boucheul allègue à la fois Dumoulin et l'ar- 
rêt de 1658 !. 

De ce qui précède, il est permis de conclure que l’axiome de 
Ferrière ne se rapportait qu’à la promesse de vente de præsenti, 
et qu’il signifiait que cette promesse de vente équivalait à une 
vente; que jamais on ne l'a étendue aux promesses de futuro 
pour lesquelles il eût été un non-sens ; qu’enfin ainsi compris 
il est le résumé fidèle de la doctrine de Dumoulin qui en éclaire 
le sens et la portée. À quelque point de vue qu’on l’étudie, il 
présente une idée jusie et complète. La convention qui en fait 
l'objet n’est pas une vente en la forme, elle se présente sous les 
dehors d’une simple promesse, il y aurait donc inexactitude à 
l'appeler vente, et son nom est donc bien promesse de vente. 
Mais que vaut cette promesse? Quels sont ses effeis? Vaut-elle 
une simple promesse, comme le veulent Henrys et Bretonnier ? 
Faut-il la confondre avec les ventes conditionnelles et impar- 
faites du droit romain? Non, elle vaut vente, la jurisprudence 
ordonne qu'il en sera passé contrat, quand la clause se trouve 
dans la promesse ou que les parties le demandent, et la doc- 
trine oblige le promettant à la délivrance, et l’autre partie au 
payement du prix *. 

XI. De la doctrine et de la jurisprudence sur la vente et l'é- 
change après Dumoulin. — Trois systèmes se partagent l’ancien 
droit français, relativement à la nature de la vente. L’un se rat- 
tache au droit romain des préteurs, le second au droit germani- 
que, le troisième au principe que nous avons vu combattre par 
Dumoulin et repoussé par la jurisprudence. 

L'école et les pays de droit écrit enseignent, comme Ulpien, 
comme les glossateurs, que le vendeur n’est tenu, à l'égard de 
l'acheteur, qu'au rem licere habere, et ils ne reculent devant 
aucune des conséquences de ce principe, la validité de la vente 
de la chose d'autrui notamment ?. Ce n’est pas que ce système. 
ne trouve dans l’école même des adversaires puissants. Caillet, 
professeur de droit à Poitiers au XVII° siècle, le qualifie d’ar- 
bitraire, il lui reproche de n’avoir pas de racines dans le droit 


1 Cochin, OEuvres, t. VI, p. 160. — Bonifage, t. IE, liv. IV, ch. 1. 

2 Troploung, Vente, n° 125 à 130. 

3 Despeisses, OEuvres, t. E, p. 9, n° Pre Rarfait notaire, liv. V, 
ch, 1et 3. 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 427 


naturel , de blesser la raison juridique et de ne tenir qu’à des 
motifs exceptionnels ; il lui préfère le système de la pratique 
française qui regarde le vendeur comme obligé par le contrat à 
transférer à l’acheteur la propriété de la chose vendue. A la 
même époque, Grotius le traite de commenta juris civilis, mais 
il rejette aussitôt le principe de Caillet pour se ranger au troi- 
sième système qu’il trouve le plus naturel, de venditione et emp- 
tione notandum, etiam siné traditione, ipso contractüs momento 
transferri dominium posse, atqueid esse simplicissimum *. On ré- 
pond bien, de la part des romanistes, que le système du droit 
romain des préteurs a son fondement dans la nature du contrat 
de vente, que les termes généralement employés pour monu- 
menter ce‘contrat ne présentent qu’une obligation de la part du 
vendeur, celle de céder à l’acheteurétout le droit qu'il a sur la 
chose en la lui délivrant, et de lui garantir la libre jouissance 
de ce droit, rien de plus à, Mais, il faut l'avouer, ces raisons 
sont de peu de poids, et il n’y aurait qu'un faible intérêt à s’y 
arrêter si elles n’avaient rallié l’autorité de Pothier. | 

Les pays de coutumes se partagent entre les deux autres sys- 
tèmes; néanmoins, celui qui a pris germe dans le droit fran- 
çais réunit le plus grand nombre d’adhérents, et il se produit 
au XVII siècle et au XVIlle, dans les conditions où l’a laissé le 
XV°, c’est-à-dire la conservation des souvenirs germaniques au 
Nord, avec l'empire contesté de la maxime ne prend saisine qui 
ne veut, dans les autres coutumes. 

Les seigneurs se plaignirent vainement de l’abolition du vest 
et de l’ensaisinement dans les provinces du centre; en vain, 
dirent-ils, qu’ils en étaient « bien prejudiciez, à cause que par : 
» ce moyen les acquisitions leur estoient cachées ou la plupart 
» recelées, et par si long temps qu’ils venoient quelquefois en 
» danger de perdre leur seigneurie, contraints souvent entrer 
» en grand procès pour ce regard, avee dépens, dommages et 
» intérêts inestimables *. » En vain réclamèrent-ils les lods que 
ces dissimulations leur enlevaient, Maynard, qui se fait ginsi 
l'organe de leurs doléances, ast forcé de convenir qu'en France 


1 Pothier, Vente, n° 48. 

3 Grotius, De jure bells et pacis, lib. Il, eap. 12, n? 46. 
_ 8 Pothier, Vente, n° 48. 

# Maynard, Notables et singulières questions de droist escript, lir. I, 
chap. 36. 


498 HISTOIRE DU DROIT. 


« dessaisine et devest se faisait par le vendeur par le même con- 
» trat de vendition, clauses ordinaires et à ces fins accoutumées 
» y estre apposées du stile commun et ordinaire des notaires. » 
Et Charondas, annotant Bouteiller, nous apprend que de son 
temps on n'use nullement de la saisine vuide, c'est-à-dire de 
cette saisine qui a lieu « quand aucun baille à un autre la pos- 
» session vuide de la chose sans en faire vest et devest ens de 
» loy ou de seigneur...» 

L’abolition du vest pénétra même dans quelques provinces 
du Nord, et y amena, par suite d’une sorte de réaction, l’éta- 
blissement formel du troisième système que nous avons men- 
tionné. « Si tost, dit la coutume de l’évêché de Metz, qu’il y a 
» contract fait et passé par-devant tabellion, et sous le sceau du 
» prince, la tradition de ce qui en a esté convenu et contracté 
» est entendue faite ; de sorte que l’acheteur sans autres forma- 
»litez en est fait et rendu possesseur %. » — «..... Par la vendi- 
»tion et tradition des dictes lettres, poursuit la coutume de 
» Verdun, sans autres vest ny devest, l’acquesteur est réputé 
» possesseur et propriétaire, et peut par soy appréhender la 
» possession de fait *. » On croirait lire, dans, un formulaire du 
temps, les termes de la clause de dessaisine ©. 

Les coutumes de Metz et de Verdun, et les quelques autres 
qui suivaient leurs principes, ne formaient néanmoins qu’une 
très-minime exception au droit commun des pays du Nord. Dans 
les provinces belgiques, on ne pouvait acquérir druit réel sur 
une chose, à quelque titre que ce fût, sinon par œuvres ou de- 
voirs de loy. Ces devoirs s’accomplissaient le plus souvent de- 
vant le bailli, deux échevins et le greffier, ailleurs devant le 
mayeur et les échevins. Ils consommaient la dessaisine ou la 
déshéritance du vendeur, en même temps que la saisine ou 
l’adhéritance de l’acheteur, en un mot ce que Îles coutumes 
belges appellent le halm, par un souvenir tout germanique‘. 


4 Maynard, loc. cit., ibid. 
2 Charondas, sur Bouteiller (Somme rurale), liv. F, tit. 22. 
3 Metz, tit. 7, art. 3. | 
+ Verdun, tit. 10, art. 4. 
% « Ce que les notaires anciennement disaient, s’est desaisi et devêtu et 
‘ » démis en notre main, comme en main de justice par rains de baston, pour 
» et au profit de l’acheteur. » (Note de Brodeau sur la cout. de Sa Le art. 126; 
Richebourg, t. II, p. 465, note a.) 

6 Haïm répond au latin festuca. 


t 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 429 


On faisait mention du transport sur un registre à ce destiné, et 
l'enregistrement seul faisait dater l’aliénation *. 

Dans les provinces françaises, le principe, les formes et les 
symboles étaient à peu près les mêmes. On tenait registre de la 
création de tous les droits réels qui pouvaient affecter tel ou tel 
immeuble, qu’il s’agit de nantissement, de vest ou de devest, 
de saisine ou de werp. Le vest, la saisine et le werp se faisaient 
communément, à Laon par la tradition d’un petit bâton ou bû- 
chette; de mème à Reims, dans le duché de Bouillon, par une 
bûchette ; à Orchies, par rain et baston. L’accomplissement de 
ces formalités consommait la translation du domaine, et ne 
pouvait être suppléé que par la prescription décennale à. 

À Courtray, pour faire les aliénations ou le devest ou dessai- 
sine, on était accoutumé de faire trois publications à l’église 
du lieu de la situation des biens, de quinze jours en quinze 
jours consécutivement®, Cette coutume tout exceptionnelle nous 
conduit aux bannies de la coutume de Bretagne, à ce singu- 
lare juris Brilannici institutum, comme l’appelle d’Argentré *. 
La nouvelle coutume n’a fait que recueillir sur ce point les tra- 
ditions que lui avaient transmises et le coutumier breton du 
XIII: siècle et la rédaction du XV: 5. 

C’est principalement sur le terrain de la doctrine que se trou- 
vaient en lutte les deux systèmes issus du droit français, dont 
l’un considérait la tradition comme nécessaire à la translation 
du domaine de la chose vendue, tandis que l’autre attribuait 
cet effet au contrat lui-même. Les auteurs se partageaient en 
deux camps. 

Dans le premier, on posait nettement le principe : la vente, 
disait-on, est un contrat par lequel une personne promet à une 
autre de lui délivrer quelque chose et de l'en rendre proprié- 
- taire; mais on n’allait pas plus loin, et rien dans les consé- 


1 Bourbourg, rub. 7, art. 3 et 4. — Bergh-Saint-Winox, rub. 8, art. 12. — 
Pitgam, rub. 5, art. 1. — Hondschoote, rub. 10, art. 1. — Ypres, ch. 79. — 
Bailleul, rub. 16, art. 2, 3. — Valenciennes, ch. 8, art. 1. — Chimay, ch. 8, 
art. 4.— Namur, art. 7.— Liége, ch. 6, art. 1.— Luxembourg, tit. 5, art. 1, 2. 

3 Laon, 126. — Châlons, 123. — Reims, 162, 166. — Valois, 13, 14. — Se- 
dan, 258, 259.— Bouillon, ch. 14, art. 6. — Douay, ch. 3, art. 9. —Orchies, . 
ch. #4, art. 1. 

3 Courtray, rub. 4. 

+ D’Argentré, Des appropriances, n° 1. 

5 Bretagne, tit. 14. | 


430 HISTOIRE DU DROIT. 


quences ne venait appuyer le principe en le reflétant !. D’autres, 
plus complets, étaient en retour moins explicites, et l’on est 
presque réduit aujourd’hui à les interpréter. Domat, par exem- 
ple, laissant sa pensée s *obscurcir par le rapprochement de la 
doctrine française et des contrats innomés du droit romain, 
définit la vente « une convention par laquelle l’un donne une 
» chose pour un prix d’argent en monnaie publique, et l’autre 
» donne le prix pour avoir la chose. + Cette définition est plus 
romaine que française; on dirait qu’il s’agit d’un contrat réel 
plutôt que d’un contrat consensuel. Si vous poussez plus loin, 
et qué vous recherchiez les principes relatifs à la vente de la 
chose d’autrui, àu conflit de deux acquéreurs successifs, les 
solutions sont encore ou romaines ou défigurées par le droit 
romain. I] faut arriver à la notion de la délivrance pour trouver 
$a pènsée ; il la définit le transport de la chose vendue en la 
puissance el possession de l'acheteur. La lumière commence à 
pôindre ; la loi romaine ne parlait que de possession. Cependant 
ce n’est encore là qu’uné induction, et il faut aller chercher sa 
doctrine dans une phrase incident des règles de la tradition 
des immeubles, où il est dit que la vente transférant la pro- 
priété, elle renferme le consentement du vendeur que l'acheteur 
sé melte en possession *. Si la théorie de Domat est certaine, on 
he peut hier qu’elle ne soit obscure. Ainsi des autres auteurs, 
de Denisärt notamment ?. 


L’hésitation est plus grande encore dans le second camp. On 
présente d'ordinaire Argou et Bourjon comme les promoteurs 
de cette seconde doctrine. Écoutez Bourjon : « Le principal effet 
» de la vente d’un immeuble est de faire passer la propriété et 
» la jouissance d’icelni dans la personne de l’acquéreur ; » tant 
que le contrat n’est pas parfait , le vendeur prend les fruits et 
court les risques, car « jusqu'à ce témps la propriété réside 
» dans sa personne, » et c’est « la perfection qui fait la trans- 
» fation de M prephiété ; s quatd il l’est devenm, les fruits et les 
risques passent à l’achèteür, parce qu'il est dés lors proprié- 
aire, et celé à \iéü « encore qu rl ne fût pas eh possession, 
» parce qu’alors la chose vendue est sienne; la perte suit la 


1 Lange, Pratique civile, part. I, liv. III, ch. 16. 
2 Domat, Lois civiles, part. I, tit. 2, sèct, 1, nù 6, 10 à 14. 
8 Denisart, v° Vente, 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 431 


» propriété‘, » Argou, bien que plus explicite dans les termes, 
ne l’est pas davantage dans les pensées. Après avoir défini, 
comme Domat, la vente « une convention de donner une cer- 
» taine chose pour un certain prix, » il écrit : « La vente, parmi 
» les Romains, obligeait le vendeur à la tradition; parmi nous 
» elle transfère la propriété, si le vendeur est propriétaire ; » 
et plus loin : « Dès le moment que le contrat est parfait et ac- 
» compli, tous les droits qui appartiennent au vendeur passent 
"» en la personne de l’acquéreur, en sorte que si le vendeur était 
» propriétaire, l'acquéreur devient aussi propriétaire ?. » Puis, 
à la page suivante, il revient au droit romain, qu'il entremêle 
au droit français : « Il suffit au vendeur, dit-il, pour se libérer 
» de l’obligation par lui contractée, de mettre l’acheteur en pai- 
» sible possession, et promettre de l’y maintenir; car tant que 
» l'acquéreur n’est pas troublé, il est censé le vrai proprié- 
» taire, » 

Quoi qu’il en soit, le système ressort incontestable de ces 
passages obscurs et contradictoires ; seulement il est encore à 
l’état de formation. Comme au temps de Dumoulin, la clause 
de dessaisine lui sert de base, et même cette clause est telle- 
ment passée dans l’usage qu’on la sous-entend 1pso jure dans 
les contrats de vente où elle n’est pas exprimée *, Mais, comme 
au temps de Dumoulin, on eonsidère généralement qu’elle n’o- 
père qu’une permission pour l'acheteur de se mettre de sa pro- 
pre autorité en possession de la chose vendue, et qu’une appré- 
bension de fait peut seule compléter utilement la déclaration 
que fait le vendeur dans le contrat de vente, qu’il se dessaisit 
de la chose vendue. | 

La pensée de Dumoulin se retrouve également vivante dans 
les principes généralement admis sur la nature du prix de vente. 
Après lui, comme à son époque, il faut distinguer le droit civil 
du droit féodal. 

Pour le droit civil, il n’y a pas de vente sans prix monnayé, 
et cette condition est devenue tellement essentielle qu’elle entre 
comme condition constitutive dans les définitions de la vente 


1 Bourjon, Droit commun, chap. 4, sect. 1, n° 1 et 2. 

2? Argou, Institut. au droit français, t. II, p. 288, 238, 248, 244. 
3 Argou, Loc. cit., p. 244. 

# Domat, Loc. cit., part. I, liv. 1, tit. 2, sect. 2, n°8. 

5 Ferrière, Parfait notaire, liv, V, chap, 6. 


432 HISTOIRE DU DROIT. 


et de Péchange ‘. — Pour le droit féodal, il y a toujours vente, 
lors même que le prix consiste en effets mobiliers ou en im- 
meubles estimés. Après Dumoulin , des difficultés s'étaient éle- 
vées sur ce point, et les coutumes les avaient résolues diverse- 
mént, les unes admettant, les autres repoussant la doctrine des 
feudistes du XVI° siècle. Les édits et déclarations de mai 1645, 
mars 1673 et février 1674 firent prévaloir sa doctrine ; depuis 
lors, les lods dans les censives, le quint dans les fiefs, furent 
dus de l’échange comme de la vente. Seulement ils ne se payè- 
rent plus aux seigneurs, à moins de disposition ou de concession 
spéciale ; la royauté avait tranché la controverse à son profit ?. 
XII. Doctrine de Pothier en matière de vente. — Pothier se 
montre d’ordinaire l’annaliste aussi complet que fidèle de l’an- 
cien droit français; il en comprend l’esprit comme il en repro- 
duit la lettre avec une rigoureuse exactitude. Chose remar- 
quable ! des trois points qui ont fixé notr® attention sur la route 
que nous venons de parcourir, un seul trouvera dans ses livres 
Ja place qui lui appartient. 
Pothier étudie la vente en jurisconsulte romain; on croirait, 
à le lire, qu’il s’agit d’un commentaire approfondi du Digeste 
sur la matière Sous sa plume, la vente est un contrat par le- 
quel le vendeur s’oblige envers l’acheteur de lui faire avoir li- 
brement, à titre de propriétaire, la chose vendue; et de peur 
que ces mots ne rendent pas suffisamment sa pensée, il les 
présente comme la traduction de la formule romaine, præstare 
emptori rem licere habere; puis, afin de ne laisser aucun doute, 
il ajoute qu'ils ne renferment pas l'obligation précise de trans- 
férer le domaine à l’acheteur *. Ce principe posé, il en accepte 
toutes les conséquences *. Il va même plus loin; après avoir 
défendu sa thèse des attaques de Caillet, il essaye de prouver 
que le système romain est basé sur la nature même du contrat, 
et il allègue qu’il est suivi dans la pratique française. On a vu 
déjà ses raisons et l’on a pu les apprécier ‘. 
Si la doctrine de Pothier pèche comme trop exclusive sur ce 
1 Domat, Loc. cit., part. I, liv. 1, tit. 2, sect. 5, n° 1; tit. 5, n° 1.— Argou, 
loc. cit., p. 235. — Denisart, vis Vente et Échange. 
3 Lange, Traité des .ods, ch. 28. — Poquet de Livonière, Traité des fiefs, 
liv. IT, ch. 2; liv. V, ch. 4. 
# Pothier, Vente, art. prélim. 


+ Pothier, Vente, part. I, sect. 2, art, 1, n° 7. 
# Pothier, Vente, part. 11, chap. 1, sect. 1, art, 1, n° 48. 


= 


VENTES, ÉCHANGES ET PROMESSES DE VENTE. 433 


premier point, elle pèche comme incomplète sur celui des pro- 
messes de vente. En cffet, des deux sortes de promesses que 
nous avons signalées dans les théories de la glose, une seule 
fixe son attention, la promesse unilatérale. On dirait que pour 
lui la promesse synallagmatique n’existe même pas. Voyez quelle 
définition il doune de la promesse de vente en général : c’est, 
dit-il, une convention par laquelle quelqu'un s’oblige envers 
un autre à lui vendre une chose ‘; et plus loin, lorsqu'il veut 
marquer la différence qui sépare la promesse de la vente, il 
qualifie celle-ci de contrat synallagmatique, celle-là de contrat 
unilatéral*. D'où vient cette lacune? On ne saurait le dire d’une 
manière assurée. Peut-être est-il permis de penser que Pothier, 
allant au fond des choses, voyait dans les promesses de vente 
synallagmatiques de præsenti des ventes ordinaires soumises 
aux principes qu'il avait exposés tout au long sur la vente en 
général, et, dans les promesses de futuro, des conventions sans 
nom retombant sous le coup des règles qu’il avait développées 
dans son Traité des obligations. 

Quoi qu’il en soit, sur le terrain des promesses unilatérales, 
Pothier suit avec Dumoulin le parti de Philippe Dèce, et il en- 
seigne que le promettant doit être condamné à réaliser sa pro- 
messe; mais il se rattache au schisme de ceux qui ne veulent 
pas que, dans le cas d’inexécution, le promettant soit directe- 
ment condamné en des dommages-intérêts; le jugement, sui- 
vant lui comme suivant eux, doit fixer un délai pour passer 
contrat, et ce délai expiré, si la vente n’est pas réalisée, il 
doit tenir lieu de titre à l'acheteur. C’est là au surplus, Pothier 
l’atteste lui-même, la pratique suivie en France, et l’on juge 
ainsi au Palais depuis 1658 sans aucune distinction À. 

Enfin, Pothier reprend : son rôle habituel lorsqu'il aborde la 
thèse du prix dans la véÿ *; on retrouve à la fois en lui le feu- 
diste et le jurisconsulte k feudiste, qui se fait Sabinien pour 
obvier aux fraudes ; le jurisconsulte, qui redevient Proculéien 
quand des nécessités particulières ne le forcent pas d’abaudon- 
ner la droite voie*. AUBÉPIN. 


 Pothier, Vente, part. VI, chap. 1, art. 1,6 1, n° FT 

3 Pothier, Vente, ibid., $ 2, n° 478. 

3 Pothier, Vente, ibid., n° 479, 

# Pothier, Retraits, n°s 89, 90 et suiv.— Fiefs, pars 1, chap. ” art. 2,6 1. 
— Coutume d'Orléans, art, 13, 110, 384, 385. | 


XIV. 28 


A4 DROIT CIVIL, 


ACTES NOTARIÉS. — FORMES. — DONATIONS. 
Par M. F. DeuoLy, substitut du procureur impérial à Dijon. 


La mention de la lecture de l’acte par le notatre est-elle exigée, à péine 
de nullité, dans les actes régis par l’article 2 de la loi du 21 juin 1843, 
et spécialement dans les actes de donation? 


Jusqu’en 1841, la Cour de cassation, interprétant l’article 9 
de la loi du 25 ventôse an XI conformément à l’usage constant 
du notariat, avait décidé qu'un acte notarié ne peut être atta- 
qué par le motif que le notaire en second ou les témoins instru- 
mentaires qui l’auraient signé n'auraient pas été présents au 
moment où il avait été reçu (Cassat. 14 juillet 1825, 6 acût 
1833, 9 août 1836, 7 mai 1839). Mais par un arrêt du 25 jan- 
vier 1841, elle abandonne tout à coup sa jurisprudence et dé- 
clara nuls les actes reçus hors la présence des témoins ou du 
notaire en second. Par un autre arrêt du 1‘ juin 1849, elle 
jugea même que les témoins devraient être présents non-seu- 
lement à la lecture et à la signature des actes, mais encore aux 
explications et discussions préliminaires, comme étant la vraie 
manifestation de la volonté dès parties. 

En présence de ces décisions qui menaçaient l’existenee de 
la plupart des actes notariés reçus depuis lan XI et qui, don- 
pant aux plaideurs de mauvaise foi les moyens d’attaquer les 
contrats les plus sacrés, faisaient peser sur les notaires une 
‘responsabilité immense, le gouvernement s’émut. Une loi sur 
la forme des actes notariés fut proposée dans le but de tarir la 
source d'innombrables procès, de raffermir les transactions 
ébranlées et de garantir une classe tout entière d'officiers mi- 
nistériels d’une ruine inévitable. Le projet, discuté et amendé 
par la chambre des députés ( Moniteur des 14, 15 et 16 mars 
1843 ), fut adopté, sans autres modifications, par la chambre 
des pairs ( Moniteur des 8 et 9 juin 1843), et devint la loi du 
21 juin 1843. 

Dans son rapport à la Chambre des pairs (Moniteur du? sui), 
M. Franck-Carré nous donne la véritable physionomie de cette 
loi : « En résumé, dit-il, le projet se divise en deux parties 
» distinctes, l’une qui interprète l’article 9 de la loi du 25 ven- 
» tôse an XI, l'autre qui exige puur la réception de certains 


DONATIONS. — FORMES. | 435 


» actes, à l’avenir, des formes plus solennelles, des garanties 
» plus étendues. C'est en ce dernier point seulement que le 
» projet de loi renferme une innovation. Les deux autres dis- 
»* positions contenues dans les articles 1 et 3 se confondent en 
» réalité, puisqu'elles ne sont autre chose que l’article 9 de la 
» loi de ventôse considérée dans le passé et dans l’avenir. » Il 
faut ajouter pour compléter cette analyse que l’article 4 laisse 
les testaments sous l’empire du Code civil. Ainsi la loi de 1843 
a consacré trois catégories bien distinctes d’actes notariés : 
1° actes ordinaires qui continuent d’être régis par l’article 9 de 
la loi du 25 ventôse an XI interprété conformément à la pra- 
tique constante du notariat ; 2° testaments, qui restent soumis 
aux dispositions du Code civil ; 3° enfin actes de donation et 
autres, énumérés dans l’article 2, qui doivent être revêtus de 
formalités spécialement déterminées. C’est seulement dans cet 
article que le législateur a innové. C’est aussi sur l’applieation 
de cet article que s’élève la question que nous nous proposons 
d'examiner. 

Un acte de donation se termine par la formule suivante : 
« Dont acte, fait et lu en l’étude.….. le... «et ont les comparants 
» signé avec les témoins et le notaire. Les témoins ont été réel- 
» lement présents à la lecture de l'acte et à la signature des 
» parties. » (et acte peut-il être déclaré nul ?- 

Voici le texte de l’article 9 de la loi du 21 juin 1843 : « A 
» l'avenir, les actes notariés contenant donation entre-vifs, 
» donation entre époux pendant le mariage, révocation de do- 
» nation ou de testament, reconnaissance d'enfants naturels, et 
» |cs procurations pour consentir ces divers actes, seront , à 
» peine de nullité, reçus conjointement par deux notaires, ou 
» par un notaire en présence de deux témoins. — La présence 
» du notaire en second ou des deux témoins n’est requise qu’au 
» momeat de la lecture des actes par le notaire et de la signa- 
» ture par les parties; elle sera mentionnée à peine de nullité.» 
_ Comme on le voit, la question est de savoir s’il y a nullité 
dans le eas où l’acte ne mentionne pas expressément la lecture 
faite par le notaire. C’est une question de la plus haute gravité, 
puisque sa solution affirmative peut motiver l’annulation d'actes 
extrêmement importants, et entraîner, comme conséquence, la 
responsabilité du notaire rédacteur, Et cependant, bien qü’elle 
ait été posée dans le rapide commentaire qui accompagne , 


436 DROIT CIVIL. 


dans le recueil de MM. Devilleneuve et Carette , le texte des 
lois annuellement rapportées (3. Devill., 43, 2, 441), cette dif- 
ficulté ne semble avoir été résolue ni par les auteurs ni par les 
arrêts. Toutefois, un jugement du tribunal de Dijon, en date du 
30 juin 1857, a décidé qu’il n’y avait pas nullité par les motifs 
suivants : 

« Considérant que les nullités sont de droit étroit et ne se 
» présument pas; 

« Considérant que l’article 13 de la loi du 25 ventôse an XI, 
» applicable aux actes notariés en général, et l’article 972 du 
» Code Napoléon, relatif aux testaments, non-seulement ne 
» frappent point d'amende ou de nullité l’omission de la lec- 
» Lure par le notaire lui-même, mais n’exigent pas, contraire- 
» ment à ce que prescrivait l’article 23 de l’ordonnance de 1735, 
» que cette formalité soit remplie par le notaire; 

» Considérant que l’article 2 de la loi du 21 juin 1843 n’a 
» pas eu pour but de modifier sur ce point la législation anté- 
» rieure; — que la discussion de cette loi établit qu’elle n’a eu 
» d’autre objet que d’exiger désormais, pour certains actes 
» spéciaux, la présence effective du second notaire ou des té- 
» moins au moment de la lecture de l’acte et de la signature 
» des parties; — que rien dans les abus qui ont provoqué cette 
» loi, ni dans les travaux législatifs qui l’ont préparée, n’indi- 
» que que l'attention du législateur ait été appelée ou se soit 
» portée sur la formalité de la lecture par le notaire, énoncia- 
» tion qu’on cherche même vainement ailleurs que dans le texte 
» de l’article 2; — qu’il est donc certain que l'esprit de la loi 
» résiste à la nullité proposée; 

» Considérant que son texte ne s'y plie pas davantage ; — 
» que ce qu’il exige à peine de nullité c’est, d’une part, la pré- 
» sence effective du second notaire ou des témoins au moment 
» de la lecture de l’acte et de la signature des parties; c’est, 
» d’autre part, la mention de cette présence au moment où 
» s’accomplissent ces formalités essentielles ; — qu’à la vérité 
» l’article 2 parle de la lecture par le notaire, mais que cette 
» énonciation qui se réfère à la pratique ordinaire, qui rappelle 
» au notaire un devoir qu’il doit remplir à moins de circon- 
» stances exceptionnelles admises par la jurisprudence, et dont 
» il serait sage , sans doute, de mentionner l’accomplissement 
» dans les actes, n’est point exigée à peine de nullité; — que 


DONATIONS. — FORMES. | 437 


» le sens grammatical ne permet pas d’appliquer à ces mots la 
» nullité prononcée, puisque ce qui doit être mentionné à peine 
» de nullité, c’est la présence seule du notaire en second ou des 
» témoins; — que si la loi eût voulu porter plus loin les exi- 
» gences et la pénalité, elle aurait dit, comme dans l’article 972 
» du Code Napoléon, que mention du tout sera faite à peine de 
» nullité; — que vainement on soutient que la lecture par le 
» notaire précise le moment où la présence des témoins est 
» requise, Car ce moment ne peut être équivoque, puisque la 
» loi ne suppose pas qu’il y ait plusieurs lectures ; 

» Considérant que dans l’espèce rien n’indique que la lecture 
» n’ait pas été faite par le notaire; que ce fait n’est pas contesté 
» et que l’ensemble des termes de la donation annonce que le 
» notaire devant qui comparaissent les parties, qui reçoit leurs 
» volontés, qui leur en donne acte et en fait la rédaction, leur 
» en à fait également la lecture, » 

Sans nous dissimuler Ja gravité des motifs invoqués par le 
tribunal pour justifier son opinion, nous n’hésitons pas à penser 
qu’il s’est trompé dans l'interprétation qu’il a donnée du texte 
et de l’esprit de l’article 2 de la loi du 21 juin 1843. Nous allons 
démontrer que, dans les actes énumérés dans cet article, la 
lecture de l’acte par le notaire est une formalité essentielle, et 
que la mention de cette lecture étant prescrite à peine de nul- 
lité, ne peut être remplacée par les mots : Dont acte, fait et lu, 
en l'étude. 

I La loi du 21 juin 1843, nous l’avons déjà fait observer, ne 
s’est pas bornée à fournir une interprétation législative de celle 
du 25 ventôse an X1; elle a réglé à nouveau, pour l'avenir, les 
formes d’un certain nombre d’actes indiqués dans l’article 2, et 
dont l’importance tout exceptionnelle avait paru exiger un 
surcroît de précautions. La lecture de l’acte par le notaire est- 
elle une de ces précautions exigées Fee pee de 
nullité ? 

Pour interpréter une disposition toute nouvelle , les textes 
anciens ne peuvent être d'aucune utilité. Il importe donc peu 
que la loi du 25 ventôse an XI, dans son article 13, en parlant 
des actes notariés ordinaires, et le Code Napoléon, dans l’arti- 
cle 972, en traitant de la forme des testaments, n’aïent pas 
exigé, à peine de nullité, que le notaire donne lui-même lecture 
de l’acte. On ne saurait en induire que cette exigence n'existe 


438 DROIT CIVIL. 


pas dans l’article 2 de la loi du 21 juin 1843. Le législateur, 
qui réglait 4 nouveau les formes de certains actes, a pu imposer 
toutes celles qui lui ont paru utiles , et s’il l’a fait par une dispo- 
sition claire et précise, 1l faut s’y soumettre , quelle que soit, 
d’ailleurs, la législation qui a précédé et qui se rapporte à des 
actes d’une autre nature. Or, l’article qui nous occupe est for- 
mel : « La présence du notaire en second ou des deux témoins 
» n’est requise qu'au moment de la lecture des actes par le 
» notaire, etc. » : : 

La différence des textes cités de la loi de l’an XI et du Code 
Napoléon avec celui de la loi de 1843, bien loin d’établir qu’une 
même règle s’applique à tous les actes notariés, prouve, au con- 
traire, qu’une règle spéciale doit être suivie pour les actes de 
donation. Des textes dissemblables conduisent à des solutions 
différentes ; et cela est si vrai qu’un arrêt de la Cour de Bor- 
deaux, en date du 5 juillet 1855 (D. P., 56, 2, 9), qui juge 
que la lecture du testament par le notaire n’est pas prescrite à 
peine de nullité, se fonde principalement pour le décider ainsi 
sur le silence de l’article 979, comparé au texte positif de l’or- 
donnance de 1735. « Attendu, dit cet arrêt , que le silence du 
» législateur est d’autant plus significatif, qu’en rédigeant l’ar- 
» ticle 972 il avait sous les yeux l’article 23 de l'ordonnance 
» de 1735, qui, après avoir dit que les notaires ou l’un d’eux 
» écriront les dernières volontés du testateur, ajoute qu’ils lui 
» en feront ensuite la lecture, de laquelle il sera fait mention 
» expresse; — qu’il semble donc que les rédacteurs du Code 
» se soient écartés à dessein du texte de l’ordonnance, et qu’en 
» même temps qu’ils prennent une précaution de plus en exi- 
» geant, ce qu’elle ne fait pas, que la lecture soit donnée en 
» présence de témoins, et que l’acte en porte la preuve, ils 
» n'aient pas attaché la même importance à ce qu’elle fût don- 
» née par le notaire lui-même. » Il est évident que si le texte 
de l’ordonnance avait été reproduit par le Code Napoléon, la 
solution de l’arrêt aurait été différente. . 

On a voulu cependant argumenter à fortiori de l’article 972, 
en disant que si la loi n’a pas exigé à peine de nullité la lecture 
par le notaire, dans les testaments qui sont les actes soumis 
aux formalités les plus rigoureuses, elle n’a pu prescrire cette 
lecture pour les donations qui sont traitées plus favorablement. 
Mais ne voit-on pas que cette objection se brise contre le texte 


‘DONATIONS. — FORMES. 439 


même de notre article ? On ne discute pas contre un texte clair 
et précis : telle est la première et la meilleure réponse à faire, 
mais ce n’est pas la seule. Nous reconnaissons que la loi de 
1843 s’est montrée moins sévère pour les donations que pour 
les testaments ; les formalités qu’elle prescrit sont moins nom- 
breuses et d’un accomplissement moins diffeile que celles 
prévues par le Code Napoléon. Mais comment en conclure qu’on 
peut se dispenser de les observer? D’un autre côté, il est certain 
que le législateur de 1843 a voulu être plus sévère pour les do- 
nations que pour les actes ordinaires, qu’il a laissés sous l’em- 
pire de la loi de l’an XI. Or, son exigence plus grande porte 
précisément sur la lecture par le notaire. Dans les actes ordi- 
naires, la lecture peut être faite soit par le notaire lui-même, 
soit par son clerc, soit par toute autre personne; la loi n’a pas 
dit par qui la lecture serait faite. Il en est autrement en ce qui 
concerne les donations; la loi a dit positivement que la lecture 
de l'acte serait faite par le notaire. Et en cela elle a été sage, 
car si elle n’exige pas, comme pour les testaments, que l’acte 
soit écrit par le notaire , si elle permet, dès lors, à cet officier 
public de dicter l’acte à son clerc, elle remplace cette garantie 
précieuse de sincérité par une autre garantie qui remplit le 
même but : elle exige que le notaire lise lui-même. Cette lec- 
ture authentique atteste aux parties que leurs intentions ont été 
fidèlement reproduites, et permet au notaire de s’assurer par 
lui-même que son clerc a bien exactement écrit ce qui lui a été 
dicté. | 

Les termes de la loi de 1843, en exigeant la lecture par le 
notaire, ne sont donc pas purement énonciatifs ; ils ne se bor- 
nent pas à constaler ce qui a lieu d’ordinaire et à parler de eo 
quod plerumque fit. Ï1 s’agit ici de termes qui règlent des for- 
mes solennelles, qui en donnent la définition exacte : il s’agit 
d’uve loi qui impose des formalités, et non d’un simple conseil 
que les notaires pourraient observer ou négliger à leur volonté. 

La lecture de l’acte par le notaire est le seul moyen de déter- 
miner d’une manière certaine le moment précis où l’acte reçoit 
son entière perfection, le moment où toutes les personnes qui 
prennent part à l'acte (parties, officier public, témoins) doivent 
être réellement présentes. À ce moment les pourparlers sont 
finis, les conventions sont arrêtées, l’acte est rédigé, le notaire 
lit, les témoins et les parties assistent à la lecture, et tout le 


440 DROIT CIVIL. 


monde signe. Si le notaire ne lisait pas lui-même, comment 
sa présence serait-elle constatée à cet instant solennel ? Si la 
loi avait entendu parler d’une lecture quelconque, et non de la 
lecture par le notaire, cette lecture ne pourrait-elle pas avoir 
lieu alors que l’acte ne serait pas parfait ? cette lecture ne pour- 
rait-elle pas même être inexacte et incomplète ? 

Lorsqu'il s’agit de déterminer les formalités essentielles à la 
validité d’un acte, le texte de la loi est le guide le plus sûr. 
Nous venons d’en faire l’examen en y ajoutant les observations 
propres à éclairer ce texte qui, à nos yeux, établit incontesta- 
blement que là lecture de l’acte par le notaire est une formalité 
essentielle, Voyons maintenant si notre interprétation ne sera 
pas confirmée, soit par la discussion qui a précédé l’adoption de 
la loi, soit par la pratique qui l’a suivie. 

En présentant le rapport de la loi de 1843 à la Chambre des 

députés, Philippe Dupin disait au sujet de l’article 2 qui ne 
comprenait encore que le premier alinéa : « On a pensé que la 
» liberté des donateurs devait être plus spécialement protégée 
» par la présence de deux notaires ou d’un notaire et de deux 
x témoins. Cette précaution est prise bien moins contre le no- 
» taire que contre l’entourage du donateur. — Mais la commis- 
» sion à donné mission expresse à son rapporteur d'expliquer 
» que par ces mots : les actes seront reçus conjointement par 
» deux notaires ou par un notaire en présence de deux témoins, 
» on ne doit pas entendre que le second notaire ou les témoins 
» seront présents à toutes les discussions des parties, ni aux 
» conférences préliminaires des actes de donation. Il suffit 
» qu'ils soient présents au moment de la formation définitive 
» du contrat, c’est-à-dire au moment où les consentements 
» sont échangés et fixés irrévocablement ; en d’autres termes, 
» au moment où les conventions sont lues, vérifiées, acceptées 
»* et certifiées par les signatures de tous ceux qui doivent con- 
» courir à l’acte ( Moniteur du 9 mars 1843). 

La pensée du rapporteur se précise encore dans le cours de 
la discussion. L'article 1° du projet du gouvernement portait : 
Les actes... ne pourront être annulés par le motif que le no- 
taire en second ou les deux témoins instrumentaires n’auraient 
pas été présents au moment de la réception desdits actes « Il y 
» avait [à, a dit Philippe Dupin, une difficulté possible, une 
» place à des procès, à des contestations; on pouvait se de- 


DONATIONS.- FORMES. AM 


» mander ce qu'était Ja réception des actes... La réception des 
» actes, c’est l’instant où le contrat se forme et où le notaire 
» donnant lecture aux parties de ce contrat, leur dit : Est-ce là 
» votre volonté ? c’est l’instant où les parties signent... Nous 
» AVONS Vu que puisqu'on faisait une loi interprétative, nous 
» devions fixer le sens du mot pour empêcher des débats ulté- 
» rieurs et nous avons substitué à ces mots : au moment de la 
» réception des actes, ces mots, au moment de la lecture desdits 
» actes, par le notaire, et de la signature des parties. Dès lors. 
» tout était clair. » (Moniteur du 15 mars). 

Il est vrai que cet amendement de la commission sur Par- 
ticle 1*, n’a pas été adopté parce que sur les observations, fort 
justes, du reste, de MM. Dufaure et Hébert, on a pensé qu’il 
valait mieux laisser au mot réception, dans cet article, son ac- 
ception vague et générale. Ce mot étant susceptible de plusieurs 
interprétations, on a voulu que les actes qui restaient soumis à 
la loi de ventôse ne pussent jamais être annulés à raison de 
l’absence des témoins instrumentaires ou du notaire en second 
à un moment queiconque de la réception. « Ainsi, disait M. Hé- 
» bert, qu’ils n’aient pas été présents à la rédaction, à la lec- 
» ture ni à la signature, il n’en pourra résulter aucune cause 
» de nullité. » 

Mais ce qui avait été rejeté pour les actes ordinaires régis 
par la loi de l’an XI, a au contraire été admis pour les actes 
spéciaux soumis à l'innovation de l’article 2 de la loi du 
21 juin 1843. En effet, la définition de la réception des actes 
donnée par le rapporteur, a été ajoutée à cet article par un 
amendement formulé par MM. Abraham Dubois et Ressigeac. 
Cet amendement forme le second alinéa de l’article 2 et repro- 
duit presque mot pour mot, comme on peut s’en convaincre, 
la définition de Philippe Dupin : « La présence du notaire en 
second ou des deux témoins n’est requise qu’au moment de 
la lecture des actes par le notaire et de la signature par les 
parties. » | | | 

Ainsi il est évident que le législateur a voulu donner unc 
définition précise de ce que l’on devait entendre par ces mots 
qui terminent le premier paragraphe de notre article (les actes 
de donation et autres) seront, à peine de nullité, reçus conjoin- 
tement par deux notaires ou par un notaire en présence de deux 
témoins. Dans une définition donnée par la loi, et surtout quand 


442 DROIT CIVIL, 


cette définition se rapporte à des formalités, tous les termes sont 
pesés mûürement, écrits avec réflexion; tous sont obligatoires 
au même degré. La lecture de l’acte par le notaire est donc 
aussi essentielle que la signature par les parties, aussi indis- 
pensable que la présence effective du notaire en second ou des 
témoins instrumentaires. 

La pratique du notariat ne s’est pas trompée sur cette consé- 
quence rigoureusement déduite des termes et de l’esprit de la 
loi de 1843. Il ne pouvait en être autrement. Pendant que cette 
loi s’élaborait dans les chambres législatives , les notaires qui 
l’avaient provoquée en suivaient toutes les phases avec la plus 
scrupuleuse attention, « La présence effective du second notaire 
» ou des deux témoins instrumentaires, avait dit M. Vivien 
» dans la discussion à la Chambre des députés, devant être, 
» d’après la loi nouvelle, la condition de validité de certains 
» actes, il faudra qu’elle soit expressément mentionnée quand 
» elle aura lieu. En principe général, les actes doivent porter en 
eux-mêmes la preuve de l’accomplissement des formalités 
dont l'oubli entraîne leur nullité. On ne pourra plus se con- 
».tenter du protocole unique qui servait antérieurement à tous 
» Jes actes notariés; car, pour certains, le second notaire ou les 
» témoins instrumentaires auront pu être absents lors de leur 
» passation ; pour d’autres, la présence réelle sera indispensable. 
» Une formule spéciale à chacune de ces catégories devient né- 
» cessaire. » (Moniteur du 15 mars.) Ces observations si justes 
avaient été comprises par les notaires, et il appartenait à la 
chambre de discipline des notaires de Paris de déterminer la 
formule nouvelle dont les actes de donation devaient désormais 
être revêlus. 

Il n’est pas inutile de rapporter les termes mêmes de la cir- 
culaire adressée le 24 juin 1843, par cette chambre, à tous les 
notaires de sa circonscription : « La loi sur la forme des actes 
» notariés vient d’être promulguée le 21 de ce mois. Cette loi 
» est un bienfait immense pour la société, dont elle rassure les 
» intérêts ; elle est aussi d’une haute importance pour le nota- 
» riat, dont elle augmente, il est vrai, mais dont elle précise 
» les obligations. — Ces obligations résultent des dispositions 
» de l’article 2. — Hors ces cas où elle innove, la loi est pure- 
» ment interprétative dans le sens d’un usage universel, constant, 
» immémorial. — Cet usage, alors qu’il reçoit une sanction 


4 


= 


DONATIONS, —— FORMES. 443 


» solennelle, devient pour nous, s’il est possible, plus précieux 
» encore ; les formes anciennes sous lesquelles il s’est produit 
» deviennent également plus respectables et plus sûres. Ces 
» formes ne doivent donc subir de modifications que dans les 
» actes que l’exception atteint; les changements doivent étre 
» restreinis à ce qui est nécessaire pour l’exécution littérale de la 
» loi; et pour ne pas allérer nos formes désormais consacrées, 
» ces changements doivent, comme une exception, être placés 
» en dehors et à la suite des actes que désigne le $ 1° de l’ar- 
» ticle 2 — Telle est l’opinion de la chambre, etc. » — A la 
suite de cette circulaire venaient les formules arrêtées par la 
chambre. Nous ne rapporterons que celle qui est spéciale à l’es- 
pèce que nous avons indiquée, c’est-à-dire à l’acte de donation 
fait en présence de témoins : « Après ces mots : Et ont les 
» parlies signé avec le notaire et les témoins après lecture 
» faite, on ajoutera : La lecture du présent acte par M°...…, 
» notaire, el la signature par les parties ont eu lieu en présence 
» des deux témoins instrumentaires. » (Voy. DRE Collec- 
tion des lois, année 1843, p. 271.) 

Ainsi, pour la chambre des notaires de Paris, qui, au lende- 
main de la promulgation de la loi, rédigeait les formules néces- 
saires à sa mise en pratique, la question qui nous occupe 

n’était pas douteuse. La formalité de la lecture par le notaire 
était tenue pour essentielle. L’usage constant du notariat, dans 
les provinces comme à Paris, a confirmé cette opinion, et l’ob- 
servation de ces formules a été tellement scrupuleuse qu'on 
n'avait pas eu jusqu'ici d'exemple d’un acte attaqué pour omis- 
sion de la lecture par le notaire. 

II. Le texte, l’esprit et la pratique de la loi se réunissent 
pour démontrer que la lecture de l'acte par le notaire est unc 
formalité essentielle. Mais la mention de cette formalité doit- 
elle avoir lieu à peine de nullité ? 

Posée dans ces termes, la question ne saurait faire difficulié. 
En effet, il est de principe que tous les actes doivent renfermer 
en eux-mêmes la preuve de l’accomplissement des formalités 
qui sont prescrites pour leur validité. Si donc il est essenticl 
que la lecture de l’acte soit donnée par le notaire lui-même, 
l'acte doit en faire mention à peine de nullité. Le texte de la loi 
vient à l'appui de cette solution : « La présence du notaire en 
» second ou des deux témoins n’est requise qu’au moment de 


A4i DROIT CIVIL. 


» la lecture des actes par le notaire et de la signature par les 
» parties ; elle sera mentionnée à peine de nullité. » La phrase 
incidente qui exige la mention à peine de nullité se rapporte 
bien évidemment, non pas seulement au premier mot de la 
phrase principale, mais à cette phrase tout entière qui définit 
et qui précise le genre de présence qui est exigé. La présence 
qui doit être mentionnée à peine de nullité, c’est la présence 
au moment de la lecture de l'acte par le notaire et de la signature 
par les parties. Ainsi nous devons rejeter l’équivoque qu’on a 
cherché à établir en disant « que le sens grammatical ne per- 
» met pas d'appliquer à ces mots (la lecture par le notaire) la 
» nullité prononcée, puisque ce qui doit être mentionné à peine 
» nullité, c’est la présence seule du notaire en second ou des 
» témoins. » (V. jugement de Dijon , rapporté plus haut.) Nous 
ajouterons que de même qu’il serait insuffisant de constater la 
présence du notäire en second ou des témoins, à la signature, 
sans ajouter : par les parties, de même il ne suffirait pas de men- 
tionner leur présence à la lecture, sans ajouter : par le notaire. 
En effet, dans le premier cas, la mention pourrait ne se rap- 
porter qu’à la signature du notaire, et les parties pourraient 
avoir signé hors la présence du notaire en second ou des té- 
moins ; et dans le second, la lecture pourrait avoir été faite par 
un autre que par le notaire. Dans l’un et l’autre cas il y aurait 
violation flagrante du texte et de l'esprit de la loi. 

En matière de formalités solennelles, il est de principe que 
tout est de rigueur. Si nos lois modernes ont rejeté les for- 
mules sacramentelles dont l'observation scrupuleuse et littérale 
était exigée par la législation romaine pour la validité de cer- 
tains actes; s’il est permis de se servir de termes quelconques 
pour exprimer que la formalité prescrite par la loi a été accom- 
plie, il ne faut pas en conclure qu’on puisse se dispenser d’é- 
noncer l’accomplissement d’une formalité essentielle. Le notaire 
est libre de se servir des mots qui lui conviennent, mais il ne 
peut passer sous silence la mention d’une solennité. Or ce qui est 
solennel, c’est /a lecture de l'acte par le notaire; le texte de la loi 
le dit expressément. La loi a parlé clairement; il ne reste plus 
à l'officier ministériel que la nécessité d’obéir, et au juge que 
le devoir strict d’exiger la conformité de l’acte au texte de la loi. 

La mention de la présence du notaire en second ou des té- 
moins à la lecture par le notaire, peut-elle résulter de ces termes 


DONATIONS. — FORMES. 445 


de l’acte : Dont acte, fait et lu, en l’étude, etc.? L’affirmative a 
été soutenue à la Chambre des députés par M. Abraham Du- 
bois, qui prétendait que la formule usitée pour les actes ordi- 
paires pouvait continuer d’être employée même pour les actes 
réglementés à nouveau par l’article 2 de la loi du 21 juin 1843. 
Mais cette opinion isolée a été repoussée expressément par 
M. Vivien, dont nous avons rapporté les paroles, par d’autres 
orateurs (M. Mermillod et M. Teste, ministre des travaux pu- 
blics; V. Moniteur du 16 mars) et par le président de la Cham- 
bre qui, résumant la discussion, constata qu’il n’y avait rien 
de sacramentel dans la formule à employer, mais que la peine 
de nullité s’appliquait au défaut de mention. Une mention spé- 
ciale est donc nécessaire pour prouver que la lecture de l’acte 
a été faite par le notaire lui-même, et que le notaire en second 
ou les deux témoins ont assisté à cette lecture. M. Duvergier, 
dans ses notes sur la loi du 21 juin 1843 (Collect. des lois, an- 
née 1843, p. 271), fait remarquer que si l’opinion de M. Abra- 
ham Dubois avait élé exacte, la disposition finale de notre ar- 
ticle aurait été inutile et inexplicable, Il en conclut que la 
formule ancienne est insuffisante, et qu’elle doit recevoir une 
addition consistant dans la mention expresse que le notaire en 
second ou les témoins ont assisté réellement à la lecture de 
l’acte par le notaire et à la signature par les parties. Telle aussi 
a été l’opinion de la chambre des notaires de Paris, manifestée 
bien clairement par la formule ci-dessus transcrite. 

Sous un autre point de vue, on a soutenu que la mention : 
Dont acte, fait et lu , en l'étude, satisfait au vœu de la loi. On a 
dit : C’est le notaire qui rédige les conventions des parties, c’est 
lui qui en dome acte; par conséquent, lorsque l’acte porte : 
fait et lu, il prouve complétement, par une mention expresse 
et spéciale, que l’acte a été fait et lu par le notaire. Cette ar- 
gumentation ne saurait prévaloir. D'abord, il est certain que 
cette formule ancienne, et qui s’applique aux actes ordinaires, 
ne prouve pas, pour ces actes, que le notaire lui-même a réel- 
lement donné lecture de l'acte, puisque cette formalité n’est 
pas indispensable dans ce cas. Comment cette même formule 
ferait-elle pour les actes de donation une preuve qu’elle ne 
produit pas pour les actes ordinaires? D’un autre côté, pour sa- 
tisfaire au vœu de la loi, il ne suffit pas que la mention rende 
plus ou moins probable le fait dé la lecture par le notaire; il 


4416 BROIT CIVIL. 


faut que l’acte fasse par lui-même, et jusqu’à inscription de faux, 
la preuve irréfragable de l’accomplissement de cette formalité 
essentielle. Or les mots lu en l'étude sont trop vagues pour rem- 
plir le but de la loi; ils ne font pas connaître d’une manière 
cxpressa la personne qui a lu, et ne permettent pas de s’in- 
scrire en faux, puisqu'ils autorisent à prétendre que la lecture a 
été faite par un autre que par le notaire, par son clerc ou par 
toute autre personne. 

La doctrine que nous venons de développer est sévère, nous 
le reconnaissons. Mais quand le texte d’une loi proclame une 
nullité, on ne peut s’y soustraire. On prétendrait à tort que 
notre opinion est contraire à ce brocard invoqué par le juge- 
ment ci-dessus transcrit, à savoir que les nullités sont de droit 
étroit et ne se présument pas; cer pour décider 14 nullité de 
l'acte de donation qui ne porte pas la mention expresse et spé- 
ciale de la lecture par le notaire, nous nous sommes continuel- 
lement appuyé sur le texte même de la loi, et non sur de vaines 
présomptions. Nous avons négligé les considérations puissantes 
qui militent en faveur de la nullité, considérations qui ne sont 
autres que les motifs mêmes qui ont déterminé le législateur à 
cntourer certains actes de formalités solennelles. Nous nous 
sommes borné à montrer que la lecture par le notaire est la 
garantie la plus précieuse peut-être de la sincérité de l’acte, 
puisque l’accomplissement de eette formalité est le seul moyen 

d’attester aux parties, aux témoins, au notaire lui-même, que 
” l'acte renfarme bien exactement les conventions arrêtées défi- 
nitivement. 1l nous reste à ajouter que les parties n'auront d’ail- 
leurs pas à souffrir de cette aeullité. La responsabilité du notaire 
rédacteur de l'acte est incontestablement engagée. En effet, 
c’est toujours de la part d’un notaire une faute, et une faute 
grave, que de se pes suivre avec la plus serupuleuse exactitude 
les prescriptions de la loi; s’il s’en écarte, il doit.en subir les 
conséquences, Les parties qui, pour les actes spécifiés daus 
l’article 2 de le loi de 1843, sont obligées d’avoir reeours au 
ministère du notaire, oat dû compter sur son expérience, sa 
connaissanse de la loi et de ses devoirs, pour la régularité et la 
validité de l’acte par lui reçu. Si cstte juste espérance est trom- 
pée, si l’acte est nul par défaut de forme, le notaire doit indem- 
niser les parties du préjudice qu’elles éprouvent et qu’elles n’ont 
aucun moyeu d'éviter. | F. DEMOLY. 


ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNI1Z. 447 


NOTICE SUR LES ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ ‘. 


Par M. Victor Mouimier, professeur à la Faculté de droit, 
membre da l’Académie impériale des seiences, inscriptions et belles-lettres, 
et de l’Académie de législation de Toulouse ?. 


Il est un petit nombre d'hommes qui dominent au sein de 
l'humanité par l’éclat de leur génie, et au nom desquels s’attache 
une gloire inaltérable comme les vérilés qu’ils ont acquises à 
la science. Parmi ces fortes individualités intellectuelles, dont 
la renommée est en dehors de l’action de l’espace et du temps, 
apparaissent, au XVIIe siècle, les grandes figures de Des- 
cartes ?, de Fermat*, de Pascal, de Newton, de Leïibnitz”?, 
Tout ce que nous ont légué ces profonds penseurs, même ce 
qui n’a fait que l’objet secondaire et accessoire de leurs tra- 
vaux, a du prix et doit être examiné avec ce respect que com- 
mandent des réputations qui sont l’expression d’un jugement 
impartial, émanant de l’opinion commune et sanctionné par le 
temps. 

Leibnitz s’est beauconp occupé du Droit qui résume la vie et 
la civilisation des peuples. 1l a laissé, sur cette partie du vaste 


1 Les œuvres juridiques de Leibnitz n’ont pas été, à notre connaissance, 
éditées à part. Nous les prenons dass la collection de ses travaux publiée 
par Dutens à Genève, en 1768, en six volumes in-4°. Les œuvres juridiques 
"y sont l’objet de la 3° partie du IV* volume, sous ce titre : Opuscula ad juris- 
prudentiam pertinentia. Elles y sont précédées d’une préface remarquable 
du professeur J.-B. Bon, de Turin. 

3 Cette notice a été lue à l’Académie impériale des sciences, inscriptions 
‘et belles-lettres de Toulouse, dans les séances des 24 mars et 5 mai 1859. 

3 Né à Lahaye, en Touraine, l’an 1596; mort en Suède, où l'avait appelé 
la reine Christine, l’an 1650. 

+ Né à Beaumont-de-Lomagne en 1608 ; mort à Toulouse en 1665, où il oc- 
cupait une charge de conseiller au parlement. 

5 Né à Clermont-Ferrand en 1623, mort en 1662. 

5 Né en 1642, mort en 1727, 

7 Né à Leipsick en 1646, mort à Hanovre en 1716. Il était fils de Frédéric 
Leibnitz, professeur de morale à l’Université de Leipsick, et de Catherine 
Schmuck, fille d’un docteur et professeur en droit. Il perdit son père à l’âge 
de six ans, et il fut élevé par sa mère. Dès son enfance il montra un grand 
amour pour la lecture, et il parcourut avec ardeur les livres qui composaient 
la bibliothèque de son père, (Vita Leibnitii a se ipso breviter delineata, pu- 
bliée par M. Foucner DE CAREIL, Nouvelles lettres et opuscules inédits de 
Leibnitz (1857), p. 379.) 


_ 448 HISTOIRE DU DROIT. 


champ des connaissances humaines, des travaux peut-être trop 
négligés , qui ne sont-pas au-dessous de la hauteur de son 
génie, et qui vont faire spécialement l’objet de cette notice. 

Né au sein d’une époque où l’esprit scientifique moderne était 
dans la force de la jeunesse, doué d’un génie qui s’élevait dans 
de hautes sphères, d’un regard qui lui permettait d’embrasser 
un vaste horizon, d’une pénétration profonde, à l’aide de 
laquelle aucun détail n’échappait à son examen, Leibnitz se 
voua, dès son jeune âge, au culte des sciences avec un amour, 
une ardeur et une persévérance qui n’eurent aucune interrup- 
tion et qui purent produire des fruits abondants dans le cours 
d’une existence assez longue. Nulle branche des connaissances 
bumaines ne lui était étrangère ; il les cultivait toutes avec zèle; 
il les fécondait en leur donnant une impulsion active à l’aide 
de ses écrits, d’une vaste correspondance et en organisant des 
corps scientifiques. Plein de dévouement pour tout ce qui tou- 
chait aux intérêts moraux de son époque, il répondait avec 
abandon à tous ceux qui lui écrivaient, et sa correspondance, 
toujours savante et pleine d’aperçus lumineux sur des sujets 
très-divers, exprime l’abondance jointe à la libéralité de sa 
belle nature. Le moi n’y apparaît jamais; le désir de propager 
la science s’y montre partout; le lecteur y trouve, sous un style 
simple, des aperçus critiques judicieux et des principes formu- 
lés avec une remarquable concision. 

On aime, en parcourant ce vaste recueil de lettres successi- 
vement publiées, et qu’il serait heureux de trouver réunies, à 
contempler Leibnitz dans son jeune âge, lorsqu'il unit à une 
virilité précoce, une ardeur qui n’admet aucune limite dans ses 
investigations. Plus tard, dans la maturité de son génie, appa- 
raît la sagacité et la profondeur de ses méditations sur les grands 
problèmes qui s’agitent dans le champ universel de la science. 
Son activité est sans cesse en rapport avec l'étendue encyclo- 
pédique de ses connaissances : la philosophie, la théologie, le 
droit, les mathématiques, les sciences physiques et naturelles, 
Ja cosmographie, semblent n’avair pour lui ni obscurité ni 
mystères. Il disserte avec la même supériorité sur tous les su- 
jets qu’il aborde. Initié à tout ce qui s’est fait avant lui, il s’as- 
simile les idées de son époque et il s’élance dans le champ des 
découvertes nouvelles pour s’élever jusqu’à une sorte d’extase, 
par l’intuition des vérités premières. | 


ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 449 


Avant d'aborder directement le sujet spécial qui fait l’objet 
de cette notice, qu’il me soit encore permis d’achever de pein- 
dre Leïbnitz, en rapportant une lettre curieuse, publiée de nos 
jours par M. Guhrauer'. Elle est à l’adresse du duc de Brun- 
swick ; elle porte la date du 26 mars 1673, et elle a été écrite à 
Paris, où Leibnitz, alors âgé de vingt-sept ans, avait accompa- 
gné le fils du baron de Boinebourg, chancelier de l’électeur de 
Mayence, et où il était en rapport avec les savants de cette 
époque. Dans cette lettre pleine de cet abandon qui caractérise 
sa correspondance, et dont nous avons parlé, Leibnitz confie à 
son protecteur les idées et les espérances de cette époque de sa 
vie. Il croit avoir exposé dans son ars combinatoria une mé- 
thode qu’avaient vainement cherché Raymond Lulle et le Père 
Athanase Kircher, à l’aide de laquelle on résoudrait infaillible- 
ment les problèmes les plus difficiles. Sa théorie du mouvement 
doit fournir la clef de tout mécanisme naturel et artificiel, qu’il 
rattache à une cause unique, la circulation de l’éther et de la 
lumière autour du globe. A l’aide de sa nouvelle méthode, il a 
inventé une machine à calculer ainsi qu’une géométrie méca- 
nique. Il annonce avoir retrouvé le bateau sous-marin de Dré- 
bélius. Il va exposer le droit naturel avec une clarté telle que 
tout homme de sens pourra facilement résoudre toutes les ques- 
tions du droit des gens et du droit public. 11 s’occupe aussi de 
la procédure qu’il veut réformer pour la rendre plus simple et 
plus rationnelle. En théologie naturelle il est en mesure de dé- 
montrer que tout mouvement suppose un principe intelligent, 
qu'il y a une harmonie universelle ayant sa cause en Dieu, que 
l’âme est immatérielle, incorruptible, immortelle. En théologie 
révélée il prouvera la possibilité de tous les mystères, même 
. de la présence réelle dans l’eucharistie. Déjà il a conçu son 
système des monades, car il démontrera que dans tout corps il 
y a un principe incorporel. 1] parle, enfin, d’un grand projet 
politique qui l’occupe, et qui aurait pour objet de garantir la 
paix et l’indépendance de l’Europe, en portant à une grande 
hauteur la France pour laquelle il a toujours manifesté de vives 
sympathies, 

Il y a sans doute de l'exagération et des illnsions dans ces 


1 Œuvres allemandes de Leibnitz, t. 1, p. 277 et suiv. — Dictionnaire des 
sciences philosophiques, article Letbnits, 
XIV, | 29 


450 | HISTOIRE DU DKOIT. 


naives communications d’un génie encore jeune, mais on y voit 
une pénétration profonde et un esprit vigoureux, qui ne recule 
devant aucun des problèmes les plus ardus du monde physique 
et du monde moral, qui en recherche hardiment les lois et qui 
use beaucoup pour atteindre loin. 

Il n’entre pas dans mon sujet de parler des travaux mathé- 
matiques qui forment les plus beaux fleurons de la couronne 
scientifique de Leibnitz. On sait que les Anglais ont tenté de lui 
contester la gloire de l’invention du calcul dif[érentiel pour l’at- 
tribuer tout entière à Newton; mais on a reconnu depuis que 
le principe en avait élé antérieurement posé par Fermat, et on 
pense qu’ils n’ont fait, l’un et l’autre, qu’en développer séparé- 
ment les conséquences : on a, du reste, toujours été d’accord 
pour reconnaitre que Leibnitz en a admirablement exposé la 
théorie. Les données de la science peuvent, d’ailleurs, séparé- 
ment apparaître à des hommes de génie, et une palme doit 
aussi revenir à celui qui se saisit d’une idée, qui la féconde et 
qui en met au jour toutes les déductions {. | 


I. 


Après cette faible esquisse de la grande figure de Leibnitz, 
entrons dans quelques détails sur ses travaux juridiques. 

Le droit fut l’objet des premières études de ce grand philo- 
sophe. Il demandait à vingt ans d’être admis, devant la Faculté 
de Leipsick, aux épreuves du grade de docteur, et il y éprou- 
vait un refus par suite d’une malencontreuse combinaison des 
autres aspirants, qui s’opposaient à ce qu’il vint, si jeune, 
prendre rang, avant eux, pour arriver à une position dans cette 
Université *. Ainsi éconduit dans son pays, le jeune Leibnitz se 


1 Voir l'Histoire de France de M. Henri MarTIN, t. XI], p. 30, et t. XIV, 
p. 261 de la 4° édition. — M. BRASSINES, professeur à l’École d'artillerie et 
notre collègue à l’Académie impériale des sciences de Toulouse, a établi les 
droits incontestables de Fermat à l’invention du calcul différentiel et du cal- 
cul intégral, dans un écrit.qui a pour titre : Précis des œuvres mathéma- 
tiques de Fermat. Ce travail, d’une grande valeur pour l'interprétation et 
l'appréciation des travaux de Fermat, est au tome III de la 4° série des Ké- 
moires de l'Académie impériale des sciences, inscriptions et belles-lettres 
de Toulouse, année 1853. 

? Fontenelle, dans son éloge de Leïbnitz, rapporte que ce fut à l’instigation 
de sa femme que le doyen de la Faculté de Leipsick opposa un refus à sa de- 
mande. Leibnitz ne parle pas de cette circonstance dans son autobiographie 
publiée par M. Foucaer DE CareiL. Voici ce qu’on y lit de relatif à ce refus : 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. A5 


rendit à Altorf, dans le territoire de Nuremberg, où on lui fit un 
meilleur accueil. Il y subit toutes ses épreuves publiques avec 
un succès éclatant, et il y fit preuve d’une prodigieuse facilité 
d’élocution qui fascina tous les assistants. Le bonnet de doc- 
teur lui fut accordé avec honneur, et on lui fit même des offres 
pour l’attacher, en qualité de professeur, à l’Université de Nu- 
remberg ; mais il avait alors d’autres vues qui l’empêchèrent 
de les accepter. Les trois dissertations qu'il avait rédigées, à 
occasion du doctorat en droit, furent imprimées et figurent 
parmi celles de ses œuvres qui ont été recueillies par Dutens. 
La première a pour titre : Specimen difficultatis in jure seu 
dissertatio de casibus perplexis ; — la seconde : Specimen diffi- 
cultatis in jure seu quæstiones philosophicæ amæniores ex jure 
collectæ; — la troisième : Specimen certitudinis seu de conditio- 
nibus. Ces trois dissertations inaugurales attestent déjà de 
vastes lectures, et portent le cachet du génie qui embrasse la 
science dans ses détails pour généraliser et pour abstraire. La 
dernière se fait surtout remarquer par l’application au droit, 
de la méthode des géomèêtres. Elle présente une suite de 
de soixante-dix théorèmes juridiques sur les conditions. L'em- 
ploi de ce procédé, suivi plus tard par Wolf, rend la lecture de 
cet écrit très-pénible en ce qu’elle exige une attention profonde 
et des reports fréquents aux points déjà établis. La science du 
droit, basée sur une généralisation déduite des faits, et qui se 
compose d’un ensemble de formules, procède par la logique, 
mais ne peut que difficilement s’astreindre aux formes rigou- 
reuses des méthodes employées par les géomètres. Il est re- 
rettable que le travail de Leibnitz sur les conditions ne soit 
pas plus facilement accessible, parce qu’on y trouve des détails 
lumineux dont l’utilité serait micux saisie s’il eût suivi un autre 
procédé d'exposition. 

Ces premiers succès, dont Leibriitz se montre glorieux dans 


« Facultas juridica Lipsiensis constat. duodecim assessoribus , qui a profes- 
soribus sunt diversi. Hi vacant responsis potius atque consultationibus, 
quam leetionibus atque disputationibus. In eam recipiuntur omnes doctores 
juris Lipsienses, ordine doctoratus, uhi primum vacuus ipsis locus fit, alte- 
rius decessu. Ego vidcham, si mature doctor crearer, me inter primos fore 
fortunamque in tuto collocaturum; sed tum forte ingens orta erat dispu- 
tatio, cum quidam soli doctores creari vellent, aliis junioribus exclusis et in 
aliam promotionem dilatis. illis favebant plurimi ex facultate...., » (Nouvelles 
lettres et opuscules inédits de Leibnitz (1851), n. 885, 884. 


452 HISTOIRE DU DROIT. 


les fragments d’une autobiographie qu’il a laissés, durent l’en- 
courager à entreprendre d’autres travaux. L'étude du droit 
convient aux jeunes hommes qui aiment à abstraire et à s’initier 
aux principes sur lesquels reposent les institutions sociales 
qu’ils voient fonctionner et au sein desquelles ils vivent. Notre 
philosophe n’était pas , d’ailleurs, sans ambition , et aspirait à 
se faire une position dans le monde politique. C’était par la 
culture du droit qu’il pouvait y arriver. Se trouvant à vingt- 
deux ans à Francfort , et voulant y donner des preuves de son 
aptitude à l'électeur Jean Philippe de Schomborn, il y écrivit, 
par le conseil du chancelier de Boinebourg, sans le secours de 
ses livres et à l’aide de sa riche mémoire, une méthodologie 
juridique qui a pour titre : Vova methodus discendæ docendæque 
jurisprudentiæ. Ce livre remarquable parut en 1668, et obtint 
le succès qu’il méritait. C’est celui des travaux juridiques de 
Leibnitz qui est le plus connu et le plus cité. On y trouve une 
savante généralisation de la science , des vues pleines de jus- 
tesse et une érudition qui étonne lorsqu’on se rappelle l’âge de 
son auteur. 

Plus tard, Leibnitz apprécia lui-même le mérite et les dé- 
fauts de son œuvre, en manifestant l’intention de la refaire sans 
qu’il apparaisse que cette intention ait été réalisée ‘. 

La méthode nouvelle est suivie dans le recueil des œuvres de 
Leibnitz, publié par Dutens, d’une épître à un ami sur une ré- 
vision du droit romain : De nœvis et emendatione jurisprudentiæ 
romanæ, et d’un second écrit qui a pour titre : Ratio corporis 
Juris reconcinandi. Notre juriste y propose de revoir les lois 
romaines et de reconstituer tout l’ensemble de la science du 
droit suivant une méthode qu’il trace. Il veut qu’on remanie les 
compilations des textes, afin d’en retrancher tout ce qui n’est 


1 ]1 s'exprimait à ce sujet ainsi dans une de ses lettres à Bierling, datée 
de Hanovre, le 16 mars 1712 : « Cum elegantem tuum de studiis instituendis 
dissertationem legerem, quam mihi miseras, recordabar libelli, quem olim 
adolescens edideram de methodo docendæ discendæque jurisprudentiæ...… 
aliquoties admonitus sum ut incudi redderem, et sane sunt in eo libello co- 
gitationes quædam, quas ne nunc quidem sperno. Multa tamen fateor, dicta 
sunt jejunius : nam festinatissimus labor in diversorio francofurtano effun- 
debatur, ut esset quod electori Mungantino dedicaretur, ad quem aditus 
mihi factus erat..….. Nam si recudi deberet, multa essent corrigenda et sup- 
plenda, de quibus tum pariter et amplissimi Kestneri judicium expeto. » 
(Apud Durens, t, I, p. 379.) 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 453 


plus utile pour l'application ; il propose de refaire les collections 
de décisions et de rédiger des traités scientifiques. La législa- 
tion, la jurisprudence et la doctrine seraient ainsi renfermées 
dans des cadres méthodiques, propres à simplifier les études et 
à faciliter l'application des principes. Cette idée est grande et 
belle. Sa réalisation eût doté l’Europe d’un Code de droit ro- 
main pratique qui eût été très-ulile, et au moyen duquel on 
eût pu obtenir de grandes améliorations dans l’administration 
de la justice *. | 

Eo parcourant ce vaste plan de Leibnitz, qui ne doit aboutir 
qu’à un choix et qu’à une mise en ordre des matériaux qui exis- 
tent, on se demande pourquoi un esprit aussi élevé que le sien 
n’a pas procédé à privrt, comme le fit plus tard Emmanuel 
Kant, et n’a pas proposé de reconstituer le droit de l’Europe 
sur les données rationnelles de la science pure, en dehors de 
tout empirisme, en s’affranchissant des traditions du passé, 
Plusieurs raisons purent détourner Leibnitz de ces hardiesses 
philosophiques qui convenaient cependant à la profondeur de 
son génie. Il traçait ses plans de réforme à un âge auquel il 
aspirait à une position politique, et il vivait dans un siècle et 
au sein d’une société où dominait le principe de l’autorité. 
Aussi judicieux qu’éclairé, il voyait dans le droit l’expression 
de la vie sociale qu’il acceptait, dans ses idées optimistes, telle 
. qu’elle était avec sa somme de bien et de mal. Il avait étudié 
le droit dans ses sources romaines, et il comprenait que dans 
le champ de la pratique, où il s’était placé, on peut améliorer 
plutôt qu'innover. Il devait, dès lors, se borner à proposer une 
simple codification des règles existantes, accompagnées de 


t Dans une lettre adressée à Hobbes en 1670, Leibnitz parle du projet qu’il 
avait conçu quatre ans auparavant, d’extraire des compilations du droit ro- 
main les principes en vigueur, pour en former un recueil de règles du droit 
pur semblable à l’ancien édit perpétuel du préteur. Il fait remarquer avec 
raison que les jurisconsultes ont basé un grand nombre de leurs décisions 
sur le droit rationnel, et que cette partie de leurs travaux a conservé toute 
son autorité en Europe : « Præsertim cum asserere ausim dimidiam juris 
romani partem meri juris naturalis esse ; et constet, totam pene Europam 
eo jure uti, cui ei discrtè locorum consuetudine derogatum non est. » (Fou- 
CHER DE ÇAREIL, Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibnits (1857), 
p. 188.) — Ce que Leibnitz proposait de faire pour les lois romaines, fut exé- 
cuté à cette époque avec succès par Domat, que Boileau a appelé le restau- 
rateur de la raison dans la jurisprudence. (Lettre de Boileau à M. Brossette.) 


454 HISTOIRE DU DROIT. 


quelques travaux de doctrine propres à en révéler l'esprit et à 
leur donner plus de vie. Leibnitz, comme jurisconsulte, appar- 
tient à l’école historique, qui voit dans le droit l'expression des 
faits se formulant au sein de la vie sociale comme un produit 
de la sagesse commune. Il avait étudié avec amour le droit de 
Rome qu’il mettait au-dessus de celui de tous les peuples, et il 
ne voyait rien de supérieur à la sagesse de ses jurisconsultes, 
qu’il loue d’avoir apporté une incomparable rectitude de juge- 
ment dans leurs décisions : Dixi sæpius post scripta geometra- 
rum nthil extare quod vi ac subtilitate cum romanorum jurecon- 
sultorum scriptis comparari possit : tantum nervt inest, tantum 
profunditatis ?. 

Leibnitz, en consacrant sa vie aux sciences, ne demeurait 
pas étranger au mouvement politique de l’Europe à son époque*, 
et était par là amené à faire une large part à des travaux sur le 
droit international. On lui doit la publication d’un recueil d’une 
haute importance, souvent cité, et qui a pour titre : Codex 
juris gentium diplomaticus. Cette ‘riche compilation parut à 


4 « Romani in omni genere doctrinæ græcis cedunt. Ab eis philosophiam, 
medicinam, studia mathematica mutuo sumpserunt, de suo vix quicquam 
magni momenti adjecerunt. In unâ jurisprudentia regnarunt; hujus etsi sc- 
mina a græcis acceperint, inde tamen hortum excitarunt amplissimum pul- 
cherrimumque, eaque in re un omnes populos quos constet vicerunt. 

Excudent alii spirantia mollius æra, 
Credo equidem ; vivos ducent de marmore vultus : 
Tu regere imperio populos, Romane, memento, 
H&æ tibi erunt artes! .....,, 5» 
(Epistola XF ad KesrNEruM apud Dutens, t. IV, p. 267.) 


4 On sait qu’il tenta, dans l’ordre des faits religieux, d'opérer une réunion 
entre les protestants de la communion d’Augsbourg et l’Église catholique. Il 
entretint, dans ce but, avec Bossuet et avec Pélisson, une longue correspon- 
dance dans laquelle de hautes questions sont débattues avec un esprit de 
modération qu’ondevrait prendre pour modèle. Cette correspondance cst dans 
le tome Ier du recueil de Dutens. 

Leibnitz avait des sympathies pour la France. 11 avait compris l'impor- 
tance qu’elle pouvait acquérir en se rendant maîtresse de la Méditerranée et 
en occupant l'Égypte, qui lui ouvrirait le commerce de l'Orient par sa route 
primitive. Ses vues sur ce point sont exposées dans un mémoire adressé à 
Louis XIV, que Napoléon ne connaissait pas avant son expédition d'Égypte, 
et qui a été récemment publié dans la collection des mémoires des savants 
étrangers imprimés aux frais de l’Académie. (Mémoire de Leibnitz à Louis XIV, 
suitti d’un projet d'expédition dans l'Inde par terre. Paris, 1840, in-8. — 
Concilium ægyptiacum, d’après le manuscrit de l’Institut de France, publié 
par Vallet de Virville. Paris, 1842, in-8.) 3 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 455 


Hanovre, en 1692, en un volume {n-folio, qui fut bientôt suivi 
dun second, ayant pour titre : Mantissa juris gentium diplo- 
malici. En tête de ce recueil sont placées deux préfaces dans 
lesquelles Leibnitz expose ses idées sur les bases rationnelles 
du droit naturel et du droit des gens, et sur quelques points qui 
touchent au droit public de l’Europe. On trouve dans le corps 
de l’ouvrage des traités auparavant inédits ou devenus rares, 
qui ont une grande valeur pour l’histoire du droit public inter- 
national, pour l’étude des langues et du génie des peuples. Ce 
livre considérable est l’œuvre capitale de Leibnitz pour la partie 
du droit. La collection de Dutens en contient les préfaces ainsi 
qu'un mémoire rédigé en faveur des princes allemands, aux- 
quels la France avait contesté, à Nimègue, les droits de sou- 
veraineté, et notamment celui de se faire représenter par des 
ambassadeurs!, Cet écrit parut sous le pseudonyme de Césa- 
rious Furtsnerius, qui témoigne que son auteur ne s’y montrait 
pas défavorable aux droits du chef de l’empire. Il y admet, en 
effet, que l’empereur est le chef temporel des États d’occident, 
comme le pape en est le chef spirituel. Cette doctrine, qui de- 
vait peu convenir aux lêtes couronnées, ne fit pas obstacle au 
succés de ce mémoire, remarquable, d'ailleurs, par la modéra- 
tion des idées et par un style plein de mesure. On y trouve une 
profonde connaissance du droit public de l’Europe, de l’histoire, 
et une initiation complète aux détails qui concernent les titres 
divers des ministres publics, ainsi que le cérémonial usité dans 
les relations diplomatiques. 

Leibnitz a encore laissé un long écrit, pnblié en 1669, sur 
l’élection d’un roi pour la Pologne. Ce mémoire , rédigé en 
faveur du prince de Neubourg, a pour titre : Specimen demon- 
strationum politicarum pro eligendo rege Polonorum. Il offré 
une suite de propositions et de démonstrations produites sous 
une forme étrange, et peu adaptée à un semblable sujet Ce 
procédé pouvait être approprié à la froideur des hommes du 

1 On peut aussi voir ce que dit à ce sujet Vicouerorr dans son Traité dé 
l'ambassadeur et de ses fonctions, au tome I, p. 82 et suiv. L’écrit de Leib- 
nitz a pour titre : Csarini Furstnerii tractatus de jure suprematus, ac lega- 
lionum principum Germaniæ. Ce mémoire eut plusieurs éditions en Alle- 
magne, et fut aussi publié en francais par son auteur lui-même, sous ce titre : 


Entretiens de Philarète et d'Eugène sur la question du temps agitée à Ni- 
mègue, touchant le droit d'ambassade des électeurs et princes de l'empire. 


456 HISTOIRE DU DROIT. 


Nord; mais la lecture de cet écrit est, pour nous, très-fatigante, 
quoiqu’on y rencontre des développements pleins d’érudition. 
Nous y avons remarqué entre autres propositions celle-ci : Eli- 
gendus catholicus esto. 

Les travaux de Leibnitz que nous avons jusqu’à présent men- 
tionnés, se réfèrent principalement au droit civil et au droit 
international. Il a encore laissé un grand nombre de petits 
écrits et de lettres dans lesquels on trouve l’expression de ses 
idées sur la philosophie du droit. Il fait des vœux pour qu’on 
compose un traité classique de droit naturel, mieux adapté aux 
besoins des études que les ouvrages qui ont paru jusqu’à lui. 
Il ne méconnaît pas cependant les mérites de ses devanciers. Il 
a de l’estime pour Jean Bodin : Bodini libros de republica ego 
quoque magni æstimo . I] rend justice au mérite de Hobbes, 
qui semble l’avoir séduit par sa concision, sa clarté, par l’ex- 
cellence de sa méthode et par la puissance de ses raisonne- 
ments, quoiqu'il n’adopte pas les principes de son livre De cive. 
M. Guhrauer a récemment découvert, dans la bibliothèque de 
Hanovre , deux lettres adressées par Leibnitz à ce philosophe, 
qui viennent d’être publiées par M. Foucher de Careil. Il lui 
fait des avances, il lui donne des témoignages de la plus vive 
estime , et il l’assimile pour l’exactitude du raisonnement aux 
jurisconsultes romains : Cum enim observarem jurisconsultos 
romanos incredibili subtilitate ac dicendi ratione luculenta rux- 
Que VALDÈ simiLt, Îl lui déclare qu’il ne connaît personne, sans 
en excepter Descartes, qui possède mieux que lui le langage 
philosophique : « Et profiteri me passim apud amicos, et Deo 
dante etiam publicè me semper professurum, scriptorem me, qui 
te exactius et clarius et elegantius philosophatus sit, ne ipso qui- 
dem divini ingent Cartesio dempto, nosse nullum *. » Leibnitz a 


1 Lettre à Bierlingen (recueil de Dutens, t. I, p. 355). — Il avait lu à 
Mayence, chez le baron de Boinebourg, un manuscrit du livre hardi de Bodin, 
qui a pour titre : Colloquium Heptaplomeres de rerum sublimiorum arcanis 
abditis, qui vient d’être publié pour la première fois en Allemagne par 
M. Louis Noack. Il écrivait en parlant de ce livre : « Legi aliquando opus in- 
tegrum, volumenu sane ingens, sed plus habens doctrinæ quam pietatis. » 

? Foucuer DE CAREIL, Nouvelles lettres et opuscules de Leibnitz (1851), 
p. 191. — Il y a une judicieuse critique des doctrines politiques de Hobbes 
dans le chapitre XI du Traité des droits de souveraineté et d'ambassade des 
princes allemands de Leibnitz, au tome IV, p. 360 et suiv. de l’édition de 
ses œuvres de Dutens. | 


‘ 


OŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 457 


bien apprécié la valeur du beau livre de Grorius de jure belli ac 


pacis. Ses principes diffèrent peu de ceux de ce profond pu- 
bliciste ?. Il a aussi des éloges pour Selden, tout en regrettant 
que cet homme, d’un si noble caractère, n’ait pas employé dans 
ses écrits toutes les ressources de son profond savoir et de son 
génie*. Il maltraite Puffendorf, dont il n’admet pas les doctrines 
étroites sur les fondements du droit. Il le qualifie, dans une 
lettre à Kestner, de vtr parum jurisconsullus et minime philo- 
sophus ; il lui reproche de n’avoir pas suffisamment établi la 
fin, l’objet et la source du droit naturel : Quod nec finem, ob- 
jectum, nec causam efficientem, juris naturæ recte constituisse 
videatur °. 

Il fit paraître, sous l’anonyme, en 1709, un écrit contenant 
une réfutation des principes fondamentaux que Puffendorf avait 
exposée dans son livre sur Les devoirs de l’homme et du citoyen *. 
Barbayrac, professeur à Groningue, répondit plus tard à ces 


critiques de Leibnitz dans un appendice de la traduction fran- 


çaise qu’il publia de cet ouvrage de Puffendorf, en l’accompa- 
gnant de ses annotations °. Tels sont les principaux travaux ju- 
ridiques du profond philosophe allemand. Il ne nous reste plus, 
pour les faire mieux connaître, qu’à examiner quelques-uns 


1 « Grotium male tractasse negotia, calumnia Auberit fuit, nec probo Vas- 
soris judicium, qui putat, viros bonos negotia bene tractare non posse. Illud 
fateor, tyrannis aut sceleratis tyrannorum administris, tales non convenire. » 
(Epist. ad Bierlingium, apud Dutens, t. I, p. 355.) 

« Fatendum est, Hugonem Grotium, eximium virum , majorem usûs ratio- 
nem habuisse, et quæ ex omni historia ac veterum monumentis selegit, præ- 
clare accommodasse ad regula$ constituendas quæ nunc quoque vim habent. 
Poterat tamen utilior esse seculo, si seposita aliquando gravitate, qua sem- 
per ad illud eruditionis culmen assurgit, quo pauci, fateor, accedere possunt, 
familiariorem se reddidisset nobis, atque ex subinde tractasset, quæ magnis 
illis viris pro minutiis habentur; at nobis (ut nunc sunt, credoque erunt 
semper res humanæ) graves sæpe difficultates pariunt : quemadmodum sunt 
ceremoniæ, tituti, etc.» (De jure suprematus ac legationum, etc., apud Du- 
tens, t.1V, p. 356.) 

2 Monita quædam ad Samuelis Puffendorfii principia. (Apud Dutens, t. IV, 
p. 276.) 

3 Apud Dutens, t. IV, p.261. 

+ Monita quædamad Samuelis Puffendorfii principia, Gerh. Wolth. Molano 
directa. (Apud Dutens, t. IV, p. 275.) 

5 Jugement d’un anonyme sur l'original de cet abrégé, p. 429 et suiv. du 
tome 11, Des devoirs de l'homme et du citoyen, traduits du latin de Puffen- 
dorf, par JEAN BARBAIRAC; Amsterdam, 1122, 


458 HISTOIRE DU DROIT. 


des principaux points de doctrine qu’on y rencontre, et qu’à 
rechercher l'influence qu'ils ont pu exercer sur l'élaboration et 
les progrès de la science du droit en Europe. 


Il. 


Ge qui intéresse d’abord, c’est ce qui concerne les doctrines 
de Leibnitz sur les bases fondamentales du droit. 1] appartient 
en philosophie à l’école spiritualiste ; il est théiste; il croit à 
limmortalité de l’âme, cet il considère ce monde comme l’œuvre 

d’une intelligence ct d’une puissance suprême, qui, parmi les 
mondes pos$ibles, a choisi le meilleur. Il admet le libre ar- 
bitre, malgré les difficultés de concilier la spontanéité des 
actions humaines avec sa théorie de l’harmonie préétablie, à 
l’aide de laquelle il explique les rapports entre l’âme et le corps. 
Selon lui, si Dieu permet le mal sans jamais le vouloir, c’est 
parce que l'humanité, tout en marchant dans les voies de la 
Providence, doit agir avec liberté, et parce que le mal est, 
d’ailleurs, souvent la condition du bien. 

C’est sur ces données philosophiques que Leibnitz édifie 
l’idée du droit. Il admet l’existence d’un droit naturel, qui doit 
fournir la base des décisions judiciaires toutes les fois qu’au- 
cune disposition des lois positives n’est applicable aux cas 
qui se présentent !. Il a à édifier les fondements du droit na- 


4 La doctrine que Leibnitz expose sur ce point dans sa dissertation De casi- 
bus perplexis, mérite d’être signalée : « Quia leges positivæ civili ratione ni- 
tuntur jus naturæ et gentium velut in modum exceptionis determinante, ac 
specialibus restringente ; hinc jus istud naturæ et gentium in proposito aliquo 
casu tamdiu obtincbit, donec contrarium lege, quasi pacto universali populi 
(nam etiam quod princeps leges ferre possit, ex populi in eum consensu des- 
cendit) introductum probetur. » (Cap. 11, apud Dutens, t. IV, p. 50.) 

Il reproduit cette remarquable théorie dans la deuxième partie de sa Nora 
methodus, au $ 71 : « Principia decidendi sunt rafio, ex jure naluræ; et si- 
militudo, ex jure civili certo. Nam si accurate rem consideremus, omne jus 
civile magis facti est quam juris : quia probandum est, non ex natura re- 
rum, sed ex historia seu facto. Probandum enim est legem esse promulga- 
tam, consuetudinem introductam; deinde probandum etiam est, qui leges 
tulit, ejus rei potestatem facto et pacto sibi acquisivisse. Unde patet legem 
ex conventione populi valere. Cumque certi juris sit, in eis ubi pactum nun 
intercessit, obtinere jus merum; patet in iis casibus, de quibus lex se non 
declaravit, secundum jus naturæ esse judicandum. Quemadmodum in casu 
cessantium statutorum judicatur sccundum jus commune. Si observarent 
hoc dicisionarii, facilius se extricarent; verum illi ad similes potius mate- 
rias jure civili decisas respiciunt, et ex illis ad has argumentantur, quæ res 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 459 


turel, et nous avons à faire, pour cette partie importante de ses 
travaux, des observations sur la forme qu’il emploie pour 
exprimer ses doctrines, et sur ses doctrines elles-mêmes. 

La forme est peu satisfaisante. Leibnitz l’a adaptée à une 
formule du droit romain, et cette inspiration a été malheureuse. 
Ulpien avait renfermé le droit dans ces trois préceptes : Ho- 
neste vivere, alterum non lædere, suum cuique tribuere ‘. C'est 
dans ce cadre que le philosophe allemand renferme ses notions 
sur le droit nature], en voulant faire de l’éclectisme, en essayant 
de combiner les doctrines de Platon, d’Aristote, d’Épicure. Selon 
lui, l’évolution de ce droit se fait par trois degrés : 1° Le droit 
strict (jus sérictum), suivant lequel on s’abstient de tous actes 
dommageables pour éviter l’état de guerre qu’amèneraient les 
lésions occasionnées à autrui, honeste vivere. — 9° L’équité 
(æquitas), qui prescrit la réparation des torts, alterum non 
lædere. — 3° La piété (pietas), qui exige l’observation de la loi 
de Dieu et l’accomplissement des devoirs envers les autres 
hommes, suum cuique tribuere. L'accomplissement de ces pré- 
ceptes produit la justice qu’il définit caritas sapientis, l'amour 
dans le sage, comme Aristote avait défini la vertu : mediocri- 
tas prudentis, la modération chez l’homme prudent ?. Telle 
est la formule que Leïbnitz emploie pour exprimer sur le droit 
ses principes. Nous l’avons résumée, pour la réduire , à son 
expression la plus concise. Il y a loin de là à la belle définition 
de MonrEsquieu : « Les lois sont les rapports nécessaires qui 
dérivent de la nature des choses *; » et à la notion profonde de 


illis magnam perplexitatem parit; sunt enim plures uni similes, et unus ad 
hanc, alius ad aliam similitudinem confugit. Ideo tutius arbitror, referre se 
ad merum immutabileque jus naturæ. » (4pud Dutens, t. IV, p.211.) 

1 Fragment 10, S 1, De justitia et jure. j 

3 Dissertation placée en tête du Codex diplomaticus, XI. Il reproduit dans 
sa VIl° lettre à Kestner cette notion de la justice : « Est ergo justitia per- 
fectio sapientiæ conformis quatenus persona se habet erga bona malaque alia- 
rum personarum. » (Collection de Dutens, t. IV, p. 261.) 

$ Esprit des lois, liv. 1, ch. 1. « Dans ce sens, ajoute MONTESQUIEU, tous 


les êtres ont leurs lois : la Divinité a ses lois, le “monde matériel a ses lois, : 


les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs 
lois, l’homme a ses lois... 11 ÿ a donc une raison primitive; et les lois sont 
les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports 
de ces divers êtres entre eux. » 

LeisniTz exprime aussi sur le droit des idées générales dans sa VII: lettre 
à Kestner : « Puto tibi mecum convenire, cum justitiam colloco inter per- 


à 


460 HISTOIRE DU DROIT. 


Kanr : « Le droit est l’ensemble des conditions sous lesquelles 
le libre arbitre de chacun peut se concilier avec le libre arbitre 
des autres, suivant une loi générale de liberté ?, » Mais si la 
formule de Leibnitz, trop servilement renfermée dans un cadre 
préétabli, n’est pas, quant à sa forme , à la hauteur actuelle de 
la science , il en est autrement des notions générales qu’on peut 
recueillir dans ses œuvres. Elles sont au niveau des doctrines 
les plus avancées. C’est de Dieu, qui a créé toutes choses pour 
une fin, qu'émane le droit naturel, non comme une œuvre arbi- 
traire de sa puissance, mais comme un acte de sagesse, et 
comme une déduction nécessaire de la nature des êtres : Deum 
esse omnis naturalis juris auctorem verissimum est, at non vo- 
luntate, sed ipsa essentia sua, qué auctor est etiam veritatis*. 
Puffendorf n’avait vu dans la loi que l’exprèession de la volonté 
du souverain à laquelle était due obéissance. Leibnitz fait re- 
marquer que celte notion n’exprime que l'arbitraire et l'empire 
de la force, la négation du droit et l’affranchissement de toute 
obligation pour celui qui n’a pas de supérieur. Il maintient 
qu’au-dessus de la puissance dominent le droit et les préceptes 
de la justice. Les actes de 1yrannie qui émaneraient d’un mau- 
vais génie ne seraient pas justifiés par la puissance, qui lui 
permettrait d'obtenir l’obéissance au moyen de la crainte. Et 
si fingeretur (quod impossibile est) malum quemdam genium 
omnium rerum potestatem habere, non ideù quod irresishbilis 
esset, desineret ille malus esse, et injustus tyrannus, et juslæ su- 
perforent quærendi causæ, etsi quærelæ irrilæ essent *. 

Il reconnaît au droit une vertu morale qu'il possède par 


fectiones divinas et distinguo à potentia, cum pendeat a sapientia et boni- 
tate. Undè patet justitiam non oriri ex præscripto superioris, nisi si quis 
Deum, qui est summæ potentiæ, ut adeo superiore careat, ac puniri et in 
ordinem redigi non possit, ideù quidvis recte facturum, atque etiam inno- 
centem damnare posse arbitretur. Hinc porro manifestum est, universalem 
juris scientiam non tantum ad res hujus vitæ non contrahi, sed nec restringi 
ad genus humanum; cum omnem substantiam intelligentem, et maxime 
Deum fontem æqui bonique, et cæteris mensuram complectatur. » (Apud Du- 
TENS, t. IV, p. 261.) 

1 Principes métaphysiques du droit; introduction, $ B. 

2 Observationes de principio juris, XIII. (Apud Durexs, t. IV, p.253.) 

3 Observationes de principio juris, IX, recueil de Dutens, t. IV, p. 272.— 
Voir aussi les réserves qu’il fait au sujet de la doctrine de Hobbes, à la fin 
de la seconde lettre à ce philosophe. (Foucuer DE CARE, Nouvelles lettres et 
opuscules publiés en 1857, p. 193 et 194.) 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 46! 


lui-même sans qu’elle lui soit conférée, et à l’obligation une 
nécessité d’accomplissement indépendante de toute coaction 
extérieure. Est autem jus, quædam potentia moralis, et obligatio 
necessitas moralis. Au-dessous du droit immuable de la nature 
émañhant de Dieu, et se manifestant au moyen de la raison, vient 
se placer le droit positif qui procède de la volonté humaine, jus 
voluntarium, s'exprimant par les coutumes, receptum moribus, 
ou par l’organe d’un supérieur, vel a superiore constitutum!. 
— Leibnitz, influencé peut-être par les doctrines de Hobbes, 
assigne pour source première, au droit positif, un pacte pri- 
mitif générateur des pouvoirs sociaux : legem ex conventione 
populi valere*. Quod princeps leges ferre possit ex populi in eum 
consensu descendit ®., — Il explique très-bienda valeur historique 
du Droit positif, et il a mieux compris que Pascal * que l’ex- 
pression de ce droit, adapté aux besoins spéciaux de chaque 
pays et aux mœurs de chaque époque, ne saurait être toujours 
identique et doit varier au sein de l’espace et du temps. 

Il u’assigne au droit positif qu’un rôle secondaire, et il pro- 
.pose, comme nous l’avons vu, d'admettre le droit naturel, 
merum jus, pour base des décisions, toutes les fois qu’une 
disposition du droit positif n’a pas expressément statué : jus 
naturæ et gentium in proposito aliquo casu tandiu obtinebit 
donec contrarium lege, quasi pacto universali populi, introduc- 
tum probetur ‘. Il fait remarquer que l’action de la loi est toute 
empirique, car elle consiste dans des questions de fait et 
d'histoire. JVam si accurate rem consideremus , omne jus civile 


1 Dissertatio de actorum publicorum usu, atque de principiis juris na- 
turæ et Gentium, XIV. (Apud Dutens, t. IV, p. 287.) 

3 Nova methodus, pars Il, $ 71. (Apud Dutens, t. IV, p. 211.) 

3 De casibus perplexis, XI. (Dutens, t. IV, p. 50.) . 

* Voir les Pensées de Pascal, I'° partie, art. 8 et 91. — « Neqne vero ne- 
cesse est, ut sit omnium gentium vel omnium temporum, quum in multis 
arbitrer aliud Indis aliud Europæis placere, et apud nos ipsos seculorum de- 
cursu mutari. » (Codex diplomaticus, dissertatio la, & 14.) 

S De casibus perplexis, XI. Nova methodus, part. Il, S 71. (Apud Dutens, 
t. IV, p. 50 et 211.) — Pour Leibnitz, le droit naturel est la boussole qui doit 
guider le jurisconsulte dans les matières non encore explorées : « Interca 
danda jurisconsulto opera est, ut cognitas saltem regiones lustret, id est 
casus jam ventilatos colligat et decidat; ita cum ad nova littora tempestate 
deferaretur, id est, in novos casus incidet ; ope magnetis, id est, juris na- 
turalis, facile se explicabit, » PRE methodus, pars IL, $ 10; apud Dutens, 
t. IV, p. 211.) 


462 HISTOIRE DU DROIT. 


magis facli est quam juris, quia probandum est non ex natura 
rerum sed ex historia seu facto !. — Ainsi, dans la pensée de 
Leibnitz, le droit est une science philosophique et historique. 
La philosophie lui fournit des règles rationnelles déduites des 
rapports qui s’établissent au sein des sociétés humaines; 
l’histoire lui offre ce qui a été établi par une volonté souveraine, 
pour être observé au sein de chaque état”. Ces notions et 
cette prédominance qu’il reconnaît à la loi naturelle expliquent 
l'élaboration de la jurisprudence romaine. C’est la lutte du ra- 
tionalisme des jurisconsultes, contre la lettre de la loi, lors- 
qu’elle n’est pas en rapport avec l’état de la société ou avec 
l'équité ?, 

L'histoire du droit a reçu de Leibnitz une division qui a été 
adoptée par Gustave Hugo avec quelques modifications *, et qui 
est devenue classique. Il distingue l’histoire interne et l’histoire 
externe : Jurisprudentia historica vel est iNTERNA vel ExTERNA *, 
L'histoire interne embrasse la substance même du droit. L’his- 
loire externe fournit le tableau des événements au sein des- 
quels le droit s’est formé, les secours nécessaires pour son 
exacte intelligence. Gette division, quoique rationnelle , ne 
doit pas être suivie d’une manière trop absolue. Il convient, 
pour bien faire saisir l’esprit de la loi, d'accompagner souvent 
l'exposition des principes qu’elle consacre, de détails histori- 


1 Nova methodus, S 71. Supra, note 1 de la page 458. 

3 11 établit une distinction entre le droit, la morale et la politique, dans sa 
VII° lettre à Kestner : « Ethicæ est .docere virtutem : jurisprudentiæ hunc 
quem dxi usum ejus ostendere. Politica viro egregio Jacobo Thomasio non 
ineptè olim jurisprudentiam et rationem status complectebatur ; sed per me 
licet politicam strictius accipi de utilitate status, et a jurisprudentia distin- 
gui. » (Apud Dutens, t. IV, p. 261.) 

3 Dans sa lettre à Hobbes, datée du 13 juillet 1670, il avance que la moitié 
au moins des dispositions des lois romaines se compose des préceptes de la 
loi naturelle : « Presertim cum asserere ausim dimidiam juris romani par- 
tem meri juris naturalis esse. » (FOUCHER DE CAREIL, Nouvelles lettres et 
opuscules, 1857, p. 188.) 

+ Histoire du droit romain, INTRODUCTION. 

5 «llla(historia interna) ipsam jurisprudentiæ substantiam ingreditur, hæc 
(historia externa) adminiculum tantum et requisitum. Historia juris in- 
terna est, quæ variarum rerum publicarum jura recenset.… Historia externa 
ad jurisprudentiam necessaria est. Historia romana ad intelligendum jus 
civile ; Ecclesiastica, ad intelligendum jus canonicum ; medit ævi ad intel- 
ligendum jus feudale; nostrorum temporum ad intelligendum jus publi- 
cum, » (Nova methodus, pars II, $$ 29 et 30, apud Dutens, t. IV, p. 191.) 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. AG3 


ques sur les événements au sein desquels ils se sont produits, 
et de réunir ainsi l’histoire externe à l’histoire interne. | 

1 n’est pas dans notre plan d’entrer dans trop de détails et 
d'exposer toutes les théories générales qu’on rencontre dans 
les écrits juridiques de Leïbnitz, nous devons nous borner à ce 
qu’il y a de plus intéressant et de plus saillant. Une de ses doc- 
trines qui lui sont le plus personnelles, est celle qu’il émet sur 
le droit de succéder. Voici comment 1l la formule dans sa Vova 
methodus, tant par rapport à la succession ah intestat qu’à la 
succession testamentaire. Nous allons rapporter le passage en 
chtier, pour que la théorie qu’il contient puisse être saisie dans 
son ensemble. Nous le ferons suivre de quelques observations : 
S'uccedunt ab intestato mero jure soli descendentes, in shrpes, 
sed ita in ea tantum bona, quæ parentis erant, quum nascerentur, 
. quia anima eorum per traducem ex anima parents orla est: 
cælerorum successio ab intestato pertinet ad fontem pactorum, 
quia ex lege descendit. Testamenta vero mero jure nullius essent 
momenti, nisi anima esset immortalis. Sed quia mortui revera 
adhuc vivunt, ideù manent Domini rerum, quos vero heredes 
reliquerunt concipiendi sunt ul procuratores in rem suam*. Pour 
bien apprécier cette doctrine de Leibnitz, il faut se placer au 
point de vue de son ontologie et de sa psychologie. La question, 
pour la succession ab intestat, est celle-ci : lèsera-t-on des droits 
naturels en transmettant arbitrairement, par les dispositions 
de la loi positive, les biens que laissent les mourants? On sait 
que de nos jours des socialistes, et notamment les Saints-Simo- 
niens, out voulu considérer le droit de succéder comme un pri- 
vilége inique, et ont proposé de faire rentrer dans la masse 
commune les patrimoines des décédés. Leibnitz reconnaît aux 
cafants des droits sur les biens de leurs ascendants auxquels il 
ne doit être porté aucune atteinte ? ; mais il limite ces droits aux 
seuls biens que possédaient les auteurs de leurs jours lorsqu'ils 
sont nés. Il ne l’étend pas aux acquêts provenant des gains et 


1 Nova methodus, pars II, S 20, apud Dutens, t. IV, p. 187. 

? La loi romaine consacrait ce droit ; le jurisconsulte Paul s’exprimait 
ainsi sur ce point : « Cum ratio naturalis, quasi lex quædam tacita, liberis 
pareutum bereditatem addiceret, velut ad debitam successionem eos vocando, 
propter quod et in jure civili suorum heredum nomen eis indictum est, ac 
ne judicio quidem parentis nisi meritis de causis, summoveri ab ea succes- 
sionc possunt. » (Frag. 7, D., De bonis damnatorum.) 


461 HISTOIRE DU DROIT. 


des économies du père de famille. I] donne pour raïson de cette 
limitation que l’enfant est une émanation du père, qui forme un 
rameau de l’arbre de la famille et qui participe aux biens qu’elle 
s'était appropriés lorsqu'il vient à naître. On se rend compte 
de cette doctrine lorsqu'on se reporte à la monadologie de 
Leibnitz et aux théories du droit germanique sur la distinction 
des biens en propres de famille et en acquêts. 

Le système de Leibnitz, sur le droit de tester, présente aussi 
les apparences de quelque étrangeté pour l’homme du monde 
qui fe pénètre pas au fond des choses et qui ne les apprécie 
que par leur surface extérieure. Il a cependant pour le juriste 
une grande portée, L'homme est-il investi, selon les lois de la 
nature, de la puissance de transmettre ses biens par sa volonté, 
à un successeur de son choix, lorsque sa personnalité disparait 
de cette vie? La succession testamentaire ne serait-elle qu’une 
création de la loi civile que le législateur, sans blesser le droit, 
pourrait établir ou ne pas admettre? Leibnitz pense que le 
droit de tester ne peut être justifié qu’en le rattachant à l’im- 
mortalité de l’âme. C’est, dit-il, parce que dans la réalité les 
morts conservent leur personnalité, et sont encore doués de la 
vie qu’ils peuvent être représentés, quant à leurs biens, par 
celui qu’ils ont désigné. Pour lui, en effet, la monade âme est 
immortelle, et conserve même des rapports avec ce monde, 
après les modifications que la mort a fait subir à la partie ma- 
térielle denotre être. | 


1 Nous pensons que Wolf se trompe lorsqu’il met au nombre des opinions 
de son jeune âge dans lesquelles Leibnitz n’eût pas persisté, celle qu’il émet 
sur l’origine du droit de tester : « Quamobrem quoque non dubito, Leibnt- 
tium ætate maturiori minime probasse rationem quam reddit, part. Il, $ 19 
(20), Novæ methodi, cur et quatenus testament sint juris naturalis, quippe 
quæ magis ingeniosa, quam solida est. » (Apud Dutens, p. 161.) 

La doctrine de Leibnitz sur le droit de tester est en harmonie parfaite avec 
son ontologie et avec les idées qu’il expose dans sa Monadologie, adressée 
en 1714 au prince Eugène, et qui offre un résumé de ses doctrines sur Dieu, 
sur l’âme, sur l’univers. Selon lui, la substance est une force indivisible , 
simple, incorruptible, une puissance moyenne entre la virtualité et l'acte, 
une monade. Les monades diffèrént entre elles, mais suivant une diversité 
hiérarchique et une loi decontinuité qui rattache les êtres les unes aux autres. 
Il admet, suivant les lois de la génération , la persistance de la personnalité 
tant à l'égard des corps qu’à l’égard des âmes. La génération n'est que le dé- 
ploiement, l'épanouissement de la monade. La mort se produit lorqu’elle se 
reploie, se concentre en elle-même. De même que de la génération naît la 


ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 465 


Dans le solennel débat qui s’éleva au sein de l’assemblée 
constituante sur le droit de tester, c’est aussi à l’immortalité de 
l’âme qu’on rattacha la solution de la haute question qui était 
agitée‘. On peut constater, en parcourant les discours qui furent 
alors prononcés, que ceux qui attaquaient le droit de tester 
exprimaient des doctrines matérialistes. « L’homme, disait 
alors Robespierre, peut-il disposer de cette terre qu’il a culti- 
vée, lorsqu'il est lui-même réduit en poussière *? » C’est qu’en 
effet le néant ne peut rien, et qu'aucun droit ne peut surgir de 
la tombe si elle renferme l’homme en entier. La propriété, qui 
n'est qu’un rapport entre la personnalité humaine et les objets 
extérieurs, s’éteint si cette personnalité est entièrement anéan- 
tie. La loi positive peut bien, dans ce cas, par la puissance 
d'exécution qu’elle possède, transmettre et assurer les biens à 
l'héritier désigné par le défunt; mais ce sera la volonté du 
législateur qui les lui adjugera sous les conditions qu'il lui 
plaira d'établir, et non la volonté du mort qui est sans force. 
Remarquons bien, en effet, que le défunt a conservé ses biens 
jusqu’à ce que sa mort ait été complète, et qu’à l'instant où il a 
cessé d’être investi de son droit de propriété, la cessation de 
son existence, si elle est entière, a anéanti pour lui la possibi- 
lité de transférer un droit. 

Il y a donc une grande pensée philosophique et une logique 
exacte dans la doctrine émise par Leibnitz. Quant à moi, j'ajou- 
terai encore que le droit de tester donne de la valeur au droit 
de propriété, et rehausse la dignité de l’homme en lui fournis- 
sant les moyens d’acquitter, en mourant, la dette de [a recon- 
naissance , de pourvoir aux besoins des personnes qui lui sont 
chères, et de mieux assurer l’acquittement de ses engagements *. 


mort, de la mort naît aussi la vie. 11 n’y a dans ces faits qu’une métamor- 
phose, que la production d’incessants progrès. «Les âmes raisonnables, dit-il, 
.... S0nt exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de ci- 
toyens de la société des esprits, Dieu y ayant si bien pourvu que tous les chan- 
gements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de 
leur personnalité. » (Système nouveau de la nature, au tome 1, p. 83 de 
l’édition des OEuvres de Leibnitz de M. Jacques.) 

4 Voir M. LaArFERRIÈRE, Histoire des principes et des lois de la révolution 
francaise, p. 222. — Voir aussi un remarquable travail du même auteur sur 
la doctrine philosophique des jurisconsultes romains en matière de succes- 
sion et de testament, Revue du droit français et étranger, année 1849, p. 517: 

2 Bucxez et Roux, Histoire parlementaire, t. IX, p. 282. 

$ Voir, pour le développement de mes idées sur le droit de tester, un tra- 

XIV, 80 


466 HISTOIRE DU DROIT. 


« Le testament, a dit avec raison M. Troplong, est le triomphe 
de la volonté librement émanée d’une âme immortelle ?, » 

Je ne dois pas passer sous silence la doctrine de Leibnitz 
sur le droit de punir. Fidèle à la théorie qu’il peut avoir em- 
pruntée à Hobbes, et qui rattache les attributs de la souverai- 
neté à une convention, il considère comme émanant d’un pacte, 
l’obligation de subir les châtiments. « Omnes obligationes pu- 
blicorum judiciorum, sive ad pæœnam corporalem, sive pecunia- 
riam tendant, pertinent ad pactorum fontem*. » 

Beccaria devait, un siècle plus tard, induire de ce système 
que les lois seules peuvent fixer les peines de chaque délit, et 
que les hommes n’ayant fait, en constituant le pouvoir souve- 
rain, que l’abandon de la partie de leur liberté, dont le sacrifice 
est indispensable pour obtenir la sécurité, ne peuvent avoir à 
subir que les peines strictement nécessaires pour le maintien 
de l’ordre ?. | 

Cette doctrine de Leibnitz, qui rattache le droit de punir à 
un pacte, ne concerne que le droit posilif. Il s’élève à une plus 
grande hauteur, dans sa théodicée, lorsqu’il y aborde le grand 
problème philosophique de l’origine du mal. Il y édifie le droit 
de punir sur le mérite et le démérite des actions humaines, sur 
l’idée dela justice. Il est, dit-il, une certaine justice qui n’a pour 
objet ni l’amendement du coupable, ni l'exemple, nila réparation 
du tort causé dans l’ordre de l’intérêt privé, et qui ne se propose 
que les convenances, la satisfaction résultant du châtiment 
d’une action coupable. Cette justice, dont les Sociniens, Hobbes 
et quelques autres, nient l’existence, ne s'adapte pas aux idées 
suivant lesquelles tout arriverait d’après les lois d’une nécessité 
absolue. Elle a pour base une certaine relation de convenance 
qui donne satisfaction à l'offensé et aux sages auxquels elle se 
manifeste. On peut la comparer à un concert harmonieux ou à 


vail sux la mort civile que j’ai publié dans la Revue de droit français et étran- 
ger, année 1850, p. 493. 

1 De la propriété d'après le Code civil, p. 85. 

3 1 développe ainsi ce principe : « Promisit enim quilibet subditus reipu- 
blicæ, se decreta ejus vel universalia, ut leges ; vel singularia, ut sententias ; 
rata habiturum. Decrevit autem lex, ut, qui hoc faciat, illud persolvat. Ex 
dpso igitur pacto promissæ fidelitatis tenetur, » (Nova methodus, pars 11,69, 
apud Dutens, t. IV, p, 186.) 

_ 8 Des delitti e delle pene, $$S 2 et 3. 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. AG7T 


un édifice d’une architecture magnifique, qui rappelle aux 
grandes âmes le sentiment du beau. Le législateur qui a menacé 
le coupable, en établissant des peines, ne devrait pas lui laisser 
l'impunité, lors même que le châtiment ne pourrait avoir pour 
l’avenir aucune utilité préventive : Efiamsi pœna nemin ultra 
corrigendo utilis foret. Toute atteinte à l’ordre exige, en eflel, 
une réparation, sans laquelle l'âme serait troublée par le spec- 
tacle du désordre moral, résultant de l'impunité : £'£ dici quoque 
potlest, certam quamdam hic compensationem prestari menti, 
quam perturbatio ordinis offenderet, nisi punitio quid ad in- 
staurandum ordinem conferret*. 


Ce beau passage, dans lequel Leibnitz s'élève à la hauteur 
du Gorgias de Platon, témoigne de la faiblesse des arguments 
qu'il a eu à produire contre Descartes, lorsqu'il a voulu lui 
contester la possibilité d'établir l'existence du libre arbitre par 
le sentiment intime de la liberté. Nous avons vu que Leibnitz 
avait eu des doutes sur la liberté peu conciliables avec son sys- 
tème de l'harmonie préétablie?. Dans un autre passage de sa 
théodicée, qui précède celui que nous avons rapporté, il exa- 
mine si l'emploi des châtiments est conciliable avec les doc- 
trines négatives du libre arbitre, et il admet l’affirmative en 
n’envisageant les peines que sous le point de vue de leur utilité. 
L'opinion qu’il émet se rapproche beaucoup de celle que 


1 Tentamina Theodicz, part. 1, 6 73 (apud Dutens, t. 1, p.168). —Il s’ex- 
primait aussi en ces termes dans une lettre adressée à l’électrice ***, et pu- 
bliée par M. Foucher de Careil : « Quant à l’ordre et à la justice, je crois qu’il 
y a des règles universelles qui doivent avoir lieu tant à l'égard de Dieu qu’à 
l'égard des créatures intelligentes... Il est bon de considérer que l’ordre et 
l'harmonie sont aussi quelque chose de mathématique qui consiste dans cer- 
taines proportions. Et que la justice n’étant autre chose que l’ordre qui s’ob- 
serve à l’égard du mal et du bien des substances intelligentes, il s’ensuit 
que Dieu, qui est la souveraine substance, garde immuablement la justice 
ct l’ordre le plus parfait qui se puisse observer. » (Lettres et opuscules inédits 
de Leibnitz, 1854, p. 250.) | 

2 Voir son fragment De libertate, publié par M. Foucher de Careil, Nou- 
velles lettres et opuscules de Leibnitz (18517), p. 1178. — Leïbnitz croit avoir 
prouvé la liberté en la confondant avec la spontanéité et l'absence de toute 
co:trainte extérieure. Selon lui, il n’y a point de nécessité dans les choses 
individuelles, et tout y est contingent, mais rien non plus n’y est indifférent, 
puisque tout y est déterminé par avance. La liberté n’est pour lui qu’une 


spontanéité intelligente. — Voir les Nouveaux essais de Leibnitz sur l'enten- 
dement humain, liv. IL, chap. ?1. 


468 HISTOIRE DU DROIT. 


SPioza exprime en termes exprès, sur Ce point, dans sa 
correspondance avec Oldenbourg *. 

Leibnitz trouve dans l’intimidation qui résulte de l’applica- 
tion des peines, une cause de détermination qui amène l’obéis- 
sance. Il interroge les faits; il constate l’efficacité des châti- 
ments, même à l’égard des bêtes, et il arrive à cette conclusion: 
Cum certum et experientia comprobatum sit, pœnarum melum, 
spemque præmiorum horinibus à malo absterrendis et ad bonum 
compellendis prodesse ; adhiberentur ea jure meritoque, etiamsi 
homines ex necessitate agerent qualiscumque demum ista foret 
necessitas ?. 

Il répond à l’objection qui consiste à dire que si toutes choses 
sont nécessaires, rien n’est en notre pouvoir et ne peut nous 
être imputé pour mériter des récompenses ou des peines, en 
faisant observer que les actions nécessaires dépendent encore 
de nous, en tant que notre volonté peut être déterminée par 
l’espérance des louanges ou du blâme, par l’amour des récom-, 
penses ou la crainte de la douleur ?, 

Sans examiner la valeur philosophique de cette souion d’un 
grand problème moral de tout temps débattu, je me bornerai à 
faire remarquer la doctrine ecclectique de Leibnitz. Elle établit 
le droit de punir, sur une double base : sur la convenance du 
rapport entre la faute et le châtiment, entre la pratique du bien 
et la récompense; sur l'utilité préventive des peines. La justice 
qui repose sur la première de ces bases émane de Dieu, sup- 
pose l’existence du libre arbitre , et fait abstraction, en appli- 
quant les peines, de toute utilité contingente. Leibniz la qualifie 
de justice vindicative (justitia vindicativa). — L'autre justice, 


1 Lettres X, XI et XII (OEuvres de Spinoza, traduites par M. Saisset, t. Il, 
D. 343). 

3 Tentamina Theodiceæ, part. I, $ 71 (apud Dutens, t. I, p. 168). 

3 « Patet aliquos homines, ingenio pollentes, quibus omnia necessaria per- 
suasum est, immeritù negare, laudari quemquam aut vituperari, præmio aut 
pœna adfici debere. Puto eos ingenii sui ostentandi ergo id tantum jactare; 
ratio prætenditur, quod, cum omnia sint necessaria, nihil remaneat in nostra 
potestate. Sed ratio ista lubrico planè fundamento innititur : actiones neces- 
sariæ adhuc in nostra potestate forent, saltem in quantum facere eas aut 
omittere possemus, cum spes vel timor laudis aut vituperii, voluptatis aut 
doloris, eù nostram voluntatem impellerent : sive impulissent necessarid, 
sive impellendo spontaneitatem, contingentiam ac libertatem, ex æquo inte- 
gras reliquissent, » (Tentamina Theodiceæ, $ 75, apud Dutens, t. I, p. 170.) 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 469 . 


simplement corrective (juslilia correctiva), agit par l’intimi- 
dation, et n’exige qu’une liberté imparfaite qui ne consiste que 
dans l’absence de toute contrainte extérieure. Elle est essentiel- 
lement exemplaire, elle se produit au dehors et elle exerce son 
action, non-seulement sur les hommes, mais même sur les 
bêtes et les choses inanimées qui ont été l’instrument d’un 
délit, ou qui appartiennent au délinquant, lorsque leur destruc- 
tion peut impressionner et répandre la terreur {. 


Il y a, dans cette distinction de deux espèces de justice, les 
éléments de la doctrine émise de nos jours dans les écrits de 
M. Guizor *, de M. de Broeue*, de M. Rossi *, qui rattache le 
principe du droit de punir à l’idée du mérite et du démérite 
des actions humaines, et qui en limite l’exercice par la raison 
d'utilité. Dans ce système, la peine n’a droit que sur le crime, 
selon l’expression de M. Guizot, et ne doit être infligée par la 
justice humaine que dans un but d'utilité. Le droit de punir 
trouve ainsi son fondement dans la justice vindicative de Leib- 
nitz, et la mesure de son action dans la justice corrective. La 
loi frappe le coupable pour détourner de la perpétration du 


1 JoussE, dans la préface de son Traité de l’administration de la justice 
criminelle en France, rattache à l’objet préventif de la loi, par l’intimida- 
tion, les condamnations prononcées autrefois contre des enfants pour le crime 
de leur père, quoiqu’ils en fussent innocents ; contre des furieux et des in- 
sensés, contre des mineurs, contre la mémoire et le cadavre des coupables. 
« On a même été plus loin, dit-il, et il est arrivé quelquefois que l’on a fait 
le procès à des animaux pour homicides par eux commis; enfin on a fait 
quelquefois le procès aux choses inanimées : comme quand on brûle des li- 
belles et autres écrits séditieux ; quand on brise des statues ou que l’on rase 
des châteaux, forteresses ou autres édifices, etc. » — Sur les procès faits aux 
animaux et aux choses inanimées, voir PIERRE AYRAULT, l'Ordre, formalité 
et instruction judiciaire dont les anciens Grecs et Romains ont usé ès accu- 
sations publiques, conféré au stil et usage de nostre France, liv. IV, p. 602.et 
suiv. de l’édit. de 1604. — Le livre de Pierre Ayrault, avocat au parlement 
de Paris et lieutenant criminel au présidial d'Angers au XVI: siècle, offre une 
érudition profonde, des vues élevées et cette critique judicieuse et hardie 
qu’on rencontre dans les écrivains de son époque.— Il y a au tome VIII (1829) 
du Recueil de la société des antiquaires, un mémoire de M. Berriat-Saint- 
Prix sur les procès et jugements relatifs aux animaux, dans lequel il cite 
quatre-vingt-deux de ces procès faits du XII° au XVIII: siècle. 

3 M. Guizor, De la peine de mort en matière politique (1822). 

3 Revue française du mois de septembre 1828, article de M. DE BROGLIE sur 
le droit de punir et la peine de mort. 

+ M. Rossi, Traité de droit pénal, publié en 1829 à Paris et à Genève. 


4 


479 HISTOIRE DU DROIT. 


crime; mais les faits qu’elle atteint sont ceux qui blessent la 
morale sociale , et elle n'excède pas, dans la mesure du châti- 
ment, les données de la valeur des faits, à raison desquels ils 
sont appliqués. Les opinions de Leibaitz sur le droit de punir 
sont donc très-avancées, et peuvent rentrer, en les combinant, 
dans celles qui ont été publiées par les publicistes les plus 
éclairés de notre époque. 

J'ai le regret de ne pas avoir à porter un semblable jugement 
sur ce que Leibnitz dit de la torture, cette pratique barbare 
d'origine grecque et romaine, qui s’était introduite au sein du 
moyen âge, dans la procédure, à la suite de l’ordalie et du combat 
judiciaire , quand on voulut obtenir des preuves de la bouche 
même de l’accusé !, Lorsque la voix de l’humanité et de la rai- 
son s'était fait entendre à toutes les époques, pour réclamer 
contre l’usage de la torture, on regrette que Leibnitz n’ait pas 
fourni l’autorité de son nom à ceux qui défendaient une cause 
aussi juste. Loin d’improuver ce procédé , il en admet l’emploi 
dans deux cas : le premier cas est celui où la culpabilité de 
l’accusé, qui n’a pas fait des aveux, est établie par des preuves 
qui sont suffisantes, d’après les règles qu’on croyait alors pou- 
voir induire du droit romain. On le soumettra à la torture pour 
arracher son aveu , sans lequel il ne pourrait être condamné 
selon les principes du droit criminel allemand : Quia in causa 
criminali , nemo condemnatur nisi confessus, ad confessionem 
igitur cogendus est qui criminis conviclus est?. Le second cas est 
celui où l’accusé convaincu invoque une exception qu'il ne 
justifie pas suffisamment : Zlle etiam torqueri debel , qui excep- 
lionem suam probare non potest, quia qui in civiuibusexceptionem 
probare non polest, condemnatur. 

1 Lorsque l'ordalie et le combat judiciaire eurent fait leur temps et furent 
à leur déclin, on voulut obtenir la vérité de l'accusé lui-même, et on admit, 
dans certains pays, en principe, que son aveu serait nécessaire pour la con- 
damnation. 1! fallut dès lors trouver un moyen pour obtenir cet aveu, et on 
dut naturellement recourir à la torture qu'’offraient les lois romaines. On la 
voit apparaître dans la législation française dans une ordonnance de Louis IX 
pour la réformation des mœurs dans le Langucdoc, de l’année 1254, et il est 
à remarquer que la disposition qui la concerne a pour objet d’en limiter l’em- 
ploi. « Personas autem honestas ei bonæ famæ, etiam si sint pauperes, ad 
dictum testis unici, subdi tormentis, seu quæstionibus inhibendum, ne hoc 
metu, vel confitcri factum, vel suam vexationcm redimere compellantur. » 


(ISAMBERT, Anciennes lois françaises, t. I, p.270.) 
? Nova methodus, lib. I, 26 (recueil de Dutens, t. IV, p. 150). 


OEUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 471 


Cette théorie étroite, qui pouvait sans doute être justifiée au 
point de vue de la procédure et de la pratique judiciaire de 
l’époque, dépare l'écrit du philosophe‘. Plus tard, dans une 
lettre adressée à Bossuet, Leibnitz disait encore : « Rien n’est 
sujet à de plus graves abus que la torture des criminels; ce- 
pendant on aurait bien de la peine à s’en passer entièrement°?.» 
On émettait d’autres idées dans les conseils de Louis XIV. Le 
sévère Pussorr disait au sein de la commission chargée d’exa- 
miner le projet de l’ordonnance criminelle de 1676 : « que la 
question préparatoire lui avait toujours semblé inutile ; et que 
si l’on voulait ôter la prévention d’un usage ancien, l’on trou- 
verait qu’il est rare qu’elle ait tiré la vérité de la bouche d’un 
condamné. » Le premier président pe LamoiGnox répondait : 
« qu’il voyait de grandes raisons pour l’ôter ; mais qu'il n’avait 
que son sentiment particulier ?. » On voit par ces observations 
qu’il tient à bien peu que cette pratique odieuse ne disparût 
alors de notre législation française. Il est, du reste, à remar- 
quer qu’elle était profondément enracinée dans la pratique ju- 
diciaire des pays du Nord, et qu'après y avoir été supprimée, 


t Remarquons qu’un contemporain de Leibnitz, AuGusriN NicoLas, con- 
seiller au parlement de Bourgogne, publiait en 1682 son livre intitulé : Si la 
torture est un moyen sûr de vérifier les crimes. On y trouve une éloquente 
et savante protestation contre cette institution , qui offensait à la fois la rai- 
son et la dignité humaine. 

3 Recueil de Dutens, t. I, p. 325. 

Leiïbnitz accepte assez généralement les règles admises par les praticiens 
de son époque. On peut remarquer en quels termes il s’exprime sur la théo- 
ric des preuves, dans ses Nouveau essais sur l'entendement humain, au 
chapitre 16 du livre IV : « Les jurisconsultes, dit-il, en traitant des preuves, 
présomptions, conjectures ct indices, ont dit quantité de bonnes choses 
sur ce sujet, et sont allés à quelques détails considérables... En matière 
criminelle, il y a des indices ad torturam pour aller à la question, laquelle a 
elle-même ses degrés marqués par les formules de l’arrêt ; il y a des indices ad 
terrendum suffisants à montrer les instruments de la torture, et préparant les 
choses comme si l’on y voulait venir. 11 y en a ad capturam, pour s’assurer 
d’un homme suspect ; ad inquirendum, pour informer sous main et sans bruit. 
Et ces différences peuvent encore servir en d’autres occasions proportion- 
nelles: et toute La forme des procédures en justice n’est autre chose, en effet, 
qu’une logique appliquée aux questions de droit. » (P. 482, 483 dè l'édition 
publiée par M. Jacques.) 

3 Procès-verbal de l'examen des articles de l'ordonnance du mois d'août 
1610, p. 224. 


472 | HISTOIRE DU DROIT. 


elle s’y était encore reproduite de nos jours sous une autre 
dénomination . 

Hâtons-nous de dire que Leibnitz, sur d’autres points, ne 
fait pas les mêmes concessions aux idées de son temps. À une 
époque qui n’était pas très-éloignée de celle à laquelle Jean 
Bodin avait publié sa Démonomanie (1581) et lorsqu'on in- 
struisait encore en Europe des procès contre les sorciers, Leib- 
nitz ne craignit pas de donner hautement son approbation 
au livre du savant jésuite SPée, sur la sorcellerie, qui parut 
sans nom d’auteur sous le titre de : Cautio criminalis circa 
processus contra sagas. I] en parle avec éloge dans ses essais 
de théodicée et dans une lettre écrite en français dont un frag- 
ment a été publié par Dutens. 


1 La peine de la désobéissance. — Voir MEYER, Esprit, origine et progrès 
des institutions judiciaires des principaux pays de l’Europe, t. III, p. 297 et 
suiv.; t. IV, p. 257 et suiv. — En admettant en principe qu’il y a obligation 
pour l'accusé de déclarer ce qu’il sait, même lorsque ses aveux vont établir 
la preuve de son crime, on lui fait infliger un châtiment corporel si ses ré- 
ponses vagues, incomplètes et contradictoires, témoignent qu’il enfreint cette 
obligation de déclarer la vérité. 

M. Rossi cite à ce sujet le Code du canton du Tessin, en Suisse, du 15 juil- 
let 1816, dans lequel on lit les dispositions suivantes : 

Art. 143. « Toutefois, si l’accusé persiste avec opiniâtreté dans ses néga- 
» tions, dans ses contradictions ou dans son silence malicieux, le juge in- 
» structeur pourra ordonner qu’il soit enfermé dans un cachot plus étroit, 
» qu’il soit chargé de lourdes éhaînes et nourri au pain et à l’eau pendant 
» un mois, pourvu que ce régime soit interrompu de manière qu’il ne dure 
» pas plus de quinze jours continus, et qu’on évite toute atteinte grave à la 
» santé du prévenu. — Si cette épreuve est ifutile, le juge instructeur, 
» avec le consentement du tribunal, déclarera au prévenu qu’en punition de 
» son opiniâtreté, le tribunal a ordonné l'emploi de moyens plus sévères, 
» sur quoi le secrétaire donnera lecture de l’article 114 du présent Code. 

» Art. 114. Si, après cette déclaration, le prévenu persiste dans son opi- 
» niâtreté, il recevra, sur l’ordre du juge instructeur, vingt-cinq coups de 
» nerf de bœuf sur le dos à nu, et le nombre des coups sera doublé s’il per- 
» siste encore, etc., etc. » (M. Rossi, Traité de droit pénal, t. I, p. 72.) 

? Au tome IV, page 284.—Voici ce que Leibnitz rapporte dans cette lettre : 
« L’électeur (de Mayence) me conta que ce bon père (Spée) lui avait avoué 
d’avoir accompagné au feu un nombre grandissime de prétendus criminels 
en qualité de confesseur, qu’il les avait tournés de toute manière pour dé- 
couvrir la vérité, mais qu’il ne pouvait point dire d’en avoir trouvé aucun 
dont il eût sujet de croire qu’il cüt été véritablement sorcier. » 

FRÉDÉRIC DE SPÉE Ou SPÉ, jésuite, était un homme trè:-éclairé, plein de 
dévouement pour le soulagement de toutes les souffrances, et dont la mé- 
moire était vénérée en Allemagne. 


F*, 


ns Os 


ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 473 


Ce livre de Spée, qui fut traduit dans plusieurs langues", 
et dont Bekker parle avantageusement dans son monde en- 
chanté (1691), contribua à discréditer les procès de sorcel- 
lerie. Leibnitz rapporte que l’évêque de Mayence et le duc de 
Brunswick firent cesser dans leurs États, les tristes exécutions 
auxquelles ces sortes d’affaires avaient donné lieu, et que leur 
exemple fut, en cela, imité par d’autres princes allemands ?, 

Ces résultats démontrent toute l'importance d’une critique 
équitable pour la réforme des lois et des mœurs judiciaires. Il 
est à regretter que Leibnitz ne se soit pas toujours ainsi placé 
au-dessus dès préjugés de son époque. Nous avons encore à 
improuver un jugement qu'il porte sur un fait historique très- 
connu. Ce sera la dernière de nos observations. Il convient 
d’abord de relater les principes auxquels le fait dont nous 
avons à parler se rattache. — Leibnitz admet sans restriction, 
dans son Traité des droits de souveraineté et d'ambassade des 
princes allemands, l’inviolabilité des ministres publics et 


1 11 fut publié en français sous ce titre : Avis aux criminalistes sur les abus 
qui se glissent dans les procès de sorcellerie, par F. B. ne VilLepor; Lyon, 
1660, in-8. Ce traducteur pseudonyme est un médecin de Besancon appelé 
FErpiINanp Bouvor. Besancon avait reçu vers le XI° siècle le nom de Chryso- 
polis, ville d’or. 

# Tentamina Theodiceæ (apud Dutens, t. I. p. 187). 

A partir de la fin du XVII: siècle et du commencement du XVIII, les pro- 
cès pour sorcellerie, antérieurement si fréquents, devinrent plus rares. La 
croyance au pouvoir surnaturel qu’on attribuait aux sorciers s’affaiblit ; on 
ne les punit plus qu’à raison des abus qu’ils commettaient en exploitant la 
crédulité superstitieuse du public, et à raison des pratiques coupables et im- 
pies dont ils se servaient pour l’exécution de leurs opérations de magie. Tel 
est l'esprit de l’ordonnance de Louis XIV, du mois de juillet 1682, pour la 
punition des empoisonneurs, devins et autres. 

Serres, professeur distingué de droit à la Faculté de Montpellier, rapporte 
dans ses Institutes de droit français, publiées en 1753, un arrêt du parle- 
ment de Toulouse rendu en la chambre de la Tournelle, vers l’année 1702, 
en la cause d’un laboureur poursuivi pour sortilége, et accusé notamment 
d’avoir fossoyé en un jour plus de terrain que trois hommes n’auraient pu en 
travailler, et pour avoir donné du mal ou ensorcelé des enfants et des bes- 
tiaux qui étaient morts. « Le parlement le mit hors de cour et de procès, 
dit Serres. Cet homme avouait l’accusation ; il ajoutait qu’à l'égard du fos- 
soiement, il n’y avait eu de sa part que beaucoup de diligence, et qu’à l'égard 
des enfants et des bestiaux, il les avait fait mourir pour certains méconten- 
tements qu’il avait reçus des parents ou des propriétaires, dont il expliquait 
bien ou mal le sujet. Mais ii ne fut regardé que comme un hemme qui avait 
l'esprit troublé. » (Instit. du droit français, liv. IV, t. IV, p. 607.) 


4174 HISTOIRE DU DROIT. 


même des simples parlementaires. I] maintient aussi que le 
ministre public investi d’un caractère représentatif et accrédité 
près d’une nation étrangère, n’est pas justiciable des tribunaux 
du pays où il accomplit sa mission, et ne peut avoir d’autres 
juges que ceux de sa propre patrie. Il étend ce privilége aux 
gens de la suite des ambassadeurs et des souverains qui se 
trouvent en pays étranger. Il accorde sur eux une juridiction à 
leurs maîtres à raison des délits qu’ils pourront commettre. 
Ces doctrines sont conformes aux usages internationaux de son 
époque. 

L'exposition de ces principes Famène à parler du drame 
dont le palais de Fontainebleau fut le théâtre en l’année 1657, 
pendant le séjour qu’y fit la reine Christine de Suède après son 
abdication. 11 n’y trouve rien de contraire aux usages interna- 
tionaux et qui ne soit pas autorisé par le droit de souverai- 
neté. « La reine Christine, dit-il, n’abusa pas de son droit, lors- 
qu’elle fit exécuter la sentence de mort qu’elle avait portée 
contre le nmiarquis de Monaldeschi. Il est, en effet, facile de 
comprendre que cette affaire était d’une nature telle qu’elle 
n’eût pu être portée sans inconvénient devant d’autres juges. 
Il eût été ridicule d’exiger que cette reine eût soumis au juge- 
ment d'autrui ce qu’elle n’eût pu lui déférer sans un oubli de 
sa propre dignité. Si les Français parurent improuver cette ma- 
nière d’agir, c’est je pense parce que Christine était peu en 
faveur à la Cour. Il y avait aussi à prendre en considération le 
lieu daus lequel le meurtre avait été accompli, car ce lieu mé- 
ritait du respect. C’est je crois la seule chose qui pût être ob- 
jectée à la reine, mais la nécessité d’exercer une promyte 
vengeance, pouvait peut-être suffire pour l’absoudre.» 

Tout en admeitant, avec quelques réserves, les principes de 
droit public exposés par Leibnitz, je regrette qu'il ait eu 
recours à cet acte sanglant de la reine de Suède, pour en nion- 
trer l'application. Je crois apercevoir le courtisan sous l’habit 
du philosophe, lorsqu’il improuve le juste blâme dont ce meurtre 
fut l’objet en France. La raison d’État pouvait en pareil cas 
avoir de fa valeur, même à l’égard d’une reine qui avait ab- 


1 « Accedebat loci conditio, in quo cædes facta erat, huic enim aliqua certe 
reverentia debebatur. Idque unum credo Reginæ exprobrari potuisse, quam 
tamen forte necessitas festinandæ ultionis absolvit. (Tractatus de jure supre- 
malus ac leyationum principum Germaniæ, apud Dutens, t. IV, p. 348.) 


ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 475 


 diqué, pour qu’on s’abstint, comme on le fit, d’une pour- 
suite ; mais tenter de justifier l’acte en lui-même, c’est cer- 
tainement s’écarter de cet esprit de modération et de justice 
qui doit caractériser une intelligence supérieure et qu’on ren- 
contre en général dans les écrits de Leibniiz . 


III. 


Il ne reste plus, pour terminer cette notice, qu’à rechercher 
quelle a pu être l'influence des écrits juridiques de Leibnitz 
sur les progrès de la science du droit. — Il est à regretter 
qu’un esprit aussi profond ne nous ait pas donné ce traité de 
droit naturel, qui selon lui était encore à faire et qui devait être 
d’une grande utilité pour les études ?, Il n’a touché que quelques 
points fondamentaux du droit philosophique, mais lorsqu'il 
s’en est occupé, il l’a fait, nous l’avons vu, avec une grande 
élévation de pensée. C’est sur le terrain du droit positif qu'il 
s'est principalement placé. Il vivait à une époque où les 
grands travaux de Dumoulin, de Cujas, de Doneau avaient, 
en France, élevé bien haut la science. Elle avait moins pro- 
gressé en Allemagne, et c’est ce qui explique pourquoi Leibnitz, 
après avoir fait d'immenses lectures, n’aboutit à proposer pour 
toute réforme, qu’un classement méthodique des documents qui 
existaient et qui pouvaient avoir une utilité pratique. S'il est 
hardi en philosophie, il n’est pas novateur dans lapplication 
et il accepte facilement, sous l’inspiration de ses doctrines 
optimistes, la législation existante. Rien n’est pour lui supé- 
rieur au droit romain et il donne de grands éloges aux ouvrages 
de quelques jurisconsultes de son époque qui ont sans doute du 
mérite comme praticiens, mais qui ne s'élèvent pas à une 
grande hauteur dans le champ des théories. Ce qui est propre 


1 Voir, pour des détails, les Mémoires de VicQuEFoRT, p. 57 de la 2° édition. 
— BINKERSHOEK, Du juge compétent des ambassadeurs, au chapitre 3 et à la 
page 36 de la traduction française de Barbayrac. 

* « Optarem tamen extare aliquid firmius et efficacius, quod lucidas fæ- 
cundasque definitiones exhibeat, quod ex rectis principiis conclusiones veluti 
filo deducat, quod fanndamenta actionum exceptionumque natura validarum 
omnium ordine constituat, quod denique scientiæ alumnis certam rationem 
præbeat prætermissa supplendi, oblatasque quæstiones per se decidendi, de- 
terminata quadam via. Hæc enim a scientia absolu £a et rite tradita expec- 
tari debent. » (Honita quædam ad S. Puffendorfii principia, apud Dutens, 
t. IV, p.275.) | 


476 HISTOIRE DU DROIT. 


à Leibnitz, c’est ce vaste coup d’œil qu’il étend sur toutes les 
parties de la science pour les saisir, pour les rattacher métho- 
diquement les unes aux autres, -et pour les montrer dans leur 
ensemble. Sa Nova Methodus discendæ docendæque jurispru- 
dentiæ est une belle généralisation du droit qui a fourni le mo- 
dèle des abrégés encyclopédiques qu’on a depuis rédigés. 

Ce sont les travaux de Leibnitz sur le droit public qui ajou- 
tent à sa haute renommée comme mathématicien et comme 
philosophe, la gloire d’être aussi compté parmi les profonds 
jurisconsultes. Il a continué avec fruit l’œuvre de Grotius et il 
a vivifié les travaux d'une école dans laquelle il a eu pour dis- 
ciples Chrétien Wozr, de Ware et d’autres publicistes qui 
l’ont fécondée. Grotius aväit tracé, à l’aide des lumières de la 
raison, et en s’appuyant sur l’autorité des philosophes, des his- 
toriens et même des poëtes, les règles qui doivent régir les 
nations dans leurs rapports entre elles, en les envisageant 
comme des corps politiques. Leïibnitz sut compléter cette 
œuvre et la faire encore plus pénétrer dans les rapports inter- 
nationaux, en réunissant, pour en former un code, les règles 
du droit des gens positif tel qu’il était établi par les traités. Son 
Codex diplomaticus n’est sans doute qu’une compilation, mais 
c'était faire beaucoup, pour substituer à l’arbitraire l’empire du 
droit, que de rassembler ces traités internationaux qui pou- 
vaient servir à le constater, La voie qu’il ouvrait a frayé le 
chemin à l’étude du droit public pratique qui n’a cessé d’être 
suivie depuis. 

On a dit, à tort, que tout autre que Leïibnitz eût pu aussi 
heureusement exécuter un semblable travail. 1] fallait d’abord 
en concevoir l’idée et en faire ressortir la portée. On avait en- 
suite à se procurer, dans les chancelleries de l’Europe, d’im- 
menses documents qu’il fallait apprécier, réunir et coordonuer. 
La position scientifique de Leibnitz, à laquelle il devait des 
rapports avec tous les pays, pouvait seule procurer les moyens 
d'obtenir et de soumettre, à un examen sûr, les matériaux d’une 
œuvre semblable qui avait encore besoin d’acquérir de l’au- 
torité par le nom de celui qui en était l’ordonnateur'. On doit 


‘ On voit par une lettre qu’il écrivait en 1667 à M. Greiffencranz, envoyé 
du prince d’Ostfrise à Vienne, combien Leibnitz se donnait de soins pour re- 
cueillir les documents dont il composait son Codex diplomaticus. Il s'était 
procuré en France des papiers provenant du cardinal de Granvelle, ministre 


ŒUVRES JURIDIQUES DE LEIBNITZ. 477 


donc de la reconnaissance au grand mathématicien et au pro- 
fond philosophe pour avoir entrepris et exécuté une œuvre utile 
en rédigeant un recueil de droit international pratique, se com- 
posant des conventions et des traités diplomatiques des temps 
passés. Cette œuvre a eu, depuis, de savants continuateurs. 

En parcourant ces divers travaux juridiques de Leibnitz assez 
nombreux, et qui offrent l’une des parties de ses écrits qui n’est 
pas la moins utile, il m’a paru qu’il pouvait être convenable. 
d’en faire l’objet de cette notice. Le temps n’a porté aucune 
atteinte à la position que Leibnitz occupe et occupera toujours 
dans l’histoire de la pensée humaine. De nos jours, l'Allemagne 
voue à la mémoire de son grand philosophe un culte pieux au- 
quel la France s'associe. Un des hommes distingués de notre 
époque, et adonné à la philosophie, vient de recueillir à Hano- 
vre et de publier à Paris, des travaux jusqu’à ce jour inédits, 
de Leïbnitz, en les accompagnant de plusieurs savantes disser- 
tations propres à en faire ressortir la valeur‘. Les théories de 
l’illustre allemand du XVIIe siècle trouvent aussi parmi nous, 
au XIX°, des interprètes savants et habiles dans nos chaires de 
philosophie*?. 11 m'a semblé que les travaux juridiques de cet 
esprit si sage et si judicieux étaient peut-être un peu trop dé- 
laissés, et méritaient d’être aussi rappelés. En les parcourant, 
j'ai dû apporter à mon examen cette sincérité qu’inspire l’amour 
de la vérité et qui fait une juste part à la critique. La renommée 
de Leibnitz est assez grande pour qu’on puisse le montrer tel 
qu’il est, sans dissimuler quelques-unes de ces légères défail- 
Jances qu'on rencontre chez tous les hommes de génie. 

On a tenté d'attribuer à Leibnitz des opinions intimes et se- 
crêtes, différentes de celles qu’il manifestait dans ses écrits‘. 


de Charles-Quint et de Philippe IL, et il apportait l’attention la plus scrupu- 
leuse au choix des pièces qu’il publiait. (Durens, t. IV, p. 270.) 

1 Lettres et opuscules inédits de Leibnits, précédés d’une introduction, 
par À. FouCHER DE CAREIL. Paris, 1854. 

Réfutation inédite de Spinoza par Leibnitz, précédée d’un mémoire, par le 
méme. Paris, 1854. : 

Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibnitz, précédés d’une intro- 
duction par le même auteur. Paris, 1857. 

2? Tableau des progrès de la pensée humaine depuis Thalès jusqu’à Leib- 
nitz, par M. NourRissoN. 


3 Voir le Dictionnaire des sciences philosophiques, à l’article LE1BniTz, 
p. 541 et 542. 


\ 


478 HISTOIRE DU DROIT. 


Mais de pareilles conjectures, lors même qu’elles seraient basées 
sur quelques confidences intimes et équivoques du philosophe, 
ne peuvent être sérieuses et doivent disparaître devant l’en- 
semble de ses œuvres et devant les actes de toute sa vie. Tout 
ce qu’il dit sur la religion, la philosophie et le droit, porte le 
caractère d’une conviction profonde. 

C’est aussi, à notre avis, à tort qu’on voudrait imputer à 
.Leibnitz quelques tendances, en politique, vers l’utopie, à raison 
de ses sympathies pour Hobbes #. Il y a la plus complète oppo- 
sition entre ses idées et la direction socialiste de celles de 
Thomas Morus, de Campanella ; et quant au philosophe de Mal- 
mesbury, il est peut-être peu exact de le mettre au nombre des 
utopistes. Dans le champ des sciences sociales, Leibnitz, loin de 
se placer dans l’idéal, se tient toujours dans la réalité; si nous 
avons eu à adresser quelques reproches à ses travaux juridiques, 
c’est celui de s’y montrer toujours enchaîné aux données de la 
pratique. 

Sans doute il lui est arrivé, en portant ses regards sur la 
direction des esprits au temps où il vivait, d’entrevoir dans 
l’avenir une transformation sociale et de prédire des révolutions 
qui se sont depuis réalisées; mais il n’y a, dans cette intuition 
enfantée par la puissance du raisonnement, qu’une manifestation 
de la proforideur de son intelligence. Terminons en citant tex- 
tuellement le passage curieux qu’on rencontre dans ses VNou- 
veaux essais sur l’entendement humain, qui contiennent, comme 
on le sait, une réfutation du sensualisme de Locke. Il s’y plaint 
des mœurs publiqnes de son époque et des doctrines égoïstes 
qui pénètrent dans les esprits pour y étouffer les sentiments 
yénéreux et le dévouement pour le pays dont Les Grecs et les 
Romains nous ont légué de si beaux exemples. « On se moque 
hautement, dit-il, de l’amour de la patrie; on tourne en ridi- 
* cule ceux qui ont soin du public ; et quand quelque homme, 
bien intentionné, parle de ce que deviendra la postérité , on 
répond : Alors comme alors. Mais il pourra arriver à ces per- 
sonnes d’éprouver elles-mêmes les maux qu’elles croient ré- 
servés à d’autres. Si l’on se corrige encore de cette maladie 
d'esprit épidémique, dont les mauvais effets commencent à 


4 Voir M. FoucuEr DE CaneiL, Nouvelles lettres et opuscules de Leibnits, 
p. xuut et suiv. de l'introduction, 


BIBLIOGRAPHIE. 419 


être visibles, ces maux peut-être seront prévenus ; mais si elle 
va croissant, la Providence corrigera les hommes par la révo- 
lution même qui en doit naître; car, quoi qu’il puisse arriver, 
tout tournera toujours pour le mieux en général, au bout du 
compte, quoique cela ne doive et ne puisse pas arriver, sans 
le châtiment de ceux qui ont contribué, même au bien, par 
leurs actions mauvaises !. » Vicror MOLINIER. 


BIBLIOGRAPHIE. 


COURS DE CODE PÉNAL ET LECONS DE LÉGISLATION GRIMINELLE, 


Ou RÉPÉTITIONS ÉCRITES SUR LE DROIT CRIMINEL ; par À. BERTAULD, professeur 
à la Faculté de droit de Caen.— Deuxième édition, revue et augmentée. 


Compte rendu par M. Co-DELISLE, avocat à la Cour impériale de Paris. 


La Revue critique contient dans la livraison de juillet der- 
nier (t. XII, p. 76), un excellent article de M. V. Molinier sur 
la première édition du Cours de droit pénal, et des Leçons de 
législation criminelle de M. Bertauld. Nous invitons le lecteur à 
lire de nouveau cette analyse rapidement tracée par un maître : 
il y trouvera la substance de ces ouvrages, l'esprit qui a dirigé 
M. Bertauld dans ses leçons, les difficultés que l’auteur avait à 
surmonter, la méthode et l’art qui l’ont aïdé dans ce labeur. 
Quelquefois le savant professeur de Toulouse diffère d’opinion 
avec M. Bertauld ; mais partout il se complaît à louer la science, 
la méthode, l'élévation des vues, et l’interprétation logique 
qui règnent dans l’œuvre de M. Bertauld. 

La Revue ignorait alors qu’une seconde édition fût sous 
presse ; et pour moi, je me trouve appelé à profiter des causes 
purement physiques qui ont retardé l’impression de l’article de 
M. Molinier. Pourquoi en effet, refaire une analyse essentielle 
et parfaite qui, s'appliquant au fonds et à la méthode, convient 


1 Nouveaux essais sur l’entendement humain, liv. IV, chap. 16, p. 480 de 
l'édition publiée par M. Jacques. 


480 BIBLIOGRAPHIE. 


aussi bien à la seconde édition qu’à la première, surtout quand 
l’auteur de cette analyse est évidemment, par ses travaux habi- 
tuels, par ses études spéciales et par ses talents, juge plus com- 
pétent que moi-même ? Je dois donc modestement me borner à 
annoncer ici une seconde édition. 

Mais en même temps, je dois dire que cette seconde édition 
n'est pas une réimpressions elle est revue et augmentée. 
M. Bertauld a trop de respect pour le public, trop d'amour 
pour la science, trop de soin pour sa réputation, pour n’y avoir 
pas retouché ce qui en était susceptible. A la vérité, il a con- 
servé à son ouvrage son caractère de leçons de droit criminel 
et pénal ; mais il ne s’est pas borné à réunir ses deux volumes. 
Son livre n’est plus de 1853 ou 1854; il est vraiment de 1858; 
et l’auteur y a tenu compte des travaux législatifs de cinq 
années : ses leçons sont telles qu’elles devraient être pronon- 
cées actuellement, s’il n’eût pas été chargé d’une autre branche 
dans l’enseignement du droit français. Lors de la première édi- 
tion, ne faisait que paraître la loi des 2 -31 mai 1854, qui abolit 
la mort civile, plus tard sont venus les Codes de justice mili- 
taire ; depuis cette première édition, M. Bertauld lui-même a 
publié des monographies sur les matières criminelles, que 
M. Molinier a appréciées. (7. Revue critique, t. XII. p. 90). 
Tout a trouvé place ici, et de plus, une vingt-septième leçon 
sur une matière que l’auteur n’avait pas encore abordée : l’ex- 
tradition. Ainsi, cette seconde édition est aujourd’hui. même 
le travail d’ensemble le plus complet, dans un cadre étroit, sur 
la partie du droit criminel qui fait l’objet de l’enseignement 
dans les facultés, en même temps qu’on y trouve les solütions 
des hautes et vastes questions que fait naître cette branche si 
élevée, si utile et si négligée de notre législation française, 

COIN-DELISLE. 


EXAMEN DOCTRINAL. | 481 


EXAMEN DOCTRINAL 


De la Jurisprudence en matière civile. 
Par M. SÉVIN, avocat général à la Cour de cassation. 


EXPROPRIATION POUR UTILITÉ PUBLIQUE. — 
DROITS DES SOUS-LOCATAIRES. 


La Cour de cassation, chambre civile, vient de rendre, après 
deux jours de délibéré, un arrêt notable sur lequel nous 
croyons utile d’appeler l'attention du public judiciaire. En fait, 
et par le résultat de cet arrêt, de nombreux sous-locataires se 
sont trouvés privés de toute indemnité, bien que tout le monde 
reconnût qu'ils avaient pu éprouver de graves préjudices par 
l’expropriation de l’immeuble qu’ils occupaient. En droit, une 
Jacune a été signalée dans la loi de 1841, et la Cour de cassa- 
tion nous paraît avoir voulu la combler. Ce sont là des ques- 
tions sérieuses, et sur lesquelles il est bon que chacun soit bien 
éclairé. 

11 s’agissait, au procès, de l’expropriation d’une maison si- 
tuée à Lyon, nécessaire à l’ouverture de la rue Impériale. 

Les parties intéressées étaient : le propriétaire, un locataire 
principal et quinze sous-locataires. 

Le jugement prononçant l’expropriation fut notifié au pro- 
priétaire, conformément à l’article 15 de la loi du 3 mai 1841. 

Dans la huitaine de cette notification, le propriétaire, pour se 
conformer à l’article 21 de la même loi, fit connaître à l’admi- 
nistration le nom de son principal locataire : celui-ci ne reçut 
aucune notification. 

Cependant, inquiet de sa position vis-à-vis des sous-loca- 
taires, et informé, comme tout le monde, de l’expropriation, le 
principal locataire crut devoir prendre l'initiative vis-à-vis de 
l’administration , et lui’ notifier les noms de ses quinze sous- 
locataires, — A cols l’administration répond qu'il est trop tard; 
qu’elle ne doit avoir égard (art. 23), qu’elle ne doit d'offres 
d’indemnité qu’aux propriétaires et autres intéressés qui lui ont 
été désignés ou qui sont intervenus dans le délai fixé par l’ar- 
ticle 21; que ce délai est expiré; qu’en conséquence, elle n’ap- 
pellera devant le jury d'expropriation aucun des PERERQUE 
sous-locataires. 

XIV. 31 


482 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


En effet, le jury d’expropriation est convoqué : l’adminis- 
tration n’y appelle que le propriétaire et le principal locataire. 
Quelques-uns des sous-locataires se présentent (peut-être tous, 
le fait est resté douteux), mais leur-intervention est repoussée 
en vertu des articles 21 et 23 de la loi. 

De là le procès. Les sous-locataires s'adressent au proprié- 
taire et au principal locataire, et demandent qu'ils soient dé- 
clarés, l’un ou l’autre, responsables envers eux de l’indemnité 
qu’ils n'ont pu obtenir du jury. 

Sur cette instance, deux arrêts, formellement nr l'an à 
l'autre, sont rendus par deux chambres différentes de la Cour . 
de Lyon. 

Par le premier, les sous-locataires sont déboutés de lear ac- 
tion, tant contre le propriétaire que contre le principal loca- 
taire : ni l’un ni l’autre n'ont commis de faute, n’ont encouru 
de responsabilité. L'arrêt s’occupe plus particulièrement du 
principal locataire, et constate, outre les motifs de droit qui 
doivent le faire exonérer, que l'indemnité qu’il a reçue lui a été 
allouée uniquement pour le préjudice personnel qu’il a éprouvé; 
que rien, dans cette indemnité, ne doit tourner au profit de ses 
sous-locataires. 

Le second arrêt juge, au contraire, sans entrer dans l’exa- 
men des moyens de droit sur la responsabilité du principal lo- 
câtaire, que celui-ci a accepté cette responsabilité; qu'il s'est 
présenté devant le jury tant en son nom qu’en celui des sous- 
locataires ; que l’indemnité qu’il a reçue comprend celle à la- 
quelle ils avaient droit ; en conséquence, il est condamné à leur 
en donner une portion. 

Pourvoi par le principal locataire contre ce second arrêt. 

Pourvoi des sous-locataires contre le premier. 

Nous n'avons pas à nous occuper du second arrêt. Il a été 
cassé, non par les motifs de droit qui donnent tant d'intérêt au 
premier ppurvoi, mais pour une fausse appréciation de divers 
actes judiciaires où la Cour de Lyon avait cru voir la preuve que 
le principal locataire ayait accepté la responsabilité invoquée 
contre lui, et avait obtenu une indemnité pour le compte de ses 


1 Ces deux arrêts sont rapportés S. V., 57, 2, 537, mais ils ne sont pas 
complets : on a omis, notamment, ce qui est relatif à l’action en responsa- 
bilité formée contre le propriétaire. 


EXAMEN DOCTRINAL. 483 


sous-locataires. Celte appréciation, que la Cour de cassation a 
cru pouvoir reviser, ne soulevait pas de question bien délicate. 
Il est certain que, quelle que soit la marche suivie dans la pro- 
cédure, si une partie se trouve recevoir indemnité pour Je pré- 
judice éprouvé par une autre, elle doit en tenir compte. Cela 
ne peut souffrir difficulté. - | 

Ce qui, au contraire, paraît soulever des questions sérieuses, 
c’est le pourvoi formé contre le premier arrêt. 


Système des sous-locataires. — Nous ne pouvons, disent-ils, 
être privés d’indemnité, nous dépossédés, déplacés, troublés 
dans notre commerce par une expropriation pour utilité pu- 
blique. Si, sans aucune faute de notre part, nous sommes re- 
poussés par le jury, il faut que quelqu'un soit en faute vis-à-vis 
de nous, soit par conséquent responsable envers nous, car la 
loi a dû pourvoir à tous les intérêts, les sauvegarder tous. 

L'article 21 de la loi de 1841 est le siége de la difficulté; il est 
ainsi CONÇU : 

« Dans la huitaine qui suit la notification prescrite par l’ar- 
» ticle 15 (notification du jugement d’expropriation), le proprié- 
» taire est tenu d’appeler et de faire connaître à l’administration 
» les fermiers, locataires , ceux qui ont des droits d’usufruit, 
» d’habitation ou d’usage, tels qu’ils sont réglés par le Code ci- 
» vil, et ceux qui peuvent réclamer des servitudes résultant des 
» titres mêmes du propriélaire ou d’autres actes dans lesquels 
» il serait intervenu; sinon, il restera seul chargé envers eux 
» des indemnités que ces derniers pourront réclamer. 

» Les autres intéressés seront en demeure de faire valoir leurs 
» droits par l’avertissement énoncé en l’article 6, et tenus de se 
» faire connaître à l’administration dans le même délai de hui- 
» taine; à défaut de quoi ils seront déchus de tous droits à l’in- 
» demnité. » 


Or nous ne sommes pas, .nous sous-locataires, de ces autres 
intéressés dont parle la seconde partie de l’article 21. Les sous- 
locataires sont des locataires : ils sont dans la première partie 
de l’article ; leurs noms doivent être portés à la connaissance 
de Padministration, mais par qui? 

Par le propriétaire ? Oui, sans doute. S’il n’a pas traité direc- 
tement avec eux, il existe cependant, de lui à eux, des liens de 
droit incontestables. Le propriétaire qui n’a pas interdit de, 


484 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


sous-louer sait qu’il a pu être fait des sous-locations : il sait 
qu'il a action contre les sous-locataires, action directe même, 
pour le payement de leurs loyers; il a privilége sur leurs meu- 
bles ; il saura bien les trouver pour les poursuivre : qu’il s’in- 
quiète aussi de les trouver, de les connaître pour leur procurer 
indemnité pour la privation de cette jouissance qu’ils tiennent 
de lui, médiatement au moins. 

Dans le système de la loi, le propriétaire est le seul qui re- 
çoive une nolification, qui soit mis en demeure de faire con- 
naître les ayants droit à la jouissance de sa chose. Pour cela il 
a un délai, un délai très-court sans doute, mais enfin uñ délai : 
qu’il en use, qu’il s’informe s’il ne sait pas, cela lui est très- 
facile. S’il ne fait rien, s’il se borne à indiquer le locataire prin- 
cipal, lorsqu'il sait qu’il a permis les sous-locations, lorsqu'il 
peut savoir, à la seule inspection des lieux, qu’il y a en effet des 
sous-locataires, il est en faute, il est responsable. 

Mais si ce n’est pas lui, ce sera au moins le principal loca- 
taire. Celui-ci ne peut pas dire qu'il ne connaît pas les sous-lo- 
cataires : il a traité avec eux directement; c’est de lui qu'ils 
tiennent leurs droits, leur jouissance; il leur doit garantir cette 
jouissance, jouissance effective et réelle, tant que l'immeuble 
est là, tel qu’il a été l’objet du contrat; jouissance transformée, 
transportée sur l’indemnité qui sera allouée en cas d’expropria- 
tion. {1 doit donc, lui le principal locataire, qui est un proprié- 
taire pour ses sous-locataires, il doit,.ou les mettre à même de 
réclamer dans les délais utiles, ou réclamer pour eux, comme 
étant leur garant, S'il ne le fait pas, il est en faute, il est res- 
ponsable. 

Répondre aux sous-locataires qu’ils sonteux-mêmes en faute, 
qu’ils devaient se présenter sans avertissement, sans mise en 
demeure, dans le délai de huitaine fixé par l’article 21, c’est 
méconnaîlre l’économie de la loi; c’est ranger les sous-loca- 
taires dans la seconde partie de l’article 21, tandis qu’ils sont 
évidemment dans le première : 1l suffit, pour s’en convaincre, 
de comparer les rédactions successives de cet article dans les 
lois de 1810, de 1833 et de 1841. — Dans la loi de 1810, la se- 
conde partie de l’article 24 (alors article 18) n’existait pas : on 
ne devait appeler à l’expropriation que les wusufruitiers, fer- 
miers ou locataires. Est-il douteux que les sous-locataires fus- 
sent compris dans ces tiers intéressés? Pourrait-on soutenir 


EXAMEN DOCTRINAL. 485 


qu’ils n'avaient pas droit à une HOÉRARE pas droit à être ap- 
pelés en cause? 

Quand la loi de 1833, copiée en ca par celle de 1841, a 
parlé d’autres intéressés, ce n’est donc pas des sous-locataires 
qu’elle a voulu parler : ils étaient dans la joi auparavant. On a 
voulu, la discussion en fait foi, pourvoir aux intérêts des usa- 
gers (en matière forestière : les usages régis par le Code civil 
sont dans la loi) ; des propriétaires autres que ceux révélés par 
Ja matrice cadastrale ; des ayants droit à des servitudes procé- 
dant d’autres titres que ceux passés avec le propriétaire... 
Mais jamais on n’a eu la pensée de reléguer parmi ces ayants 
droit inconnus, auxquels il faut bien laisser le droit de se faire 
connaître, des ayants droit aussi connus que des sous-locataires 
occupant les lieux en vertu de baux authentiques, légaux, obli- 
gatoires pour tous, pour le propriétaire, pour le principal loca- 
taire, comme pour eux-mêmes. 

Quelle condition ferait-on ainsi aux sous-locataires ? Ils se- 
raient déchus du droit à toute indemnité faute par eux de se 
faire connaître dans un délai fatal de huitaine, Et ce délai 
courrait à partir d’un acte qu’ils ne connaissent pas, d’une no- 
tification faite au propriétaire, d’une notification que personne 
n’est tenu de leur faire connaître ! | | 

Et pourtant, quelle position plus intéressante que la leur? 
quelles indemnités mieux méritées ? Le propriétaire, lui, n’a 
rien à craindre : toutes les prévisions de la loi sont pour lui; 
il reçoit avertissement sur avertissement ; il perd un revenu 
immobilier, il reçoit un capital mobilier qui lui rapportera da- 
vantage. Le principal locataire risque bien peu aussi : la pro- 
priété détruite, il n’aura plus de loyer à payer ; si l’expropria- 
tion n’est que partielle, il obtiendra une diminution de loÿer ; 
il n’a intérêt à une indemnité que pour obtenir le bénéfice de 
sa spéculation, la différence entre le loyer qu'il paye et celui 
qu’il reçoit. Pour garantie de ce bénéfice, il est mis en cause, 
reçoit des offres de la part de l’administraiion, les discute de- 
vant le jury, et obtient une juste indemnité. Mais les sous-loca- 
taires, ceux qui occupent les lieux, qui y ont fait des frais 
d'établissement, qui y ont fondé des industries, lié des rela- 
tions de commerce et de clientèle, ceux-là, personne ne sera 
lenu de songer à eux, personne ne leur devra d’avertissement, 
de notification ; et si par hasard ils sc présentent d'eux-mêmes, 


486. REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


ils devront le faire dans un délai fatal, dans la huitaine d’une 
signification faite à autrui, dans la huitaine d'un acte qui leur 
est étrange r! 

Est-il possible d'entendre la loi dans ce sens? 

Tels étaient les arguments des sous-locataires. 

Réponse du propriétaire. -— Il ne s’agit pas, disait le proprié- 
taire, de savoir si les sous-locataires avaient droit à une indem- 
nité, mais si j'ai commis une faute quelconque qui me rende 
responsable vis-à-vis d'eux, Pas de faute, pas de responsa- 
bilité : or quelle faute aurais-je commise qui me rendrait 
passible d’une responsabilité aussi lourde, qui mettrait à ma 
charge (art. 21), toutes les indemnités dues à quinze sous- 
locataires, pour le déplacement de léur commerce, pour pertes 
industrielles, pertes de clientèles, etc. ; indemnités qui peu- 
vent être énormes, et dépasser, dans certains cas, celle allouée 
au propriétaire ? 

J'ai loué ma maison tout entière à à un seul locataire. Je n'ai 
voulu avoir affaire qu’à lui ; je suis resté étranger à la spécu- 
lation qu’il a pu faire : je ne connais que lui, je n’ai traité 
qu’aveé lui. La loi me demande de faire connaître mes loca- 
taires : je n’en ai qu’un ; je le déclare. J'ai obéi à la loi: on hé 
peut me demander davantage. 

Voyez, continue le propriétaire, avec quel soin la loi a défi- 
ni et restreint mes obligations. Il peut exister sur ma pro 
priété des droits d’usufruit, d'usage et d’habitalion : je dois 
faire connaître les ayants droit, mais seulement ceux fondés sur 
les règles du Code civil, c’est-à-dire fondés sur des titres qué 
je dois connaître ; je ne suis pas obligé à indiquer les usages 
forestiers , parce que je puis les ignorer, s'ils résultent de titres 
anciens ou de la possession. Pareillement, pour les servitudes, 
je ne dois déclarer que celles résultant de mes titres (art. 21), 
c’est-à-dire, des conventions passées avec moi ou dans les- 
quelles je suis intervenu. C’est là le principe admis par la loi, 
le seul qui justifie la pénalité exorbitante qui me menace. La 
loi n’exige de moi ni recherches ni démarches pour m'é- 
clairer sur les concessions qu auraient pu faire ceux avec qui 
jai traité : je déclare‘ce que j'ai fait, soit quant à la jouissànce, 
soit quant aux démembrements de ma propriété : je ne dois 
rien de plus. Légalement, je ne connais pas les sous-locataires ; 
je pourrai agir contre eux, quand je les trouverai là, occupant 


EXAMEN DOCTRINAL:. | 487 


ma propriété, la loi m’y autorise ; mais jé n’ai pas traité avec 
eux ; je ne suis pas obligé , de les cherches: de les faire con- 
naître. 

Sans doute, leur position Doit être fâcheuse , peut-être y a- 
t-il une lacune dans la loi à leur égard ; hais la question est une 
question de responsabilité : il ne peut pas y avoir de respon- 
sabilité de la part de celui qui a accompli la Îoi. 

Réponse du principal locataire. — Ge dernier tient, par 
d’autres motifs, le même langage que le propriétaire. S'il y a 
une lacune, une imperfection dans la loi, ce n’est pas une rai- 
son pour infliger une responsabilité énorme à celui qui n’a rien 
négligé, qui n’a commis aucune faute : or telle est la position 
du principal locataire, 

Il ne reçoit pas lui, comme le propriétaire, une notification 
qui le mette en demeure de faire connaître à l’administration 
ceux à qui il a cédé des droits à la jouissance de l’immeuble 
exproprié, Il n’a appris que comme tout le monde l’expropria: 
tion, par des affiches, par des publications, par des insertions 
dans les journaux : il n’en sait pas plus, à cet égard, que ses 
sous-locataires: ils peuvent veiller à leurs droits tout aussi bien 
qu’il pourrait, lui, les avertir de le faire. 

Sera-t-1l obligé de dénoncer leurs noms à l'administration 
dans un’ délai fatal, dans ce délai de huitaine à partir de la no- 
tification faite au propriétaire? Mais cette notification, il ne la 
connaît pas, ce n’est pas à lui qu’elle est faite, et le propriétaire 
ne la lui a pas dénoncée. Le premier acte qu’on lui netifiera, ce 
sera l'acte d'offres de l’administration ; et à ce moment, sans 
doute, le délai de l’article 21 sera expiré. Dans l'espèce ae- 
tuelle , il l’était depuis longtemps. Mais le principal locataire 
n’a pas attendu cette notification pour agir. Aussitôt qu’il a cru 
savoir que l’expropriation se poursuivait, il a fait notifier à 
l'administration les noms de ses quinze sous-locataires. Malheu- 
reusement il était trop tard. Mais ce n’est pas ma faute, dit le 
principal locataire : ignorant la signification faite au proprié- 
taire, je n’ai pu être contraint d'agir dans la huitaine …e cet 
acte, sous peine de responsabilité. 

Que pouvais-je faire? continue-t-il. — Demander en mon 
nom au jury l’indemnité due aux sous-locataires? On m'aurait 
répondu que nul en France ne plaide par procureur. Je ne pou-. 
vais, d’ailleurs, discuter utilement les bases d’indemnité dues 


488 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


personnellement à des personnes qui étaient là devant le jury, 
qui savaient seules ce qui leur était dû, qui le demandaient, et 
qui étaient repoussées par une déchéance à laquelle elles se 
sont soumises. 

Que conclure de là? que les sous-locataires n ont pas obtenu 
l'indemnité à laquelle ils avaient droit? C’est possible, mais à 
qui la faute ? — Que la loi n’a peut-être pas prévu la position 
particulière des sous-locataires, et n’a pas pris de précautions 
propres à sauvegarder leurs intérêts? C’est possible encore; 
mais s’il en est ainsi, ce ne sera pas une raison pour déclarer 
responsable celui à qui aucune ‘obligation légale n’était im- 
posée, qui par conséquent n’a pu être en faute en ne faisant 
rien, qui cependant a fait, l’arrêt le constate, tout ce qui était 
en lui pour prévenir la perte éprouvée par ceux qui l’attaquent 
aujourd’hui. 

Au pis-aller, les sous-locataires, si la loi les a oubliés, se 
trouveront forcément compris, et quelle qu’ait pu être l’inten- 
tion du législateur, dans les termes généraux de la seconde 
partie de l’article 21 : ils feront partie de ces autres intéressés 
qui doivent se faire connaître eux-mêmes, qui sont suffisam- 
ment avertis par les formes de publicité exigées en matière 
d’expropriation. C’est ce qu’a jugé la Cour de Lyon; c’est ce 
qu’approuvent les arrêtistes, tout en reconnaissant que la loi 
fait une position bien dure aux sous-locataires, tout en signa- 
lant une lacune dans Ja loi, lacune qu’il n'appartient pas aux 
juges de suppléer par leurs arrêts ‘ 

Arrêt de la Cour de cassation (prononcé le 20 avril 1859, 
après un long délibéré). — Ce qui rend remarquable l’arrêt de 
Ja Cour de cassation, c’est qu’il se fonde sur des motifs tout à 
fait nouveaux, c’est qu’il n’adopte aucun des systèmes plaidé: 
par les parties. 

La discussion , en effet, partait de ce point, qui paraissait 
convenu, que les. sous-locataires avaient été à bon droit re- 
poussés par le jury, devant lequel ils s'étaient présentés sans 
que leurs noms eussent été notifiés à l'administration dans le 
délai de l’article 21, On ne plaidait que sur la question de savoir 
si le préjudice causé par cette déchéance était imputable à telle 
ou telle personne : on ne discutait pas la déchéance elle-même. 


4 V. la note de M. Devilleneuve : S. V., 57, ?, b81. 


EXAMEN DOCTRINAL, 489 


La Cour de cassation a voulu prendre la question de plus 
haut. Elle a reconnu et déclaré formellement dans son arrêt 
que lorsque les sous-locataires se sont présentés devant le jury, 
aucune déchéance n'aurait dû leur être opposée. Dès lors, on le 
conçoit, s’ils ont accepté cette déchéance injustement pronon- 
cée contre eux, s’ils n’ont pas attaqué par les voies légales la 
décision qui leur faisait grief, ils ne peuvent s’en prendre qu’à 
eux-mêmes, et n’ont de reçours à exercer contre qui que ce soit. 

Ceci est un aspect tout nouveau donné au procès. 

Nous devons dire que la thèse posée dans l’arrêt est con- 
forme à la jurisprudence, ou plutôt à la coutume suivie à Paris, 
là où il y a tant d’expropriations et tant de sous-locataires. La 
ville de Paris, cela paraît certain, n’oppose jamais de fin de 
non-recevoir aux sous-locataires qui se font connaître avant la 
réunion du jury; elle les admet à se présenter même pour la 
première fois devant le jury, et à réclamer, sans autre forme 
de procès, les indemnités qui peuvent leur être dues. 

Certes on ne peut qu’approuver une pareille manière de pro- 
céder. C’est suppléer, de la manière la plus équitable, une la- 
cune ou une imperfection de la loi. On a vu plus haut, en effet, : 
combien il était difficile pour les sous-locataires d'arriver en 
temps utile à faire valoir leurs réclamations. Mais cette facilité 
que leur accorde la ville de Paris n'est-elle qu’une faveur? 
Peuvent-ils, au contraire, la LCCPMer comme l'exercice d’un 
droit ? 


C’est cette dernière solution qu’adopte l’arrêt que nous allons 
citer. | 

Selon cet arrêt, il suffit, pour sauvegarder tous les intérêts 
qui se rattachent à la jouissance de l’immeuble exproprié, que 
le propriétaire ait fait connaître à l’administration le nom de 
son principal locataire; car ce principal locataire représente 
toute la jouissance et fout l’immeuble : peu importe qu’il en 
ait cédé des portions à des tiers qui ne sont que ses ayanis 
cause, à des tiers qu’il peut représenter vis-à-vis de l’expro- 
priant. Il pourra donc, lui ou eux, à l’abri de la notification 
faite par le propriétaire en temps utile, réclamer devant le jury 
toutes les indemnités afférentes à la jouissance, quelles que 
soient les causes de ces indemnités, quelles que soient les per- 
sonnes qui doivent les recueillir en définitive. 

Pour Ja mise en action du droit que l’on reconnait ainsi aux 


490 REVUE DE LA JURISPRUDENCE. 


sous-locataires et au principal locataire, l’arrêt impose à celui-ci 
l'obligation d’avertir ceux-là, de les mettre en demeure de dé- 
fendre leurs droits; obligation qui résulte pour lui, non dé la 
loi spéciale d’expropriation, mais des principes du droit com- 
mun en matière de bail; car il leur a promis et garanti une 
jouissance paisible, il doit leur dénoncer les troubles menaçant 
eelte jouissance. 

C’est en vertu de cette théorie que la Cour de cassation re- 
jette le pourvoi des sous-locataires : ils n’ont pas d'action contre 
le propriétaire, qui a fait tout ce qu’il devait en notifiant à l’ad- 
ministration le nom de son principal locataire, et qui, par cette 
notification, à sauvegardé les intérêts de tous les ayants droit à 
la jouissance; ils n’ont pas d’action contre le principal loca- 
taire, qui a fait, l’arrêt de Lyon le déclare, tout ce qui était en 
lui pour les mettre à même de faire valoir leurs droits ; ils n’ont 
de reproche à faire qu’à eux-mêmes ; tar lorsqu'ils se sont pré- 
sentés devant le jury, c’est à tort qu’ou leur a opposé une dé- 
chéance fondée sur l’article 21 : ils ne se sont pas pourvus par 
les voies légales contre la décision qui prononçait cette dé- 
chéance; c’est par leur faute qu’ils souffrent préjudice ; ils ne 
peuvent s’en prendre à pnne 

‘N'y a-t-il dans cet arrêt qu’une application, une si se 
de la loi? 

N'y a-t-il pas une addition à l’article 21 de la loi du 3 mai 
1841 ; addition sage et équitable, nous le voulons; addition qui 
complète les garanties que le législateur a voulu donner à la 
propriété, à la jouissance des biens sacrifiés à l’intérêt public, 
. mais addition enfin qui ne devrait émaner-que du pouvoir lé- 
gislatif ? 

Par son arrêt, la Cour prend l'engagement de casser toute 
décision de jury, toute ordonnance de magistrat-directeur, qui 
refuserait d'admettre la réclamation d’un sous-locataire se pré- 
sentant au moment même de la réunion du jury d’expropria- 
tion, sans que son non ait été notifié d’avance à l’administra- 
tion, sans que, par conséquent, il ait pu être fait d’offres ni de 
demandes dans la forme voulue par la loi spéciale. Or cette loi 
veut, article 23, que l'administration ne fasse d'offres qu'aux 
intéressés qui seront intervenus dans le délai fixé par l'ar- 
ticle 21; elle veut, article 39, que le tableau des offres et des 
demandes soit mis sous les yeux des jurés et serve de base à 


EXAMEN DOCTRINAL. 491 


leur délibération. Casser une décision parce qu’elle aurait exigé 
l’accomplissement de ces formalités, ne serait-ce pas casser 
pour observation trop rigoureuse de la loi? 

Ce n’est pas tout. On pourra, d’après l’arrêt, on devra sans 
doute admettre la réclamation faite instantanément devant le 
jury, non-seulement par les sous-locataires pour leur intérêt 
personnel, mais par le principal locataire pour les indemnités 
pouvant revenir à ses sous-locataires. Ce système pourrait bien 
ne pas être très-facile à organiser. Indépendamment du res- 
pect dû à la maxime que nul en France ne plaide par procureur, 
comment attendre du principal locataire une appréciation juste 
de dommages qui lui sont étrangers? Comment exiger de l’ad- 
ministration, qu'on néglige peut-être un peu trop dans ces 
théories, qu’elle improvise une réponse juste à des demandes, 
improvisées aussi, par des parties parlant et réclamant au ha- 
sard? N'est-ce pas là ce que la loi a voulu éviter en imposant 
des délais, des offres, des demandes, en édictant des déchéances 
qui peuvent paraître dures à certains intérêts privés, mais qui 
font partie d’un ensemble de législation soigneusement médité 
et combiné dans l’intérêt général ? 

Peut-être eût-il mieux valu $e borner à reconnaître et à pro- 
_clamer une lacune dans la loi, et laisser au pouvoir compétent 
le soin de la combler. L'intérêt des parties était même en dehors 
du débat; car on arrivait toujours au même résultat, le rejet du 
pourvoi des sous-locataires, soit par le motif donné par la Cour 
de Lyon, que dans le silence de la loi les sous-locataires n’a- 
vaient dé recours que comme les autres intéressés de la seconde 
partie de l’article 21, obligés de se faire connaître dans le dé- 
lai légal; soit par le motif de la Cour de cassation, que pouvant 
se présenter plus tard, et l’ayant fait ) ils auraient dû attaquer 
par les voies légales la décision qui, à tort, les avait repoussés 
par fin de non-recevoir et déchéance. 

Voici le texte de l’arrêt : 

« Attendu que l’indemnité dont il s’agissait a été née: d’une 
» manière définitive, par une décision non attaquée du jurys 
» qu'aujourd'hui la seule question est de savoir si les sous- 
» locataires , non admis à prendre part dans cette indemnité, 
» ont une action en garantie, soit contre Garnier, propriétaire, 
» soit contre Riveron oncle et neveu, principaux locataires; 

s Attendu, en ce qui concerne le propriétaire, qu'aux termes 


499 REVUE DE LA JURISPRUDBENCE. 


» de l’article 21 de la loi du 2 mai 1841, il doit, dans les délais 
» établis par cet article, faire connaître à l’expropriant les loca- 
» taires de son immeuble ; que son obligation légale se borne 
» [à et ne saurait s’étendre aux sous-locataires, qu’il peut ne 
» pas connaître , et avec lesquels il n’a pas traité ; 

» Que l’indication par lui faite du principal locataire suffit, 
» d’ailleurs, à la conservation de tous les intérêts; qu’en effet, 
» l'expropriant, averti qu’il doit une indemnité pour la totalité 
» de la jouissance de l’immeuble, ne peut plus opposer aucune 
» déchéance à la demande de cette indemnité, que cette de- 
» mande soit présentée au nom du principal locataire , dans 
» les mains duquel le droit à la jouissance locative serait resté 
» tout entier, ou que des tiers auxquels il aurait cédé tout ou 
» partie de ce droit, et qui ne sont que ses ayants cause, vien- 
» nent se joindre à lui pour réclamer la part qui leur revient 
» dans l’indemnité afférente à la totalité de la jouissance; 

» Attendu, en ce qui concerne le principal locataire, que 
» l'article 21 précité ne lui impose pas l'obligation de faire. 
» connaître à l’expropriant les sous-locataires dans le délai 
» déterminé par cet article ; que cette obligation ne pouvait pas 
:» Jui être imposée, puisque ce délai est le plus souvent expiré 
» lorsque le principal locataire est lui-même directement inter- 
» pellé et mis en demeure par les offres de l’expropriant; — 
» que le principal locataire peut seulement alors indiquer à 
» l’administration les sous-locations par lui consenties; qu’il 
» doit même, dans les termes ordinaires du droit, avertir les 
» Sous-locataires pour que ceux-ci puissent intervenir person- 
» nellement, et, toutes choses étant encore entières, faire valoir 
» leurs prétentions ; 

» Attendu que c’est seulement dans les cas où le locataire 
» principal manquerait à cette obligation , dérivant du contrat 
» même du bail à louage, qu’il pourrait être responsable vis-à- 
» vis des sous-locataires de la perte de leur indemnité; 

» Attendu que, dans l’espèce, les sieurs Riveron avaient mis 
» leurs sous-locataires à même d’exercer leurs droits à une 
» indemnité; que s’ils en ont été privés, c’est par une décision 
» dont ils n’ont pas demandé la réformation par les voies lé- 
» gales; 

» D'où il suit qu’en refusant, dans l’état des faits, d'accueillir 
» l’action des .sous-localaires, soit à l’égard du propriétaire, 


EXAMEN DOCTRINAL. 493 


» soit à l'égard du principal locataire , l’arrêt attaqué n’a violé 
» aucune loi; | 
» Par ces motifs, la Cour rejette les quatre pourvois. » 


Quoi qu'il en soit, et sans trop insister sur les observations 
dont nous avons cru devoir accompagner cet arrêt, il existe ; 
il a été rendu après mûre délibération, et nous le croyons des- 
tiné à faire jurisprudence; car, sans doute, la Cour de cassation 
croira devoir le maintesir et en déduire toutes les conséquences 
logiques. Il faut donc que chacun se tienne pour averti : 

1° L’administration et les compagnies de chemins de fer, de 
suivre l'exemple que donne, dit-on, la ville de Paris, en admet- 
tant les sous-locataires à se présenter devant le jury d’expro- 
priation, sans exiger d’eux la notification préalable EE 
par l’article 21 de la loi du 3 mai 1841 ; 

2° Les principaux locataires, de se tenir en éveil sur la mar- 
che des expropriations; de donner à leurs sous-locataires un 
avertissement qui les mette en demeure de faire valoir leurs 
droits; de se présenter, au besoin, dans leur intérêt, et de 
réclamer toutes les indemnités afférentes à la jouissance des 
lieux expropriés; 

3° Les sous-locataires, enfin, de surveiller avec soin la pro- 
cédure ; de se faire connaître, s’il leur est possible, dans le délai 
de l’article 21, afin d'obtenir les offres de l’administration et le 
temps suffisant pour les méditer et y répondre; sinon, d’inter- 
* venir au plus tard devant le jury, et d'y exposer leurs réclama- 
tions, qu’ils seront toujours mieux en état de jusiifier que qui 
que ce soit. 

Il ne faudrait pas, au surplus, s'exagérer les dangers de l’état 
_ actuel des choses. L'intérêt privé est, d'ordinaire, assez vigilant, 
et il est rare que le bruit d'une expropriation ne frappe pas 
toutes les parties intéressées; il est rare que toutes ne viennent 
pas, en temps utile, exposer leurs griefs et leurs prétentions. 
Depuis bicn des années tue fonctionnent nos lois d’expropria- 
tion, c’est la première fois que se présente la question qui a 
ape la Cour suprême. Peut-être diminuerait-on encore les 
chances de préjudice, si l’on prenait l’habitude d'exécuter tex- 
tuellement Particle 21 de la loi d’expropriation. 

Cet article, en effet, veut que le propriétaire appelle et fasse 
connaître à l'administration les fermiers, locataires, etc. Dans 


= 


494 DROIT ROMAIN. - 


la pratique, on a mis de côté cette obligation d’appeler les tiers 
intéressés, et, dans les cas ordinaires, il n’y a pas d’inconvé- 
nient à cette omission : le locataire, notifié à l’administration, 
‘reçoit des offres, est par conséquent appelé au débat, se trouve 
nécessairement partig au procès; il n’a pas à se plaindre, tous 
ses droits sont saufs. 

Mais quand il n’est pas seul intéressé, quand il peut avoir à 
appeler à son tour d’autres parties, ne serait-il pas bon que l’ou 
commençât, vis-à-vis de lui, par remplir cette formalité, qui, 
après tout, est positivement ordonnée par la loi ? 

Si le propriétaire, qui a un délai de huit jours, notifie à son 
principal locataire l’avertissement qu'il a reçu, celui-ci saura 
quel est le point de départ du délai fatal ; il pourra, en se hâtant, 
profiter lui-même de ce délai, faire connaître en temps utile 
ses sous-locataires, obliger ainsi l’administration à leur faire 
des offres , et par là empêcher de naître cette question si grave, 
si difficile, et dont la solution pourra bien ne pas satisfaire tous 
les esprits. 

C’est un dernier cons que nous donnons aux parties inté- 
ressées. 2 SÉVIN. 


DE L'IMPOT SUR LES SUOCESSIONS CHEZ LES ROMAINS. 
Par M. DE VALROGER fils, docteur en droit , avocat à la Cour impériale. 


L’impôt sur les successions n’est chez nous qu’une partie 
d’un grand système de droits perçus par l’État sur les muta- 
tions. Rome n’eut jamais un tel système, mais quelques genres 
de mutations furent taxés par des lois spéciales * C’est ainsi 
qu’une taxe du vingtième fut établie sur les successions. 

Le tribut que les successions payent à notre fisc ne vient point 
de la vicesima romaine. Mais, à défaut de lien historique, il y 
a un rapport de ressemblance qui éveille l'attention. Je me pro- 
pose de rechercher comment Rome fut conduite à l’établisse- 
ment de cet impôt et comment elle l’organisa ?, 


1 V. Dureau de la Malle, Économie polit. des Romains, IT, 466 et suiv. 
2 Ce sujet, touché d’une manière accessoire par les divers auteurs qui 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. 495 
$ 1.— Origine de l’impôt. 


On lit dans Dion Cassius que l’impôt sur les successions fut 
établi une première fois avant Auguste, puis aboli, et qu’Auguste 
ne fil que le rétablir‘. Avant d’arriver à l’époque d’Auguste, il 
faut donc jeter un coup d’œil en arrière pour rechercher à quelle 
époque se rattache ce premier établissement de l’impôt auquel 
fait allusion Dion Cassius. 

On a coutume de faire remonter l’impôt sur les successions à 
la loi Voconia, de l'an de Rome 585, On se fonde sur le passage 
“suivant de Pline le Jeune, dans le panégyrique de Trajan : 
« Locupletabant et fiscum et ærarium non tam Voconiæ et Juliæ 
leses quam majestatis singulare et unicum crimen eorum qui 
_crimine vacarent ?. » Par cette expression J'uliæ leges, Pline, 
dit-on, entend désigner la loi Julia de vicesima hæreditatium, 
qui, sous Auguste, établit l'impôt sur les successions. Or, à 
côté de cette loi Julia, Pline mentionne Ja loi Foconia. N’en 
doit-on pas conclure que la loi Foconia contenait des disposi- 
tions analogues à celles de la loi Julia de vicesima ? Je ne sau- 
rais me rendre à cette opinion; je la trouve arbitraire et inad- 
missible : arbitraire, car rien ne prouve que Pline ait voulu 
parler ici de la loi Julia de vicesima plutôt que de la loi Julia 
de maritandis ordinibus , refondue ensuite dans la loi Papia 
Poppæa, et relative aux dispositions caduques; inadmissible, 
car si, comme on le prétend, la loi F’oconia avait établi l'impôt 
sur les successions, elle eût été remplacée par la loi Julia de. 
vicesima. Or, Pline parle ici de deux lois persistant l’une à côté 
de l’autre et enrichissant simultanément le fisc. Pour expliquer 
le passage de Pline, il nous suffira de supposer que les pres- 


se sont occupés des finances romaines, a donné lieu à deux monographies. 

Une première (De l'impôt du vingtième sur les successions, Paris, 1166) 
est due à Bouchaud, auteur d’un grand travail sur la loi des Douze Tables : 
on trouve dans les deux ouvrages beaucoup d’érudition, elle est même prp- 
diguée, mais peu de critique. | 

Le même sujet a été repris de nos jours par un savant allemand, M. Ba- 
chofen, dans ses Ausgewähite Lehren des rômischen Civilrechts (Bonn, 1848). 
C’est l’œuvre d’un romaniste distingué, mais son exposition n'offre pas le 
lucidité désirable. 

J'ai cru qu'après ces travaux il restait encore quelque chose à faire. 

1 Dio Cass., LV, 25. 

3 Plin., Panégyr., c. 42. 


.496 + DROIT ROMAIN. 


criptions de la loi Foconia étaient sanctionnées par une dispo- 
sitio fiscale restée inconnue ?. Cette idée admise, on comprend 
que Pline mentionne à côté de Ja loi 7oconia une loi Julia. 
C’est, selon toute apparence, la loi Julia de maritandis ordini- 
bus, qui, comme la disposition de la loi Foconia dont nous 
venons de parler, faisait profiter le fisc de certaines incapacités. 
Voilà, selon moi, l’explication la plus probable du passage de 
Pline. 

Ce n’est donc pas dans la loi Poconia qu'il faut rechercher 
l’origine de l’impôt sur les successions. Cette origine n’apparaît 
que bien plus tard. 

Appien rapporte qu’en l’année 714 les triumvirs, pour sub- 
venir aux frais de la guerre contre Sextus Pompée, établirent, 
par un édit, un droit proportionnel sur les dispositions testa- 
mentaires *. C’est dans cet édit de 714 que je vois le premier 
établissement de l’impôt dont parle Dion Cassius.. 

La mesure des triumvirs prit fin avec la guerre. 

Sous Auguste eut lieu une complète réorganisation de cet 
impôt. 

Les finances étaient du un état déplorable; c'était le résul- 
tat inévitable de longues années de guerres civiles pendant 
lesquelles chaque parti avait sacrifié à ses besoins du moment 
les ressources de l'État. Les charges ne faisaient pourtant 
qu’augmenter. L'armée permanente, établie par Auguste, pesait 
lourdement sur le trésor. Auguste dut travailler à remettre 
l'ordre dans les finances et à assurer à l’État des revenus régu- 
liers, proportionnés à ses dépenses. Dans ce but, il fit faire 
dans les provinces de grands travaux de cadastre et de recen- 
sement, destinés à donner une nouvelle et meilleure assiette à 
l'impôt direct *. Mais l'Italie jouissait d’une immunité très-com- 
promettante pour le trésor. À la suite de la guerre de Macé- 


1 M. de Savigny, qui paraît assez disposé à expliquer ainsi le passage de 
Pline, s’arrête devant cette considération qu’on ne trouve aucun indice 
qu’une pareille disposition ait existé dans la loi Voconia (Fermischte Schrif- 
ten ; Berlin, 1850, p. 441, note 1). L'indice, le voilà. 

3 Appian.. Y, 67. — C’est à l’occasion de cet édit que paraît avoir été porté 
le plébiscite appelé lex Falcidia. Dion Cassius rattache la faléidie à cette 
même année 714 (XLVIIE, 33); et on comprend, en effet, que du moment 
où on assujettissait à l’impôt les dispositions testamentaires, il fallait empê- 
cher ces dispositions de s’évanouir par la désertion du testament. 

3 Cassiodore, Var. III, 52. 


- 


nn mm. —" * 


1 


D 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. 497 


doine, en l’an 587 de Rome, le peuple-roi avait trouvé qu’il 
avait assez de sujets pour rejeter sur eux le fardeau de l’impôt . 
et ne plus le payer lui-même. Le privilége que Rome s'était 
aingi attribué devint commun à toute l'Italie, lorsque la guerre 
sociale l’eut assimilée à Rome. Il est vrai qu'en 711 les trinm- 
virs imposèrent Rome et l’Italie. Mais ce fut, comme l’édit de 
714 dont je viens de parler, un expédient financier d’une portée 
passagère; et c’est bien à tort que quelques savants ont pré- 
tendu que Pimmunité de l'Italie aurait pris alors fin pour tou- 
jours. 

Auguste trouva un moyen de mettre Rome et l'Italie à contri- 
bution, en établissant un droit de mutation sur les successions 
des citoyens,droit du vingtième(vicesima hæreditatium) qui équi- 
vaudrait à peu près à l’impôt direct dont l'Italie était affranchie. 
César avait peut-être déjà eu cette pensée. Auguste se prévalut 
de ses intentions exprimées dans les papiers qu'il avait laissés *. 
Ce projet n’en rencontra pas moins de grands obstacles. L’or- 
dre parut un moment compromis dans Rome. Auguste prit un 
biais en invitant le sénat à chercher d’autres moyens de faire 
face aux dépenses publiques’. On n’en put trouver aucun qui 
ne suscitât une foule d’objections. Anguste, pendant ce temps, 
faisait commencer sur divers points de l’lialie des travaux de 
cadastre qui montraient en perspective le rétablissement d’un 
impôt direct, c’est-à-dire l'abolition d’une imnfunité à laquelle 
on tenait par-dessus tout. Auguste sut ainsi vaincre la résistance 
à son dessein, et l’impôt des successions prit place pour plu- 
sieurs siècles dans le budget de l’empire, où il figura comme 
un des revenus spéciaux de l’ærarium militare”. 


1 Dio, LV, 25. 

2 V. Dio, ibid. | | 

3 V. Dio, 1bid., in fine. — Cette caisse militaire, à laquelle fut spéciale- 
ment affecté l’impôt sur les successions, avait été fondée par Auguste pour 
subvenir à l'entretien de armée permanente qu’il établit. (V. Did LIL, 27, 
28. — Sueton., in Octavio Cæsare, c. 49.) Auguste dota cet ærarium, comme 
premier capital, de 1,700,008 sesterces (Monum. Ancyr., t. II, 1, 85); il l’en- 
richit de fortunes confisquées (Din, LV, 32); et de plus il lui donna, dans 
l’année même de sa fondation, comme source ere de revenus, Fmpôt 
sur les successions. 


Le 


XIV. ; 32 


498 DROIT ROMAIN. 


$ 2. — Organisation de l'impôt sous Auguste. 


’ 


L’impôt sur les successions fut ainsi établi, en l’an 759 de la 
fondation de Rome, par une loi Julia, le plus souvent appelée 
lex vicesima hæreditatium !. | 
Le texte de cette loi ne nous est pas parvenu, et on est ré- 
duit, pour en retrouver les dispositions, à rassembler une foule 
de documents épars. On les trouve surtout dans l’histoire de 
Dion Cassius et dans le panégyrique de Trajan par Pline le 
Jeune , les Institutes de Gaïus et les sentences de Paul. Les 
compilations même de Justinien offrent aussi quelques res- 
sources. Le Code ne mentionne l’impôt du vingtième que pour 
le déclarer aboli ?, Mais le Digeste cité deux jurisconsultes qui 
auraient commenté la loi Julia vicesima, Aulus Ofilius et Æmi- 
lius Macer; et s’il ne nous a rien laissé du premier, au moins 
sur notre matière, il nous a conservé du second, Æmilius Macer, 
ciriq fragments du commentaire en deux livres que ce juris- 
consulte avait composé sur la ler vicesima hæredtatium. Ce 
sont les fragments 68, ad leg. Falcid.; fr. 37, De religiosis ; 
fr. 154, De verb. signific.; fr. 7, Qui testam. fac. poss.; fr. 13, 
De transact. Quelques-uns de ces fragments EL beaucoup 
d'intérêt. Nous les expliquerons en leur place“. | 

_ Le sujet se divise naturellement en deux parties. Je parlerai 
d’abord de l'assiette de l'impôt, puis de sa perception. 

L. Assiette de impôt. — L'édit de 714 n'avait eu en vue que 
les dispositions testamentaires. La loi Julia, au contraire, s’ap- 


1 Dion Cassius place l'établissement de l'impôt sous le consulat de M. Æmi- 
lius, auquel succéda Lépide dans la même armée, et de L. Arruntius (LV, 
25). Or, si l’on se reporte aux fastes consulaires, on voit que M, Ænmilius et 
L. Arruntius étaient sn en l'an 759. se Pighius , t. XI Thesaur. antiq. 
rom., p. 214.) : 

2? Dans les Sentences de Paul, le titre 6 du livre IV porte pour rubrique De 
vicesima. Mais Paul, sous ce titre, ne s'occupe que de l’ouverture des testa= 
ments, qui, comme nous le verrons, se rattachait à la vicesima. 

3 L. 3, C., De edicto div. Had, tollendo..… Quia et vicesima hæreditatis ex 
nostra recessit republica. . 

. + Lefr. 2,6 44, De orig. juris, nous dit Sénienent ceci : « De legibysa vi- 
cesima primus conscripsit. » 

5 On peut encore citer, comme se rapportant à notre matière, les textes 
suivants : Fr. 32, De jure fini; L. 2, au C., De transact.; L. 1, au C., De 
usuris rei judicator. Mais ces textes n'offrent guère d'intérêt, 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. | 499 


e 


pliquait aux successions soit légitimes, soit testamentaires :. Il 
est même fort probable qu’elle ne laissait pas de côté les do- 


nations à cause de mort qui, sous beaucoup de rapports, furent 
assimilées aux legs”, 


L'impôt du vingtième n’était exigé que des citoyens romains. 
Cette limitation concordait avec le but de la. loi. Comme je l’ai 
dit, Auguste se proposa de frapper Rome et J’Italie d’une charge 
qui compenserait l'impôt direct payé par les provinces. C'est 
ce qui résulte aussi de divers passages de Pline le Jeune dans 
le panégyrique de Trajan ?, Ainsi s’explique le motif prêté par 

Dion à Caracalla quand il donva à tout l'empire le droit de cité. 
Il s'agissait de soumettre les provinciaux à certains impôts, 
particulièrement à la vicesima hæreditatium. (Dio, LXXVII, 9.) 
.. Quelques successions furent affranchies de ce droit de muta- 
tion. Dion rapporte que la loi Julia avait excepté de ses dispo- 
sitions les successions des proches parents et celle des pauvres, 
rüv mévo auyysvov À xat nevétuv *. Quelle était, au juste, la portée 
de ces deux exceptions ? 

Parlons d’abord de la seconde. Que faut-il entendre par cette 


1 Beaudoin, ancien commentateur de la loi Julia De vicesima, penche à 
croire que les legs étaient dispensés de l'impôt, parce qu’il n'est jamais fait 
mention que des hérédités « vicesima hæreditatium. » C’est une erreur évi- 
dente. Si les legs avaient été dispensés de l’impôt, il eût été singulièrement 

restreint, car il ne restait souvent à l’héritier que la quarte falcidie. Il y a 
d’ailleurs sur ce point des textes positifs. Le testament de Dasumius, resti- 
tué par Rudorff et M. Laboulaye, porte ce qui suit : « Hoc amplius quisquis 
Mmihi heres heredesve erit eruntve eum eosque rogo fideique ejus eorum- 
que committo ut quæcumque hoc testamento cuiquam dedi legavi, ea vicen- 
simis omnibus modis liberent. » (V. Rev. de lég., 1845, 11, p. 273.) 

3 La loi Furia mettait sur la même ligne les legs et les donations à cause 

de mort. (Gaius, 11, 225, 226.) — Les dispositions de la loi Julia et l'apia sur 
la: capacité de recevoir devaient s'appliquer, suivant un sénatus-consulte, 
aux donations à cause de mort de la même manière qu'aux legs. (D., 39, 6, 
fr. 85, pr. et 37, pr.) — Les dispositions de la loi Falcidia, d’après une con- 
stitution de l’empereur Sévère, leur étaient applicables. (Cod., 8, 53, 2.) 
8 V.Plin., Panegyr., 31. — Pline, à propos de l’exception faite en faveur 
des plus proches parents, exception dont je parlerai plus bas, s’exprime 
ainsi : « Hæc mansuetudo legis vetcribus servabatur. Novi seu per Latium in 
civitatem, seu beneficio principis venissent, nisi simul cognationis jura im- 
petrassent, alienissimi habebantur quibus conjunctissimi fuerant. » Il ré- 
sulte bien de là que l’impôt ne s’appliqüait gas ceux qui jouissaient du droit 
de cité. 

k Dio, LV, 25. 


500 | | DROIT ROMAIN. 


expression : successions des pauvres? Les successions dont il 
est ainsi parlé paraissent avoir été celles au-dessous de cent 
mille sesterces. Nous voyons, en effet, qu’au temps d’Auguste 
on considérait comme minimes les successions inférieures à ce 
taux. La loi Papia Poppæa, par exemple, accorde au patron le 
droit de venir en concours avec les héritiers siens de l’affran- 
ci pour une part virile, à moins que le défant n'ait laissé 
plus de deux enfants ou un palrimone valant moins de cent 
mille sesterces !, | 

En ce qui touche l’autre exception signalée par Dion, il y 
a plus de difficulté. Dion, dans un autre passage, désigne les 
parents dispensés de l’impôt par cette expression : zavu 
rpocfxovtes (LXX VII, 9). Mais il n’en résulte guère d’éclaircis- 
sement; il reste toujours à savoir quels étaient au juste les 
parents compris sous ces deux expressions : mévu aouyysvéie, 
xävu mpoofxovtes. Différents systèmes one été présentés : c’é- 
taient, suivant les uns, les héritiers siens *; suivant les autres, 
les agnats %; suivant d’autres, les decem personæ que le préteur 
appelait à [a possession de biens avant le manumisseur étran- 
ger *; suivant d’autres, enfin, c’étaient les cognats exceptés par 
la loi Furiaf, c'est-à-dire les cognats des six premiers degrés, 
et au septième les enfants des petits-cousins ‘. Peut-être est-il 
téméraire de prendre parti pour l'une ou l’autre de ces hypo- 
thèses; cependant j'incline à penser, pour des raisons que je 
donnerai plus bas (p. 509), que les personnes exceptées par la 
loi Julia étaient les decem personæ. 

La loi Julia faisait-elle d’autres exceptions ? On a prétendu 
que les legs faits aux temples des dieux, et en général tous 


1 Gains, III, $ 42... Cautum est enim ea lege (Papia), ut ex bonis ejus 
qui sestertiorum nummorum centam millium plurisve patrimonium reli- 
querit et pauciores quam tres liberos habebit, sive is testamento facto, sive 
intestat mortuus erit, virilis pars patrons debeatur. 

3 Manzano, c. 23. 

3 Spanheim, Orb. Roman. I, c. 4. Londin., 1703, p. 205. 

“ Rudorff, Das testament des Dasumius. (Savigny"s Zeitschrift, t. X\E, 
p. 388.) — Les decem personæ se trouvent énumérées aux Institutes, 1II, IX, 
S 3: Sunt autem decem personæ hæ : pater, mater, avus, avia, tam 
paterni quam materni : item filius, filia, nepos, neptis, tam ex filio quam ex 
filia : frater, soror, sive consanguinei sunt, sive uterini. 

5 Klenze : Savigny’s Zeitschrift, t. VI, p. 60-67. 

6 Vatic. frag., S 301... Sic et lex Furia scripta est. eo amplius, quod illa 
lex sex gradus et unam personam ex septimo gradu excepit, sobrino natum. 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. 501 


ceux faits ad pias causas, devaient être acquittés par l'héritier 
sans déduction de l’impôt, et qu’ainsi les temples des dieux, 
les établissements de bienfaisance jouissaient d’une XéRAD Ie 
immunité. 

On s’appuie pour le soutenir sur deux inscriptions recueillies 
à Exija en Espagne sur les murs de l’église Saint-François. 
Nous voyons dans ces deux inscriptions que l'héritier a érigé 
uve statue pour obéir à la volonté du testateur, et il y est dit 
qu’il l’a fait sans aucune déduction du vingtième, sine ulla de- 
ductione, On a vu là une formule de style pour tous les legs de 
cette nature, et on en a conclu qu’ils étaient exempts de l’im- 
pôt”. Il est facile d’apercevoir qu’au contraire il s’agit de deux 
cas exceptionnels. Dans l’un l’héritier n’a fait qu'exécuter la 
volonté du testateur qui lui avait ordonné d’ériger la stalue 
sans retenir le montant de l'impôt ; dans l’autre c’est une libé- 
ralité qu’il fait volontairement en acquittant le legs sans déduire 
l'impôt. Le soin qu’on a pris de dire que le vingtième n'avait 
pas été déduit, prouve évidemment qu’en principe l'héritier 
était autorisé à le retenir, et de par conséquent il avait eu à le 
payer. 

Dans les cas où il y avait lieu à la ce iton de l'impôt du 
vingtième, cet impôt ne se déterminait pas d’après toutes les 
valeurs laissées par le défunt. 

Auguste ordonna qu’on déduisit les frais de funérailles. — La 
loi paraît s’être servie à cette occasion de lexpression sump- 
us funeris que le jurisconsulte Macer explique dans un passage 
de son commentaire rapporté au Digeste*. Cette déduction des 
frais funéraires conduisit le fisc à en prendre connaissance et 


Voici les deux inscriptions : 

‘P. Numerius . Martialis. Astigitanus . Seviralis . Signum . Panthei. Tes- 
tamento ..Fieri . Ponique . Ex . Argenti. Libris . C . Sine. Ulla . Deduc- 
tione . Jussit. (Gruter, 1, 5.) | 

Cæcilia . Trophime . Statuam . Pietatis . Testamento . Suo . Ex. Arg. 
P.C.Suo:Et.Cæcilii, Silonis . Mariti . Sui. Nomine . Poni . Jussit . D. 
Cæcilius . Hospitalis . Et . Cæcilia . D . F. Materna . Et. Cæcilia. Philete . 
Hæredes . Sine . Ulla . Deductione . XX . Posuer. (Manzano, p. 82.) 

2 Bouchaut, De l'impôt du vingtième sur les successions, p. 69. Paris, 1766. 

3 Macer, lib. I, ad legem XX hæreditatium. « Funeris sumplus accipitur, 
quidquid corporis causa, velut unguentorum, erogatum est : et si qua vec- 
tigalia sunt, vel sarcophagi, et vectura. Et quidquid corporis causa, antequam 
sepeliatur, consumptum est, funeris impensam esse existimo. » (D., fr. 37, De 
relig., XI, VII.) 


s02  PROIT ROMAIN. 


à apprécier 8 ils n’étaient point excessifs. Aussi voyons-nous 
Jes publicains auxquels avait été affermé l’impôt du vingtième 
exercer une surveillance sur les funérailles. Pline dans son 
panégyrique y fait allusion‘. On appliquait probablement ici 
les règles suivies pour l’action funeraria”?. 
On peut peuser que les fonds provinciaux appartenant à des 
citoyens romains n'entraient pas non plus en ligne de compte. 
La loi Julia, peut-on dire, eut pour but de faire peser sur les 
fonds italiques un impôt équivalent à celui que payaient les 
provinces sous le nom de fributum : dès lors elle dut rester 
complétement étrangère aux fonds provinciaux. Telle est l’opi- 
nion d’un savant allemand Huschke*. Un autre, Bachofen, 
combat vivement cette idée *. Il fait remarquer que le fributum 
et l'impôt du vingtième se distinguaient netlement lun de 
l’autre, que le tributum représentait une portion du revenu, 
impôt du vingtième une fraction du capital ou valeur totale, 
que pour déterminer cette valeur on devait tenir compte du 
tribut qui pesait sur le fonds et qui en diminuait d’autant la 
valeur, que les deux impôts pouvaient donc parfaitement se 
concilier dans la pratique, et qu’en conséquence rien n’auto- 
rise à imaginer pour les fonds provinciaux une exception 
qu'aucun texte ne nous indique. Mais suffit-il de démontrer 
que les deux impôts pouvaient se concilier dans la pratique, 
pour que l’on doive admettre qu’ils frappaient simultanément 
les fonds provinciaux ? Ne faut-il pas avant tout se reporter au 
but de la loi pour en apprécier la portée? La loi, qui s’adressait 
uniquement aux citoyens romains, ne doit elle pas, pour être 
conséquente, ne frapper aussi que le sol italique investi d'une 
immuuité d'impôt compromettante pour le Trésor ? 
La valeur totale de la fortune du défunt une fois £xée, il y 
avait à estimer les diverses parts de succession et les diverses 


1 Plin., Paneggr., c. 40. « …., Et si ita gratus heres volet, tota sepulcro, 
tota funeri serviat : nemo observator, nemo castigator adsistet. » 

3 Fr. 14,66, De religiosis, D., XI, VI. « Æquum autem accipitut êx 
dignitate ejus qui funeratus est, ex causa, ex tempore at ex bona fide : ut 
neque plus imputetur sumptus nomine, quam factum est : neque tantum, 
quantum factum est, si immodice factum est. Deberit enim haberi ratio fa- 
éultatium ejus, in quem factum est : et ipsius rei quæ ultra modum sine 
eausa consomitur. » 

8 Ueber den Census und die Steuerverfassung. 74, ne 157. 

* V. en ce sens Bachofen, Ausgewählie Lehren. (Bonn, 1848.) 


‘ IMPÔT DES SUCCESSIONS. 503 


dispositions testamentaires, afin de répartir l'impôt dû par la 
succession entière entre les divers héritiers et Jégataires. 

Une difficulté particulière se dhsot) pour les legs d’usu- 
fruit et d’aliments. 

D’après quelle base faisait-on en ce cas l'estimation ? La loi 
Jalia ne paraît point avoir édicté de règle précise, les juris- 
consultes romains combleront cette lacune, Dans un passage 
de son commentaire sur la ler vicesima hæreditatium, Æmilius 
Macer nous rapporte les règles qu'Ulpien aurait tracées à cêt 
égard. Quoiqu’elles soient bien postérieures à la loi Julia, 
nous pouvons les rapporter ici puisqu'elles n’en sont qu’une 
interprétation. Ulpien fixe le montant de l’impôt d’après la 
durée probable de la vie du légataire, et cette durée, il là dé- 
termine elle-même d’après le tableau suivant : 


Age du légataire. Durée probable de la vie. 
LA 20 52 ss 30 
20: 25 ss +5 0e 28 
25 40. : . 25 
80 35.2... 22 
35 40... 20 


60 Ds. eo 


Ce tableau a besoin d’éclaircissements pour ce qui concerne 
la période de 40 à 50 ans. Pour cette période on n’avait pas 
fixé la durée probable de la vie à un chiffre déterminé à l’a- 
vance. On prenait le nombre soixante : on en déduisait l’âge 
du légataire, et le résultat de cette soustraction diminué d’nne 
année donnait la durée probable de la vie. 

Tel est le tableau que nous rapporte Æmilius Macer en l’at- 
tribuant à Ulpien. Æmilius Macer ajoute que la pratique adopta 
un compte plus simple. D’un an à 30 ans, l'impôt était fixé 
sur le pied de trente années de jouissance. De 30 à 60 on 


1 Le passage d’Æmilius Macer rapporté au Digeste (fr. 68, ad leg. Falci- 
diam), commence ainsi : « Computationi in alimentis faciendæ hanc formam 
esse Ulpianus scribit, ut a prima ætate usque ad annum vicesimum quan- 
titas alimentorum triginta annorum computetur, ejusque quantitatis falct- 
dia præstetur. »— 11 est probable que dans le texte original, au lieu du mot 
falcidia se trouvait le mot vicesima, et qu’il y a ici une interpolation des 
compilateurs. 


504 DROIT ROMAIN. 


comptait les années que le légataire avait encore à parcourir 
pour arriver à celte dernière époque. Enfin au-dessus de 
60-ans on ne comptait que cinq années conformément au ta- 
bleau d’Uipien. 

Dans le cas où usufruit avait élé légué à une de ces per- 
sonnes morales qui ne meurent point, l'impôt était fixé au maxi- 
mum, c’est-à-dire sur le pied de trente années de jouissance. 

IL. Perception de l'impôt. — L’impôt du vingtième paraît 
avoir été affermé à des sociétés de publicains. Cela résulte de 
divers passages du panégyrique de Trajan ‘, du testament de 
Dasumius * et de plusieurs inscriptions dans lesquelles nous 
trouvons mentionnés des magistri et promagistri XX heredi- 
Latium *. Les expressions magistri et promagistri, en effet, 
désignent d’ordinaire les directeurs et sous-directeurs de socié- 
tés de publicains*. 

A côté des publicains se déployait une hiérarchie de fonc- 
tionnaires impériaux. 

En tête de cette hiérarchie étaient les procuratores hæredi- 
tatium “. Dans chaque région de l’Italie et dans chaque province 
il y avait une caisse et un bureau tenus par un procurator‘. Il 
est fait mention d’un procurator XX hæreditatium pour la Pam- 
* phylie, la Lvycie, la Phrygie, la Galatie et les îles Cyclades. 
(Muratori, 695, L.). — Pour les deux Pouis, la Bythinie et la 
Paphlagonie (Muratori, 695, 1). — Pour la Bétique et la Lusi- 
tanie ( Gruter, 434, 3). — Pour l’Espagne citérieure (Gruter, 
590, 9). — Pour la Gaule Narbonnaise et l’Aquitaine (Gruter, 
493, 1:. — Pour la Gaule Lyounaise et Belge et les deux Ger- 


4 Plin., Panegyr., c. 37 : « … Eamdem immunitatem in paternis bonis 
filio tribuit, si modo redactus esset in patris potestatem, ratus improbe et 
insolenter ac pane impie his nominibus inseri publicanum. » — C. 40 : « Ac 
ne remotus quidem, jamque deficientis affinitatis gradus, a qualibet quan- 
titate vicesimam inferre cogetur : statuit enim communis omnium parens 
summam, quæ publicanum pati possit. » 

3 «.….. Suscipiant eo nomine, aut vicensimæ pomine cum publicano, qui 
id vectigal conductum habebit.…... » (V. Savigny's Zeitschrift, XII, p. 388.) 

# Gruter, p. 426, n° 5; p. 454, n° 8. 

» Cicero, Pro Plautio, c. 32. — Ad Famail., XIII, 9. 

5 D., fr. 32, De jure fisci.— Nous trouvons aussi les expressions suivantes : 
procurator XX hæreditatium (Gruter, p. 389, n° 2), procurator XX (Gruter, 
p. 286, n° 4), procurator Aug. XX hæredit. (Gruter, p. 359, n° 3.) 


6 De là l'expression procurator Augg. slationis hæreditatium. (Grutor, 
p. 451, u° 3.) 


+ IMPÔT DES SUCCESSIONS. 50% 


manies (Gruter, 389, 2). — En Italie, nous trouvons un pro- 
eureur pour la Campanie, l’Apulie, la Calabre (Muratori, 513,2), 
un autre pour l’Ombrie, Tuscie, Picenym (Gruter, 411, 1). Enfin, 
à Rome nous voyons aussi un procuraior qui porte un nom 
spécial, procurator in urbe magister XX (Spon., Misc., p. 148), 
d’où il paraît résulter qu’il y avait à Rome une caisse centrale. 
_ Au-dessous des procuratores se trouvaient des tabularii! 
tabelliones, adjutores tabulariorum, commentarii (Gruter, 590, 

9), dispensatores (Fabretti, 37, 189), villici (Fabretti, 36, 
178), arkarü (Fabretti, 37, 181). 

On a peine à s'expliquer ce nombreux personnel d'officiers 
impériaux pour un impôt affermé. Aussi on a émis l’hypothèse 
que les officiers impériaux et les publicains s’excluaient réci- 
proquement, et que l’impôt était levé en Lalie par les publi- 
cains, dans les provinces par les officiers impériaux. Cette 
hypothèse ne peut être admise, puisque les nombreuses in- 
scriptions citées. plus haut montrent des procureurs en Italie. 
Rudorff a imaginé une autre explication’. Suivant lui, il n’y 
aurait eu de publicains qu’à Rome, en Italie et dans les pro- 
vinces, l'impôt aurait été directement levé par des officiers 
impériaux. Il se fonde sur ce qu’en Italie et dans les provinces 
on trouve des sfationes vicesimæ hæreditatium et dans ces sta- 
tions des dispensatores et eæactores. On peut aussi àrgumenter 
en ce sens d’un passage du commentaire d’'Æumilius Macer sur 
la vicesima, passage d’où 1l résulte que les procureurs ne 
peuvent point transiger sans consulter l’empereur °. Néanmoins 
l'hypothèse de Rudorff soulève de graves objections. On est 
forcé d'admettre qu'à Rome les procureurs existaient à côté 
des publicains, car dans une inscription citée plus baut il est 
fait mention d’un procurator in urbe magister XX*. Or si à 
Rome les procureurs existaient à côté des publicains, pour- 
quoi n'en aurait-il pas été de même en Italie et dans les pro- 
vinces ? On comprend après tout que des officiers impériaux 


4 Orelli, 3332... Princeps tabularius in statione XX hæreditatium in Ve- 
rona..…. 

? Rudorff, Testament des Dasumius. —Savigny’s Zeitschrift, t. XIT, p. 394. 

* Ce passage forme le fr. 13 du titre De transact. « Æmilius Macer, lib. I, 
ad legem vicesimam hæreditatium : Nulli procuratorum principis, inconsulto 
principe, transigere licet. » 

* Spon, Misc., p. 148. 


506 . DROIT ROMAIN, 


fussent nécessaires pour surveiller les publicains, recouvrer lé 
prix de leurs fermes. Quant au fragment de Macer cité plus haut, 
rien n'empêche de supposer qu’il fait uniquement allusion aux 
rapports des officiers impériaux et des publicains. 

Comment étaient garantis les droits des publicains et ceux 
de l’État ? | 

Avant de parler des garanties qui assuraïent le recouvrement 
de limpôt sur les successions, il convient de mentionner une 
disposition de la lex vicesima sur l’ouvertare des testaments, 
disposition qui avait pour but d’assurer une prompte percep- 
tion de l'impôt, et qui, à ce titre, trouve ici sa place. 

On sait comment se faisait l’ouverture des testäments. Après 
que le testament avait été déposé entre les maïns du magistrat, 
les témoins qui avaient apposé leur cachet sur le testament 
étaient convoqués par lui, et en leur présence les tablettes 
étaient ouvertes et lues. On était admis à en prendre copie, puis 
le testament revêtu d’un sceau public était déposé dans les ar- 
thives, afin qu’on pôt y recourir au besoin. La lex vicesima 
exigea que l’ouverture des testaments eût lieu immédiatement 
après la mort du testateur, statim post mortem testatoris'; et 
Paul, qui rapporte cette disposition, donne pour motif qu’il 
ne fallait point retarder la perception de l'impôt *. 

Le vingtième attribué au trésor ne le rendait point héritier 
pour ce vingtième; il n’avait point un droit de copropriété sur 
la succession. Son droit se bornait à une action personnelle 
contre les héritiers et légataires, en proportion de ce qu’ils 
avaient reçu. Quelle était cette action? On pourrait croire que 
c'était une condictio ex lege. Le fragment unique qui se trouve 
au Digeste sur cette condictio ex lege nous dit, en effet, que 
toutes les fois qu’une loi nouvelle a créé une obligation sans 
déterminer l’action par laquelle on pourrait en poursuivre l’exé- 
cution, il faut agir ex lege *. Telle ne paraît pas avoir été l’ac- 
tion des publicains. Gains nous apprend que dans la formule 


4 V. Paul, Sent., lib. IV, t. VI, De vicesima. — Paul ajoute que les rescrits 
interprétèrent diversement cette disposition, les uns fixant un délai de trois 
jours, les autres un délai de cinq. 

3 V. Paul, Sent., ibid. : « Nec enim oportet testamientum heredibus aut 

egatariis aut libertatibus, quam necessario vectigali moraïn fieri. » 

8 « Si obligatio lege nova introducta sit, nec cautum eadem lege, quo 
genere actionis experiamur, ea lege agendum est.» (D., fr. unic., De con- 
dict. ex lege, XIII, 1H.) 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. 507 


donnée au publicain le contribuable était condamné à payer la 
même somme que s’il y avait eu réellement prise de gage‘. Il 
résulte de là que l’action donnée au:publicain était une actio 
fctiha, imitée d’une des actions de la loi, la pignoris capio. 
Cette ancienne legis actio n’existait très-probablement plus en 
lan 759, date de la loi Julia*; mais la fiction survécut à la 
réalité. 

1] avait aussi été donné des garanties à PÉtat contre ses fer: 
miers. 

1° Tous les biens présents et futurs des publicains lui étaient 
täcitement engagés. La loi Julia vicesimaria contenait sur ce 
point une disposition spéciale, ainsi que cela résulte d’un frag- 
ment de jure fisci, dont la restitution est due à Bôcking *. 2° La 
loi Julia imposait aux publicains la nécessité de fournir des 
eautions qui étaient aussi tenues sur tous leurs biens. Gains 
nous dit même à ce sujet que la lex vicesima hæreditatium 
avait écarté Ja limitation établie par la loi Cdrnelia. Cette loi 
défendait que la même personne pôt s’obliger pour le même 
débiteur, envers le mème créancier dans la même annéé, at 
delà d’une certaine somme*, L'intérêt du trésor public l’emt 
porta sur la considération qui avait inspiré celte règle. 


$ 3. — De l'impôt des successions sous les successeurs d’Auguste. 


La loi Julia resta toujours la règle en cette matière; mais elle 
reçut sous les successeurs d’Auguste quelques modifications 
Ces modifications se rattachent aux règnes de Nerva, de Tra- 
jan, d’Adrien Caracalla et de Macrin*. Je les signalerai en sui- 
väot l’ordre chronologique. 


1 Gaius, IV, $ 32 : altem in ea forma quæ publicano proponitur, talis fic- 
tio est, ut quanta pecania olim, si pignus captum esset, id pignus is a quo 
captum erat luere deberet, tantam pecuniam condemnetur. » 

2 Gaius, IV, & 30. — V. Bonjean, Traité des actions, t. 1, p. 409. 

3 « Bona eorum qui cum fisco contrahunt, lege vicesimaria velut pignoris 
jure fisco obligantur, non solum ea quæ habent, sed ea quoque quæ postea 
habituri sunt. » (V. le Corpus juris antejustinianei de Bonn, fragm. 5, De 
jure fisci.) 

» Gaius, 111, $ 124 : « Sed beneficium legis Corneliæ omnibus commune 
est : qua lege idem pro eodem apud eumdem eodem anno vetatur in am- 
-pliorem summam obligari creditæ pecuniæ quam in XX millia..…. » 

1bid., 6 125 : « Et adhuc lege vicesima hæreditatiom cavetur, ut ad 
eas satisdationes quæ ex ea lege proponuntur, lex Cornelia non pertineat. » 

5 Nous lisons à la vérité dans Suétone que Néron abolit ou diminua Îes 


508 . DROIT ROMAIN. 

1° Nerva. | 

La loi Julia, ainsi que je l’ai dit plus haut, avait dispensé de 
l'impôt certains proches parents. Cette disposition supposait 
une parenté reconnue par le droit civil; elle supposait donc le 
connubium du père et de la mère au temps dela conception. 
En conséquence la dispense ne s’appliquait pas aux familles 
des esclaves gratifiées de la liberté ; elle ne s’appliquait pas 
pon plus aux familles des pérégrins élevés au droit de cité par 
la grâce du prince, ni aux Latins arrivés au titre de citoyen 
par les voies spéciales qui leur étaient ouvertes*. Ces parvenus 
du droit de cité, novi cives, ne jouissaient d’aucune dispense, 
s’ils n’avaient en même temps obtenu par privilége spécial les 
droits de famille, jura cagnationis . Telle était la loi Julia. 

Cette règle conserva toujours sa force pour les cognations 
serviles; mais en ce qui concernait les Latins ou pérégrins 
nouvellement admis au droit de cité, elle était destinée à s’ef- 
facer peu à peu:— Nerva lui porta la première atteinte. Il éta- 
blit que les enfants succédant à leur mère et les mères succé- 
dant à leurs enfants ne payeraient aucun viugtième, quoique 
avec le nom de citoyens romains ils n’eussént.pas reçu les 
droits de famille. Il décida de même pour les fils qui succéde- 
raient à leur père , pourvu qu’ils fassent sous la puissance pa- 
ternelle *. Ce dernier point demande explication. Pline présente 


plus durs impôts: « Graviora vectigalia abolevit aut minuit.(Suet., in Nerone, 
c. 10.) Mais ces réformes ne paraissent pas s’être étendues à la vicesima ; elles 
ne regardent que le cinquantième du prix des marchandises, principalement 
des esclaves, et les autres exactions illicites. Cette interprétation se trouve 
confirmée par un passage de Tacite (Ann., lib. XIII, cap. 51) : « Manet tamen 
abolitio quadragesimæ, quinquagesimæque, et que alia exactionibus illicitis 
nomina publicani invenerunt. » 

3 Pr. 1, De serv. cogn. : « lilud certum est, ad serviles cognationes illam 
partem edicti, quä proximitatis nomine bonorum possessio promittitur, non 
pertinere; nam nec ulla antiqua lege talis cognatio computabatur. » (Inst., 
II, tit. 7.) 

3 V. Gaius, I, $ 96. — Ulp., reg. III. 

3 « Novi seu per Latium in civitatem, seu benefcio printipis venissent, 
nisi simul cognationis jura impetrassent, alienissimi habebantur quious con- 
junctissimi fuerant. » (Plin., Panegyr., 31.) 

+ «lgitur pater tuus sanxit ut quod ex matris ad liberos, ex liberorum 
bonis pervenisset ad matrem, etiamsi cognationum jura non recepissent, 
quum civitatem adipiscerentur, ejus vicesimam ne darent. Eamdem immu- 


nitatem in paternis bonis filio tribuit, si modo redactus esset in patris potes- 
tatem, » (Plin., 1b1d.) 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. 509 


ce qui fut décidé pour le fils comme une innovation; en effet, 
c'en était une. La redactio in patriam potestalem, accordée par 
l’empereur en même temps que le droit de cité, ne faisait point 
que le connubium eût existé précédemment entre le père et la 
mère, et n’avait pas par conséquent pour effet d'établir entre le 
père et le fils cette cognation légitime, qui, seule, était dispen- 
sée par la loi Julia‘. Nerva décida que la redactio in patriam 
potestatem suffirait pour faire dispenser le fils de V por 

2° Trajan. 

Le fils adoptif de Nerva se montra encore plus favorable aux 
novt cives. Il dispensa de l’impôt le père succédant à son fils, et 
décida que le fils serait aussi toujours dispensé de l’impôt par 
rapport à la succession de son père, retranchant ainsi la ré- 
serve mise par Nerva, « si modo redactus esset in patriam 
» potestatem?. » Il dispensa même de l’impôt le frère succédant 
à la sœur, et réciproquement, le petit-fils ou la petite-fille suc: 
cédant à leur aïeul ou aïeule, et réciproquement *. En un mot, 
Trajan dispensa de l’impôt toutes les personnes comprises dans 
les decem personæ. , 

Cette remarque a son importance ; elle semble nous PP 
la portée de l’exception faite par la loi Julia en faveur des pro- 
ches parents. Il s’agit, en effet, d'étendre aux novt cives l’ex- 
ception faite par certains parents. De quels parents s’occupait- 
on? De ceux qui rentraient dans la classe des decem personæ. 


t Le connubium produit la patria potestas. (Gaius, I, 6S 56, 57, 88.) Mais 
il ne s’ensuit pas que la patria potestas puisse faire exister rétroactivement 
le connubium. Le fr. 46, au Dig., De adopt. (1, 7), prouve bien qu’il n’en était 
pas ainsi : « In servitute mea quæsitus mihi filius in potestatem meam re- 
digi beneficio is potest, libertinum tamen eum manere non dubi- 
tatur.-» 

3 « ….. Adde quod, quum divus Nerva sanxisset, utin paternis bonis liberi 
aecessitate vicesimæ solverentur, congruens erat camdem immunitatem pa- 
rentes in liberorum bonis obtinere. Cur enim posteris amplior honor quam 
majoribus haberetur? Curve non retro quoque recurreret æquitas eadem P 
Tu quidem, Cæsar, illam exceptionem removisti, si modo filius in potestate 
patris fuisset, intuitus, opinor, vim legemque naturæ, quæ semper in ditione 
parentum esse liberes jussit, nec uti inter pecudes, sie inter homines potes- 
tatem et imperium valentioribus dedit. » (Piin., Panegyr., 38.) 

3% « Nec vero contentus primum coguationis gradum abstulisse vicesimæ, 
secundum quoque exemit , cavitque ut in sororis bonis frater, et cuatra, in 
patris soror, atque avus, avia in neptis nepotisque, et invicem illi, serva- 
rentur immunes. » (Plin., Panegyr., 39.) 


510 DROIT ROMAIN. 


C’est donc à cette classe de personnes que 8 LL spires la 
dispense. | 

Trajan étendit le bénéfice de ces dispositions à à ceux quiavaient 
hérité avant l’édit, et n’avaient point encore acquitté l’impôt’. 

Cet empereur fit encore d’autres réformes : 1° Il. détermine 
à nouveau quelles successions devraient être considérées comme 
pauvres, et en conséquence dispensées de l’impôt. Il est vrai- 
semblable que Trajan se montra plus généreux qu’'Auguste, et 
qu’il étendit plus loin l’exemption de l’impôt. Mais dans quelle 
mesure ? Nous ne pouvons rien dire de certain. Pline (Paneg., 
c. 40) dit seulement ceci : « Statuit enim communis omnium 
parens summam, quæ publicanum pati possit. » 2° Trajan dé- 
fendit aux publicains de s’immiscer dans les funérailles ?. 

On va voir que les successeurs de Trajan cherchèrent à re- 
gagner les avantages ts | 

3° Adrien. 

Au règne d’Adrien se Rs sportont un rescrit et un édit relatifs 
à noire sujet. | 

Le rescrit a peu d'importance. Empranté. au jurisconsulte 
Macer, dans son commentaire sur la vicesima, il forme au Digeste 
le 37° fragment du titre De religiosis. D’après ce rescrit, les 
dépenses faites pour orner un tombeau de colonnades ne de- 
_vaient point jouir de l’immunité accordée aux frais funéraires *. 

L’édit contenait des dispositions beaucoup plus importantes. 
Il se composait de deux parties. | 

L'une se rapportait à l’immunité que Nerva et Trajan avaient 
accordée aux citoyens nouveaux créés par la grâce impériale *. 
Nerva, nous l’avons vu, n’avait dispensé les enfants de payer 


1 Plin., Panegyr., 40 : « Additum est ut qui ejusmodi ex causis in diem 
edicti vicesimam deberent, nondum tamen intulissent, non inferrent. » 

. 3 Plin., tbid. : « Carebit onere vicesimæ parva et exilis hereditas; et si ita 
gratus heres volet, tota sepulcro, tota funeri serviet : nemo observator, nemo 
castigator adsistet..…. » 

5 « Monumentum autem sepulchri id esse, divus Hadrianus rescripsit, 
quod monumenti, id est, causa muniendi ejus loci factum sit, in quo corpus 
impositum sit. Itaque si amplum quid ædificari testator jusserit, veluti in 
circuitum porticationis, eos D funeris causa mon esse. » (Fr. 37, S1, 
D.; XI, 7.) 

" + Aussi Gaius parlant de l’édit d’Adrien s rineGila ainsi : « .….. Quod 
proposuit de his qui sibi liberisque suis.ab eo civitatem Romanam petchant » 


(, $ 56.) 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. #11 


la vicesima pour la succession de leur père que s’ils étaient in 
patris polestate, Mais’ Trajan avait supprimé cette condition, 
Adrien la rétablit, et décide que la redactio in patriam potesta- 
tem n'aura lieu qu'en connaissance de cause, après mür exa- 
men, surtout lorsqu'il s’agit d’enfahts impubères et absents !, 
La seconde partie de l’édit d’Adrien établit pour les héritiers 
un moyen prompt et efficace de se faire mettre en possession 
des choses héréditaires. L’héritier qui présenterait un testament 
régulier en la forme, et le ferait ouvrir conformément à la loi, 
devait, d’après l’édit, être immédiatement envoyé en posses- 
sion ?, et cela lors même que le testament serait attaqué comme 
faux, révoqué ou inutile *. Cette disposition se rattachait à l’im- 
pôt sur les successions. Justinien nous dit que l’édit fut rendu 
sub occasione vicesimæ partis hœæreditatis'. — Mais comment 
s'y ratlachait-elle? 11 est probable que l’envoi en possession 
était subordonné au payement de l’impôt; l’édit eut pour but 
de provoquer ce payement. Auparavant, la perception de l’irm+ 
pôt se trouvait souvent soumise à des retards fâcheux pour le 
fisc; s’il s ’engageait un procès sur la validité du testament, sur 
la capacité de l'héritier, etc., elle était ajournée jusqu’à sa solu« 
tion. Adrien voulut remédier à cet inconvénient. L’héritier 
inscrit pourra toujours demander la missio in possessionem , 
alors même qu’on allécuerait que le testament est faux, pourvu 


4 Gaius, 1, $ 93 : « Si peregrinus cum fliis suis civitate Romana donatus 
fuerit, non aliter filii in potestate ejus fiunt quam si imperator eos in potes- 
tatem redegerit : quod ita demum is facit, si, causa cognita, æstimaverint 
hoc filiis expedire : diligentius atque exactius vero causam cognoscit de im 
puberibus absentibusque et hæc ita edicto divi Hadriani sigoificantur. » 

2 On lit dans la constitution de Justinien, De edicto div. Had. iollendo, 
1, 3: « Antiquitatis nihilominus et aliis omnibus quæ circa repletionem vel 
interpretationem ejusdem edicti promulgata sunt, sancimus, ut si quis ex 
asse vel ex parte institutus, competenti judici testamentum ostenderit no 
cancellatum, neque abolitum, neque ex quacunque suæ formæ parte vitia- 
tum sed quod in prima figura sine omni vituperatione appareat, et deposi- 
tionibus testium legitimi numeri vallatum sit, mittatur quidem in posses- 
sionem..... » — Et Paul, d’un autre côté, nous dit : « In eo testamento quod 
nec ut oportuit oblatum, nec publice recitatum est, heres scriptus in posses- 
sionem mitti frustra desiderat. » (Paul., Sentent., I], V, S 17.) 

3 Paul., Sent., lib. IL, tit. V,S 14 : « Sive falsum, sive ruptum, sive irrie 
tum dicatur esse testamentum, salva corum disceptatione, scriptus heres in 
possessionem mitti desiderat. » , 

La loi 3, De edicto div. Had. toll. commence ainsi : e Edicto divi Hadriani 
quod sub occasione vicesimæ partis hæreditatis introductum est. » 


#12 , DROIT ROMAIN. 


que l'impôt soit immédiatement payé. La missio in possessionem 
ayant pour but d'assurer une prompte perception de l'impôt, il 
était naturel de décider qu’elle ne pourrait être demandée que 
dans un certain délai, Aussi voyons-nous qu’elle devait être 
demandée dans l’année, c’est-à-dire dans la période nécessaire 
pour l’accomplissement de l’usucapio lucrativa (Glius, II, 
6$ 52, 53). L’année une fois écoulée, l’héritier institué n’avait 
point perdu tous ses droits; Adrien supprima même l’usucapio 
lucrativa. (Gaius, id., $ 57.) Mais l'héritier n’ayant plus le 
bénéfice de l’envoi en possession avait à se porter demandeur, 
par une action en pétition d'hérédité , contre cena qui aurait 
pris possession ?. 

L’accélération qu'Adrien avait nd net en vue aurait 
été compromise, si un appel avait pu être interjeté contre l’or- 
donnance d'ouverture du testament ou la missio in possessionem. 
Adrien défendit cet appel *. Une amende de 20 livres d’or fut 
même prononcée plus tard contre le juge qui souffrirait l'appel 
et les parties qui l’interjeteraient *. 


| La législation se montre ainsi très-préoccupée des retards 


que pourrait susciter le mécontentement d’une famille écartée 
par le HsRmenRe 


L paul. Sent., lib. II, tit. VI, 1, 16 : « Scriptus heres, ut statim in pos- 
sessionem mittatur, jure desiderat : hoc post annum impetrare non poterit. » 

2 Ilen était ainsi, même dans l’année, pour les choses que le défunt n’a- 
vait pas possédées mortis tempore. (Paul., Sent., III, 5, 18.) 
© 8 Fr.7, pr., De appellat. recip. vel non (D., XLIX, 5) : « Si res dilationem 
mon recipiat, non permittitur appellare, ne vel testamentum aperiatur, ut 
divus Hadrianus constituit..…., neve scriptus heres in possessionem indu- 
catur. » 

& Cod. Theod., XI, tit. XXXVI, 26. Impp. Gratianus, Valentianus, et 
Theodosius ad Hypatium : « Quisquis, ne voluntas diem functi testamento 
scripta reseretur, vel ne hi quos scriptos patuerit, heredes edicti per divum 
Hadrianum conditi beneficium consequantur, ausus fuerit provocare, inter- 
positamque appellationem cujus de ea re notio erit, recipiendam esse credi- 
derit, viginti librarum auri mulctæ, et litigatorem qui tam importune appel- 
laverit, et judicem qui tam ignave conniventiam adhibuerit, involvat. » 

5 Ce danger sert de texte à une amplification oratoire que les recherches 
de Mai ont rendue à la lumière : « Filius exheredatum se suspicabitur? pos- 
tulabit ne patris tabulæ aperiantur. Idem filia postulabit, nepos, abnepos, 
frater, consobrinus, patruus, avunculus, amita, matertera, omnia necessi- 
tudinum nomina hoc privilegium invadent, ut tabulas aperiri vetent, ipsi pos- 
séssione jure sanguinis fruantur. Causa denique Romam-emissa, quid eveniet? 
Heredes scripti navigabunt, exheredati autem in possessione remanebunt, 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. p13 


L’édit d’Adrien supposait un testament écrit. Mais ses dispo- 
sitions furent, selon toute apparence, étendues au testament 
oral. La possession de biens secundum tabulas pouvait être de- 
mandée aussi bien en vertu d’un testament oral que d’un testa- 
ment écrit. (L. 2, de bonor. possess. secund. tab. C. VI, 11.) Il y 
a donc lieu de penser qu’on fut admis aussi bien dans un cas 
que dans l’autre à obtenir la missio in possessionem ex edicto 
divr Hadriani. 

4° Caracalla. 

Sous cet empereur, l'impôt sur les successions prit de nou- 
velles proportions. 

_ Du vingtième l’impôt fut porté au dixième, et étendu à toutes 
les donations en général‘. Les dispenses qui avaïent été accor- 
dées à raison de la parenté furent abolies. Enfin, le titre de 
citoyen, conféré à tous les provinciaux, étendit sur l'empire 
entier un impôt qui, jusque-là, n’avait guère atteint que l’Italie®. 

5° Macrin. 

Le successeur de Caracalla se montra plus modéré que lui. 

L'impôt fut ramené au taux du vingtième’. Macrin se souve- 
nait sans doute de ce précepte de Tibère, que nous rapporte 
Suétone : « Boni pastoris esse tondere oves, non deglubere (in 
Tiber., c. 32), 

A partir de l’empereur Macrin, l'impôt sur les succéssions ne 
paraît avoir subi aucune modification importante, jusqu'au mo- 
ment où il disparut. Il reste à rechercher le moment et les 
causes de sa suppression. C’est le côté le plus obscur du sujet. 

Il est certain que l’impôt était encore en vigueur sous Valens, 


diem de die ducent dilationes petentes, fora variis excusationibus trahent. 
Hiemps est, et crudum mare hibernum est, adesse non potuit. Ubi hiemps 
præterierit, vernæ tempestates incertæ et dubiæ moratæ sunt. Ver exactum 
est? Æstas est calida, et sol navigantes urit, et homo nauseat, aut volnus 
sequitur : poma culpabuntur et languor CREURROIDE » (Frontonis opp., éd. 
Francf., Il, 277-278.) 

4 On peut présumer qu'avant Caracalla les donations à cause de mort, 
qui sous tant de rapports furent assimilées aux legs, furent comme eux as- 
sujetties à l'impôt. Mais rien n’indique qu’avant Caracalla les autres dona- 
tions y aient été soumises. À partir de Caracalla, il paraît en avoir été au- 
trement, car Dion nous dit que le dixième fut exigé : drèp Ôwpeä néons. 
(Dio, LXX VII, 9.) 

* La concession aux peregrini du titre de citoyen fut une mesure fiscale. 
C’est le but que Dion lui attribue. (Dio, LXXVI.) | 

*# Dio, LXXVIIT, 12. 

XIV. 88 


Si4 DROIT ROMAIN: 


car une inscription, qui se rapporte au règne de cet empereur, 
donne à un certain Vocontius le titre de Procurator XX hœre- 
ditatium . 

On ne sait, au juste, combien de temps l’impôt survécut à 
Valens, et par qui il fut aboli. 

Suivant Alciat, l’impôt du vingtième aurait été supprimé par 
l'empereur Gratien. Alciat se fonde sur un passage d’Ausone, 
qui, en louant la bienfaisance de Gratien, le félicite d’avoir 
surpassé Trajan et les Antonins. Alciat, voyant que Trajan 
avait allégé sous certains rapports l’impôt des successions, en 
conclut que Gratien l’abolit tout à fait?. Cette opinion d’Alciat 
est trop hasardée pour qu’on puisse l’admettre. Dans le passage 
d’Ausone, cité par Alciat, il ne s’agit que de remises faites par 
Gratien, de reliquats d'impôts, de condonatis residuis tributorum. 
Tout ce qu’on pourrait en conclure, c’est que Gratien, comme 
Trajan , fit remise de leur dette à ceux qui n’avaient point ac- 
quitté l’impôt sur les successions. Encore rien n’autorise-t-il 
à supposer une mesure particulière à la vicesima hœreditatium. 
Ausone parle d’une manière générale Fe remises de l’arriéré 
des impôts. 

Rien donc ne prouve que la vicesima hæreditatium ait été 
abolic par Gratien. On pourrait même croire quelle lui survécut 
longtemps. Plus d’un siècle après, sous l’emperèur Justin, on 
trouve une loi qui pourrait être regardée comme une preuve de 
son maintien. La loi Julia, nous l’avons vu, avait dispensé les 
successions des pauvres, c’est-à-dire, selon toute apparence, 
les successions au-dessous de 100,000 sesterces. Or, nous 
voyons au Code une constitution de Justin, qui, reproduisant 
cette distinction, traite d’une manière particulière les succes- 
_ sions au-dessous de centum aurei, somme qui, au temps de 


1 Gruter, 286, 4. 

# Alciat., lib. II], Dispunct., cap. 6. — Voici le passage d’Aüsone sur le- 
quel il se fonde. « Vel illud unum cujusmodi est de condonatis residuis tri- 
butorum? Quod tu quam cumulata bonitate fecisti? Quis unquam impera- 
torum hoc proviuciis suis aut uberiore te indulgentia dedit, aut certiore 
securitate prospexit, aut prudentia certiore munivit? Fecerat et Trajanus 
olim : sed partibus retentis non habebat tantam oblectationem concessi de- 
biti portio quanta suberat amaritudo servati, Et Antoninus indulserat sed 
imperii non benefcii successor invidit, qui ea documentis tabulisque populi 
condonata repetivit. » (Auson., ad Gratian. imperat. discipulum grat. act. 
proconsul., n° 406.) | 


IMPÔT DES SUCCESSIONS. 515 


Justin, avait remplacé dans la législation celle de 100,000 ses- 
terces !, Cette constitution de Justin, si elle se rapportait à l’im- 
pôt des successions, prouverait qu’au temps de cet empereur il 
existait encore ; mais elle semble plutôt avoir eu trait à d’autres 
règles pour lesquelles il était aussi tenu compte de l'importance 
de la succession. 

Dans tous les cas, l’impôt sur les successions ne survécut 
pas à Justinien. Dans la loi 3 au Code de edicto divi Had. tol- 
lendo (VI, 33), Justinien abolit l’édit rendu par Adrien, à l’oc- 
casion de la vicesima, sub occasione vicesimæ, édit dont il a été 
parlé plus haut (V. p. 511). Etil en donne pour motif que l’édit 
fait naître une foule de difcultés, parce qué l’impôt du ving- 
‘tième, auquel se rattache cet édit, a disparu, quia ef vicesima 
hœreditatis eæ nostra recessit republica. Cujas, se fondant sur 
ce texte, a pensé que l'impôt avait été aboli par Justinien lui- 
même*, Il faudrait effectivement rapporter à cette époque l’a- 
bolition de la vicesima, si la constitution de Justin, citée plus 
haut, y avait trait. Mais si, comme je l’ai pensé, elle ne s’y 
applique point, toute induction nous manque pour déterminer 
exactement l’époque de ce changement. Il est peu probable 
qu’il soit dû à Justinien. Cet empereur ne manquait point de 
revendiquer à toute occasion le mérite des innovations dont il 
était l’auteur. 

On se demande comment le fisc romain put se priver de cette 
ressource à une époque où le Code Théodosien nous le montre 
aux abois, à une époque où il est réduit à écraser là propriété 
foncière sous des charges qui amènent l’abandon de la culture 
ét la désolation des populations rurales. L’explication est peut- 
être dans le système même qui produisit ces charges excessives. 
Je suis porté à croire que l’impôt des successions disparut, 
parce qu’on le fondit dans l’impôt annuel. On demanda à la 
propriété ce qu’on cessait de puiser de ce côté. Ce fut la consé- 
quence, je le répète, d’un système bien mal inspiré, mais qui 
se dessine dans toute la législation fiscale du temps. L'empire 
én vint à reverser successivement sur la propriété foncière tout 


1 L, 23, C., De test., VI, 23. — Justinien nous dit positivement que l’au- 
teus était compté pour 1,000 sesterces. « Sic enim legis Papia summam in- 
terpretati sumus, ut pro mille sesterciis unus aureus computetur. » (S 3, De 
success. libert., Inst., III, 7.) 

? Cujas., ad leg. 17, De verb. signif., D 


516 _ DROIT ROMAIN. 


le poids des charges publiques. L'assiette savante qui avait été 
donnée à l’impôt foncier présentait des facilités de recouvrement 
qui séduisirent. On vit là, sans doute, une simplification ; idée 
funeste, qui eut les plus désastreuses conséquences. On taris- 
sait ainsi la richesse, qui est la source de toutes les autres. 

La vicesima n’existait donc plus quand les barbares s’établi- 
rent sur les ruines de l’empire romain. Eût-elle éxisté encore, 
elle ne se serait pas maintenue, pure: tout le régime fiscal de 
l'empire fut alors bouleversé. | 

Au moyen âge on voit renaître des droits de mutation. Mais 
ils ne viennent point d’une tradition romaine. Ils tirent leur 
raison du système féodal. La propriété tenue d’un seigneur doit 
être reprise de lui toutes les fois qu'elle change de possesseur, 
car ce n’est en quelque sorte qu’un usufruit qui se renouvelle. 
De là ces droits de relief, de quint, de lods et vente, qui se per- 
cevaient sur les fiefs et les censives. Le produit de ces droits 
ne restait point entièrement aux mains des seigneurs, une 
bonne partie allait au fisc royal; car, de diverses manières, le 
domaine était entré en possession d’une immense quantité de 
censives et de fiefs. Mais le trésor royal ne prélevait ce tribut 
que sur les terres relevant du roi, à l'un ou l’autre de ces titres. 

Les besoins de l’État firent au dernier siècle imaginer un 
droit de mutation d’une portée bien plus large, l’impôt du cen- 
tième denier. Son établissement fut une des mesures fiscales 
que nécessitèrent les désastres de la fin du règne de Louis XIV. 
En juillet 1704, tous actes translatifs de propriétés immobilières 
furent assujettis à une insinuation donnant lieu à une taxe du 
centième de la valeur. Les mutations par succession testamen- 
taire ou abintestat furent soumises à une déclaration servant de 
base à un droit semblable. Les successions .ou donations en 
ligne directe furent exceptées. 

Tel est le vrai point de départ des droits de mutation qui 
forment aujourd’hui une des plus riches ressources de l'État. 
L’impôt qui frappe les successions n’a pou le caractère spé- 
cial qu'avait la vicesima des Romains. Il n’y en a pas moins un 
rapport de ressemblance. Il serait intéressant de pousser plus 
loin le rapprochement, et de comparer dans ses détails l’orga- 
nisation donnée à cet impôt par le droit romain et par le nôtre. 
Il serait intéressant de voir comment ont cté résolues, par l’un 
et l’autre droit, tant de questions délicates qu’un tel impôt fait 


‘ EXCUSES. 17 


naître. Malheurensement nous manquans des éléments de com- 
paraison. 

Le peu que nous savons des règles es à la vicesima ne 
permet autre chose qu'un rapprochement superficiel, que le 
lecteur est en état de faire lui-même. Le droit romain n’apporte 
point ici le secours précieux que nous y trouvons pour tant 
d'autres matières de notre propre droit. L. M. DE VALROGER. 


DES EXOUSES EN DROIT CRIMINEL. 


Par M. Arthur DEssannins, avocat à la Cour impériale de Paris, 
docteur en droit. 


PREMIER ARTICLE, 
L 


La théorie des excuses est une des moins étudiées et des plus 
intéressantes de notre législation pénale. 

Qu'est-ce qu’une excuse dans la langue du droit criminel? 
Car il n’y a pas excuse, comme on pourrait le croire, toutes les 
fois que les tribunaux criminels atténuent ou di 4 Ja 
peine. 

Cet homme doit être emprisonné pour dettes; un officier pu- 
blic l’arrête. La justice vient d’ordonner une saisie ; un officier 
public l’exécute. La Cour d’assises a condamné à mort un 
assassin, un parricide, un empoisonneur ; le sang coule sur la 
place publique. Il y a là violation de la liberté, violation de la 
propriété, homicide; mais quel homicide et quelle violation? 
La loi parle, et l’agent de l’autorité s’avance pour obéir. Est-ce 
une excuse, cet ordre de la loi? Non, sans doute, car cet agent 
de l’autorité c’est la loi vivante, et la loi n’a pas besoin de s’ex- 
cuser. La sociélé ne peut pas dire à ses agents : Vous m'avez 
obéi, donc je vous excuse. Elle leur dit : Vous qui m’avez obéi, 
je vous justifie. De même pour la lévitime défense. La légitimité 
de la défense est-elle hors de doute? L'acte commis en état de 
légitime défense est conforme au droit. Voilà une première 
classe de faits qu’on peut appeler justificatifs. Descendons d’un 
degré. Des faits justificatifs passons aux faits non imputables. 


518 DROIT CRIMINEL. 


L’imputabilité peut disparaître sans que la loi justifie l'acte. 
Voici un vol, un viol, un meurtre ; c’est un fou qui l’a commis. 
Le fou n’a plus la conscience de son action, mais la loi ne la 
déclare pas conforme au droit. Cet homme n’est pas coupable, 
parce qu’il n’avait ni sa raison morale ni sa liberté; mais il 
n’est pas justifié. Même remarque pour les actes commis en état 
d'ivresse, si l'ivresse est accidentelle et altère complétement la 
liberté , ou pour les actes commis en état de somnambulisme, 
puisque la justice humaine n’a ni les moyens, ni le besoin, ni 
le droit de s’enquérir des actions commises pendant le sommeil. 

Dans ces diverses hypothèses, il n’y a pas encore d’excuse. 
J'ai procédé par éhminatian. Pourquoi mettre à part les cas de 
non-imputabilité? Ma réponse est simple : L’excuse suppose 
l’imputabilité. Mais parmi les circonstances qui peuvent entrai- 
ner soit une diminution, soit une exemption de peine, les unes 
sont déterminées par la loi, les autres par le juge. Or, si la 
Jangue du droit criminel est bien faite, la diversité des mots 
marque la diversité des idées, On réserve le nom d’excuses aux 
circonstances absolutoires ou atténuantes prévues et détermi- 
nées par la loi. C’est le langage de notre droit pénal français, 
et ce langage est parfaitement conforme aux données de la 
science. 

Les excuses , comme on le voit, sont absolutoires ou atté- 
nuantes. 

Ces deux mots liés ensemble : « excuse absolutoire, » em- 
porteraient contradiction, si la législation pénale pouvait être 
fondée sur l’idée de justice absolue. Mais l'intérêt social doit se 
combiner avec la justice. Là où la nécessité de frapper dispa- 
raît, la société n’a plus le droit de frapper. Voilà le germe de 
l’excuse absolutoire. | 

Mais il importe de bien limiter le sens du mot. M. Ortolan, 
dans ses Éléments de droit pénal, veut diviser les excuses en 
deux classes; les unes influeraient sur la culpabihité absolue, 
les autres sur la culpabilité individuelle. L'excuse de la mino- 
rité par exemple , qui s’applique indistinetement à tous les mi- 
neurs de seize ans, influe sur la culpabilité abstraite ou absolue; 
au contraire, quand le législateur édicte une peine et laisse au 
juge une certaine latitude pour l’application de cette peine aux 
cas spéciaux, si le juge applique le minimum , les faits de na- 
ture à provoquer cette indulgence devraient, d’après l’éminent 


EXCUSES. 519 


criminaliste, être rangés parmi les cas d’excuse. Le sens du 
mot, à notre avis, doit être encore plus restreint. Si la loi punit 
un délit d’un emprisonnement qui varie de deux ans à cinq 
‘ans, le juge, qu’il applique le maximum ou le minimum de la 
peine, applique purement et simplement la loi. Ces prétendus 
cas d’excuse auraient plutôt quelque analogie avec les circon- 
slances atténuantes ; le juge reste maître d’adoucir ou non ia 
pénalité. Dans les cas d’excuse, il.n’en est pas de même; si le 
fait est constant, la loi parle, et le juge obéit. 

On voit que le législateur a deux partis à prendre. 

Il peut, en déterminant lui-même les cas où la peine doit 
être atlénuée ou supprimée, multiplier les cas d’excuse. 

Il peut se fier plus complétement au juge, et renoncer à fixer 
les cas d’excuse ou les fixer avec une très-grande réserve. 

Ainsi une législation républicaine qui confère le pouvoir 
judiciaire, au grand criminel, à des juges citoyens, entendra 
laisser au jury la plus grande latitude, et ne songera guère à 
organiser un système d’excuses. Au contraire, une législation 
monarchique, conçue dans un autre esprit, se fiera moins au 
pouvoir judiciaire. Ceux qui participent à l’exercice de ce pou- 
voir ne statueront que sur un fait prévu par la loi. 

Toutefois, cette réflexion ne s’applique pas aux temps où le 
droit criminel n’est pas encore régularisé par la codification. 
Rien de plus évident. Comme on ne conçoit pas un système 
où la même peine serait inflexiblement appliqnée à tous les cas 
du même délit, malgré les nuances diverses de la culpabilité, 
le juge , aux époques antérieures à la codification , sera néces- 
sairement investi d’un immense pouvoir. Que si, par hasard, 
un statut vient régler un point spécial du droit criminel, l’in- 
fluence des habitudes générales de la législation pénale se fera 
sentir encore, et le juge sera rarement abstreint à conformer 
sa sentence au texte inévitable de la loi, Cependant, même à 
ces époques, on pourra trouver dans quelques règlements par- 
ticuliers l’ébauche d'une théorie des excuses. 


IL. 


Je dirai quelques mots des excuses dans notre ancien droit 
français et dans les lois de la révolution. 


Les peines étaient de trois sortes dans notre ancien droit 


LS 


B20 DROIT CRIMINEL. 


criminel : 1° légales; 2° fondées sur l'usage; 3° arbitraires‘. 

Peines légales. Jousse pose d’abord cette règle, que les juges 
ne peuvent augmenter ni diminuer les peines légales; puis il 
déclare que la loi laisse la proportion de la peine à l’arbitrage 
des juges. Ceux-ci « peuvent, selon les circonstances de chaque 
» action et suivant l’atrocité ou la légèreté du crime, augmenter 
» ou diminuer la peine, et la faire passer, pour ainsi dire, par 
» tous les différents degrés qu’il y a entre l’absolution et Îa 
» peine établie par la loi. » 

Peines fondées sur l’usage. La femme qui assassinait son mari 
était « condamnée à mort, à avoir le poing coupé, son corps 
» mort brûlé et les cendres jetées au vent. » C’était là une peine 
fondée sur l'usage. Jousse n’est pas moins explicite : « Quoique 
» ces peines soient déterminées par l’usage, et qu’elles soient 
» fondées sur le droit commun du royaume, néanmoins les 
» juges ne sont pas tellement assujettis à cet usage qu'ils ne 
» puissent les augmenter ou diminuer. » 

Peines arbitraires. Cette fois, le doute n’était pas possible : 
« Les juges peuvent, dans tous ces cas qui n’ont pas été prévus 
» par la loi, et pour lesquels:il n’y a aucun usage constant, im- 
» poser, suivant les différentes circonstances et la nature du 
» délit, la peine qu'ils jugent convenable, soit corporelle ou 
x pécuniaire ;, pourvu que ceite peine soit du nombre de celles 
» qui sont en usage dans le FOeume » Joue n'énonce pas 
d’autres restrictions. 

Mais les juges étaient-ils astreiñts à suivre quelque texte 
législatif lorsqu'ils attéauaient ou supprimaient la peine? Allons- 
nous trouver le germe d’une théorie des excuses dans notre 
ancien droit ? 

On rencontrerait difficilement le mot lui-même chez nos 
vieux criminalistes. À coup sûr, la distinction scientifique des 
excuses et des circonstances atténuantes n’était pas encore 
faite. Néanmoins il faut remarquer que , mêine à cette époque, 
les criminalistes cherchaient toujours à fonder, sur un texte 
précis, le droit, pour le juge, de faire disparaître ou d’adoucir 
la peine. On invoque la Novelle 74 pour atténuer la peine des 
crimes commis « dans la passion de l’amour. » C’est en analy- 
sant la loi 28 de pœnis, que Bartole écrivait : « Mobiles ex con- 


1 C’est la division de Jousse. 


EXCUSES. 5921 


» suetudine non suspenduntur nec paliuntur viles pœnas. » Si 
« de toules amendes estans en loi, les femmes n’en doivent 
» que la moitié *, » c’est que l’article 460 de la coutume d’Or- 
léans a prescrit cette règle. C’est au nom du droit romain qu’on 
établissait quatre catégories au point de vue de la pénalité 
(1° Infantes, infantiæ proximi; 2 Pubertati proximi; 3° Mino- 
res XX V annis; 4° Majores XX annis), bien que cette divi- 
sion fût absolument étrangère à la législation criminelle des 
Romains. On s’appuyait sur l’article 6 de l’édit d’Amboise, de 
janvier 1566, pour déclarer qu’il y avait lieu de modérer la 
rigueur des peines, lorsque les huissiers auxquels aurait été 
faite la rébellion ne se seraient point eux-mêmes mis en règle 
en procédant à l’exécution des jugements. On se demandait s’il 
fallait exempter de la peine de la confiscation les suicides qui 
se commettent par l'effet d’un grand chagrin; et, pour l’affr-- 
mative, on s’appuyait sur la loi 3, $ 4, de bonis eorum qui ante 
sententiam, et sur la coutume de Normandie (art. 149, ch. 9), 
comme, pour la négative, on invoquait les capitulaires de Char- 
lemagne (L. VI, c, 70) et le chapitre 88 des Établissements de 
saint Louis. Enfin, pour introduire une excuse absolutoire au 
profit de la femme qui vole son mari, du fils de famille qui vole 
ses père et mère, de l’héritier qui vole son cobéritier, de l’as- 
socié qui vole son coassocié, on invoquait la loi 1 de actione 
rerum amotarum, la loi 16 de furtis, la loi 3 Cod. familiæ ercis- 
cundæ et la loi 51 pro soctis. Dans un état monarchique, même 
avant la codification, les juges, forcés d’atténuer la peine, cher- 
chent à justifier cet excès d’audace en montrant leur pouvoir 
consacré par les textes, même quand les textes n’y ont pas 
songé. D’aillears, en ce qui concerne les lois du Digeste et du 
Code, c'était une habitude invétérée chez les magistrats et les 
jurisconsultes que de plier aux usages et aux choses de leur 
temps les règles législatives faites pour la société romaine. 

Arrivons aux lois de la révolution. : 

Nous trouvons dans le Code pénal de 1791 deux cas d’excuses 
absolutoires (art. 25 de la section 3 du titre 4°, 2° partie ; 
art. 16 de la section 1'° du titre 2, 2° partic) el deux cas d’ex- 
cuses atténuantes : la minorité de seize ans, la provocation vio- 
lente en cas de meurtre. 


1 Loysel, Institules coutumières, Liv. VI, tit. 2. 


522 DROIT CRIMINEL. 


Le Code pénal de 1791 s’exprime ainsi : « Lorsque le meurtre 
» sera la suite d’une provocation violente, sans toutefois que le 
» fait puisse être qualifié homicide légitime, il pourra être dé- 
» claré excusable, et la peine sera de dix années de gêne. La 
» provocation par injures verbales ne pourra, en aucun cas, 
» être admise comme excuse de meurtre. » | 

La discussion du 4 juin 1791 à l’Assemblée nationale donne 
quelques éclaircissements sur cet article et sur la théorie géné- 
rale des excuses organisée par la Constituante, 
* Lanjuinais ayant critiqué l’abolition des lettres de grâce, il 
lui fut répondu que le droit de miséricorde existait dans la pou- 
velle législation criminelle. On rappela que l’homicide involon- 
taire donnait lieu jadis aux lettres de grâce, mais que l’usage en 
devenait inutile, puisque la première question proposée aux 
jurés était : « Le fait at-il été commis volontairement, » et qu’un 
verdict négatif entrainait un acquittement. L'homme qui lue 
volontairement, mais pour se défendre, est encore absous par la 
seule déclaration du jury. La question de savoir si le fait a été 
commis par négligence ou par imprudence est proposée au jury 
d'accusation, et sur une déclaration affirmative , l’accusé est 
renvoyé au tribunal correctionnel : « Épuisons tous les cas, 
» poursuit l’orateur, Un homme a pu être tué volontairement ; 
» il a été iné sans imprudence; mais cependant il a existé dans 
» le fait quelques circonstances atténuantes : par exemple, 
» l’homme qui a donné la mort a élé provoqué d’une manière 
» grave... Il est coupable, mais il l’est moins que celui qui a 
» tué de dessein prémédité. Aussi existe-t-il dans notre Code 
» pénal une disposition particulière, parce qu’il a existé dans le 
» fait quelques circonstances qui en atténuaient la gravité. 

» Poussons plus loin les hypothèses et parcourons toutes les 
» objections. On dit que l’homme a pu être tué sans que le fait 
» eût été accompagné d’aucune des circonstances dont je viens 
» de parler, mais que cependant l’accusé peut encore être sous 
» certains égards excusable ; que les grands services qu'il a ren- 
» dus à la patrie peuvent faire pardonner la fougue d'un tempé- 
» rament violent. Eh bien, notre loi criminelle prévoit encore 
» ces inconvénients, et, après que toutes les questions précé- 
» dentes ont été posées et soumises aux jurés, on vient encore 
» leur dire : Descendez dans votre cœur; voyez dans toutes les 
» circonstances du crime s’il existe un motif d’excuse. 


EXCUSES. 523 


» C'est là qu'est exercé, au nom de la société, le droit de misé- 
» ricorde, mais une miséricorde raisonnable et réfléchie. » 

Malouet s’écria que lorsque les jurés avaient déclaré le délit 
excusable, c’était là le moment d’appliquer le droit de miséri- 
corde, et demanda qu'après la déclaration d’excusabilité l’ac- 
cusé fût renvoyé par-devant le roi. D’après Lepelletier, il ÿ avait 
deux réponses fort simples à faire à la proposition de Malouet ; 
l’une était l’article de la loi sur la procédure par jurés , partant 
que : « Quand le jury aura répondu excusable, le juge pronon- 
» cera que l’accusé est innocent; » l’autre, c’est que la justice 
devant être rendue au nom du roi, il en résultait que le tribunal 
en prononçant l'accusé est acquitté prononce réellement ce juge- 
ment au nom du roi. L’amendement de Malouet fut rejcté. 

Il y a, en définitive, deux sortes d’excuses dans le langage 
des lois criminelles de la Constituante À 

1° Dans certains cas prévus par la loi, la peine est nécessai- 
rement atténuée ou supprimée ; | 

2 Dans certains cas non prévus par la loi, le jury pourra 
déclarer l’excusabiliié. Comme la Constituante, au grand crimi- 
pel, établit des peines non susceptibles d’atténuation, la cansé- 
quence est claire : ces excuses auront, comme le dit l'instruction, 
l'effet des lettres de grâce. | 

Le Code de brumaire an IV est, avant tout, un Code d’instruc- 
tion criminelle. Néanmoins, l'interprétation du système général 
de cette loi sur les excuses souleva de graves difficultés. 

Les deux textes fondamentaux étaient l’article 374 et l’arti- 
cle 646. | 

Article 374, (Il s’agit des questions qu’on pose au jury.) « La 
» première question tend essentiellement à savoir si le fait qui 
» forme l’objet de l'accusation est constant ou non; 

» La seconde, si l’accusé est ou non convaincu de l'avoir 
» COMMIS OU d'y avoir coopéré. 

» Viennent ensuite les questions qui, sur la moralité du fait et 
» le plus ou le moins de gravité du délit, résultent de l’acte d’ac- 
» cusation, de la défense de l’accusé ou du débat. 

» Le président les pose dans l’ordre dans lequel les jurés 
» doivent en délibérer, en commençant par les plus favorables 
» à l'accusé. » 


1 Cf. la loi du 16 septembre 1791 et l'instruction du 29 septembre 1191. 


594 | DROIT CRIMINEL. 


De la manière dont les tribunaux criminels doivent prononcer 
lorsque les accusés sont déclarés excusables par les jurés. 

Article 646. Lorsque le jury a déclaré que le fait de l’excuse 
» proposée par l’accusé est prouvé, s’il s’agit d’un meurtre, le 
» tribunal criminel prononce ainsi qu’il est réglé par l’article 9 
» de la section première du titre 2 de la Hope partie du Code 
» pénal. 

» S'il s’agit de tout autre délit, le tribunal réduit la peine éta- 
» blie par la loi à une punition correctionnelle, qui, en aucun 
» Cas, ne peut excéder deux années d'emprisonnement, » 

Or, à notre avis, voici ce qui résulte de ces textes : 

1° Le jury aura les mêmes questions à résoudre qu'avant la 
promulgation du nouveau Code ; 

2° Le Code des délits et des peines fixe et maintient formel- 
lement le texte du Code pénal de 1791, relatif à l’excuse de la 
provocation ; 

3° Mais l’article 646 va plus loin ; il généralise cet adoucisse- 
ment de peines toutes les fois qu’il s’agit d’un meurtre et que le 
fait de l’excuse proposée par l’accusé est prouvé ; 

4 Le Code des délits et des peines, comblant une lacune, 
déroge au principe de la fixité des peines au grand criminel, 
toutes les fois que, pour un délit quelconque, le fait d’excuse 
est admis par le jury. La déclaration d’excusabilité n’a plus l’ef- 
fet des lettres de grâce. Le tribunal réduit la peine établie par la 
Joi à une punition correctionnelle. 

Une circulaire ministérielle, du 22 février an v, développa la 
théorie contenue dans les articles 374 et 646 du nouveau Code. 
Elle s’attachait surtout à bien établir la distinction entre la 
question de l’excuse et la question intentionnelle. « L'effet 
» d’une déclaration favorable sur celle-ci, dit le ministre, est 
» de rendre l'accusé à la société, et sur [a première, d’atténuer 
» seulement le délit et d’alléger la punition. » 

Mais la circulaire ministérielle recense sens du mot ex- 
cuse ; l’article 646 sainement entendu, il n’y avait plus d'excuse 
absolutoire, 

Cependant deux grandes questions divisèrent les interprètes. 

À qui appartenait-il de prononcer la déclaration d’excusabi- 
lité? Au jury ou aux juges? Le tribunal de cassation, par des 
jugements du 24 ventôse an VI et du 27 floréal an VIIT, conférait 
ce droit aux jurés, et c’était la première opinion de Merlin. 


EXCUSES. 525 


Plus tard, Merlin changea d’avis. Cependant le texte de la loi de 
brumaire ne prêtait guère à la controverse. L'article 646 du Code 
des délits et des peines était précédé de cette rubrique : « De 
» la manière dont les tribunaux criminels doivent prononcer 
» lorsque les accusés sont déclarés excusables par le jury. » 
L'article 646 lui-même ajoutait : « Lorsque le jury a déclaré 
» que le fait de l’excuse proposée par l'accusé est prouvé, etc., » 
et semblait bien réserver purement et simplement aux juges le 
droit de réduire la peine, conformément aux lois. La circulaire 
ministérielle du 22 frimaire an V était conçue dans le même 
sens : « La question de l'excuse doit être présentée au jury, 
» et lorsqu'elle est admise, les tribunaux prononcent, etc. » 

Cependant le Code des délits et des peines conférait au jury 
les plus larges pouvoirs d’appréciation. Les accusés, profitant 
d’un pareil système, proposèrent comme excuses toutes les cir- 
constances imaginables dans lesquelles ils crurent apercevoir 
un effet atténuant. Merlin en arrive à proposer comme moyens 
d’excuse la fragilité du sexe, les grands talents, la haute naïis- 
sance, etc. Les tribunaux suivirent à l’envi cette interprétation, 
si bien qu’en 1808 un jurisconsulte écrivait : « L'expérience a 
» prouvé comment à la faveur de ces deux questions d’inten- 
» tion et d’excuse on pouvait absoudre tous les coupables. » La - 
multiplicité, l’insignifiance, la contradiction, quelquefois même 
(suivant le texte des arrêts de cassation) l’ineptie ou l’immora- 
lité des faits invoqués comme atténuants firent revenir sur ces 
premiers pas‘. La Cour de cassation cessa de prendre en consi- 
dération Ja nature des pouvoirs conférés au jury et l’esprit du 
Code de brumaire an IV. Le 6 ventôse an IX, elle déclara qu’on 
ne pouvait proposer au jury d’autres motifs d’excuse que les 
faits déclarés tels par la loi. Dès lors elle persista dans cette 
jurisprudence. Les menaces, l'influence personnelle, l'ivresse, 
la provocation en tas de vol, la circonstance de domesticité,etc., 
ne peuvent, d’après la Cour suprème, constituer des cas d’ex- 
cuse (6 ventôse an IX, 15 thermidor an XII, 14 août 1807). 

Cette jurisprudence aboutit à deux résultats au moment de 
la codification impériale : 

1° Une théorie des excuses fut législativement organisée. Pas 
d’excuse en dehors des cas prévus par la loi (art. 65 p.); 


… 4 Cf. Cass. 16 frim. an IX, 


526 | HISTOIRE DU DROIT. 


% Le jury, dans le cas d’excuse, dut résoudre simplement 
cette question : Tel fait est-il constant ? La déclaration d'excu- 
sabilité appartint aux magistrats. Du reste, ce second point 
perdait son importance. Autrefois reconnaître ce droit au jury, 
c'était lui conférer le pouvoir d’attacher arbitrairement la décla- 
ration d’excusabilité ‘à la circonstance la plus insignifiante. 
Désormais les jurés statuent sur un fait prévu par la loi, et les 
magistrats appliquent la loi. ART&uR DESJARDINS. 
(La suite à une prochaine livraison.) 


DU CONSEIL D'ÉTAT EN 1868. 


Par M. Éd. DE BARTHÉLEMY. 


Nous n’avons pas l'intention d’entreprendre aujourd’hui 
l’histoire du Conseil d’État, c’est-à-dire des conseils du roi, 
sujet qui a été traité avec une remarquable distinction dans la 
Revue contemporaine, et surtout d’une manière trop complète 
pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter de nouveau. Notre pro- 
jet seulement est de raconter la transformation opérée par la 
révolution de 1789 dans ce corps éminent, ses successives 
modifications ; d'apprécier les services qu’il a rendus, et d’étu- 
dier rapidement ses attributions et son organisation. Quelques 
mots sont cependant indispensables pour faire connaître, som- 
mairement au moins, son origine; mais, nous le répétons, nous 
n’insisterons pas, et nous nous plaisons à renvoyer ceux qui 
voudraient de plus amples détails au consciencieux travail de 
M. de Vidaillan. | | 
L'origine du Conseil d'État est étroitement liée à l’origine 
de la royauté et dès la première race de nos rois, quand ceux- 
ci réunissaient entre leurs mains la triple autorité du législateur, 
du juge et de l'administrateur, ils avaient près d’eux un conseil 
qui les accompagnait dans tous leurs voyages. Plus tard, 
l'influence directe du prince s’amoindrit et disparut presque 
entièrement par l’affaiblissement rapide du pouvoir royal à Îa 
fin de la dynastie des Carlovingiens, et par l’accroissement 
simultané de l’indépendance des barons, qui, se constituant 
souverains dans leurs seigneuries, denièrent la supériorité 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1859. 527 


royale. Les premiers successeurs de Hugues-Capet cependant 
ne tardèrent pas à ressaisir une partie de l’utile influence qui 
leur échappait. Les questions litigieuses n’étant plus pour ainsi 
dire de ieur compétence, le Conseil n’avait à s’occuper que des 
questions administratives et législatives. Saint Louis seul par- 
vint, par sa haute sagesse, à lui faire recouvrer toutes ses attri- 
butions anciennes; et celte réaction s’opéra même avec une si 
grande rapidité, que le Conseil du roi fut obligé de fixer quatre 
époques de l’année pendant lesquelles il jugerait exclusivement 
les procès des particuliers : ce furent les parlements de la 
Toussaint, de la Chandeleur, de Pâques et de l’Ascension. Le 
Conseil formait alors deux sectiohs : la chambre des enquêtes, 
chargée de rechercher la vérité à l’aide des preuves de toute 
nature, et la chambre, depuis appelée la grand’chambre, qui 
jugeait soit sur le plaidoyer des avocats, soit sur les rapports 
des enquesteurs. Dans les intervalles des parlements, le Conseil 
reprenait ses fonctions purement législatives et administratives, 
bien que même pendant la session les membres pussent être 
consultés par le roi pour les questions pressantes. Philippe le 
Bel le premier comprit les inconvénients qui provenaient et du 
caractère politique donné à des magistrats qui devaient demeu- 
rer simplement des fonctionnaires judiciaires, et des voyages 
auxquels ils étaient soumis pour suivre la Cour, et qui contrai- 
gnaient les plaideurs à se déplacer eux-mêmes et à faire des 
frais inutiles et souvent considérables. Dans ce but il décida, 
par l’article 62 de l’ordonnance du 23 mars 1302, qu’à l’avenir 
deux parlements se tiendraient chaque année, à Paris, pour la 
commodité de ses sujets et l’expédition des affaires. Dès lors, 
la scission était nettement tracée : « Ayant esté, dit Pasquier, 
» le parlement arrêté dans la ville capitale de France, le roi 
» dégarni de son ancien Conseil, pour avoir voulu en ac- 
» commoder ses sujets, cette nouvelle police donna achemine- 
» ment à une autre, d'autant qu’il fut nécessaire au prince 
» d’avoir gens autour de lui pour lui donner conseil aux affaires. 
» Ces personnages estoient pris, tant du corps du parlement 
» que des princes et grands seigneurs , selon les faveurs qu’ils 
» avoient de leurs maistres. Ge Conseil est tantôt appelé Con- 
° » seil secret, tantôt Conseil étroit !, » plus souvent grand Con- 


4 Recherches sur la France, chap. 6. 


528 . HISTOIRE DU DROIT. 


seil, dont la majorité des membres devaient suivre le souverain 
partout où il allait. En outre, quand le roi voulait s'entourer de 
plus nombreuses lumières sur des questions de haute adminis- 
tration, il réunissait des conseillers ordinaires, des membres 
du parlement, de la Cour des comptes, des prélats, des barons, 
des bourgeois ; quelquefois encore le roi se rendait avec le 
personnel de son Conseil soit au parlement, soit à la Cour des 
comptes, et délibérait ainsi avec les membres de ces diverses 
juridictions. 

Après les désordres toutes sortes, causés par l’invasion 
anglaise et la longue guerre du XIV: es et du commence- 
ment du XVe, Charles VII donna à son Conseil des attributions 
qui empiétèrent singulièrement sur celles du parlement. Les 
États généraux, aussitôt après l’avénement de Charles VIII, se 
plaignirent des nombreuses évocations faites à ce Conseil. Placé 
dans l'obligation ou de ne pas se rendre à ces observations, ou 
de supprimer la plus grande partie de ce corps et de mécon- 
tenter ainsi de nombreux individus, le roi accueillit avec em- 
pressement une mesure qui semblait tout concilier, et constitua 
le grand Conseil qui conserva jusqu’à la révolution les attribu- 
tions contre lesquelles les États généraux s’étaient prononcés. 
Charles VIII ne garda près de lui qu'un très-petit nombre de 
conseillers formant le Conseil privé ou d’État, qui ne devait 
traiter que des affaires publiques et politiques, mais qui ne 
tarda pas à sortir des limites qui lui étaient tracées. Nous nous 
arrêtons, car si nous nous laissions entraîner, nous donnerions 
ici un extrait du beau livre de M. de Vidaillan, ce qui serait un 
hors d'œuvre pour un grand nombre de nos lecteurs, et ce qui, 
dans tous les cas, nous conduirait trop loin. Nous franchirons 
donc sans nous arrêter le long espace de temps qui sépare le 
règne de Charles VIII de l’année 1788, et nous donnerons sim- 
plement le détail de la composition du Conseil du roi à cette 
époque extrême de la vieille monarchie. 

Le Conseil du roi se divisait en grand Conseil, en Conseil 
d’État ou Conseil d’en haut et en Conseil du roi proprement 
dit, Le grand Conseil était celui fondé par Charles VIIL, et qui, 
évoquant en dernier ressort toutes les questions administratives 
et judiciaires, était un véritable tribunal suprême des conflits, 
et exerçait la plupart des attributions décernées actuellement à 
la Cour de cassation ; ses charges étaient héréditaires. Le Con- 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1859. 529 


seil d’État ou d’en haut était un Conseil politique spécialement 
destiné à s’occuper des affaires dites étrangères, el composé 
d’un très-petit nombre de membres qui avaient rang de ministres 
d’État. Enfin, le Conseil du roi proprement dit se subdivisait 
en quatre Conseils distincts des dépêches, des finances, du 
commerce et des parties; ce dernier chargé de toutesles affaires 
contentieuses entre particuliers. Le Conseil des dépêches por- 
tait ce nom parce que les décisions qui s’y prenaient étaient 
renfermées dans des dépéches contre-signées par le secrétaire 
d’État duquel l'affaire ressortait. On y traitait le contentieux 
des provinces, la police générale et l’administration. Les titres 
des trois autres comités indiquent suffisamment la nature des 
questions qui y étaient élaborées, sans qu’il soit nécessaire 
d’insister davantage. A cette époque un grand nombre de per- 
sonnages étaient revêtus du titre de Conseillers d’État, sans pour 
cela avoir aucunes fonctions. Le roi désignait ceux qui appar- 
tenaient réellement au service actif du Conseil et se trouvaient, 
comme aujourd’hui, répartis entre les divers comités. Les mai- 
tres des requêtes, dont le nombre varia plusieurs fois, étaient 
pareillement divisés et faisaient les rapports dans leurs conseils 
respectifs. On choisissait habituellement les intendants des pro- 
vinces parmi les maîtres des requêtes, et les conseillers d'État 
parmi les intendants. 

Comme on le voit, il existait une grande intimité entre les 
deux pouvoirs administratif et judiciaire, et si, sous un certain 
point de vue, d’heureux résultats pouvaient naître de cette com- 
binaison qui inettait les fonctionnaires de ces deux ordres en 
continuels rapports, ces rapports mêmes provoquaient de nom- 
breux conflits, multipliaient les empiétements des juridictions 
les unes sur les autres, et donnaient une regrettable durée aux 
procès pour lesquels il y avait alors tant de moyens de perpétuer 
les incidents. Ce fut une des plus heureuses inspirations de 
l'assemblée constituante que celle qui la détermina à décider 
que ces deux pouvoirs seraient à l’avenir parfaitement distincts, 
« sous peine de forfaiture pour leurs membres . » La Cour de 
cassation fut créée et reçut toutes les hautes attributions judi- 
ciaires du grand Conseil ?; les comités des départements et de 
l'assemblée se partagèrent les fonctions des deux autres’ Con- 

1 Lois des 22 décembre 1789 et 6 juillet 1791. 

4 Loi du 1°° décembre 1190. 

XIV. | 34 


530 _ HISTOIRE DU DROIT. 


seils et des intendances‘. En quelques jours il ne demeura 
rien de l’ancienne organisation. Les noms da grand Conseil, 
du Conseil des finances et de celui des dépêches subsisièrent 
cependant jusqu’au 27 avril 1791, qu’une loi renvoya à l'autorité 
judiciaire toutes les affaires pendantes devant ces comités , et 
supprima les conseillers d’État et les maîtres des requêtes. Le 
roi et ses ministres seuls constituèrent dès lors un prétendu 
Conseil d’État, « où il devait être traité de l'exercice de la puis- 
»*-sance royale approuvant ou refusant les décrets du Corps 
# législatif, et discuté : 1° les invitations au Corps législatif de 
» prendre en considération les objets qui pourraient contribuer 
» à l’activité du gouvernement et à la bonté de son administra- 
» tion ; 2° les plans généraux des négociations politiques ; 3° les 
» dispositions générales des campagnes de guerre; 4° les dif- 
» ficultés concernant les affaires dont la connaissance apparte- 
» nait au pouvoir. exécutif, tant à l’égard des objets dont les 
» corps administratifs étaient chargés sous l'autorité du roi, 
» que sur.toutes les autres parties de l’admimistration générale; 
» 5° les motifs qui pouvaient nécessiter l'annulation des actes 
» irréguliers des corps constittés et la suspension de leurs 
» membres, conformément aux lois; 6° les proclamations 
» royales, les questions de compétence entre les départements 
» ministériels et toutes les autres ayant poùr objet des forces 
» ou secours, réclamés d’une section du ministère à l’autre *. » 

Cette organisation subsista peu. Ün décret du 12 germinal 
an I} sabstitua des commissaires aux ministres, et bientôt l’ar- 
ticle 151 de la constitution du directoire en rétablissant les 
ministres leur défendit de se réunir en Conseil. Dorant ces 
tristes années, les este furent les véritables maîtres deé 
affaires. nu | 

LE 


La constitution de l’an VIII ne maintint pas heureusement ce 
déplorable état de choses, et rétablit un Conseil d’État qui, 
quoique ne conservant qu’une faible partie des attributions de 
ses devanciers, renoua du moins en quelque sorte la chaine du 
passé à celle de la société nouvelle. L'article 52 pose que « sous 
» la direction des consuls un Conseil d’État est chargé de rédi 


1 Lois des 6 et 11 septembre 1790. 
? Loi du 25 mai 1791... 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 4859. 831 


» ger les projets de lois et les règlements d'administration pu- 
» blique, et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière 
» administrative. » Le 5 nivôse suivant, les consuls expliquaient 
le sens de cette institution dans un assez long décret où l’on 
remarque l’article 11. « Le Conseil d’État développe le sens des 
» Jois sur le renvoi qui lui est fait, par les consuls , des ques- 
» tions qui lui ont été présentées. Il prononce d’après un sem- 
» blable renvoi : 1° sur les conflits qui peuvent s’élever entre 
» l'administration et les tribunaux ; 2° sur les affaires conten- 
» tieuses, dont la décision était précédemment remise aux 
» ministres. » Le nouveau gouvernement comprenait dès le 
début toute l’importance que devait acquérir ce haut Conseil, 
et, sans plus tarder, voulut agrandir dans de larges proportions 
le champ ouvert à ses attributions, puisque, par le droit de dé- 
velopper le sens des lois, le Conseil d’État arrivait à la puissance 
législative. De la sorte il se trouvait en France une assemblée 
sérieuse et digne de confiance , qui était à la fois chargée de 
conserver les traditions, de mettre dans les lois et règlements 
l'unité d'esprit et de maximes, et de chercher dans les affaires 
relatives à plusieurs ministères, én embrassant des intérêts 
publics et privés, les moyens de concilier ces intérêts et de re- 
médier aux inconvénients inévitables de la division des affaires 
entre plusicurs départements ministériels. La manière dont le 
premier consul composa ce corps éminent, qui ne comprenait 
alors que des conseillers, offrait toutes les garanties désirables, 
Les premiers membres furent MM. Barbé de Marbois, Saint-Cyr, 
le général Bernadotte, Portalis, Thibaudeau, François de 
Nantes, Shée et Joseph Bonaparte. Ce furent eux qui eurent la 
mission si difficile, et cependant si grandement accomplie, de 
rétablir dans le pays l’ordre qui en semblait banni, et de recon- 
stituer l’organisation administrative si rudement ébranlée. Un 
sénatus-consalte du 18 thermidor an IX divisa le Conseil d’État 
en six sections, fixa le nombre des conseillers à vingt-cinq au 
moins, etappela les ministres à prendre part à ses délibérations. 
Ua autre sénatus-consulte, du 28 floréal an XII, témoigne d’une 
façon éclatante de la haute estime que le chef de l’État accor- 
dait à cette assemblée, puisqu'il créa des conseillers à vie, 

faveur” qui pouvait être acquise après cinq ans seulement 


1 Ces conseillers, après le rétablissement des titres, furent de droit comtes 
de l’empire viagèrement. 


532 HISTOIRE DU DROIT. 


d'exercice. Mais c’est à ce moment aussi que le Conseil d’État 
accomplissait avec un rare éclat la tâche qui lui était imposée. 
C'est dans ces premières années qu’il débrouilla le chaos des 
ordonnänces, des décrets, des arrêts, des lois qui s’accumulaient 
et se contredisaient sans cesse depuis 1789. C’est alors que 
Bigot de Préameneu, Tronchet, de Malleville, Portalis, Camba- 
cérès venaient de publier ce magnifique Code civil, que toutes 
les nations allaient bientôt imiter et copier. Les affaires cou- 
rantes grossissaient cependant sans cesse, et bientôt les tra- 
vaux immenses du Conseil et la forme de ses délibérations 
générales ne permirent plus aux sections de suivre, dans leurs 
détails, la préparation des affaires contentieuses. L'empereur, 
qui chaque jour aussi sentait grandir sa confiance pour ce 
corps , en réalité l’une de ses principales créations, comprit 
que le moment était venu d’apporter de profondes modifications 
à son organisation, pour lui permettre de faire plus et plus 
vite. Le décret du 11 juin 1806 eut pour but ce grand change- 
ment; l’empereur conserva les deux services, ordinaire et ex- 
traordinaire des conseillers, se réservant, comme auparavant, 
d'en arrêter lui-même la liste le premier jour de chaque tri- 
mestre, preuve évidente du désir qu’il avait de bien connaitre 
les hommes auxquels il voulait en quelque sorte abandonner 
les détails de l’administration intérieure de l’empire. Un service 
également ordinaire et extraordinaire de maître des requêtes 
était créé « pour faire le rapport de toutes les affaires conten- 
» tieuses sur lesquelles le Conseil d’État prononce, de quelque 
» manière qu’il en soit saisi, à l'exception de celles qui con- 
» ceruent la liquidation de la dette publique et des domaines 
» nationaux, dont les rapports continueront à être faits par les 
» conseillers chargés de ces deux parties d'administration pu- 
» blique. Ils pourront en outre prendre part à la discussion de 
» Loutes les affaires portées au Conseil. Dans les affaires con- 
» tentieuses, la voix du maître des requêtes, rapporteur, sera 
» comptée. » De plus, l’empereur conservait les auditeurs qui 
avaient été créés par un arrêté consulaire du 18 germinal 
an XI; enfin il instituait une commission spéciale du conten- 
tieux, présidée par le grand juge, et un corps d’avocats ayant 
seuls le droit de signer les requêtes présentées au Conseil, et 
nommés par le souverain. Peu après parut un nouveau décret 
déterminant les formes de l’instruction et de la procédure con- 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1839. 593 


tentieuse, œuvre devenue indispensable depuis qu’en vertu de la 
précédente décision la connaissance des affaires de haute police 
administrative et des contestations relatives aux marchés passés 
avec les ministres étaient entrés dans la compétence du Conseil. 

L'empereur ne devait pas s’en tenir là ; il y avait encore une 
réforme à opérer, ou plutôt une institution à développer, dont 
l'utilité ne devait pas lui échapper longtemps. Nous voulons 
parler de l’extension donnée à l’auditorat, vaste pépinière dans 
laquelle Napoléon I‘ puisait ces fonctionnaires jeunes et distin- 
gués, si nombreux alors dans l’administration française. Le 
décret du 26 décembre 1808 créa deux classes d’auditeurs ; les 
uns, au nombre de quarante, remplissant les fonctions détermi- 
nées par l’arrêté consulaire du 19 germinal an XI; les autres, 
au nombre de cent vingt, attachés à diverses administrations; 
ils devaient être encore augmentés et atteindre le nombre de 
quatre cents avant la fin de l’empire, mais nous n’en parlerons 
pas plus longuement aujourd’hui, nous proposant d'étudier 
prochainement ce sujet d’une manière spéciale. 

Avec une organisation semblable, il est moins permis de s’é- 
tonner des remarquables résultats administratifs de l’empire, 
surtout si on se souvient aussi que Napoléon se plaisait à pren- 
dre part aux travaux du Conseil, à y discuter lui-même les 
questions , s’y présentant souvent inopinément et défendant 
expressément qu’on changeât rien à l’ordre du jour. La pré- 
_sence du chef de l’État imprimait une salutaire émulation dans 

les travaux, élevait la discussion et donnait lieu au souverain 
lui-même de prendre des mesures dont il aurait sans doute 
ignoré l’utilité ou l’importance au milieu des préoccupations 
de toutes sortes dont il était alors assailli. Le Conseil d’État. 
était le seul pouvoir dont l’empereur fit un cas sérieux et auquel 
il aimait à soumettre lui-même les affaires difficiles. Ce ne fut 
pas aussi sans un certain étonnement qu’on Jut dans le Moniteur 
du 11 septembre 1808 une note officielle déclarant que le Con- 
seil aurait place après le sénat et avant le Corps législatif. Comme 
l’a dit M. le vicomte de Cormenin, sous la direction de Napoléon 
le Conseil d’État exerçait des fonctions de Conseil de justice, 
de police et de législation. Il était l’âme de l’administration, la 
source des lois et le flambeau de l’empire. L'histoire du gou- 
vernement intérieur de la France impériale se résume dans 
l’histoire du Conseil d’État. Quoique privé de tout pouvoir 


534 HISTOIRE DU DROIT. 


qui lüi füt propre, il prenait une part si grande, si continue, si 
intime à tous les actes du gouvernement; il était si étroitement 
mêlé à toutes les modifications et à tous les perfectionnements 
apportés alors aux rouages de la grande machine de l’État, 
qu'il se trouvait de fait, sinon de droit, le premier corps de 
l'empire, Placé en réalité au-dessus des ministres dont il était 
moins le conseil que le juge, chargé de la préparation des lois 
dont il devait seul développer les motifs devant le Corps légis- 
latif, appelé à délibérer les avis que le souverain promulguait 
pour Jeur interprétation, il résumait dans son sein les divers 
services intérieurs et constituait le couronnement de la grande 
réorganisation administrative à laquelle Napoléon [er ne cessa 
de consacrer le temps que lui laissaient les guerres, les inquié- 
tudes de la politique et les embarras de la diplomatie. Nous ne 
pouvons résister au désir de rapporter ici le brillant tableau 
que M. de Cormenin a tracé du Conseil d’État, convaincu que 
nos lecteurs le verront reproduit avec plaisir + : 

« Il était le siége du gouvernement et l’aîné de l’empereur. 
Ses auditeurs, sous le nom d’intendants, assouplissaient les 
pays subjugués. Ses ministres d’État, sous le nom de prési- 
dents de section, contrôlaient les actes des ministres à porte- 
feuille. Ses conseillers en service ordinaire, sous le nom d’ora- 
teurs du gouvernement, soutenaient les discussions des lois au 
Tribunat, au Sénat, au Corps législatif. Ses conseillers en ser- 
vice extraordinaire, sous le nom de directeurs généraux, admi- 
nistraient {toutes les régies des douanes, des domaines, des 
droits réunis, des ponts et chaussées, de l’amortissement, des 
forêts et du trésor; levaient des impôts sur les provinces de 
l’Illyrie, de la Hollande et de l'Espagne; dictaient nos Codes à 
Turin, à Rome, à Naples, à Hambourg, et allaient organiser à la 
française des principautés, des duchés et des royaumes. 

_» À toutes les grandes époques, le génie qui organise et qui 
commande devine, attire et féconde le génie qui sert et obéit. 
Jl semble que, par une sorte d’instinct sympathique, ils se rap- 
prochent pour se confondre, Les turbulents tribuns, ces hommes 
dont les tourmentes de la révolution avaient usé les organes, 
cédaient, en grondant, à l’attraction de l’empereur. Napoléon 
les avait éblouis de ses victoires et comme absorbés dans sa 
force. Les esprits, las des impuissances de la liberté, n’aspi- 
raient plus qu’à se défendre dans un repos plein de grandeur 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1859. D33 


et d'éclat. Le Conseil d’État reproduisait à leurs yeux les luttes 
animées de la tribune dans ses graves séances, où les débuts 
n'étaient pas sans mouvement et la parole sans empire. C'était 
là qu’à la voix de Napoléon toutes les illustrations civiles et mi- 
litaires de la révolution semblaient s’être donné rendez-vous, 

» Là brillaient Cambacérès, le plus didactique des législa- 
teurs et le plus habile des présidents; Tronchet, le plus savant 
des jurisconsultes de l’Europe; Treilhard, le plus nerveux dia- 
lecticien du Consoil; Portalis, célèbre par son éloquence; Sé- 
gur, par les grâces de son esprit; Allent, par la profondeur de 
ses connaissances ; Zangiacomi, par la concision tranchante de 
sa parole ; Dudon, par son érudition administrative ; Chauvelin, 
étincelant de saillies; Cuvier, tête forte et universelles Pas- 
quier, si fluide ; Boulay, si judicieux ; Bérenger, si serré, si in- 
cisif, si spirituel; Berlier, si profond et si abondant; de Gérando, 
si versé dans la science du droit administratif; Andréossi, dans 
l'art du génie, et Saint-Cyr, dans la stratégie militaire; Re- 
gnauld de Saint-Jean-d’Angély, orateur brillant, publicisie con- 
sommé, travailleur infatigable ; Bernadotte, depuis roi de Du 
et Jourdan, le vainqueur de Fleurus. » 


1. 


La Charte de 1814 ne parle pas du Conseil d’État : un grand 
changement devait nécessairement se faire sentir dans ses at- 
tributions et amoindrir son influence; la responsabilité minis- 
térielle, qui est une conséquence inséparable du gouvernement 
représentatif, détruisait virtuellement l’autorité d’une assem- 
blée destinée jusqu'alors à élaborer des actes auxquels les mi- 
nistres étaient tenus de se soumettre, sans en avoir le plus 
souvent eu préalablement connaissance. Le préambule de l’or- 
donnance royale du 23 août 1815 exprime clairement cette 
pensée, car on y lit qu’elle a été rendue « sur le compte qui 
» nous a été fait de la nécessité de mettre l’organisation et les 
» attributions de notre Conseil d’État en harmonie avec les 


1 Sous l'empire, le personnel des hauts membres du Conseil varia fré- 
quemment : il devait y avoir quarante conseillers et vingt maitres des re- 
quêtes en service ordinaire; le service extraordinaire varia de dix à dix-neuf 
conseillers et de onze à trente-huit maîtres. En l'absence de l’empereur, le 
prince archichancelier avait la présidence. Souvent les membres de la famille 
impériale venaient également assister aux séances. 


036 HISTOIRE DU DROIT. 


» formes de notre gouvernement et avec le caractère d’unité et 
» de solidarité que nous avons jugé à propos de donner à notre 
» ministère, » Le rétablissement de la liberté de discussion dans 
les deux Chambres enlevait au Conseil d'État ses attributions 
législatives : pendant un instant même on put craindre sa dispa- 
_rition complète, tant était vive l’ardeur de ceux qui avaient à se 
venger contre lui d'anciennes rancunes depuis longtemps accu- 
mulées. Le gouvernement, cependant, ne commit pas cette faute, 
mais procéda à une réorganisation qui ne pouvait pas durer, et 
dans laquelle on reconnaissait aisément les souvenirs du passé, 

la forte empreinte de l’époque impériale et les traces des em- 
barras causés par le système représentatif. L'ordonnance royale 
du 29 juin 1814 créa vingt-cinq conseillers d’État et cinquante 
maîtres des requêtes en service ordinaire, quinze conseillers 
et vingt-trois maîtres surnuméraires ou en service extraordi- 
paire, quarante conseillers et maîtres des requêtes honoraires; 
dé plus, le roi se réservait la faculté de nommer des conseillers 
d’épéeet d'Église. Les auditeurs étaient supprimés; il’ n’y avait 
_ plus que cinq comités : de législation, du contentieux, de l’in- 
térieur, des finances et du commerce. Le comité du contentieux 
rendait des arréts qui devaient être soumis à la sanction du roi; 
mais le conseil des ministres, qui reprenait le nom de conseil 
d’en haut, pouvait évaquer certaines affaires contentieuses. Tan- 
dis que sous l’empire les sections du Conseil étaient complé- 
tement indépendantes des ministres qu’elles contrôlaient, l’ar- 
ticle 11 de l’ordonnance du 29 juin 1814 les subordonnait à à la 
présidence et aux ordres des secrétaires d’État. Ce Consejl 

d’État ne se réunit pas une seule fois en assemblée générale !, 

et ne fonctionna que dans ses comités. On eut le temps cepen- 
dant de reconnaître les inconvénients de cette mauvaise orga- 
nisation. Durant les cent-jours, l’ancien ordre de choses fut 
naturellement rétabli, et à la seconde restauration, le roi, com- 
prenant qu’il fallait faire de plus larges emprunts à l'institution 
impériale, opéra la réorganisation nouvelle du Conseil sur de 
visibles réminiscences par l’ordonnance du 23 août 1815. 1] n’y 
eut plus que deux services : le service ordinaire, comprenant 
au plus trente conseillers et quarante maîtres des requêtes, ré- 
partis entre les comités de législation, du contentieux, des 


{ Cormenin, Droit administratif, t. I, chap. 1. 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1859. 537 


finances, de l’intérieur et du commerce, de la marine et des co- 
lonies ; le service extraordinaire n’était pas limité, et fut com- 
posé au début de vingt-deux conseillers et soixante-dix maîtres ; 
enfin on conservait vingt-deux conseillers honoraires, presque . 
tous choisis parmi des représentants de l’administration anté- 
rieure à la révolution. Mais une modification bien autrement 
importante fut celle contenue dans l’article 14 de l'ordonnance, 
ainsi conçu : « Les avis du comité du contentieux, rédigés en 
» forme d’ordonnance, seront délibérés et arrêtés en notre Con- 
» seil d’État, dont les divers comités se réuniront à cet effet 
» deux fois par mois, et plus souvent si le besoin des affaires 
» l’exige. » Et l’article précédent réglait que le comité connai- 
trait à l’avenir de tout le contentieux des divers départements 
ministériels, d'après les attributions assignées à la commission 
du contentieux par les décrets des 11 juin et 22 juillet 1806. On 
revenait singulièrement vite aux réminiscences impériales, 
puisque du même coup on rétablissait la juridiction du comité 
du contentieux, on rendait le nom d’avis à ses arrêts, on les re- 
plaçait sous la sanction du Conseil assemblé, et l’on réinsti- 
tuait la réunion des comités. 

On ne tarda pas à reconnaître les services rendus par le 
Conseil d'État, en même temps que l’agitation et l’inconstance 
des Chambres rendaient de plus en plus difficile déjà l’élabo- 
ration des lois, qui demandent à être discutées dans le calme 
et avec impartialité. C’est évidemment ce qui décida l’ordon- 
nance royale du 19 avril 1817, qui, comme sous l’empire, sou- 
mit à la délibération préalable du Conseil d’État tous les projets 
de lois ou de règlements d'administration publique préparés 
par les comités, et qui étaient ensuite directement portés à la 
Chambre. Louis XVIII voulait donc que désormais ces projets, 
sans exception, fussent délibérés dans les comités réunis et 
tous les ministres convoqués, et qu’en conséquence les ordon- 
nances continssent dans leur préambule ces mots : « Noire 
Conseil d’État entendu. » La même ordonnance portait création 
d’un sixième comité, de la guerre, « à cause des bons résultats 
» qui ont été obtenus des travaux confiés aux différents comi- 
» tés; » enfin elle instituait pour les questions de gouverne- 
ment, de législation ou d’administration d'une haute impor- 
tance, un conseil particulier appelé « conseil de cabinet, » 
présidé par le roi ou le président du conseil des ministres, 


538 HISTOIRE DU DROIT. 


composé de tous les ministres secrétaires d’État, de quatre 
ministres sans portefeuille au plus, et de deux conseillers d’État 
désignés chaque fois par le souverain !, » 

Nous avons encore à enregistrer une ordonnance du gouver- 
nement de la Restauration, qui changea assez complétement 
l'institution du corps; nous voulons parler de celle du 26 août 
1824, qui, tout en maintenant les chiffres admis dans les ordon- 
pances précédentes, recréa trente auditeurs, exigea un serment 
spécial, fixa un nombre déterminé de membres pour la validité 
des délibérations, ne laissa que la voix consultative aux con- 
seillers daus les affaires contentieuses dépendantes de leur ad- 
ministraljon, nomma des vice-présidents de comité, et enfin 

 régla la forme des délibérations particulières et générales, Cette 
fois aussi le roi mit fin à un abus dont on eut souvent à se 
plaindre ; jusqu’à ce moment la simple omission du nom d’un 
membre du Conseil sur le tableau arrêté annuellement opérait 
l'élimination du titulaire. L’ordonnance précitée établit qu'aucun 
de ces fonctionnaires ne pourrait plus être révoqué qu’en vertu 
d’une mesure individuelle et spéciale. En même temps on fixait 
_ les conditions exigibles pour devenir conseillers, maîtres ou 
auditeurs. Pour les premiers, il fallait être âgé de trente ans au 
moins et avoir élé pair, député, ambassadeur ou ministre pléni- 
potentiaire, grand maître de l’Université, archevêque ou évêque, 
premier président ou procureur général, officier général ou 
intendant des armées de terre et de mer, directeur général, 
maitre des requêtes ou préfet. Pour les seconds, être ägé de 
viogt-sept ans au moins et avoir été pendant cinq ans au moins 
président, conseiller ou avocat général en Cours royales, con- 
seiller de l'instruction publique, secrétaire général de ministère, 
président ou procureur du roi d’un tribunal composé de trois 
chambres, colonel ou capitaine de vaisseau, ou sous-intendant 
de première classe, administrateur d’une régie financière, com- 
missaire général de marine, inspecteur général des ponts et 
chaussées, finances et constructions navales, consul général, 
premier secrétaire d’ambassade, maire de bonne ville, auditeur 
de première classe. Pour être auditeur il fallait avoir vingt et un 


1 L'article 4 de cette ordonnance est ainsi conçu : « Il n’est tenu aucun re- 

» gistre ni note des conseils de cabinet; seulement, toutes les fois qu’un de 

» ces conseils sera réuni, l'avis pris à la majorité des voix sera rédigé et cer- 
.» tifié par l'un des ministres responsables y agsistant. » 


LE CONSEIL D ÉTAT EN 1859. 539 


ans au moins, être licencié en droit et jouir de 6,000 livres de 
rente. Pour atteindre la première classe, on exigeait l’âge de 
‘vingt-quatre ans et deux ans de fonctions au moins. Malgré tou- 
tes les garanties dont était entourée cette éminente compagnie, 
malgré les noms d'hommes éclairés de tous les partis qui s’y trou- 
vaient confondus, le Conseil d’État ne paraît pas avoir pris sous 
la Restauration la popularité qu’il méritait, Il fut en but pendant 
toute celte période aux coups journaliers de la presse et aux 
assauts parlementaires de la tribune. On alla même jusqu’à nier 
la légitimité de son existence, parce que la Charte ne le mention- 
nait pas’, Mais ces objections étaient spécieuses. Du moment 
que le Conseil d’État n’avait pas, même sous l'empire, c’est-à- 
dire à l’époque la plus brillante, la plus incontestée de sa vie 
politique, de pouvoir propre, et que le gouvernement de la Res- 
tauration n'avait pas le projet de lui en conférer, il n’y avait nul 
besoin de lui consacrer un article dans la Charte. « 1] suffisait, 
comme l’a dit un savant professeur de droit administratif, que 
son existence ne fût pas incompatible avec l’ordre de choses 
établi par la constitution nouvelle. Or, il est évident que, bien 
loin qu’un conseil, composé d’hommes graves appelés à éclai- 
rer le gouvernement de leurs lumières, fût incompatible avec 
les pouvoirs établis et la responsabilité des ministres, la nature 
même des choses aurait amené sa création s’il n’eût pas existé, 
car ses délibérations sont propres à prévenir et à redresser les 
torts de l’administration. Rien donc n’est plus dénué de fonde- 
ment que les déclamations faites avant 1830 contre la légalité 
du Conseil d’État. » Le mauvais vouloir cependant était assez 
prononcé pour que le gouvernement crut devoir dissimuler, au- 
tant que possible, la dépense occasionnée par le Conseil d’État, 
et qui , lors de la discussion annuelle du budget, n'aurait pas 
manqué de provoquer des orages dans la chambre. « Le mi- 
nistre de la justice y parvenait à l’aide de cumuls ingénieuse- 
ment disposés, si bien qu’il y avait des conseillers d’État 
ordinaires, en autre lieu fonctionnaires rétribués, qui, sur les 
fonds du Conseil, ne prenaient, les uns que la moitié, les 


1 Dans la session de 1821, Manuel n'avait pas craint de s’écrier : « Que 
peut-on espérer de prétendus juges qui n’ont aucune existence légale, 
d'hommes qui sont à la discrétion absolue des ministres, et qu’à chaque 
trimestre on peut exclure du Corseil avec autant de facilité qu’on déplace 
les pièces d’un échiquier ? » 


540 HISTOIRE DU DROIT. 


autres que le tiers ou le quart de leur traitementt. » D'un 
autre côté le gouvernement contribuait lui-même à entretenir 
cette sorte de défaveur, en multipliant d’une manière regrettable 
ces modifications apportées en quelque sorte, chaque année, à 
la composition du Conseil, en ne donnant pas réellement à ses 
attributions l’extension reconnue par les ordonnances, et sur- 
tout en rendant trop fréquents les changements dans son per- 
sonnel. Ainsi, vers la fin de la Restauration, l’excellent règle- 
ment du 19 avril 1807 était tombé à peu près en désuétude sous 
les efforts du ministère dont il contrariait singulièrement la 
liberté d’action. L’ordonnance du 5 novembre 1828 fut rendue 
spécialement en vue de réprimer cet abus, car on y lit, à l’ar- 
ticle 14 : « Tout projet de loi ou d'ordonnance portant règle- 
» ment d'administration publique qui aura été préparé dans l’un 
» des comités du Conseil d’État, devra ensuite être délibéré en 
» assemblée générale, tous les comités réunis et tous les minis- 
» tres secrétaires d’État ayant été convoqués. Les ordonnances 
» ainsi délibérées pourront seules porter dans-leur préambule 
» ces mots : Notre Conseil d’État entendu. » 

A cette époque on trouve dans le Conseil d’État des noms 
d'hommes éminents, et parmi eux un assez grand nombre en- 
core des serviteurs distingués de l'empire, comme MM. Allent, 
Bérenger, Cuvier, de Gérando , Portalis, qui continuaient en 
quelque sorte la chaîne de la tradition. Parmi les nouveaux 
venus aux affaires, on remarque dans la liste des conseillers 
MM. d’Argout, Maillard, de Saint-Chamans, de Salvandy, Vil- 
lemain, Lepelletier d’Aunay, Alexandre de Laborde, du Hamel, 
Bertin de Vaux; parmi les maîtres des requêtes, MM. de Cor- 
menin, de Malleville, de Crouseilhes, de la Bouillerie, de Pey- 
ronnet, de la Rochefoucauld, Paulze d’Ivoye, de Conny. Nous 
en citerions un bien plus grand nombre si nous voulions parler 
des membres de ces deux catégories appartenant au service 
extraordinaire, mais ayant droit de prendre part aux travaux 
des comités et aux délibérations du Conseil, nous enregistre- 
rions alors les noms de Mgr de Chéverus, de MM. Mounier, 
Zangiacomi, Becquey, de Pastoret, Siméon, Deffaudis, de Bou- 
bers, Delaire et d’autres encore , qui ne contribuèrent pas peu 
à rendre au Conseil de son ancien éclat, et à donner à ses tra- 


‘ Cormenin, Droit administratif. . 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1859. 541 


vaux une nouvelle et profonde impulsion, malgré le mauvais 
vouloir qui venait si malencontreusement en entraver la marche. 


III. 


Il ne vint pas dans la pensée des hommes qui saisirent le 
pouvoir avec la révolution de juillet 1830 de supprimer le Con- 
seil d'État. Ce corps leur semblait, au contraire, une institution 
digne d’être conservée et surtout d’être améliorée, sans, toute- 
fois, lui rendre l’autorité dont il jouissait au commencement du 
siècle, et qui aurait été peu en harmonie avec les idées libérales 
du moment. Il entrait dans les vues du gouvernement de réa- 
liser à l’égard du Conseil les théories développées pendant toute 
la Restauration par les membres du parti de l'opposition. Dès 
le 20 août 1830 parut une ordonnance constatant l'utilité de 
maintenir le Conseil, mais en le réorganisant; et une commis- 
sion fut nommée pour procéder à cette réforme. Elle se com- 
posait de MM. le comte d’Argout, les barons de Fréville:et 
Zangiacomi, Béranger, Devaux, de Vatimesnil, de Rémusat et 
Macarel, qui devait devenir l’une des lumières de la nouvelle 
compagnie. Certes, il était difficile de choisir des hommes plus 
distingués et offrant plus de garanties; mais malheureusement 
on prenait en même temps une mesure regretlable et contre 
laquelle s’est élevé avec raison M. de Cormenin. Sans attacher 
la moindre importance à l’ordonnance du 5 novembre 1898, 
qui assurait aux membres du Conseil d'État la conservation de 
leurs fonctions, celle du 20 août 1830 en destitua en masse la 
plus grande partie. Pour être entièrement juste, nous ajouterons 
que tous ceux qui furent appelés alors à prendre part aux tra- 
vaux des comités furent des fonctionnaires d’un vrai mérite ; 
mais on ne saurait néanmoins trop regretter ces mesures vio- 
lentes qui excitent les animosités, enveniment les haines et 
enlèvent toujours aux compagnies qui sont ainsi frappées une 
partie de la considération dont elles jouissent auprès du public. 
Le gouvernement de juillet, du reste, eut une certaine peine à 
obtenir l’organisation qu’il désirait, et des projets de loi furent 
successivement présentés aux sessions de 1834, 1835, 1836, 
1840, 1841, 1842, et ne reçurent ni les uns ni les autres la 
sanction législative. Durant cette longue période, le Conseil 
fonctionna selon les anciens us, modifiés par les ordonnances 
royales des 20 août 1830, 2 février, 12 mars, 24 mai 1831, 


549 HISTOIRE DU DROIT: 


18 septembre 1839 et 19 juin 1840. Le premier de ces actes 
attribuait la présidence du Conseil au ministre des cultes et de 
la justice ; une autre ordonnance, du 5 février 1838, créait un 
sixième comité dit des travaux publics, de l’agriculture et du 
commerce, institution rendue indispensable par l’extension de 
ces serviées en France et le développement des voies ferrées. 
Celle du 18 septembre 1839 était destinée à mettre un termë 
aux abus qui n'avaient pas manqué de s’introduire pendant 
une organisation provisoire. D’après ses termes, le Conseil 
d’État se composait, indépendamment des ministres, de trente 
conseillers, dont un vice-président, de trente maîtres des re- 
quêtes, de quatre-vingts auditeurs en service ordinaire, du 
garde des sceaux conservant la présidence, et d’un secrétaire 
général ayant rang de maître des requêtes. Le service extraor- 
dinaire était maintenu, mais avec. certaines modifications. Il 
importait que les principaux: chefs de service des ministères 
fussent appelés aux séances du Conseil d’État, pour y repré- 
senter le ministre du département auquel ils étaient attachés. 
Ils y apportaient des renseignements utiles , des connaissances 
spéciales , et profitaient pareillement des lumières qui ne man- 
quent de jaillir des discussions approfondies du Conseil. Les 
services publics peuvent en retirer un grand avantage; « mais, 
come l’a très-bien exposé, dans son rapport au roi, M. Teste, 
alors garde des sceaux, pour cela il faut que les fonctionnaires 
appelés à participer aux travaux du Conseil d’État soient capa- 
bles en effet d’éclairer les discussions par la pratique élevée des 
affaires ; et, d’un autre côté , il ne faut pas que ceux “qui jouis- 
sent de cette participation extraordinaire soient en assez grand 
nombre pour se rendre maître des délibérations, et y faire pré- 
valoir leurs opinions sur celles des membres du service ordi- 
naire, détachés de tout intérêt ministériel. Le Conseil d’État a 
suriout pour mission de contrôler, de juger l’action des bureaux, 
et il perdrait ce caractère, il manquerait à cette mission, si les 
habitudes et les traditions quelquefois exclusives des bureaux 
parvenaient à le dominer. Or, il pourrait arriver que les mem- 
bres du service extraordinaire, quoique empêchés par leurs 
travaux habituels d'assister à toutes les séances, se rencontras- 
sent néanmoins à un jour donné, ne fût-ce que par hasard, èn 
assez grand nombre pour maîtriser les délibérations du service 
ordinaire. Ils pourraient donc emporter un vote contraire aux 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 4859. | 543 


traditions et à la jurisprudence de la partie du Conseïl d’État 
qui doit conserver avec le plus de fermeté et de constance l’in- 
tégrité des principes et l’esprit de suite dont ce grand corps est 
le gardien dans l'intérêt de l’unité française. » Pour obvier à 
cet inconvénient, qui se résumait à fournir à l’administration 
les moyens de se juger elle-même, l’article 9 dé l’ordonnance 
désignait les fonctionnaires seuls susceptibles de jouir de l’au- 
torisation de prendre part aux travaux du Conseil, savoir : les 
sous-secrétaires d’État, les membres des conseils administra- 
tifs placés auprès des ministères, les directeurs d’une branche 
de service dans les départements ministériels, les préfets de la 
Seine et de police ; et l’article 10 aioutait cette dernière restric- 
tion : « Le nombre des conseillers d’État autorisés à participer 
» aux travaux et délibérations ne pourra excéder les deux tiers 
» du nombre des conseillers en service ordinaire.» La même 
sévérité n’était pas observée à l’égard des maîtres des requêtes, 
parce que leur présence ne pouvait jamais amener lespèce de 
désordre que l’on semblait redouter. Quant aux conseillers et 
maîtres du service extraordinaire noh autorisés à participer 
aux travaux du Conseil, ils constituaient une classe de titu- 
laires choisis parmi les principaux fonctionnaires de l’État, 
notamment parmi les préfets, et dont le titre était purement 
honorifique. Enfin les conseillers et maîtres qui cessaient leurs 
fonctions et prenaient leur retraite, DONPRENS être nommés 
conseillers et maîtres honoraires. 

_ Rien n’était changé par l’ordonnance du 18 septembre 1830 
aux attributions du Conseil d’État, qui demeura divisé en cinq 
comités outre celui du contentieux. On aurait voulu cependant 
étendre son autorité, sinon comme représentant d’un pouvoir 
indépendant des ministères, puisque les exigences constitu- 
tionnelles Je lui refusaient péremptoirement, du moins en lui 
attribuant la délégation de la justice en matière administrative. 
Cette proposition se trouvait formulée dans le projet de loi qui 
fut présenté à la session législative de 1840. La majorité de la 
commission chargée de l’examen à la Chambre des députés, 
adopta ces conclusions, et son’'savant rapporteur, M. Dalloz, les 
fit valoir avec une haute autorité. Nous ne croyons pas devoir 
taire les raisons exposées par cet éminent jurisconsulte, d’au- 
tant qu’ellés résument neltement cette question controversée : 
«* Le contentieux de l’administration est à l’administration pro- 


/ 


SA4 | HISTOIRE DU DROIT. 


prement dite, ce qu’un droit écrit dans une loi ou dans un 
contrat est à un simple intérêt. Quand le gouvernement, dans 
sa marche, ne froisse que des intérêts, comme par exemple 
lorsqu'il change la direction d’une route qui féconde les pro- 
priétés riveraines et enrichit certains établissements, quand il 
refuse d’autoriser une société anonyme, ou quand il autorise 
l’acceptation d’un legs pieux, malgré les réclamations de la 
famille du testateur, ceux dont l’intérêt est blessé par ces me- 
sures et autres du même genre peuvent sans doute adresser à 
l'administration des représentations et des prières, mais ils 
n’ont aucune action, parce qu’ils n’exercent aucun droit, et le 
gouvernement doit demeurer seul arbitre ‘du sort de la récla- 
mation qui lui est adressée. Mais quand au lieu de toucher à un 
intérêt, l'administration attente à un droit privé, dérivant d’une 
loi où d’un contrat; quand, par exemple, elle usurpe la pro- 
priété d’un particulier, quand elle lui refuse l’exécution d’un 
marché qu’elle a passé avec lui pour fournitures ou pour travaux 
publics, quand elle le frappe d’un impôt que la loi n’a pas au- 
torisé, on le condamne à une amende qu’il n’a pas encourue ; 
dans ces divers cas et dans tant d’autres semblables, il y a, non 
pas seulement faculté de représentation et de prière, mais droit 
légal de réclamation, principe incontestable de réclamation ju- 
diciaire. Ce n’est plus chose de simple administration, comme 
dans la première hypothèse; c’est ici affaire de justice. Or toute 
justice appelle un juge, et la raison, comme l'équité, ne permet 
_ pas que ce juge soit l’une des deux parties. Quand Montesquieu, 
en parlant de la Constitution d'Angleterre, dit « qu’il n°y a point 
de liberté si le pouvoir de juger n’est pas séparé de la puissance 
législative et de l’exécutive, » l’auteur de l'Esprit des lois pose 
une règle absolue, d’autant moins susceptible de la plus légère 
restriction sous un gouvernement représentatif, qu’à ses yeux, 
et comme il l’indique d’abord, le droit de juger ne peut jamais 
appartenir au prince dans un État monarchique. Aussi les ar- 
. ticles 48 et 49 de la Charte, qui exigent que foute justice soit 
déléguée, ne distinguent pas entre la justice ordinaire et la jus- 
tice relative au contentieux administratif. S'il est permis de 
douter que ces dispositions aient entendu exiger toujours et 
sans exception l’inamovibilité du juge, il n’est pas douteux, du 
moins d’après leurs termes, qu’elles ont voulu dans tous les cas 
la délégation de la justice. On ne peut objecter que la justice 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 1859. .B45 


administrative n’est pas susceptible de délégation, puisque 
nous la voyons déléguée à la Cour des comptes, au conseil 
royal de l’Université, aux conseils de préfecture, aux minis-. 
tres, aux commissions spéciales, en un mot à toutes les autori- 
tés administratives, sauf l’exception unique du Conseil d’État. » 
L'opposition soulevée par cette théorie fut vive et l’emporta : 
dans l'ordonnance du 18 septembre 1839, le gouvernement 
avait purement et simplement maintenu les fonctions consulta- 
tives du Conseil d’État en ne donnant à ses actes, même en 
matière contentieuse, que le seul caractère d’avis. Le projet de 
Joi de 1840 fut repoussé par ceux qui soutenaient que du silence 
gardé par la Charte il fallait conclure qu’elle voulait laisser à 
la couronne la justice contentieuse, et qui, de plus, faisaient 
ressortir les embarras graves que ne manquerait pas de soule- 
ver un corps en quelque sorte souverain et indépendant, chargé 
dans le contentieux administratif de contrôler les actes du gou- 
vernement, de Îles censurer, de les annuler dans les luttes en- 
gagées entre l’intérêt public et l'intérêt privé. Force fut de plier 
devant ces objections chaque fois renouvelées, et auxquelles 
Ja Chambre demeura fidèle, Le 19 juin 1840 parut l'ordonnance 
portant règlement intérieur pour le Conseil, et qui avait été 
faite en vue de la loi dont le gohvernement avait espéré le vote 
dans cette session : cinq ans s'écoulèrent avant qu’il fût obtenu. 
Enfin cette loi fut promulguée le 19 juillet 1845, et n’apporta 
aucun changement important aux disposilions contenues dans 
l’ordonnance de 1839; elle réglait définitivement les fonctions 
du Conseil d’État, « qui peut être appelé à donner son avis 
» sur les projets de loi ou d'ordonnance, et en général sur 
» toutes les questions qui lui sont soumises par les ministres. 
» 11 est nécessairement appelé à donner son avis sur toutes les 
» ordonnances portant règlement d'administration publique, ou 
» qui doivent être rendues dans la forme de ces règlements. Il 
» propose les ordonnances qui statuent sur les affaires admi- 
» nistratives ou contentieuses dont l’examen lui est déféré par 
» des dispositions législatives ou réglementaires. » Comme on 
le voit, aucun caractère judiciaire n’était attaché au Conseil, et 
le quatrième paragraphe de l’article 24 de la loi, tout en parais- 
sant donner certaines garanties aux décisions en matière con- 
tentieuse, signalait bien positivement le droit du gouvernement 
de décider différemment du Conseil : « Si l'ordonnance qui in- 
XIV. 85 


546 HISTOIRE DU DROIT. 


» tervient n’est pas conforme à l’avis du Conseil d’État, elle ne 
» peut être rendue que de l’avis du conseil des ministres; elle 
» est motivée, et doit être insérée au Moniteur et au Bulletin 
» des lois. » | 


IV. 


Cette loi si péniblement élaborée dura peu : la révolution 
de février l’abrogea, en commençant par réduire à vingt-cinq 
le nombre des conseillers d’État, en supprimant le service ex- 
traordinaire et en décidant que les chefs de service désignés 
par les ministres de chaque département seraient appelés à 
prendre part aux travaux des comités et de l’assemblée géné- 
rale du Conseil, quand leur concours serait jugé nécessaire ; le 
nombre de ces fonctionnaires ne s'élevait pas à moins de trente- 
deux, secrétaires généraux, directeurs, chefs de division, ete., 
énumérés par l'arrêté du 8 septembre 1848. Ce même acte porte 
« que les membres de l’Institut, des eomités de la guerre, des 
» conseils d’amirauté, des ponts et chaussées, du commerce et 
» des manufantures, et.de l'Université, dont les connaissances 
_» spéciales seraient jugées utiles aux travaux du Conseil d’État, 

» pourraient être appelés, par une convocation spéciale du mi- 

» nistre dela justice, à prendre part à ses délibérations. » Du 
reste, la Constitution votée par l’Assemblée nationale attribuait 
au Conseil d’État une très-grande autorité en même temps 
qu'elle lui donnait une organisation au moins singulière. Nous 
ne croyons pas devoir passer sous silence ces déiails : quoique 
l’époque à laquelle ils se rattachent soit encore très-voisine 
de la nôtre, ils appartiennent cependant à l’histoire, et doivent 
trouver place ici comme faisant apprécier le Conseil d’État sous 
un aspect tout à fait différent, et constituant une phase toute 
spéciale de son histoire privée, 

Le chapitre VI de la Constitution décidait qu Al. y aurait on 
Conseil d’État dont le vice-président de la répablique serait de 
droit président ; —— que ses membres seraient élus pour six ans 
par l’Assemblée nationale, et rééligibles indéfiniment; — qu'ils 
ne pourraient être révoqués qué par l’Assemblée, sur la propo- 
sition du président de la république ; — que les attributions du 
Conseil seraient de donner son avis sur les projets de lois du 
gouvernement, qui devront être soumis à son examen préalable, 
et sur les ptojets d'initiative parlementaire que l’Assemblée lui. 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN. 1859. 547 


aura renvoyés; — de préparer les règlements d'administration 
publique, et même de faire seul ceux dont l'Assemblée lui aura 
donné la délégation ; — de contrôler et de surveiller, conformé- 
ment à la lgi, toutes les administrations publiques. En outre, la 
Constitution établissait que le président de le république ne 
pouvait exercer son droit de grâce sans l’avis du Conseil, ni 
révoquer les agents électifs du pouvoir exécutif, dissoudre les 
conseils généraux, cantonaux et municipaux sans le mêmé con- 
cours. La loi d'organisation du Conseil occupa un grand nom- 
bre de séances de l’Assemblée, et ne fut votée que le 3 mars 
1849. Elle apportait de grandes modifications aux systèmes 
précédemment suivis; outre l’élection des quarante conseillers, 
elle réglait qu’à l'avenir les vingt-quatre maîtres des requêtes 
seraient nommés par le président de la république sur une 
liste contenant un nombre double de candidats et dressée par 
le président du conseil, et que les vingt-quatre auditeurs se- 
raient choisis au concours. Les sections étaient réduites à trois : 
de législation, d'administration et de contentieux. Dans cette 
dernière, conformément à l’article 6 de la loi, le Conseil déci-- 
dait en dernier ressort; l’article 6 lui donnait de nouvelles at- 
tributions, c’est-à-dire celles de résoudre sur la demande des 
ministres les difficultés qui s’élevaient entre eux relativement 
à leurs attributions respectives et relativement à l’applica- 
tion des lois. Il y avait évidemment une tendance à adop- 
ter les conclusions proposées pour le projet de loi repoussé 
gen 1840; mais c’est qu’aussi la position différait complétement, 
et que, dans l’État organisé suivant les prescriptions de la Con- 
stitution, le Conseil d’État pouvait prendre une position plus 
éminente, plus indépendante, sans nuire à un pouvoir exécutif 
qui ne devait plus être que temporaire : avec ces institutions, 
én n’ayait plus à craindre de trouver dans l’État un corps pres- 
que souverain, et en réalité maître du gouvernement au point 
de vue administratif, dont rien ne pourrait modérer les usur- 
pations, et que sa position sur là limite des pouvoirs exécutif 
et judiciaire devait nécessairement conduire aux empiétements. 
Au contraire, le Conseil d’État devenait une garantie; ses mem- 
bres étaient chôisis parmi les hommes les plus considérables, 
môris dans tous les services, et semblaient destinés à perpé- 
tuer les traditions, puisqu'ils étaient indéfiniment rééligibles, 
tandis que le chef dé l’État no l'était pas. D'un autre côté, on 


518 HISTOIRE DU DROIT. 


ne pouvait nullement redouter leur usurpation , puisque la 
Chambre pouvait toujours , à l’expiration des six années, leur 
retirer leur mandat. Il ÿ avait un système de compensation 
bien fait pour rassurer les esprits, sans que pour cela nous vou- 
lions le moins du one présenter cette organisation comme 
* modèle. | 


Y. 


« La constitution de dit l’empereur dans sa déclaration 
» aux Français, du 14'; janvier 1852, proclame que le chef que 
» vous avez élu est responsable devant vous ; qu’il a toujours 
» le droit de faire appel à votre jugoment souverain , afin que 
» dans les circonstances solennelles vous puissiez lui continuer 
s où lui retirer vôtre confiance. Étant responsable, il faut que 
» son action soit libre et sans entraves. De là l’obligation d’avoir 
» des ministres qui soient lés auxiliaires honorés et puissants 
» de sa pensée, mais qui ne forment plus un conseil responsable 
» composé de membres solidaires, obstacle journalier à l’im- 
» pulsion particulière’ du chef de l'État; expression d’une 
» politique émanée des chambres, et par là même exposée à 
» des changements fréquents, qui empêchent tout esprit de 
»'suite, toute application d’un système régulier. 

» Néanmoins plus un homme est haut placé, plus il est indé- 
» pendant, plus la confiance que le peuple a mise en lui est 
» grande, plus il a besoin de conseils éclairés, consciencieux. 
» De là la création d’un Conseïl d’État, désormais véritable 
» conseil du gouvernement, premier rouage de.notre organisa- 
» tion nouvelle, réunion d'hommes pratiques élaborant les 
» projets de lois dans des commissions spéciales, les discutant 
» à huis-clos, sans ostentation oratoire, en assemblée générale, 
». et les présentant ensuite à l’acceptation du Corps législatif. 
» Ainsi le pouvoir est libre ds ses mouvements , éclairé dans 

» Sa marche, » 

Nous avons voulu citer ces belles ie parce qu r'elles résu- 
ment en quelques lignes le rôle actuel du Conseil d’État, et font 
bien comprendre la pensée de l’empereur ‘sur les devoirs de 
cette assemblée et les services qu’il est en droit d’en attendre. 
Le Conseil reprit les fonctions que lui. avait attribuées la Con- 
stitution de Pan VIIF, et redevint à la fois auxiliaire de l’empe- 
reur, dans l'exercice du pouvoir législatif au point de vue‘ des 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 4859. 549 


projets de lois, dans l'exercice du pouvoir exécutif en donnant 
son avis sur les questions qui lui sont soumises, et en résolvant 
de nombreuses difficultés ; enfin comme tribunal administratif 
supérieur en recouvrant la haute appréciation et le jugement 
des conflits, transportés par la loi du 4 février 1850 à une com- 
mission spéciale composée de conseillers d’État et de membres 
de la Cour de cassation. 

Le décret du 25 janvier 1852 a réglé l’organisation actuelle 
du Conseil d’État; il se compose de trente à quarante conseil- 
lers en service ordinaire, de quinze conseillers en service ordi- 
paire hors sections, choisis parmi les hauts fonctionnaires des 
départements ministériels, et de vingt conseillers en service 
extraordinaire, revêlus d’un titre purement honorifique. Les 
conseillers en service ordinaire participent à tous les travaux 
du Conseil d’ État, où ils sont répartis entre les sections; ceux 
de la seconde catégorie ne sont pas attachés aux sections et 
n’assistent qu'aux assemblées générales où ils ont voix délibé- 
rative. Ils ne touchent aucun traitement comme conseillers 
_ d’État. Enfin ceux de la dernière catégorie n’assistent aux as- 
semblées générales et n’y ont voix délibérative que s'ils sont 
. convoqués par ordre de l'empereur. 

Les maîtres des requêtes sont au nombre de quarante, divisés 
en deux classes de nombre égal ; ils sont chargés de rapporter 
dans les affaires soumises au Conseil, assistent aux assemblées 
de leurs sections respectives et à l'assemblée générale; mais 
. dans cette dernière n'ont voix délibérative que dans les ques- 
tons qui ont été confiées à leur examen. Un décret postérieur 
a autorisé les maîtres appelés à des fonctions permanentes à 
conserver leur titre comme appartenant au service extraordi- 
paire, et l’empereur peut le conférer pareillement à tous ceux 
qui cessent, pour une raison quelconque, de participer au ser- 
_vice actif du Conseil; mais alors aussi ce u’est plus qu’un titre 
purement honorifique. 

Le décret du 25 janvier 1852 a rendu au corps des auditeurs 
uue partie de l’organisation et des attributions qui leur étaient 
reconnues sous le premier empire. Il forme, aux termes de l’acte 
officiel que nous mentionnons, un noviciat pour les hautes 
fonctions administratives, et se compose de vingt auditeurs de 
. première classe et soixante de seconde, lesquels sont choisis 
suivant les prescriptions adoptées dans le décret du 26 déçem- 


550 HISTOIRE DU DROIT. 


bre 1809. Les auditeurs des deux classes indistinctement 
assistent aux séances de’ sections auxquelles ils sont attachés, 
et aux assemblées générales; ils n’ont voix délibérative qüe 
dans les assemblées de sections et pour les affaires dont ils font 
le rapport. Si l’empereur préside l’assemblée générale, les audi- 
teurs de secoude classe n’y assistent pas, et ceux dé première 
seulement en vertu d’une autorisation spéciale. En outre, ces 
jeunes fonctionnaires peuvent être attachés à des ministères, à 
des départements dans lesquels les préfets peuvent leur confier 
des intérims, leur déléguer des fonetions administratives au 
chef-lieu ; leur attribuer l'étude de certaines affaires conten- 
tieuses, leur donner entrée au conseil de préfecture avec voix 
consultative; ils peuvent encore être chargés de diverses mis- 
sions, porter les dépêches à l’empereür absent de Paris, etc. 

Le Conseil d’État se divise actuellement en six sections : de 
législation, justice et affaires étrangères; du contentieux; de 
l'intérieur, de l'instruction publique et des cultes; des travaux 
publics, de l’agriculture et du commerce; de la guerre-et dela 
marine; des finances. Chacune est présidée par un président. 
À la tête de tout le Conseil est le président du Conseil d’État, 
l’un des hauts dignitaires de Fempire, dssisté d’un vice-prési- 
dent et d’an secrétaire général. 

Avant de terminer cette rapide étude, nous né croyons pàs 
sans intérêt de retracer brièvement ici le mécänisme des fonc- 
tions du Conseil; on ignore généralement dans le monde ces 
détails, sans lesquels cependant il nous semble qu’on né con- 
naît qu’imparfaitement l’organisation de ce grand corps admi- 
nistratif, Un certain nombre de membres des diverses classes 
du Conseil est réparti par décret impérial entre les diverses 
sections. Dans chacune il y & deux rôles d’affaires, l’un poer 
les affaires urgentes ; l’autre pour les affaires ordinaires. Lors- 
qu'une affaire est renvoyée à uhe section, le président de la 
section fixe son caractère, apprécie son degré d'urgence et 
choisit le rapporteur, conseiller, maître des requêtés ou audi- 

teur. Le rapport se fait dans le plus bref délai et selon le rar 
d’ordre fixé par le président. Pour là délibération it faut du . 
moins la présencé de trois conseillers; là section prononcé à 
la simple mäjorité et le décret qui suit mentionne qu’elle à été 
entendue. Quand la section n'est saisié d’une affaire qu’à titre 
- consultatif; Île désigne un de ses mémbres, conseiller ou maître, 


L 


LE CONSEIL D'ÉTAT EN 4859. 51 


suivant l'importance de la question, pour soutenir la discussion 
en assemblée générale, qui statue à la simple majorité, Dans ce 
ess, 1] faut au moins vingt membres du Conseil présents, non 
compris les ministres au les conseillers en service extraordi- 
naire, et le décret rendu après cette délibération en atteste 
l'existence par ces mots : « Le Conseil d’État entendu. » Les 
affaires portées aux sections sont suffisamment indiquées par 
les titres de ces mêmes sections. Nous dirons cependant que 
la section des finances révise toutes les liquidations de pen- 
sion, et élabore les règlements relatifs aux caisses de retraite 
des administrations publiques. La section de législation, de 
justice et des affaires étrangères s’occupe de toutes les questions 
coneernant les poursuites contre les agents du gouvernement, 


les additions de noms, les naturalisations, et, en temps ordi- 


paire, celles qui touchent aux prises maritimes. Quant aux 
affaires portées aux assemblées.générales, elles se répartissent 
distinctement en trois catégories : celles qui, par leur impor 
tance, ne peuvent être soumises qu’à cette suprême juridiction 
administrative, comme les projets de règlements, l’enregis- 
trement des bulles, les recours comme d’abus, etc.; celles 
qui, quoique relevant régulièrement d’une des sections, sorit 
réservées par ordre du souverain à l'assemblée générale; enfin, 
celles qui étant de la même classe sont également renvoyées 
à cause de leur gravité, soit par. ordre du président, soit sur 
Ja demande de la section, 

C’est une erreur généralement accréditéede croire que le Con- 
seil d’État tranche les difficultés et apporte des solutions; tout 
au contraire, ses fonctions ne sont que consultatives , et il faut 
l'approbation de l’empereur pour donner une existence réelle à 


-8es actes. Il n’y a d’exeeption qu’en un cas à cette règle, ainsi 


que nous allons le voir. Nous avons dit que le Conseil d'État 


avait spécialement la mission d'élaborer les projets de lois dont 


l'initiative appartenait à l’empereur seul. Préparés par le dé- 
partement ministériel auquel il affert, le projet de loi est pré- 
senté au souverain, qui le renvoie au président du Conseil 
d’État, qui le transmet aussitôt au président de la section inté- 


 ressée, à laquelle il peut toujours adjoindre, s’il le juge conve- 


nable, la section de législation. Le président de section désigne 
un rapporteur dans les formes que nous avons détaillées plus 
haut, et après le rapport, la section arrête le projet de rédaction 


552 HISTOIRE DU DROIT. 


qui est porté à l’assemblée générale, où il est discuté et voté 
par assis et levé ou par appel nominal. Le président du Conseil 
le soumet de nouveau à l’empereur, qui en ordonne par un 
décret la présentation au Corps législatif, et nomme les con- 
seillers d’État qui devront en soutenir la discussion. Les dé- 
putés peuvent présenter des amendements jusqu’au moment du 
dépôt du rapport de la commission, fait en séance publique. 
L’amendement ainsi présenté est soumis à la commission qui 
le renvoie, en cas d’adoption, au Conseil d'État, devant kequel 
elle a droit, à son tour, d'envoyer trois de ses membres pour 
expliquer et défendre ses décisions. C'est en cette circonstance 
que le Conseil. d’État agit en dernier ressort, sans avoir besoin 
de recourir à l’approbation de l’empereur, qui peut seulement 
refuser de sanctionner la loi ainsi modifiée. Si donc le Conseil 
repousse l’amendement, il est considéré comme non avenu ; s’il 
l’admet, il est intercalé dans la rédaction; ou bien encore, le 
Conseil peut s’en servir pour apporter quelques changements 
au projet de loi; mais il faut alors l’avis favorable de L com- 
mission du Corps législatif”. 3 F 
Pareillement en ce qui concerne les solutions fournies par 
les sections aux ministres, ellés ne prennent d’autorité qu’en 
tant. qu’elles sont approuvées par le ministre qui les emploie. 
Pour la section du contentieux, les choses se passent autrement 
que dans les cinq autres, puisque l'intérêt des tiers y est con- 
stamment en jeu; un maitre des requêtes y exerce les fonctions 
du ministère public, et après le rapport lu en séance publique 
l'avocat de la partie est admis à présenter ses observations. 
Du reste, c’est toujours les prescriptions du décret du 22 juillet 
1806 qui servent de bases aux DPOCéGUreE en matières conten- 
tieuses, et le décret du 25 janvier 1892 n’y a apporté que d’in- 
rEDAAne modffications. 
Nous croyons inutile de nous appesantir davantage sur ce 
4 D’après un relevé publié par M. le vicomte de Cormenin , le Conseil 
d'État a délibéré, soit en assemblée de section, soit en assemblée générale, 


sur 434,254 affaires, depuis l’année 1800 jusqu’à l’année 1836, celle de 1814 
non comprise, D’après ce tableau, voici la progression observée : 


En 1800. . .... ... Affaires: 2,720 
En 1810...,.... — 7,013 
En 1820..,.....e. — 14,645 
En 1831..,..... — 19,076 


En 1886. ..... en 28,254 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 553 


sujet. Nous ne pourrions d’ailleurs rapporter ici qu’un extrait 
* du beau traité de M. de Cormenin, auquel nous préférons ren- 
voyer ceux de nos lecteurs qui ne se contenteraont pas de 
cette courte esquisse, et voudraient pousser plus loin l’étude 
de l’origine et du rôle du Conseil d’État. Nous avons désiré 
donner seulement un aperçu de ce qu’a été déjà ce haut corps 
administratif, des transformations qu’il a eu à subir, quoique 
jeune encore d’âge dans sa forme actuelle. Nous avons essayé 
de faire apprécier l’importance qu’il avait si heureusement et si 
laborieusement exercée sous le premier empire; nous lui avons 
vu avec bonheur restituer sous le nouvel empire le même rôle 
et les mêmes attributions. Nous avons tenté de faire rapidement 
connaître aux gens du monde l’organisation de ee corps? En 
écrivant cette étude nous n'avons pas entendu élever plus haut 
nos prétentions, et nous serons satisfaits si seulement nous ne 
sommes pas demeurés trop loin du but que noùs nous étions 
proposé. Er. DE BARTHÉLEMY, 

* Auditeur au Conseil d’État. 


BIBLIOGRAPHIE. 
L'HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES 


(Die Geschichte und Literatur der Staatswissenschaften); par R. DE MouL. 
Tome III : le Droit public et administratif de la France. — Erlangen, 
18581. É | 

Compte rendu par M. BERGSON, docteur en droit, 


Dans ce troisième volume nous entrons avec l' auteur sur un 
terrain connu et qui nous est cher. La plus grande parlie de 
ce gros volume, de 851 pages in-4°, contient l’histoire littéraire 
et critique du droit public et administratif de la France. 

Le droit public s’est formé et s’est développé dans les trois 
grandes parties de l’Europe centrale, l'Allemagne, la France et 
l'Angleterre, sous des conditions essentiellement différentes. 

En Allemagne, le droit public a débuté sous les formes de 
l’unité. L'Allemagne, sous la dynastie carlovingienne, était gou- 
vernée par le pouvoir central d’un empereur, qu’on regardait 
longtemps comme le chef temporel de la Chrétienté. Dans la 


1 V. la Revue critique, 1858, t. XIII, p. 572. 


554 BIBLIOGRAPHIE. 


foi mystérieuse et puissante du moyen âge, l’idée de l’unité 
impériale dominait et absorbait en quelque sorte l’existence 
individuelle des divers États, ou, selon le langage de cette 
époque, des diverses provinces de la grande république chré- 
tienne. La prétention de renouér l’unité traditionnelle de l’em- 
pire romain, et les luttes séculaires issues de cette prétention 
entre les deux grands pouvoirs du monde chrétien, et dont la 
possession de l'Italie , de la ville éternelle surtout, était le but 
matériel, renferment le sécret de l’affaiblissement graduel de ce 
saint Empire romain, qui, descendu depuis longtemps à l’état 
d’uné simple fiction, a été enfin dissous d’une manière officielle 
le 6 août 1806. Qu’il me soit permis de rappeler à cette occasion 
un passage qui, bien qu’écrit par moi il y a plusieurs annéés, em- 
prunte aux récents événemerits un certain intérêt : « La royauté 
germanique est sortie sanglante, brisée de la lutte où elle avait 
disputé au chef spirituel de la chrétienté la suprématie du 
monde chrétien. L'Allemagne et l'Italie ont perdu pour Jong- 
temps, dans les plaines de la Lombardie, leur unité nationale.» 
Les prétentions à la possession de l'Italie ont survécu à la chute 
du saint Empire romain. L’Autriche impériale, dont le chef en 
a porté la couronne jusqu’à 1806, les a reprises avec une nou- 
velle énergie. Après s’être fait adjuger par les traités de 1815 
la possession de la haute Italie, elle prétendait, par une inter- 
prétation abusive des traités, et guidée sans doute par des 
souvenirs empruntés à une époque bien éloignée de nous, 
étendre son influence prépondérante sur toute la pénissule, 
depuis le Pô jusqu’au détroit de Messine ?. 


1 V. mon éompte rendu de l'Histoire du droit germanique, par F. Wal- 
ter, dans la Revue critique, 1855, t. VI, p. 569. 

3 Il suffit de citer quelques passages qui prouvent que l’idée de la persis- 
tance de l’empire romain était professée par les esprits les plus éminents du 
moyen âge : 

« Desinant igitur imperium exprobare Rom., qui se filios Ecclesiæ fingunt, 
cum videant Christum illud sic in utroque termino suæ militiæ compro- 
basse. » (Dante, De monarchia, lib. 1.) — Pétrarque écrit en 1382 au roi 
d'Allemagne Charles 1V : « Illic regnum, hic (in Italia) et regnum habes et 

‘’imperium et quod nationum et terrarum omnium pacem dixerim, cum ubi- 
que membra, hic ipsurn caput, invenies monarchiæ. » (Rerum famil., lib. X.) 
— « Huc usque Rom. imperium a temporibus Constantini M., Helenæ filii, 
apud Constantinopolim in Græcorum imperatoribus mansit, ex hoc jam 
ad reges, imo ad imp. Francorum per Karolum transiit. » (Ekkehardi, Wrang. 
Chronic., àd an. 800, cité par Himlay, De sancti Rom. imp., p. 20.) — Cette 
théorie se retrouve encore au XVIe siècle, chez Æneas Sylvius, De ortu et 
auctoritate imp. Rom. — Les rois d'Allemagne prenaient le titre d’Augusti, 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. O9 


En France, par un mouvement opposé, la royauté issue de 
l’anarchie féodale est arrivée, par un travail laborieux et con- 
tinu de plusieurs siècles, à une concentration complète de toutes 
les forces nationales Une confédération d’États souverains, 
dépourvue de toute initiative, d’une part; une centralisation 
complète, absorbant toutes les forces vives du pays, quelle que 
soit d’ailleurs la forme sous laquelle elle se produit, monar- 
chique ou républicaine, d'autre part, — telles ont été, en défi- 
nitive, les formes auxquelles ont abouti les destinées politiques, 
-si différentes, de ces deux grands pays. 

En Angleterre encore, le droit public s’est développé sous 
l'influence de circonstances locales tout particulières. La con- 
quête normande y avait introduit une puissante royauté, ou 
plutôt une hiérarchie militaire régie par des lois féodales , qui 
retenait le pays dans l’obéissance par la force matérielle, Ce- 
pendant la conquête avait été impuissante à détruire les anti- 
ques bases de la vie nationale, le régime anglo-saxon des 
associations, des corporations, ainsi que l’ancien principe ger- 

- manique qui appelait tous les hommes libres à délibérer, dans 
l’assemblée nationale, sur les affaires communes. La monarchie 
féodale des conquérants étrangers se modifiait ainsi par la 
fusion des éléments indigènes ; et de cette fusion est issu grà- 
duellement un nouvel état des choses, bizarre en théorie, mais 
qui répondait merveilleusement aux besoins pratiques. dé la 


urbis et orbis gubernatores. « Quia divina Providentia, urbis et orbis ss 
nacula tenemus, » écrit Frédéric 1°", chez Otto Frising., De gestis Friderici 
imp., Il, 31. — V. Waiter, à l'endroit cité, S 228. 
Placé à un point de vue différent, le génie du jeune conquérant de l'Italie 
‘s’est inspiré à son tour de la tradition romaine, quand il disait à ses soldats : 
« Rétablir le Capitole, placer avec honneur les statues qui le rendirent cé- 
lèbre, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage, 
tel sera le fruit da nos victoires. » (Proclamation de mai 1796, dans Thiers, 
Hist. de la révol., t. VIII, p. 189.) 
Depuis 962 (Othon 1°), le roi électif d'Allemagne était en même temps 
. Empereur romain; mais en cette dernière qualité il devait venir demander, 
à Rome méme, la consécration du Pape. Jusqu’à cette consécration, il portait 
le titre de rot romain, titre qui depuis 1169 (Henri VI) était accordé égale- 
ment au successeur du roi d'Allemagne, élu avec lui par les sept princes- 
électeurs. Il portait en outre la couronne du roi de Lombardie ou d'Italie, et 
ce couronnement s'opérait d’abord également à Rome, depuis 844 jusqu’à 879 
(Louis 11, Charles le Chauve et Charles le Gros), ensuite à Pavie, à Milan, et 
enfin à Monza. Charles V fut le dernier roi qui fut couronné à la fois, en 
1530, empereur romain et roi de Lombardie. Ses successeurs se contentaicnt 
du titre d'Empereur romain élu, et celui de roi romain restait réservé à 
Yhéritier électif. (Walter, t. 1, p. 147, 270 et 369.) 


55B BIBLIOGRAPHIE. 


société. Le système tout entier du gouvernement s'appuie. sur 
.de puissantes corporations, qui trouvent leur expression der- 
pière et définitive dans la première des corporations, celle du 
parlement. Le parlement, dès le début, assez puissant pour 
suffire à tous les besoins de la nation, grandissait à mesure que 
_ces besoins se développaient, et il laissait subsister partout 
l’action particulière des corpprations locales et de l'aristocratie 
territoriale. La commune municipale et la commune de cam- 
pagae conservent la libre administration de leurs affaires, et le 
pouvoir central n’y intervient que dans les limites rigoureuse- 
ment nécessaires à l’unité de gouvernement. L’Angleterre a 
- résolu le problème d’avoir su concilier l’unité de l’État avec le 
principe de la libre administration des communes, soumises à 
la direction de chefs électifs, d’une fortune ou d’une capacité 
. prépondérante. En France, au contraire, l'unité politique et 
nationale est venue se confondre avec lomnipotence envahis- 
sante du pouvoir central. 

L'histoire politique si diverse des trois grandes nations de 
| dirons centrale se. réfléchit également dans le caractère dis- 
tinctif de leur littérature politique. 

La littérature du droit public- de l’Allemagne se partage en 
trois périodes d’une étendue inégale : | 

1° Le droit public de la première période, celle de l’ancien 
Empire germanique, forme une masse. énorme; assez homogène, 
fondée sur des usages traditionnels et sur un respect scrupuleux 
des textes. Les docteurs de ce droit, tout en lui donnant une 
base historique, l’ont développé avec une précision logique et 
- une méthode à la fois rigoureuse et étroite, empruntées au droit 
civil. Les formes sous nes fonciionnajent les rouages de ce 
. savant mécanisme, qu’on appelait le saint Empire germanique, 
ressemblaiènt en quélque sorte à des actes de procédure civile. 
Aussi, pour mettre en mouvement cette lourde machine, il fal- 
lait continuellement avoir recours à l’intervention du tribunal 
d’Empire, siégeant dans la ville impériale de Nuremberg. 

9° Le droit public de la deuxième période, celui de la Confé- 
. dératiorr rhénane, peu développé, se distingue de celui de la 

première période par ses tendances nouvelles, en PONS avec 
les besoins nouveaux. | 

3° La troisième période du droit public allèmand commence 
avec létablissement de la Confédération germanique. D’une 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 557 


grande richesse il se fait remarquer par un esprit scientifique 
élevé, au niveau de l’état progressif et avancé du sentiment 
publie de l'Allemagne. Les travaux de cette dernière pé- 
riode appartiennent à deux catégories distinctes : tantôt 
dogmatiques et d’une intelligence politique: peu commune, 
ils s’attachent à élucider une matière très-complexe et in- 
grate; lantôl d’un carractère historique, ils fournissent, entre 
les mains de maîtres distingués, des résultats considérables, 
plutôt à la vérité, au point de vue doctrinal et de curiosité 
que pratique. Les travaux au contraire, qui ont pour objet le 
droit spécial des divers États de la confédération, sont plutôt: 
d’un caractère dogmatique et pratique. Écrits dans un sentiment 
honorable de justice et de bien public, ils sont dépourvus sou- 
vent d’une intelligence profonde des institutions de ces jeunes 
États. Si on peut reprocher avec raison aux travaux de Ja pre- 
mière période leur esprit étroit, porté jusqu’à l’excès vers une : 
casuistique pleine de subtilités, on peut reprocher à ceux de la 
dernière période leur caractère exclusivement politique, et de 
ne réfléchir très-souvent que les préoccupations politiques du 
moment. | | 
‘ La littérature du droit public anglais, qui tantôt prend des 
formes essentiellement historiques, tantôt celles d’un commen- 
taire juridique, se tient toujours à une distance également res- 
pectable de savants systèmes et de théories philosophiques. Le 
culte des principes primitifs et de leurs développements succes- 
sifs s’étend assez loin pour permettre aux continuateurs de con- 
server les travaux des anciens commentateurs dans leur en- 
semble ; ils se contentent de les compléter par des notes et des 
additions suffisantes pour les mettre en rapport avec les progrès 
de la législation. Par une espèce de fiction, le commentaire de 
Blackstone, augmenté de certaines doctrines, de certaines pro- 
positions, de certaines expressions nouvelles, est encore au- 
jourd’hui regardé en Angleterre comme l’expression exacte du 
droit public. Le droit public anglais est rempli d’une foule de 
prescriptions sur les droits des corporations et leurs attributions. 
La plupart des fonctions publiques sont déférées à des autorités 
locales et subalternes. De simples citoyens, sans aucune’étude 
préparatoire, appelés par les suffrages de leurs communes à la 
direction des affaires publiques, sont obligés à demander aux 
commentaires des publicistes les instructions nécessaires à 


558 BIBLIOGRAPHIE. 


l'exercice de leurs fonctions. La littérature du droit public an- 
glais, susceptible de nombreuses critiques an point de vue 
élevé de la science, se distingue par un sentiment honorable; 
le fond de la matière y a été préparé par de nombreux précé- 
dents, des sentences et des travaux de longues années ; elle 
forme surtout un ensemble homogène et compacts, qui se plie 
ayec souplesse à toutes les exigences des besoin journaliers, 

En France, plusieurs causes ont concouru tantôt à comprimer 
tantôt à accélérer l’essor de la littérature politique : 

1° La surveillance sévère et les entraves de toute sorte qui 
ont pesé sur elle sous l’ancienne monarchie, n’ont permis que 
la culture de certaines branches, telles que l’histoire des divers 
États et les rapports entre le pouvoir public et l’Église. Après 
avoir gardé un long silence pendant l’époque si agitée de la 
république et du premier empire, la littérature politique s’est 
réveillée enfin et a pris un puissant essor plein d'éclat sous la 
Restauration et la Monarchie de juillet; 

2° Les révolutions continuelles, que la France a eu à traver- 
ser depuis soixante-dix ans, ont rendu impossible le dévelop- 
pement régulier et graduel du droit public; | 

8° L'unité nationale qui se manifeste à l'écrivain, d’une part, 
dans l'attrait moral de sa grandeur, de nature à le consoler, 
jusqu’à un certain point, de l’absence de liberté politique, et qui, 
d’autre part, lui fournit l’inappréciable avantage de parler à une 
grande nation, tandis que le publiciste allemand est condamné 
le plus souvent à écrire pour un public très-restreint. Cette 
unité enfin, appuyée sur une législation et une jurisprudence 
uniformes, offre à l'écrivain l’inépuisable richesse de matériaux 
et documents officiels, propres à l’expérience d’un grand pays; 

. 4 Ee‘haut degré de développement auquel est arrivé la légis- 

lation administrative de la France, qui se présente aujourd’hui 
avec toute l’autorité d’un système élaboré dans sés principes 
comme dans ses moindres détails avec une logique et une pré- 
cision remarquables, lorsqu’ailleurs le publiciste doit se débat- 
tre péniblement dans un amas confus de décrets et d’ordon- 
nances, qui viennent se superposer les uns sur les autres. 
- La littérature politique de la France présente ainsi un en- 
sermble dépourvu ; sans doute, d’un développement organique 
continu, et de cette fixité d'une base séculaire invariable, étayée 
d'une pratique traditionaelle et d’une théprie conformes, qui 


HISTOIRE ET LITTÉRATURB DES SCIENCES POLITIQUES. B59 


forment le caractère propre de la jurisprudence anglaise; — 
dépourvue également, jusqu’à un certain point du moins, de ce 
vaste appareil juridique, de cette profonde érudition occupée 
sans relâche à éclairer chaque question sous toutes ses faces, 
qui donnent une valeur scientifique si élevée aux travaux de droit 
public de l'Allemagne, Mais elle s'inspire d’un sentiment patrio- 
tique et national profondément historique; elle a fixé, d’une 
manière intelligible pour tout le monde, les principes généraux 
de l’État constitutionnel ; elle a développé, avec une méthede 
incomparable , les limites et les attributions respectives des 
diverses fonctions administratives, et les règles générales du 
gouvernement civil. Grâce à ces qualités éminentes , l’autorilé 
de la jurisprudence administrative de la France a franchi les 
limites naturelles du pays et s’étend au loin. À trois reprises 
les institutions de la France ont pu servir de modèle au conti- 
nent européen : sous Louis XIV d’abord, pour la centralisation 
du pouvoir public entre les mains du souverain absolu; sous 
le premier Empire, pour l'organisation d’une administration 
partout présente, réglée avec une précision logiques; sous la 
Restauration enfin, pour l’établissement du régime parlemen- 
taire et la définition des droits populaires. 

Après ce résumé de l’idée générale de l'ouvrage si remar- 
quable de M. de Mob], je reviens à l’analyse ou plutôt à une 
indication très-sommaire du contenu du troisième volume, qui 
suffira cependant pour montrer la richesse et la variété prodi- 
gieuses des matériaux qu’il renferme. 

I. Le premier chapitre contient une bibliographie du droit 
public français. Je cite seulement les noms de quelques auteurs 
dont s’occupe ce chapitre : Lelong et Févret de Fontette (Biblio- 
thèque historique de la France, 1764-78); Brunet (Manuel du 
libraire); Camus et Dupin (Profession d'avocat , 1832); Blockr 
(Dictionnaire de l'administration française). 

H. Le chapitre 11 donns les collections des sources : Pertz 
(Monumenta germanica); Pardessus {la Lot salique) ; Brequigny 
(les Ordonnances du Louvre); Isambert, etc. | 

II, Le troisième chapitre, très-étendu, traite de l’histoire 
du droit public français, sous les subdivisions suivantes : 

1° Travaux d'histoire générale du droit public et civil de la 
France. Je ne nomme que les auteurs allemands de cette ma- 
tière : Warnkünig, Schäfiner, Remer, Brewer. 


560 BIBLIOGRAPHIE. 


2 Historiens de l’époque franque : Hotman (Franco-Gallia, 
1573); Boulainvilliers, Buat (des Origines, ou l’ Ancien gouver- 
nement de la France, 4 vol., La Haye, 1757); Garnier, Mably, 
Moreau (Principes de morale, de politique et de droit public, 
1777-89); M'e de Lezardière, Guizot, Thierry, Lehuérou, Peti- 
gny, Chambellan, Perry, Savigny, Eichhorn, Waitz. 

3° Établissement de la royauté : Mignet, de Carné, etc. 

4 Histoire desdivers États : Perreciot, Monteil, Guérard, etc. 

5° États généraux et provinciaux : Savaron, Lepaige (Lettres 
historiques, Amsterdam, 1753); Laudin, Luynes, H. de Pan- 
sey, etc. 

6° Historiens de certaines époques : Vaublane, Raudier, 
dom Gervaise, sur les croisades; Aubry le Clerc, Jay, sur 
Richelieu; Chéruel, Clément, Thomas, etc., sur le règne de 
Louis XIV; Lanjuinais, Deneufvilleite, M. Laferrière, sur la 
Révolution ; Thiers et autres, sur l’Empire. 

7° Historiens de certaines parties du droit public : ù 

Meyer, Servet, Boileau, Pardessus, Hiver, sur les institutions 
judiciaires ; Pasquier. et autres, sur les parlements. 

Arnould, Chrétien, Renou, Bailly, sur l’administration géné- 
rale des finances ; Erodenteal, Necker et autres, sur le régime 
financier de l’ancienne monarchie; Ramel, Gaudin, Mollien, etc., 
sur célui de la -République et de l’Empire; ans d'Audif- 
fret, etc., sur celui de la Restauration, 

Vidallain , Lombault, de Luçay, sur les hautes charges de 
l’ancienne monarchie ; 

‘Delamare, Frégier, etc., sur l'adiaistraton intérieure. 

Les appréciations d'une nature diverse contenues dans les 
trois premiers chapitres ne sont pas sans doute d’une égale va- 
leur: Nous ne possédons pas le secret de l’érudition prodigieuse 
qui a permis au savant critique de donner une analyse som- 
maire de tant de volumes, et qui rappelle quelquefois celle de 
ce. publiciste du XVIII: siècle (J.-J. Moser) qui a réclamé avec 
complaisance la paternité de 360 ouvrages en 600 volumes‘. 
La liste des ouvrages classés et analysés dans le présent ou- 
vrage remplit la moitié des 129 pages in-4° (pelit-texte) du re- 
gistre qui termine le troisième volume. Que l’auteur les ait tous 
parcourus et lus, nous n’oserons élever le moindre doute à cet 


1 V. mon compte rendu du deuxième volume de l'Histoire de M. Mohl, 
dans la Revue, 1848, t, XIIX, p. 575. 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 561 


égard : une lecture attentive de l’ouvrage l’attesterait au be- 
soin. Mais lui a-t-il été possible de mürir les impressions lais- 
sées par la lecture d’un nombre aussi considérable de volumes ? 
C’est ce que nous croyons devoir contester ; le temps matériel- 
lement nécessaire lui a manqué. Pour le prouver, je choisirai 
parmi les appréciations des historiens français celle qui a pour 
objet l’historien dont le nom est cher aux lecteurs de la Revue, 
et dont le travail nous a occupé d’une manière spéciale à plu- 
sieurs reprises, 

M. de Mohl reproche à l’Aistoire du droit français, par M. La- 
ferrière, de ne pas offrir un récit tracé d’après un plan uni- 
forme, du développement successif du droit français qui 
embrasse le fond même de la matière dans sa substance et ses 
transformations, mais d’être plutôt un exposé matériel des dif- 
férentes sources dont est issu le droit français moderne. Il est 
vrai, dit-il, que ces sources sont indiquées d’après un ordre 
chronologique, mais dans leur contenu seulement, et non pas 
dans leur influence réciproque. Ainsi le premier volume pré- 
senterait l’histoire du droit romain depuis ses origines, dans 
une étendue dépassant de beaucoup ce qu’il fallait pour l’intel- 
_ligence de l’histoire du droit français. Ainsi le tableau de l’é- 
poque gallique et de l’organisation provinciale, très-complet 
d’ailleurs, qui remplit le deuxième volume, ne serait nullement 
en proportion avec le besoin d’expliquer les origines du droit 
moderne (das Redürfniss einer genetischen Eïnsicht weit über- 
steigend). Aïnsi les troisième et quatrième volumes contien- 
draient des dissertations de pure histoire politique à côté d’é- 
tudes profondes et étendues sur les sources germaniques. Ce 
seraient donc, en définitive, plutôt des travaux préparatoires, 
critiques et savants d’une histoire organique du droit que cette 
histoire elle-même. De ]Jà l’auteur tire la conclusion naturelle 
que ce n’est pas là le dernier mot de la science". | 

À une autre occasion, il reproche aux historiens français le 


1 Es sind mehr kritische und gelehrte Vorarbeiten einer organischen 
Rechtsgeschichte, als eine solche selbst…. Es lässt sich schon jetzt die Ver- 
muthung aufstellen, dass die Wissenschaft so nicht dus letste wort sprechen 
wird. (Page 33.) — On retrouve la même idée dans le premier volume (p. 30), 
où M. de Mohl revendique au profit d'auteurs allemands, Warnkôünig, Stein, 
Schäffner, le mérite d'avoir donné des tableaux complets de l’histoire du 
droit français, qui en embrassent toutes les parties dans leurs développe- 
ments successifs. 


XIV. 36 


562 BIBLIOGRAPHIE. 


peu de parti qu'ils ont tiré des travaux de leurs rivaux alle- 
mands, et il insiste sur l'importance de ces travaux pour l’in- 
telligence des origines des institutions françaises. 11 cite à cet 
égard l'Histoire du droit romain au moyen âge, par M. de Sa- 
vigny; le premier volume de l'Histoire du droit public et civil, 
par Eichhorn; l'Histoire de la constitution germanique, par 
Waitz; le travail important sur les bénéfices publié par M. Roth. 

Je vais essayer d'examiner très-brièvement le fondement de 
cette critique. 

Serait-il vrai que l’histoire du droit de la république et de 
l'empire romain, retracée dans les deux premiers volumes de 
l'Histoire du droit français, eût dépassé les limites raisonnables 
de ce que l'intelligence de celui-ci pouvait exiger? L'historien, 
dans ce tableau philosophique si plein d’une haute raison, au- 
rait-il perdu de vue son objet principal, les origines du droit 
français? Ne semble-t-il pas plutôt, en prenant le droit romain 
pour point de départ, s’être souvenu de la parole de l'illustre 
rédacteur du Code, Portalis, qu’il fallait, pour comprendre le 
droit français, remonter ay droit romain? I] exprime lui-même 
le regret, pour arriver aux origines de notre droit national, de 
n'avoir pas à résumer l’œuvre d’un grand historien; mais il 
constate en même temps que cet historien, ce Montesquieu du 
droit civil nous manque encore. Ce n’est pas l'histoire exterge 
du droit romain qu'il s’est proposé de retracer, mais le droit 
romain comme premier élément de la civilisation gauloise. 

Le reproche d’avoir donné aux études sur les origines gal- 
liques et l’organisation provinciale des Gaules une extension 
démesurée serait-il plus fondé ? Sur cette matière encore l’his- 
torien français a été obligé de se frayer une route à travers un 
terrain presque inexploré. Quel était le caractère général des 
lois et des mœurs galliques? Quelle a été l’influence de la con- 
quête romaine sur les institutions gauloises? Ces questions, qui 
divisent les meilleurs esprits de là France, méritaient certai- 
nement d’être examinées de près. Les recherches sur les ori- 
gines galliques, marquées au coin d’une sagacité féconde, ont 
fourni à l’historien d’heureux points de rapprochement avec la 
condition de la famille et de la PROASÉ de certaines parties 
de notre droit coutumier. 

 Serait-il vrai enfin que l’historien français eût entièrement 
négligé de consulter les travaux des grands jurisconsultes con- 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 563 


temporains d’outre-Rhin ? Pour se convaincre jusqu’à quel point 
ce reproche est peu fondé, il suffira de relire le chapitre V du 
tome IV, qui traite de la renaissance du droit romain par le 
droit de Justinien. L’historien français y reprend la célèbre 
thèse démontrée avec tant de force par l'historien du droit ro- 
main au moyen dge pour l'Italie et la Lombardie, mais non 
résolue par rapport à la France. I] discute la nature particulière 
de ce droit, qui a survécu, dans le midi de la France, à la 
chute de l'empire romain. Il constate qu’en France, du V: à la fin 
du XI° siècle, le droit romain, dont l’usage s'était conservé dans 
la pratique et les mœurs, était non le droit de Justinien, comme 
le suppose M. de Savigny, mais le droit de Théodose et d’Ala- 
ric. Il indique les premiers monuments qui aient employé les 
diverses collections justiniennes. Le problème de l’action per- 
sistante du droit romain dans la France du moyen âge, il l’a 
repris dans l’Essai sur la coutume de Toulouse ‘ ; il l’a discuté 
sous une nouvelle face dans les tomes V et VI, où il a tracé la 
géographie de la France coutumière. 11 y a démontré que dans 
les pays de droit écrit même, qui semblaient soumis à une lé- 
gislation uniforme, les lois du pays, après la création des 
parlements et la diffusion de la science par les romanistes 
avaient toujours conservé leur couleur locale, leur caractère 
provincial. Il restera peu de chose à ajouter aux résultats de 
ces patientes recherches. L'historien français a comblé avec 
un remarquable succès la lacune laissée par l’historien du droit 
romain : disciple, il y a une vingtaine d’années, de l’illustre 
professeur de Berlin, j’ose le constater. La pensée de l'écrivain 
français pourrait sans doute se fortifier au contact des travaux 
des Eichhorn, Waitz, Roth et tant d’autres ; il ne les mégligera 
pas lors de la révision de son œuvre, notamment du troisième 
volume : nous en avons la ferme conviction! 

Si les recherches des Eichhorn, Waitz, Roth, sont de nature 
à répandre de nouvelles lumières sur les origines et le carac- 
tère du droit germanique, le troisième volume de l’Hïistoire du 
droit français n’en est pas moins une monographie importante 
du droit germanique. Je citerai seulement le chapitre IV, relatif 
à la loi salique, où M. Laferrière résume les opinions de l’école 
française, depuis Montesquieu jusqu’à MM. Guérard et Pardessus, 


1 V. la Revue, 1855, t, V, p. 224 et 490. 


S64 BIBLIOGRAPHIE. 


sur le monument le plus ancien des lois barbares, la loi salique! 
Il fixe l’é époque et le lieu de rédaction de la loi primitive, ses 
révisions successives; la vraie signification de la terre salique 
(terra salica), son identité avec l’alleu, et sur ce point 1l réfute 
l'opinion soutenue par l’auteur du Polyptique d’Irminion, par le 
texte récemment publié du Polyptique de Weissemburg, que 
pour la première fois ila fait connaître en France. Il établit la 
distinction qui s’était introduite chez les Francs entre les im- 
meubles dont ils héritaient de leurs ancêtres et les immeubles 
qu’ils acquéraient.à tout autre titre, entre les biens propres et 
les acquêts et les différents ordres de succession qui en résul- 
taient, distinction qui se retrouve jusque dans les lois scandi- 
naves *. Enfin il insiste sur le caractère propre de cette loi qui, 
après avoir disparu dans l’ordre civil, a survécu en France dans 
l’ordre politique. 

Pour résumer ma pensée, notre savant critique snble, 5 jus- 
qu’è un certain point, s’être mépris sur l’esprit et la portée de 
l'Histoire du droit français. La mission de l'historien français 
ne consiste pas précisément à nous donner un récit aride et 
abstrait de la formation et du développement des principes du 
droit civil moderne dans un ordre méthodique, d’après les trois 
grandes divisions des personnes , des biens et des obligations. 
L'Allemagne possède un nombre considérable de ces manuels 
justement estimés, tels que ceux d’Eichhorn, Walter. Ces ma- 
puels y sont encore aujourd'hui d’une grande valeur pratique 
pour la connaissance de ce droit commun allemand, fondé tout 
entier sur des doctrines et des théories traditionnelles. La mis- 
sion de l'historien français est plus élevée. Placé en dehors des 
besoins journaliers de la pratique qui n’a rien à lui demander, 
il devra planer pour ainsi dire, selon l’expression de M. Lafer… 
rière, sur le droit et ses développements à travers des siècles, 
comme le génie de Bossuet sur l’histoire universelle, comme le 
génie de Montesquieu sur les révolutions du droit politique. 
En combinant les recherches de l’historien aux vues du philo- 
sophe et du législateur moderne, il nous montrera dans les 
récits des diverses époques de la législation romaine, l’alliance 
de ces lois avec le christianisme, alliance qui fera le caractère 


4 V. mon Aperçu sur le droit de famille et de succession dans le droit scan- 
dinave, dans l’Appendice du tome VI, p. 461, 65, 68, 71 et 72. ‘ 


- 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 565 


distinctif, le fonds inépuisable de la civilisation des Gaules et 
de la féodalité. Il cherchera de saisir, dans le récit des origines 
galliques, l’entière raison de l’assimilation et de la résistance, 
le parallèle des mœurs et des institutions de la cité romaine et 
de la Gaule barbare. Le droit gallique, le droit gallo-romain, le 
droit germanique , le droit simple des époques mérovingienne 
et carlovingienne, le droit canonique, le droit féodal, les vieux 
coutumiers du XIII jusqu’au XV° siècle, leur rédaction officielle 
et leur réformation au XVIe siècle, formeront les couches suc- 
cessives , la géologie morale, par l’étude desquelles l’historien 
arrivera à la théorie générale du droit coutumier. Il expliquera, 
dans sa marche et dans ses transformations, la pensée civilisa- 
trice qui, des conciles de la Gaule et des capitulaires de Char- 
lemagne, de l’école d’Irnerius et de Pierre de Fontaine, des 
établissements de saint Louis et du livre de Beaumanoir, con- 
duira nos lois civiles, à travers les âges de la féodalité et de la 
monarchie française, jusqu’à la révolution de 1789. L'idée gé- 
nérale du livre sera, en un mot, une idée éminemment /ran- 
çaise, celle qui, depuis la conquête romaine et germanique , et 
à travers la barbarie des premiers âges et la variété infinie des 
coutumes locales, a ramené le droit français par un travail sé- 
culaire mais continu vers l’uniformité et l’unité. C’est par cette 
idée générale, qui fait le fond de l’histoire du droit français, 
qu’elle a acquis une place honorable à côté de ses sœurs aînées, 
les œuvres de Guizot et des Thierry, conçues dans un esprit 
analogue. Depuis douze ans l'historien du droit français tient 
notre attention suspendue au récit animé, si lucide, si brillant 
des origines et des développements de notre droit national, Il 
a aujourd’hui franchi à peine la moitié de sa tâche. Il nous a 
raconté dans l’introduction que son premier travail arrivait à 
son terme , lorsque son attention fut attirée par le passage dé- 
courageant de l’auteur de l'Esprit des lois, qui, au moment 
d'achever son livre, avouait que, pour décrire l’origine et les 
révolutions des lais civiles chez les Français, il eût fallu mettre 
un grand ouvrage dans un grand ouvrage‘. Nous espérons 
qu’arrivé peut-être, comme le grand publiciste du XVIII siècle, 
après vingt ans d'efforts au terme de sa tâche, il pourra, sans 
trop de regrets, regarder son œuvre , qu’il ne le trouvera pas 


1 V. l’Introduction du tome I, p. xt. | 


566 BIBLIOGRAPHIE. 


tout à fait indigne du modèle qui l’a inspiré. Par une espèce 
de mission providentielle, il était sans doute réservé aux immor- 
tels publicistes-philosophes du XVII siècle d'éclairer d’un 
rayon de lumières nouveau la marche de ce siècle mémorable. 
Ils n’ont légué aux écrivains de nos jours que la seconde partie 
de leur glorieuse mission , la vue rétrospective sur le passé et 
sur les décombres amoncelés sous les pas d’une révolution 
sociale. Mais sur cette seconde partie ils ont été dépassés par 
leurs successeurs qui, d’un regard moins troublé et plus pro- 
fond, pénètrent les mystères de l’histoire et les évolutions de 
l'humanité | j 

Je me suis arrêté devant des appréciations, des critiques si 
peu justifiées, parce qu’elles me semblent faire ombre sur ces 
tableaux, tracés en général d’une main de maître, et de nature 
à nuire à leur succès. 

Je reprends de nouveau l’analyse sommaire du troisième vo- 
Jume au point où je l’ai laissée. Après avoir discuté, dans le 
troisième chapitre, les travaux généraux et spéciaux relatifs à 
d'histoire du droit public français, l’auteur aborde, dans le qua- 
trième chapitre, l’examen des ouvrages consacrés à la partie 
dogmatique sur cette matière. Il distingue à cet effet les. ou- 
vrages antérieurs à la Révolution de ceux qui ont pour objet le 
droit public moderne. Le droit public moderne, il le divise en 
droit constitutionnel et en droit administratif. Toujours dans le 
même ordre méthodique , il repasse successivement en revue 
les auteurs des systèmes de droit constitutionnel, de l’époque 
de la révolution et de l'empire, de celles de la Restauration, de 
Ja monarchie de Juillet et de la république de 1848. Il arrive 
ensuite aux monographies relatives au régime parlementaire, 
aux prérogatives de la couronne, aux droits politiques (en gé- 
néral et spécialement à la liberté individuelle , à la libérté de 
la presse et au droit électoral), aux rapports entre l’Église et 
l'État (libertés de l’Église gallicane, appels comme d’abus, sys- 
tèmes du droit ecclésiastique français). Il termine cette section 
par les petits traités à l'usage du citoyen français (Grün, de 
Marsay). . | 

Dans la section suivante, l’auteur expose la littérature du 
droit administratif de la France. Il reprend l’analyse des sys- 
tèmes, de celui de la centralisation surtout (traités généraux, 
manuels, études). Viennent ensuite les auteurs de la procédure 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. D67 


administrative, puis les traités relatifs aux différentes branches 
de l'administration judiciaire, au Conseil d’État et à la Chambre 
des comptes, à l’administration départementale et communale, 
à l’administration des finances. Enfin les monographies qui 
traitent des travaux publics, des routes, des chemins de fer, 
des constructions, de l’expropriation pour cause d’utilité publi- 
que, des servitudes publiques, des établissements dangereux, 
des spectacles, du régime forestier, de l’usage des cours d'eaux. 
Une indication des dictionnaires de droit public et administra- 
tif anciens et modernes termine le troisième chapitre. 

Dans ce chapitre nous retrouvons partout la main sûre et 
ferme de l’éminent professeur de droit constitutionnel et admi- 
nistratif de l’université de Heidelberg. Partisan sincère du 
régime parlementaire, il reproche à l’école libérale de la Res- 
tauration ses tendances anti-gouvernementales. La mission de 
la science, observe-t-il à ce sujet avec raison, n’est pas celle 
de la presse et des orateurs du jour; elle doit, d’une manière 
impartiale, dire la vérité tout entière. Chez les publicistes de 
la monarchie de Juillet, M. de Mohl signale un double progrès : 
d’abord ils n’ont pas traité seulement le droit public, mais 
aussi le droit administratif; et ensuite ils ont abandonné le 
point de vue exclusif de l'opposition, en se plaçant à un point 
de vue plus large, plus objectif. « Là où l’État et le pouvoir 
» s'appuient non pas sur des faits historiques, mais sur des 
» bases rationnelles ; là où il était établi en principe qu'il fal- 
» lait gouverner d’après les règles de la justice et dans l’intérêt 
» de tous ; où celui qui savait le mieux définir ces droits pouvait 
» compter sur le plus grand nombre de suffrages ; il fallait fixer 
» les bases, ne négliger aucune face de la vie publique et tirer 
» partout des principes les conséquences avec une logique 
» rigoureuse, avec sagacité et avec beaucoup de savoir. LA 
» fut la mission des écrivains de cette époque. » 

_ En retraçant ensuite le tableau littéraire du droit adminis- 
tratif de la France, que M. de Mohl regarde à juste titre comme 
la partie brillante de notre droit public (der Glanzpunkt des 
jetzigen fnanzôüsischen Staatsrechts), pas suffisamment appréciée 
non-seulement à l’étranger, mais en France même, il croit ce- 
pendant devoir apporter quelques restrictions à ses éloges , et 
il distingne à cet égard entre le droit et la science administra- 
tifs. 11 reconnait que le législateur en France a le mérite d’avoir 


568 BIBLIOGRAPHIE. 


satisfait aux besoins du droit administratif dans des proportions 
plus étendues et plus complètes que dans tout autre pays; que 
Ja doctrine a eu ensuite le mérite d’avoir élaboré et coordonné 
la grande masse de dispositions législatives dans des travaux 
aussi complets qu’abondants , et en outre d’avoir discuté les” 
principes fondamentaux avec plus de précision et avec un coup 
d'œil plus philosophique qu’il n’a été fait dans aucun autre 
pays. Mais il observe en même temps que la doctrine française 
est restée incomplète, et laisse beaucoup à désirer en ce qui 
concerne la théorie de l’art du FRERE et la science des 
finances. 

Tout en rendant des éloges mérités au système de la centra- 
lisation, M. de Mohl se demande cependant si la centralisation 
administrative est bien le dernier mot, le résultat définitif de 
l’unité administrative? Il examine les opinions professées à ce 
sujet par MM. de Cormenin, Raudot, Béchard *, etc. — Il dis- 
cute ensuite les questions qui se rattachent à l’existence des 
juridictions spéciales en matière administrative, et notam- 
ment à celle du Conseil d’État ou d’une juridiction indépen- 
dante et distincte. Il passe ici en revue les opinions de MM. de 
Cormenin, Sirey, H. de Pansey, Macarel, Pichon, Vidaillan, 
d’une part, tous parlisans , avec des nuances diverses, de la 
justice administrative ; et de MM. de RroBe Bavoux, Colom- 
bel, ses adversaires, d'autre part. 

M. de Mohl arrive enfin aux systèmes de droit administratif, 
dont il cherche avec finesse à retracer les qualités différentes. 

Dans les questions de droit administratif de M. de Cormenin, 
il constate la puissance de l’esprit d’analyse, sachant tirer des 
dispositions particulières de la loi les principes généraux, des 
- prémisses leurs conséquences logiques. Il lui accorde le haut 
mérite d’avoir nettement défini le caractère particulier des prin- 
cipales autorités administratives et des divers actes d’adminis- 
tration. Selon notre auteur, M. de Cormenin n'est pas un esprit 
systématiste ; aussi n’hésite.t-il pas à placer son premier ouvrage 
sur les questions au-dessus du droit administratif; mais il le 
regarde comme une tête logique de premier ordre, que peu de 
jurisconsultes égalent dans le besoin et dans la puissance logique 

1 De l'administration intérieure de la France, avec un appendice sur les 


lois municipales des principaux États de l’Europe, composé par moi. ? vo- 
lumes; 1851. 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 569 


de tirer de la confusion l’ordre et la clarté. IL admire surtout 
la précision et la clarté de ce style digne de servir de modèle, 
toutes les fois que l’éminent écrivain consent à écrire sim- 
plement !. | | 

Dans les /nstitutes de droit administratif de M. de Gérando, 
il reconnaît le mérite d’avoir été le premier système formel, 
développé dans toutes ses parties, du droit administratif; mais 
il lui reproche le défaut de précision des principes généraux, 
l’absence complète de notians historiques et littéraires, et le 
morcellement interminable des matières en paragraphes déta- 
chés. — Au cours de droit administratif de M. Trolley, le cri- 
tique allemand reproche également l’absence complète de 
notions historiques et littéraires, bien plus sensible encore dans 
une œuvre aussi volumineuse; et en outre l’absence sensible 
du point de vue élevé de l’homme politique, de nature à répan- 
dre plus de mouvement sur une masse aussi abondante de 
matériaux. 

Le Répertoire administratif de M. Solon, fait avéc beaucoup 
de patience , est d’une casuistique minutieuse jusqu’à l’excès. 
Son Code administratif annoté a la prétention de présenter un 
Code administratif flottant entre la législation en vigueur et des 
vues abstraites, purement philosophiques. Une codification des 
dispositions en vigueur en matière administrative est-elle pos- 
sible? Depuis 1789, on compte plus de cent mille décrets et 
ordonnances publiés sur cette matière, d’un caractère tantôt 
général, tantôt local, dont la plupart sont déjà tombés dans 
l'oubli. Un Code général de tout le droit administratif paraît 
à notre auteur être une tâche plus que difficile. 

Le Cours de droit administratif dont M. Gougeon n’a publié 
que le premier volume, contient la reproduction exacte d’un 
cours oral. C’est une tentative qui réussit rarement, quelquefois 
seulement, et encore d'une manière imparfaite, aux grands 
maîtres de la science, — Les Répétitions écrites sur le droit ad- 
ministratif, par M. Cabantous, partagent le même défaut. Ré- 
digées avec intelligence et une grande clarté, elles sont dé- 
pourvues pourtant de système. La division arbitraire des 
matières, qui rend les recherches très-difficiles, ne supporte 
pas d'examen. Le professeur discute souvent, à l’occasion des 


1 V.le tome III, p, 206. 


570 BIBLIOGRAPHIE. 


questions de compétence des diverses autorités administratives, 
les matières de nature différente sur lesquelles peuvent s’exer- 
cer leurs attributions. Il en résulte que l’ensemble des organi- 
sations et des matières administratives se trouve déchiré. 

Le Traité général du droit administratif appliqué, par M. Du- 
four, est une œuvre très-considérable. On y rencontre un guide 
expérimenté et sûr, peu soucieux de trouver des idées neuves 
et frappantes, ni d'acquérir une célébrité brillante. C’est un 
exposé approfondi et pratique du droit en vigueur et de ses ap- 
plications journalières. On y retrouve partout une tenue sévère, 
la connaissance la plus exacte du fond et de la procédure ad- 
ministratifs, acquise par une longue expérience, un sain sens 
juridique et une franchise intelligente. La manière dont ont été 
traitées les diverses parties peut servir de modèle. L'ouvrage 
contient un petit nombre de traités étendys, de monographies 
où tout a été examiné à fond. L'analyse logique des matières 
est irréprochable. L'interprétation du texte des lois a surtout 
pour but d’en faire saisir l’esprit et la portée générales. Les ci- 
tations, empruntées aux décisions des tribunaux administratifs 
et du Conseil d’État, sont faites avec une sobriété remarquable. 
Jl est à regretter seulement que l’ouvrage de M. Dufour ne con- 
tienne pas des notions plus complètes sur l’histoire littéraire 
de la science administrative. 

Arrivé enfin au Cours théorique et pratique du droit public et 
administratif de M. Laferrière, que M. de Mohl regarde comme 
le publiciste français le plus habile à systématiser (der beste 
S'ystematiker Frankreichs), il rend pleine justice à la haute va- 
leur de cet ouvrage. 11 constate avec tristesse que la refonte 
complète que le Cours du droit public a dû subir dans ses 
quatre éditions, et qui en font, jusqu’à un certain point, autant 
d'œuvres différentes par rapport à leur contenu, a été le résultat 
des changements politiques au milieu desquels elles ont été pu- 
bliées. 11 en fait ressortir l’ordre sévère et systématique, tant 
dans le plan général que dans le développement des matières. 
Il le recommande comme modèle aux auteurs qui ne sortent 
pas des limites des généralités. Pour satisfaire à la mission de 
la science comme aux besoins de la pratique, il ne suffit pas de 
se renfermer dans les principes généraux, comme le font quel- 
quefois les auteurs allemands, mais il faut descendre dans les 
détails de leur application journalière, On ne rend un service 


HISTOIRE ET LITTÉRATURE DES SCIENCES POLITIQUES. 571 


rcel à la science qu’à la condition d’admettre les exigences ir- 
récusables de l’administration et de les formuler en principes ; 
on la sert mal lorsqu’on passe orgueilleusement ces besoins 
sous silence, en les abandonnant ainsi à l’arbitraire et à la sim- 
ple routine. C’est un reproche que les auteurs allemands du 
droit administratif n’ont pas toujours su éviter. Le problème de 
traiter aujourd’hui le droit public est sans doute une tâche dé- 
licate : l’auteur du Droit public et administratif a su en éviter 
les écueils, et l’a résolu avec succès. Le ton de l’ouvrage est 
plein de dignité ; l’auteur n’y sacrifié jamais au culte de la 
seule force matérielle ; partout où il sort du simple exposé du 
droit établi, il le fait au profit de la liberté civile. Avec une 
main délicate, il rattache les institutions établies aux principes 
de 1789. Là où une discussion directe du sujet n’est guère pos- 
sible, il cherche à y arriver par une voie détournée. Là où 
l’ordre des choses actuel laisse à désirer, l'écrivain console le 
lecteur par la perspective d’une liberté future plus complète. 
Par sa forme comme par son contenu, le livre de M. Laferrière 
peut servir de modèle à cet égard. Bien des auteurs, placés 
dans des conditions beaucoup moins délicates, n’ont pas su 
éviter des reproches mérités. 

La deuxième partie du présent volume est consacrée à l’his- 
toire littéraire de l’économie politique, de la politique, de la 
théorie de population, aux travaux sur Machiavel (Machiavelli, 
Litteratur), aux travaux de droit public de Jérémie Bentham, 
aux ouvrages qui traitent de la statistique dans ses diverses ap- 
plications, et enfin aux recueils périodiques des sciences poli- 
tiques. C’est peut-être la partie la plus remarquable de ce vaste 
travail, qui fait le plus grand honneur au professeur de Heïdel- 
berg. Entrer dans une analyse de ces chapitres intéressants, ce 
serait grossir à la fois les proportions d’un compte rendu déjà 
trop long, et dépasser les limites du cadre de la Revue. Peut- 
être trouverai-je l’occasion d’aborder cette tâche à une autre 
place. : Juzes BERGSON. 


TABLE DES MATIÈRES 


PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE. 


Pages. 


Actes notariés. — La mention de la lecture de Pacte par le notaire 
est-elle exigée, à peine de nullité, dans les actes régis par l’article 2 
de la loi du 21 juin 1843, et spécialement dans les actes de donation? 

Action paulienne. — Le créancier peut-il obtenir Ja révocation d’une 
donation par contrat de mariage faite en fraude de ses droits, sans 
être tenu de prouver la connivence frauduleuse des époux donataires?P 

Actions possessoires. — Étude sur la possession. — De la possession 

en général... ...... ++... 18 et 
.— De l’acquisition de la possession... ........ 

Administration de la justice. V. Justice civile. 

Bénéfice d'inventaire. — De la vente des meubles corporels ou incor- 
porels en cas de bénéfice d’inventaire. ....,......... 97 et 

Bibliographie. — Histoire du droit français, par M. Laferrière. . . . . 

— Du prêt à intérêt et de l’usure, par M. Romiguière. . . . 
— Cours de Code pénal et Leçons de législation criminelle, 
par M. Bertauld. .........,.......... 


434 


257 
131 
344 


193 
89 
283 


479 


— Histoire et littérature des sciences politiques, par M. de 


Mobile: se ses 6e 

Chemins. V. Droit administratif. 

Circonstances atténuantes. V. Droit criminel. 

Compétence. V. Droit criminel. 

— V. Droit administratif. 

Conseil d’État. V. Droit administratif. 

Conseils de surveillance. V. Droit criminel. 

Contraventions. V. Droit criminel. 

Créancier. V. Action paulienne. : 

Degré de juridiction. V. Justice civile. 

Délit. V. Droit criminel. 

Donation. V. Actes notariés. 

Donation par contrat de mariage. V. Action paulienne. 

Droit administratif. — De la législation concernant les travaux com- 
munaux, et de l’urgence d’y apporter une amé- 
lioration par voie législative. . . . .. . ..... 

— Chemins. — Préfet. — Compétence. . , ... ... 

— Du Conseil d'État en 1859.........+0 

Droit coutumier, féodal et privé. — Origines ct progrès en France de 
ce droit sur la nature des ventes, échanges et pro- 

messes de vente jusqu’au temps de Pothier. 179 et 

— Nature de la vente en droit romain... ....... 


CC 
ï 


553 


265 
275 
526 


399 
179 


TABLE DES MATIÈRES PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE. 


D13 


Pages. 
Droit coutumier. — Nature du prix dans les ventes et promesses de 
vente en droit romain. ...........+.... 183 
— De la vente dans le droit germanique. . . .'.. ... 186 
= De la vente suivant le droit féodal. . . . .. Sas I 
— DUO sir mine dem les ..… . 403 
— Théorie des glossateurs sur les promesses de vente. 408 
_— Doctrine de Dumoulin à cet égard.. ..... .…. 412 
— Distinction de la vente et de l’échange, . . , . . . . 415 
— De la doctrine et de la jurisprudence sur les pro- 
messes de vente après Dumoulin. .....,.... 419 
_ Sur la maxime promesse de vente vaut vente. . . . . 423 
— De la doctrine et de la jurisprudence sur la vente et 
l'échange après Duranton. .......4.4.4.4.+4. 426 
— Doctrine de Pothier en matière de vente. ..,..., 432 
Droit criminel, — Circonstances atténuantes; leur application aux in- 
fractions de la presse. . | 
— Contraventions et délits; lèue pature; admission ou 
rejet des excuses. . ee eo 70 
— De la récidive... ......... eee... 362 
— Sur la responsabilité des conseils de surveillance en 
matière de sociétés en commandite par actions, et 
sur la compétence. ........,.e +0... 885 
— Des excuses en droit criminel. ..........,..,. 6517 
Droit romain. — De l’impôt sur les successions chez les Romains. . . . 494 
Échange. V. Droit coutumier. 
Enregistrement. — Droit de mutation par décès ; privilége de l’adminis- 
tration sur Les revenus des biens à déclarer... . . . . 289 
— Payement avec subrogation ; obligation et quittance ; : 
exigibilité d’un seul droit. . ............. 290 
— Reprises de la femme. ......,.. 0°. + + 292 
— Legs de sommes n’existant pas en nature dans les suc- 
cessions; déduction des valeurs ....,...... 295 
— Acquisition en COMMUN.. ...es ee es eee + + 298 
— Donation des sommes payables au décès du donateur, . . 300 
Enfant naturel. V. Succession. 
Établissements de bienfaisance. V. Libéralités. 
Établissements publics. V. Libéralités. 
Excuses. V. Droit criminel. 
Expropriation pour utililé publique. — Droit des sous-locataires. . . . 481 
Grotius. V. Histoire du droit. 
Histoire du droit. — Des précurseurs de Grotius, ... .,.......,.. 151 
— Œuvres juridiques de Leibnitz. . . . + «eo + + + + . 447 
Impôt sur les successions. V. Droit romain. 
Justice civile. — Études sur l’administration de la justice. — Des deux 
degrés de juridiction, et de la faculté d’y renoncer... . ... . . . . . 217 
Leibnitz. V. Histoire du droit. 
Libéralités. — Essai sur les libéralités en faveur des établissements pu- 
28 


blics ou ecclésiastiques. ....,.,...:+0.0.: 


574 TABLE DES MATIÈRES PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE. 
Pages. 

Libéralités. — Des libéralités en faveur des établissements. de bienfai- 
sance non légalement reconnus. » . «ee ee o + + 231 

Préfet. V. Droit administratif. 

Presse. V. Droit criminel. 

Prêt à intérêt. V. Bibliographie. 

Promesse de vente. V. Droit coutumier. 

Récidive. V. Droit criminel. 

Responsabilité. V. Droit criminel. 

Sciences politiques. V. Bibliographie. 

Sociétés en commandite par actions. V. Droit criminel. 

Sous-locataires. V. Expropriation pour utilité publique. 

Substitution. — En quel sens doit être entendu l’article 1072 du Code 
Napoléon, d’après lequel les héritiers, les légataires et les donataires 
de celui qui a fait la disposition ne peuvent, en aucun cas, opposer 
aux appelés le défaut de transcription. ...........,,... ° 14 

Succession, — La seule existence des successibles du défunt opère-t-elle 

| la réduction des droits de l’enfant naturel sans qu’il soit 
besoin de leur concours comme héritiers? . . ... , .. 1 
— Le droit de l’enfant naturel doit-il être étendu aux trois 
quarts lorsque-les père et mère ne laissent que des ne- 
VOUL OU MCE 5 à à de ue dans ace see Ge 5 
.— V. Droit romain. 

Transcription. V. Substitution. 

Travaux communaux. V. Droit administratif. 

Usure. V. Bibliographie. 

Vente. V. Droit coutumier. 

Vente de meubles du mineur. — Dans quels cas le tuteur doit-il ou 
peut-il vendre les meubles corporels ou incorporels du mineur ou de 
l’interdit ? — Quand doit-il vendre dans la forme judiciaire? — Avec 
quelle précaution et en présence de qui doit-il faire ces ventes?. . . 303 

Ventes publiques de meubles corporels ou incorporels. V. Bénéfice d’in- 
ventaire. 


TABLE DES ARTICLES 


PAR NOMS DES AUTEURS. 


Pages. 


ARTHUR DESJARDINS : Des excuses en droit criminel. .......... 
Augépin : Origines et progrès en France du droit coutumier, féodal et 
privé, sur la nature des ventes, échanges et promesses de 
vente jusqu’au temps de Pothier. .............. 
—_— SUB LS sers dm du SRE NUS e D'ae e set soeà 
DE RARTRÉLEMY : Du Conseil d’État em 1859. SR dau SU 
DE BauLny : Des libéralités en faveur des établissements de bienfai- 
sance non légalement reconnus... .....,........ 
BERGsoN : Bibliographie. — Histoire et littérature des sciences poli- 
tiques, par M. de Mohl. ..........,........ 
CorriniÈREs : Bibliographie. — Du prêt à intérêt, de l’usure et de a 
loi du 3 septembre 1807, par M. Romiguière. . ...,.... 
Coin-DELISLE : Examen doctrinal de la jurisprudence. . ........ 
es NUITS sé ateneie ea sem ae e retire 
— Étude sur les ventes de meubles du mineur. ......... 
— Bibliographie. — Cours de Code pénal et Leçons de législation 
criminelle, par M. Bertauld. ................ 
G. DEMANTE : Examen doctrinal des arrêts en matière d'envesiatrément: 
DEmozy : Actes notariés. — Formes. — Donation. ..,....,.... 


KRuG-BASSE : De l’action paulienne. .....,........ des 86 
LAFERRIÈRE : Examen doctrinal de la jurisprudence en matière crimi- 
ROIS LR SN TN US AS SE RU re Se 


LAVIELLE : Études sur l’administration de la justice civile... ..... 
MARINIER : Étude sur la possession et les actions possessoires.— Théo- 
rie de la possession. — Premier article. . ,...,..... 

— Deuxième article. . . .. SELS DL en did ed CN Se LC 
— Troisième article. . ..,...... 0.0... 
Pau Pont : Examen doctrinal de la jurisprudence en matière civile. , 
PERROT DE CHEZELLES (Ernest) : Contraventions et délits. — Leur na- 
ture. — Admission ou rejet des excuses. ......,... 

Perir : De la compétence de l’autorité administrative en matière de 
Chemins. à, 4 0 0.50 à 0 6 ee + à 4 ue dites als 

Pison : Observations sur le sens de l’article 1072 du Code Napoléon. . . 
DE SALVERTE : Essai sur les libéralités en faveur des établissements pu- 
“blics ou ecclésiastiques. . .. eo. 


517 


576 TABLE DES ARTICLES PAR NOMS DES AUTEURS. 
Pages. 

SERRIGNY : De la législation concernant les travaux communaux, et de ù 

l'urgence d’y apporter une amélioration par voie législative. 265 
SÉvinN : Examen doctrinal de la jurisprudence en matière civile. . . . . 481 
TaiERCcELIN : Les précurseurs de Grotius. ............+.+ 1951 
Tissor : De la récidive... ....................... 862 
DE VALROGER : Bibliographie. — Histoire du droit français, par M. La- 

ferrieres sus este sstear sens és ses. 89 
De VALROGER fils : De l’impôt sur les suecessions chez les Romains. . . 494 
VENTE : Étude sur l’application des circonstances atténuantes aux in- 

fractions de presse... . eee os es eee. 50 
. Vicror Mounier : Notice sur les œuvres juridiques de Leibnits. . . . . 447 


Paris. — Imprimé par E. Taunor et C°, rue Racine, 26. 


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